La Couronne de Cuivre

La racine avait un goût un peu âpre, mais pas désagréable. Elle ne lui parut pas avoir vraiment d'effet sur son organisme. Pas pour le moment du moins. En revanche, ce qui l'environnait lui parut se modifier quelque peu. Comme si le fait d'avoir ingéré un peu de cette racine créait un lien entre lui et l'arbre, il vit, ou plutôt sentit, clairement, que le radicule qui poussait en direction de là d'où il venait s'allongeait encore, et s'épaississait, formant presque... un pont au-dessus du noir d'encre au-dessous. Un noir d'encre où, étrangement, quelques points lumineux luisaient, comme des étoiles tombées du ciel.
Il était certain, maintenant, qu'il lui suffisait de s'avancer en équilibre sur cette fine racine pour rejoindre la périphérie du bosquet et ses camarades. A moins que cette certitude, et la vision de ce pont, ne soient qu'une hallucination, due à ce qu'il mâchait ? Et pourtant, il lui fallait bien revenir...

C'était comme si, au fur et à mesure où il ingérait cette toute petite partie de l'arbre qu'il avait prélevé, celui-ci se régénérait pour lui faciliter le chemin de retour. Evidemment, ce n'était qu'une vue de l'esprit et la partie raisonnable en lui attribuait ces observations à l'intoxication qu'il était en train de s'infliger volontairement. Encore une fois, il se sentait privé d'alternative sinon rester indéfiniment sur cet arbre aussi s'avança-t-il prudemment sur la racine, testant son équilibre et sa résistance en avançant une jambe, en posant un pied. Puis le second. Et ce faisant, il continuait à mâcher le végétal, inlassablement, avec application.

Aussi étrange que ce soit, la fine racine friable supportait son poids. Et il parvenait à garder l'équilibre presque aussi facilement que s'il avait marché sur un épais tronc d'arbre et non un simple filament ligneux. Ses bottes étaient trop épaisses pour qu'il sente clairement ce qu'il avait sous les pieds : peut-être n'était-ce pas si fin que cela après tout. Peut-être la fragilité de la racine n'était-elle qu'une illusion. Ou pas...
Toujours est-il qu'il parvint sans encombre au rideau de ronces qu'il avait traversé un peu plus tôt. Et, autre miracle, celles-ci n'étaient plus agressives. Certes, on ne pouvait pas non plus les qualifier d'amicales... mais c'était de simples ronces, cette fois-ci, qui se comportaient comme toute ronce, agrippant involontairement ce qui passait à proximité sans pour autant se glisser sous les vêtements.

Kasumi commença tout de même à s'inquiéter un peu de ne ressentir aucun des signes avant-coureurs qu'il avait anticipé. Avait-il mangé assez de la racine pour rejoindre son père ou l'effet se faisait-il simplement attendre ? Le rôdeur hésita à revenir en arrière pour chercher davantage de la substance de peu d'en manquer s'il devait confier ce qu'il avait prélevé à Eärundra. Mais non, il n'en ferait rien : il lui en restait encore un peu à mâcher et il lui fallait gagner l'extérieur de cet amas de ronces sous peine d'être isolé de ses compagnons. Plus que tout, il voulait éviter que Sylvia ne s'inquiète trop et ne parte à sa recherche. Il pressa donc le pas, profitant que les ronces soient apparemment endormies.

Il franchit les ronces sans autre dommage que quelques accrocs à ses vêtements et quelques égratignures supplémentaires aux bras et au visage. Le rideau épineux était dense, mais pas infranchissable, il suffisait d'être motivé. Étrangement, il réalisa qu'il ne ressentait plus, non plus, l'atmosphère délétère du bosquet. Il pouvait à nouveau réfléchir à ce qui se passait -ou plutôt ne se passait pas- en lui, à ses compagnons qui l'attendaient, juste au-delà du rideau de ronces.
Sauf... qu'il n'y avait plus personne au-delà des ronces. Le bois était tel qu'il l'avait laissé, semblable à ses souvenirs. En ouvrant son esprit, ses perceptions, il ressentait encore la profonde antipathie qu'il semblait lui vouer, le rejet dont il était l'objet. Mais nettement moins fort que quelques heures plus tôt... et puis ça n'était pas sa préoccupation principale : ses compagnons avaient disparu.

Alors qu'il quittait le cœur du bosquet pour y découvrir que ses compagnons ne l'attendaient plus, son cœur manqua quelques battements et il sentit toute l'angoisse qu'il avait combattue revenir en une charge violente et accablante. Son esprit formula les pires hypothèses : peut-être avait-il mis trop de temps et ses compagnons avaient du battre en retraite, faute de vivres. Peut-être les avait-on capturé, les araignées revanchardes perdant patience et les surprenant au moment où ils étaient diminués par son absence. Terrifié à cette perspective, le rôdeur chercha des signes de combat ou même d'un bivouac qui pourraient lui fournir des indices. Il ne perdit pas de temps non plus pour les appeler tour à tour par leur prénom, pris d'un espoir un peu fou.

Il ne trouva nulle trace d'un bivouac ou d'un combat éventuel. A bien y réfléchir, il n'y avait d'ailleurs nulle trace de leur présence récente en ces lieux. Comme si le bosquet les avait absorbés, peut-être ?
Et bien sûr, personne ne répondit à son appel. Du moins... pas immédiatement. Puis, au bout de quelques minutes, Sylvia apparut, et se dirigea vers lui en souriant. Elle ne semblait nullement angoissée, comme si elle l'attendait. Sans doute était-ce le cas. Il remarqua qu'aucune branche ne craquait sur son passage, comme si la forêt s'ouvrait d'elle-même devant elle. Et elle ne laissait aucune empreinte sur le sol. Son visage était aussi lumineux que lors de leur première étreinte... et son regard passionnément amoureux, comme lors de chacune de leurs nuits ensemble.

Il était difficile de se concentrer et de maintenir son attention sur de menus détails quand Sylvia lui souriait ainsi. Et ce regard qui lui promettait tant de bonheurs, de passions, lui faisant oublier toute autre perspective. Et pourtant... Et pourtant quelque chose d'indéfinissable le mettait mal à l'aise. quelque chose d'anormal. Il mit plusieurs secondes à comprendre : Sylvia ne semblait pas tout à fait présente. Comme si ses yeux le trompaient. Mais peut-être n'était-ce qu'un effet secondaire de la racine ? Peut-être Sylvia était-elle la seule à l'avoir attendu. Peut-être avait-elle demandé aux autres de s'éloigner un peu pour leur laisser un moment d'intimité. Le rôdeur s'exprima d'une voix incertaine, indécise :

- Sylvia ? Est-ce bien toi ? Où sont les autres ?

De plus près, la silhouette de Sylvia lui parut légèrement floue. puis à nouveau très précise. Toujours très lumineuse, tranchant presque avec la semi-obscurité ambiante.
- Les autres ? Ils sont par là-bas ! fit-elle en montrant la direction par laquelle ils étaient arrivés. Tu veux qu'on les rejoigne, ou... tu as d'autres projets avant ? questionna-t-elle d'un air malicieux en l'enlaçant avec tendresse.
Et sans attendre de réponse, elle l'embrassa passionnément. Aussi fougueusement qu'il l'aimait, sans lui laisser un instant pour respirer. et son corps réagissait, bien sûr, à cette étreinte. Il s'aperçut, subitement, qu'elle était nue.

Décidément, Sylvia savait exactement comment s'y prendre pour tout lui faire oublier et le rendre fou d'amour. Son corps réagissait déjà la fougue de sa compagne, lui rendant son baiser, posant une main sur le sien éveillant des sensations exquises mais une parcelle de son esprit persistait à demeurer en alerte. Comme si ce qu'il faisait était anormal. Comment se faisait-il que la racine n'ait pas agi comme elle l'aurait dû ? Et pourquoi tout lui paraissait étrangement distant, comme dans un rêve. Comme dans un rêve...

- Sylvia... Je ne me sens pas très bien. Nous ne devrions pas nous attarder ici.

Et pourtant, s'abstenir de la toucher était un crève-cœur, presque au-dessus de ses forces. Malgré les sensations déroutantes.

- Oh, mon amour, tu es malade ? Attends, fais voir... Non, tu n'as pas de fièvre... Hum... Ce n'est tout de même pas un prétexte pour que je m'occupe de toi ? Tu sais bien que tu n'as pas besoin de ça... Ou non, je sais, tu veux être dispensé de corvée de vaisselle ? Et bien c'est raté !
Elle rit joyeusement.
- Mais pourquoi tu dis qu'on ne devrait pas rester ici ? Regarde comme tout est beau et merveilleux !
Elle disait vrai. La forêt autour d'eux était devenue lumineuse, aérienne, resplendissante. Les arbres rivalisaient pour offrir le feuillage le plus magnifique, mille fleurs s'épanouissaient sous leurs pieds, et l'herbe tendre ne demandait qu'à accueillir leurs corps...
- Je t'aime... On a un peu de temps devant nous, ils sont en train de monter le camp. Profitons-en !
Et à nouveau, elle l'embrassa. Et il s'aperçut que lui aussi était nu...

Cet endroit était magnifique, ce moment merveilleux. Sa Sylvia toujours aussi parfaite, langoureuse, espiègle comme il l'aimait tant. Et elle était nue, éclipsant le paysage, faisant oublier le temps, ses compagnons, sa mission. Il avait tant envie de l'attirer doucement sur cette herbe qui paraissait si moelleuse, de la toucher, de l'embrasser, de la caresser, de l'étreindre. Ce besoin physique le submergeait alors à quoi bon penser à leurs compagnons. Ils avaient bien mérité un petit moment paisible, non ? Après avoir traversé toutes ces épreuves, ce bosquet, ces ronces. Mais, alors qu'il embrassait passionnément Sylvia, se gorgeant de son odeur exquise, il écarquilla les yeux, s'écartant d'elle légèrement, le regard un peu hagard :

- Ce n'est pas normal. Nous étions dans le bosquet. Où est-il passé ? Où sommes-nous ?

Sylvia le regarda avec dans le regard la plus profonde incompréhension.
- Et bien... Nous sommes là où nous étions tout à l'heure ! Dans les bois ! Le soir va bientôt tomber, les autres vont nous attendre... mais ils peuvent bien attendre un peu, remarque. Qu'est-ce qui te perturbe à ce point ? On dirait... que tu ne sais plus où tu es ? Et tu disais que tu ne te sentais pas très bien. Tu es sûr que tu n'es pas malade , Tu as mangé quelque chose d'anormal ces derniers temps ? Ou bien, je ne sais pas, tu as reçu un choc sur la tête peut-être ? C'est vrai que le combat de tout à l'heure était plutôt âpre... Tu devrais demander à Eärundra de t'examiner...
A bien y regarder, sa silhouette lui paraissait à nouveau un peu floue. Mais il ne voyait que ses yeux, verts, lumineux, passionnés.

Ces yeux lui avait toujours tout fait oublier. D'intimidants quand il n'osait les regarder qu'à la dérobée, ils étaient devenu une source intarissable de bonheur depuis qu'ils s'étaient avoué leurs sentiments avec Sylvia. Il y lisait sa sincérité, son bonheur partagé, le reflet de ses plus douces pensées comme de sa passion. Il lui était presque impossible d'en détourner le regard à présent. Mais, alors qu'il aurait dû se sentir parfaitement heureux de ce moment d'intimité volée, quelque-chose au fond de son esprit lui hurlait d'ouvrir ses propres yeux. De regarder les choses comme elles étaient et non comme il souhaitait tant les voir. La silhouette de Sylvia lui apparut floue à nouveau et il tenta un instant de se concentrer sur cette anomalie et d'explorer en profondeur les causes de son mal être :

- Non, il y a un instant j'étais dans le bosquet de ce maudit arbre. Et je mangeais cette horrible racine. Puis je suis ressorti et tu n'étais pas là. Ni les autres. Enfin je crois. Tout me parait flou. Où avez-vous emmené Elryndel ? Je dois le retrouver... Enfin je crois.

Ces yeux lui avait toujours tout fait oublier. D'intimidants quand il n'osait les regarder qu'à la dérobée, ils étaient devenu une source intarissable de bonheur depuis qu'ils s'étaient avoué leurs sentiments avec Sylvia. Il y lisait sa sincérité, son bonheur partagé, le reflet de ses plus douces pensées comme de sa passion. Il lui était presque impossible d'en détourner le regard à présent. Mais, alors qu'il aurait dû se sentir parfaitement heureux de ce moment d'intimité volée, quelque-chose au fond de son esprit lui hurlait d'ouvrir ses propres yeux. De regarder les choses comme elles étaient et non comme il souhaitait tant les voir. La silhouette de Sylvia lui apparut floue à nouveau et il tenta un instant de se concentrer sur cette anomalie et d'explorer en profondeur les causes de son mal être :

- Non, il y a un instant j'étais dans le bosquet de ce maudit arbre. Et je mangeais cette horrible racine. Mais je n'en ai pas mangé assez. Alors je suis ressorti ici et tu n'étais pas là. Ni les autres. Enfin je crois. Tout me parait flou. Où avez-vous emmené Elryndel ? Je dois le retrouver... Enfin je crois.

- Elryndel ?
Sylvia ouvrait de grands yeux stupéfaits.
- Tu veux dire... ton père ? Et bien... il est chez lui j'imagine. Ou en mission diplomatique quelque part, peut-être. Pourquoi serait-il ici ?
Tout devenait plus flou autour de lui. Il connaissait les lieux : c'était un endroit de la haute forêt où il s'entraînait souvent, autrefois, avec Sylvia, non loin du campement. D'ailleurs le campement était... par là. Légèrement sur sa gauche. Et sur sa droite il y avait... C'était étrange. Il ne reconnaissait pas le paysage sur sa droite. Enfin, si, il avait l'impression de le connaître : on aurait dit la forêt qui jouxtait la cité d'Everaska. Il y avait joué autrefois.
Il sentait la main de Sylvia dans la sienne, douce et chaude, l'entraînant en direction du campement.

Kasumi résista à ce que son cœur lui dictait : il aurait tant aimé suivre sa Sylvia mais il n'aurait pas dû être ici. Il n'y avait pas sa place, pas maintenant. Plus tard, il l'espérait. Dès qu'il aurait réglé ses soucis. Quels soucis ? La peau de la rôdeuse était si chaude, si douce... Mais Pourquoi pensait-il à son père en cet instant ? C'était étrange : cela faisait pourtant des années qu'il ne l'avait pas vu. La dernière fois, il embarquait pour son long périple. Non, ce n'était pas ça. La dernière fois... La dernière fois, il était étendu à terre, tout juste libéré de son cocon. Son cocon... Cela n'avait aucun sens.

- Je ne peux pas rentrer, Sylvia. Pas encore. Il me reste quelque-chose à faire. Par là. Je crois.

Il se tourna vers la droite, presque à contrecœur. Pourquoi faire face au passé quand l'avenir était si radieux ? C'était son devoir.

Dès qu'il eût pris sa décision, le paysage sur sa droite se fit plus net. Trop lumineux, même. Beau comme dans ses souvenirs d'enfance. Il se souvenait... il y avait joué, autrefois, avec son ami Geoffray. Là-bas, à droite, se trouvait l'endroit où il lui avait appris à construire une cabane. Et là-bas, en face, se trouvaient des champs bordant la cité d'Everaska. Il se souvenait... quelques champs cultivés, beaucoup de vergers et de bosquets restés sauvages. Et, au-delà, les bâtiments de bois et de pierre, à l'architecture aérienne, de la cité de son père.

Le rôdeur ressentit une bouffée de nostalgie en contemplant ces paysages qu'il n'avait plus parcouru depuis des années. Il n'aimait pas la vie à la ville mais cette campagne environnante avait été pleine de promesses malgré tout. Le soir, quand son père ne rentrait pas trop tard, il aimait se glisser jusqu'à son bureau pour le surprendre et lui raconter ses découvertes. Elryndel l'écoutait toujours poliment mais, trop souvent, il avait la tête ailleurs, perdu dans les tenants et aboutissants de ses négociations en cours. Parfois cependant, pas assez souvent au goût du jeune demi-elfe, il lui manifestait toute son attention et faisait même preuve de curiosité pour ses activités et ses projets pour le lendemain. Kasumi sentit une étrange émotion s'emparer de lui à mesure qu'il évoquait ses souvenirs. Des regrets pour n'avoir pas su apprécier tous ces moments. Pour leur rareté aussi. C'était en grande partie sa faute : il avait déjà fait son choix à cette époque. Et comment aurait-il pu demander plus d'attention alors qu'il manifestait si ouvertement son désintérêt de la ville des elfes. Alors qu'il s'y était senti si étranger.

- Père, où es-tu ? J'ai tant de choses à te dire.

Nul ne lui répondit, à part les piaillements des oiseaux au-dessus de sa tête. Son père n'était pas ici. La forêt n'était pas son domaine, et peut-être s'y était-il toujours senti étranger. D'autres souvenirs lui revenaient, concernant ce bois, mais aucun d'eux ne concernaient son père. Étrangement, il se souvint de sa grand-mère. Il eût la certitude qu'elle s'était promenée ici avec lui, il y avait bien trop longtemps pour que sa mémoire s'en souvienne. Mais s'il voulait voir son père, il savait, d'instinct, qu'il devait tout simplement... rentrer chez lui. Enfin, dans cette maison qui n'avait jamais été sienne, qui était simplement celle de son père et de sa famille paternelle.

Kasumi fit un effort de mémoire pour se souvenir de cet endroit et de comment rentrer en ville. C'était quelque peu contraire à sa nature car il préférait de loin cette forêt à la demeure un peu austère de son père. Cependant, il était seul ici et s'y sentait, pour la première fois, quelque peu piégé. Il lui fallait simplement emprunter ce sentier, là. Non ? Il se souvenait que ça lui permettrait de grimper et de surplomber le col : la vue y était magnifique et on devinait alors la ville derrière les arbres. C'était son père qui lui avait montré cet observatoire lors de l'une de leurs rares excursions ensemble hors de la ville. S'il n'y était pas, au moins cela le rapprocherait-il de la maison. Cette maison qui n'était pas la sienne mais qu'il avait inexplicablement envie de voir. Elle n'était pas si mal, après tout, non ?

Le sentier montait en pente régulière jusqu'au sommet d'une petite colline rocheuse. Comme il s'en souvenait, on avait d'ici une vue imprenable sur la ville et ses entrelacs de ruelles, de ponts suspendus, de bâtiments à l'architecture surprenante évoquant des arbres. Arbres qu'on voyait d'ailleurs en si grand nombre que la cité semblait être construite au milieu d'eux - ce qui était certainement le cas à bien y réfléchir. certains bâtiments étaient d'ailleurs de véritables arbres sculptés, de ce qu'il en voyait.
D'ici, il devinait le palais où se réunissait le conseil, les temples, le quartier des notables où se trouvait la demeure de son père. la ville lui paraissait étrangement déserte. Peut-être parce qu'il était trop loin pour en percevoir l'animation ?

Mais la ville lui avait toujours davantage plu ainsi : calme et paisible au petit matin quand les elfes s'adonnaient encore à quelque rêverie. Des elfes dont il sentait les regards désapprobateurs à son encontre quand ils encombraient les ruelles, masquant de fait toute la beauté de leur architecture. S'il se dépêchait de regagner le quartier des notables, peut-être en éviterait-il la plupart. C'est pourquoi il pressa le pas, ne s'attardant pas sur cette vue magnifique. Son père était-il déjà réveillé ? L'attendait-il au coin du feu, devant un bol de lait chaud, comme autrefois ? Il aimait croiser son père au matin, avant que sa charge n'accapare son esprit.

Les rues étaient en effet peu fréquentées au petit matin. Pourtant, le temps qu'il descende de son observatoire et presse le pas en direction du quartier de son père, la course du soleil s'était poursuivie, et les commerces ouvraient leurs portes aux premiers clients, ceux qui étaient suffisamment courageux pour affronter la fraîcheur de ce début de journée.
Le manteau de Kasumi avait affronté des températures bien plus glaciales que celles-ci, aussi ne frissonna-t-il même pas quand une bourrasque plus fraîche que les autres s'engouffra dans la rue où se trouvait la demeure de son père. il faut dire qu'il était bien trop concentré sur ce qu'il faisait, se glissant subrepticement dans les jardinets pour échapper à la surveillance des domestiques. Il savait d'expérience que ceux-ci le réprimanderaient pour son escapade matinale, comme toujours...

Echapper à la vigilance des elfes avait toujours été un défi qui amusait Kasumi. C'était un des seuls "jeux" auquel il s'adonnait volontiers tout en sachant bien que les domestiques trouvaient bien trop souvent un moyen de le percer à jour. Avait-il sali ses bottes ? Quelque feuille s'était-elle glissé dans ses cheveux à la faveur d'un passage de haie ? Un voisin l'aurait-il repéré et dénoncé ? Et pourtant il n'avait pas l'impression de commettre le moindre délit ? C'était trop injuste : pourquoi donc aimer se lever tôt pour aller dans les bois était-il si mal vu ? Il se glissa entre deux planches de la dernière palissade le séparant de la demeure familiale. S'il se glissait jusqu'aux écuries, il pourrait peut-être réussir à passer par l'arrière de la maison sans croiser personne.

Le plan fonctionna à merveille, comme toujours. Enfin, presque toujours... il se souvenait encore de cette fois où la gouvernante l'avait attendu juste devant la porte de service, après avoir découvert son lit vide. Elle lui avait fait la leçon si sévèrement qu'il avait attendu plusieurs mois avant d'oser recommencer. Suffisamment longtemps, même, pour qu'elle n'ose plus entrer dans sa chambre sans avoir frappé et obtenu la permission d'entrer. il faut dire qu'il devait avoir, quoi... 6 ou 7 ans seulement, à cette époque. Pas étonnant qu'elle se soit inquiété...
Mais aujourd'hui, bien sûr, tout se déroula comme prévu, et il put se glisser par la porte de service dans le cellier, tendre l'oreille vers les cuisines, et se diriger discrètement vers la petite salle à manger. Une silhouette s'y trouvait, penchée sur un parchemin, tenant une tasse de lait chaud de l'autre. Son père. Il l'entrevoyait par l'embrasure de la porte. plus que trois ou quatre pas...
- Et d'où venez-vous comme ça ? intervint dans son dos une voix autoritaire qu'il connaissait bien. Apparemment, la gouvernante avait fini par deviner son itinéraire du matin...

Kasumi fit un bond impressionnant, surpris de n'avoir pas entendu l'approche discrète. Sa réaction était bien trop violente pour qu'il puisse espérer cacher de se sentir pris en faute mais il essaya tout de même, bravement. Son père lui avait enseigné que mentir était une très mauvaise façon de mener des négociations et une mauvaise chose en soi d'ailleurs aussi fit-il un effort pour ne pas lui faire honte.

- Euh... Bonjour ! Je suis sorti, il faisait si beau. Je viens du jardin !

Une demi-vérité et un mensonge par omission mais il pouvait difficilement être accusé d'avoir menti. Ce n'était pas le cas : son père pouvait être fier, non ?

La gouvernante poussa un profond soupir exaspéré. Elle ne semblait nullement étonnée de le voir, grand gaillard devenu adulte... ni le moins du monde étonné qu'il vienne de dehors. Elle l'enguirlandait comme s'il avait encore été un enfant.
Son père, en revanche, lorsqu'il leva les yeux de son parchemin, surpris par l'altercation, fit un tel bond qu'il faillit tomber de sa chaise.
- Kasumi ? questionna-t-il, incertain, en levant les yeux vers lui. C'est... c'est toi ? Par Corellon, tu as changé...

La voix de son père réveilla des souvenirs enfouis depuis des années, à tel point qu'il fut instantanément ramené à la réalité. Ce n'était plus le souvenir qui lui faisait face désormais, il en était convaincu. Le rôdeur fut soufflé par ses souvenirs récents, le moment où il avait appris qu'il se mourrait, sa quête pour le retrouver avant qu'il ne soit trop tard, les indices de plus en plus inquiétants qui avaient jalonné son chemin. Et, point d'orgue, cette cage dorée dont il fallait le sortir, peut-être contre sa volonté :

- C'est bien moi. Et c'est aussi toi et non juste un reflet : je le sens dans mon cœur. Je suis venu pour te chercher. Je suis venu pour essayer de t'apporter mon aide.

Son père leva vers lui un regard perplexe.
- Me chercher ? Mais comment ça ? Que veux-tu dire ?
Il secoua la tête.
- Je ne comprends rien à ce que tu racontes... mais je suis heureux de te revoir parmi nous ! Ca veut dire que Tilmandil a réussi à te retrouver alors ? Ou bien c'est le hasard qui t'amène ici ?
Il se leva de son siège avec un sourire heureux aux lèvres.
- Mais d'abord, entre jusqu'au bout, assieds-toi ! Nous serons mieux devant une tasse de lait chaud pour bavarder... Maria ? Sers donc mon fils !

La Couronne de Cuivre

[Haute-Forêt] Quête : Racines