La Couronne de Cuivre

-Est-il possible que vous soyez encore plus aveugle que ne l'est Albérich ?
Il y avait une once de colère, dans sa voix.
-N'avez-vous jamais remarqué comme il se sent bien, quand il est près de vous ? Moi, je l'ai remarqué, et n'allez pas me dire que votre aura y est pour quoi que ce soit : le phénomène est beaucoup, beaucoup moins marquant chez les autres personnes qui demeurent à vos côtés. Ah, et vous devriez l'entendre parler de ce qui émane de vous...
Il s'interrompit. Lui refit face.
-Je ne vais pas m'étendre sur le sujet, parce que c'est trop rude pour moi. Mais il vous aime, quoiqu'il ignore que ce soit de l'amour. Et vous savez, au fond de vous, qu'il y a quelque chose : sa foi ne lui est-elle pas revenue à point nommé pour vous sauver ? Ne vous a-t-il pas suivi jusqu'ici, alors que se lancer dans pareille aventure ne lui ressemble pas du tout ?
Il secoua la tête.
-Vous devez vous en douter, au fond de vous. Mais vous avez peur de franchir le pas. C'est compréhensible. Très compréhensible, même. Néanmoins, vous ne pouvez pas prendre cette peur comme excuse pour nier la réalité. Et si vous le faites malgré tout... Et bien, vous laisserez passer votre chance, comme l'imbécile que je suis l'a laissée passer. Oui, peut-être qu'il y aura quelque chose entre Marthe et lui. Et quand cette chose sera née, vous serez comme moi condamné a vivre séparé de l'homme que vous aimez. Est-ce ce que vous souhaitez ? Est-ce que vous avez envie, un jour, de présenter à Marthe tous vos vœux de bonheur, comme je viens quasiment de le faire avec vous ?

« Non, bien sûr que non. »
Il n’ajouta pas qu’en réalité il n’avait jamais imaginé qu’il put en être autrement. Mais il serait moins douloureux de perdre Albérich à une femme que de le voir tomber dans les bras de son vieil ami d’enfance.
« Ce que vous prenez pour de l’amour peut parfaitement se lire en terme d’amitié. Si vous aviez été mourant, Albérich aurait peut-être retrouvé la même foi. Il était mûr pour que cela se produise, voilà tout. Et il m’a suivi jusqu’ici parce qu’il n’avait plus personne, Thibault. J’étais son seul lien avec une possibilité de futur, quel qu’il soit. Je ne lui ai pas laissé le choix, et a posteriori, je mesure l’étendue de mon égoïsme. »
Il pinça les lèvres.
« Mais vous allez dire que je me voile la face. Croyez-moi, j’aimerais que ce que vous dites soit vrai. Mais je pense que ce ne sont que des interprétations. Je sais que vous êtes un spécialiste… mais vous êtes aussi à l’affût de tout lien tissé entre lui et moi, depuis que vous êtes arrivé. »
Il se détourna et ferma un instant les yeux, laissant le vent glacé lui geler les joues. Il réalisait combien la souffrance de Thibault devait être extrême, et il aurait voulu trouver un moyen de le soulager. Albérich n’aurait jamais voulu que son ami se retrouve dans une situation pareille. Dans le même temps, que faire ? Le paladin frissonna. Si le Sunite décidait de quitter Clairétoile, le Luménien ne comprendrait pas.
« Je suis désolé, je ne veux pas vous blesser davantage. » dit-il finalement.

-Je ne peux m'en prendre qu'à moi-même pour ma souffrance, lâcha le clerc.
Hubert l'entendit se retourner à nouveau. Sans doute lorgnait-il à nouveau le vide.
-Laissez-moi vous donner une image. Votre réaction... C'est comme si, lors d'une bataille, vous me demandiez de me poster à tel endroit parce que j'y serais le plus utile et que je vous contredisais, tout ignare en stratégie puis-je être : ce serait la peur qui parlerait par ma bouche.
Soupir.
-Mais soit : je peux comprendre que le fait que je sois... impliqué, disons, vous fasse rejeter tous mes arguments, vous fasse négliger le fait que j'ai voué mon existence entière à la déesse de l'amour... Cependant, peut-être arrêterez-vous de vous voiler la face quand vous saurez que je ne suis pas le seul à penser ainsi.
Frôlement d'étoffe contre la pierre.
-Aujourd'hui, quelqu'un est venu me trouver. Et ce quelqu'un m'a dit innocemment qu'il avait l'impression que vous étiez tous deux amoureux mais que vous n'osiez point vous l'avouer. Ou que vous ne vous en rendiez pas compte. Ajouté à tout le reste, ça a achevé de m'ouvrir les yeux.

Hubert frissonna à nouveau. Qui donc avait pu venir trouver Thibault pour lui faire pareille observation ? Et pourquoi ? Peut-être Etienne. C’était la seule personne qui, potentiellement, pouvait avoir l’œil pour ces choses. Et peut-être avait-il cru s’adresser à un servant de Sunie, neutre et bienveillant. Le sort était cruel, en vérité.
« Je suis convaincu que jamais Albérich n’a songé à moi en d’autres termes que ceux qu’il utilise au quotidien. Je suis convaincu, aussi, qu’il serait estomaqué d’entendre ce que vous décelez dans son comportement. »
Il eut un sourire amer.
« Maintenant je ne nie pas qu’il a de l’affection pour moi. Mais au-delà de ça… Mettre un mot sur l’émotion, c’est crucial en ce domaine, vous ne croyez pas ? Tant qu’il n’identifie pas ce qu’il ressent comme de l’amour, ça n’en est pas. Si je me déclare, je prends le risque qu’il prenne ses distances. C’est un risque que je ne veux pas courir. Je suis désolé si cela fait de moi un pleutre ou un imbécile. Mais je sais ce que j’ai, et je sais ce que je pourrais perdre. Même s’il épouse Marthe, il continuera à jouer aux Hermines avec moi. Si brusquement il s’inquiète de mes intentions, il pourrait ne plus jamais me parler. »

-Elle me met à l'épreuve... souffla Thibault.
Il y avait des larmes dans sa voix.
-Si Albérich devait épouser Marthe, vous perdrez tout. Non pas parce que les couples ont moins de temps pour leurs amis : il y a des exceptions. Mais parce que vous ne supporterez pas d'être au quotidien témoin de leur bonheur et vous éloignerez de votre propre chef...
Il s'interrompit quelques secondes.
-A cette heure, ce que vous souhaitez le plus au monde est à portée de main : il suffit que vous ayez le courage de le saisir. Si vous ne le faites pas, vous perdrez tout et il ne vous restera que vos yeux pour pleurer.
Nouvelle pause.
-Mais peut-être suis-je encore plus bête que je ne le croyais. Peut-être que si vous n'avez pas assez de tripes pour oser lui avouer votre amour, c'est que vous ne le méritez pas et que j'ai eu tort d'entreprendre cette démarche.

Hubert se sentit piqué au vif.
Comment le Sunite pouvait-il raconter des choses pareilles ? D’entre tous, n’était-il pas le mieux placé pour savoir que les couples se créaient rarement au mérite ? Que mille associations sentimentales étaient vouées à l’échec parce que l’être humain était incapable de déceler ce qui lui convenait ? Que chaque jour, des gens se déclaraient et étaient repoussés alors même qu’ils étaient, effectivement, les mieux placés pour rendre l’être aimé heureux ?
Pendant une seconde, le paladin se demanda quelles étaient réellement les intentions de Thibault. Etait-il possible qu’il essaie de le convaincre de faire un faux-pas, qu’il ne s’agisse là que d’un piège visant à l’écarter définitivement ? Car si on y réfléchissait bien, pourquoi diable était-il venu le trouver ? Il savait exactement ce qu’il ressentait, il n’avait pas besoin qu’on lui fasse un discours sur le sujet ! C’était Albérich qu’il aurait fallu aller voir, sonder, déciller, c’était lui qui avait besoin de l’aide de la déesse pour faire sens de ses sentiments.
Pour autant que les impressions de Thibault — et sans doute d’Etienne — soient vraies.
Et c’était aussi trop en demander au Sunite, probablement. Il restait qu’Hubert avait l’impression d’être pris en otage par quelqu’un qui voulait cautériser une plaie vive, sans réel souci de donner aux choses leur meilleure chance d’aboutir. S’il ne pouvait pas lui en vouloir, il n’était pas non plus prêt à sauter dans le vide pour lui faire plaisir.
Il ne voulait pas non plus envenimer les choses, même s’il y avait dans le ton de Thibault quelque chose qui indiquait que c’était de toute façon trop tard pour eux. S’il savait dans quel état cette conversation mettait son vieil ami, Albérich aurait probablement décidé de rester célibataire jusqu’à la fin de ses jours.
« Restons-en là, dit finalement Hubert. Vous m’avez fait part de votre point de vue, et je vous en suis gré. »

-Un dernier mot.
La voix du Sunite était un peu plus ferme.
-Je suis prêtre et c'est en tant que tel que j'ai entrepris cette démarche. Je ne la regrette pas, aussi douloureuse ait-elle été, car elle est juste, car elle correspond à ce que souhaite ma déesse. Néanmoins, mon devoir est désormais accompli : je ne peux pas faire davantage, je ne le constate que trop bien. Je suis donc dégagé de toute responsabilité en cette affaire. Libre à vous de ne pas m'écouter. Libre à vous d'écouter plutôt votre orgueil, de le laisser vous faire penser que vous êtes plus expert dans les choses de l'amour que les serviteurs de la Dame rousse, de le laisser vous faire croire, peut-être, que ce qu je vous ai dit n'était pas sincère. Libre à vous, surtout, d'écouter plutôt vos peurs, de vous plier à ce qu'elles enjoignent, de renoncer donc à ce bonheur à portée de main, à ce que Sunie vous offre. Bien sûr, tout cela n'est pas affaire que de raison, triompher de ses émotions n'a rien d'évident et si j'aimerais vraiment pouvoir vous convaincre, pouvoir vous décider à vous battre, je suis conscient que c'est hors de ma portée. D'autant que je sais quel mépris les gens tels que vous ont d'ordinaire pour les gens tels que moi, bien que les choses de l'amour ne réclament pas moins de courage que celles de la guerre, bien qu'elles ne soient pas vaines, loin s'en faut...
Silence gêné.
-Pardonnez-moi : je m'égare, je laisse s'exprimer l'amertume... Bref, oubliez mes derniers mots, je vous prie. Pour en revenir à nos moutons... Le prêtre que je suis est heureux d'être venu vous trouver, car c'était ce qu'il fallait faire. Mais s'il se confirme que tout cela n'a servi à rien, que vous persistiez dans l'immobilisme, dans le choix de ne rien tenter... Alors l'homme amoureux à en crever que je suis également retrouvera droit de cité. Et vous ne pourrez pas lui en vouloir s'il essaie, avant qu'il ne soit trop tard, de saisir la chance que vous aurez décidé de laisser filer.
Profonde inspiration.
-Ce serait triste, car je souhaite le meilleur pour Albérich et, de nous deux, vous êtes le meilleur, celui qui lui conviendrait le mieux, celui qui, le mieux, saurait le rendre heureux. Mais j'ai l'orgueil de croire que je lui conviendrai tout de même mieux que Marthe. Et puis merde, je l'aime, et l'abnégation a ses limites.
Et, sur un soupir tremblant, Thibault s'éloigna à grands pas.

Hubert ne chercha pas à le retenir. Cela n’aurait servi à rien.
Il préféra rester à l’extérieur, un moment, trouver un peu de sérénité dans le froid obscur de l’hiver qui les avait engloutis.
Il était paladin. Son rôle était de combattre les ténèbres au nom de Lathandre. Sans limites, sans entraves, sans amour. Il le savait, dans le fond, que les élans de son cœur étaient contraires à sa voie.
Le vrai courage aurait été de s’écarter. De lutter avec lui-même pour rompre ces émotions malvenues. Albérich avait besoin de certitudes, Hubert ne l’ignorait pas. Malgré son regain d’espoir, il cherchait des choses — des gens — fiables. Un paladin ne l’était pas. Il devrait rester en première ligne, et la première ligne était meurtrière. Il avait failli y passer deux fois en moins d’un mois. Il n’avait que trente-cinq ans. Le futur était lumière et chaos, il ne pouvait pas imposer une chose pareille à quelqu’un qu’il aimait profondément. Le Luménien aspirait à la sécurité et Hubert avait voué sa vie à la violence. Malgré tout ce qu’il ressentait, il fallait qu’il soit capable de museler son égoïsme, cette fois, et de penser au bien du clerc.
Prendre ses distances. Ce serait douloureux mais relativement facile, tout bien considéré. Il pouvait demander à Etienne de reprendre les explorations matinales, et cela suffirait pour que leurs contacts se réduisent à la prière de l'aube. Evidemment, il lui devait protection et Albérich ne comprendrait pas, ce qui provoquerait une conversation houleuse.
Il se frotta le visage des deux mains.
La nuit porte conseil, disait l’adage, mais la nuit ne lui avait jamais réussi. Il redoutait pourtant de regagner l’intérieur.
Pourquoi diable s’était-il embarqué dans une telle conversation ?
Il décida de rester sur les remparts encore un moment et entreprit de faire une ronde, pour saluer les hommes du guet. Cela lui changerait les idées et lui permettrait de ne rentrer qu'une fois qu'Albérich endormi.

***

Beaucoup plus tôt, le clerc avait profité de la fin du repas pour approcher Giovanni. Il avait envie de faire quelque chose de tout à fait différent de ce à quoi il avait passé sa journée (et son repas) et poser pour le barde lui semblait exactement l'activité idéale pour lui changer les idées. Au moment d'aborder l'artiste, cependant, il se sentit rougir comme s'il était sur le point de lui faire un aveu honteux. C'était mal parti. Heureusement, il n'y avait pas de témoins.
" Hum. Giovanni. Peut-être... Je m'étais dit... Heu. Est-ce que tu avais prévu de... dessiner ce soir ? Tu as sûrement déjà ton modèle du jour mais au cas où... Enfin... Je suis disponible."

Une stupéfaction comique se peignit sur les traits du barde. Mais, l'instant suivant, elle était remplacée par ce qui ressemblait fort à du ravissement.
-Oh, Dame, merci, merci, merci d'avoir entendu mes prières... souffla-t-il en joignant les mains et en levant les yeux au plafond.
Puis, peut-être par crainte qu'Albérich ne se ravise, il le prit par le bras, il l'entraîna dans le plus proche couloir.
-Et merci à toi ! Non seulement je te suis extraordinairement redevable d'avoir trouvé du temps pour ça mais, de surcroit, tu me tires d'un très mauvais pas !

Même si une petite voix paniquée commençait à résonner dans son esprit en lui disant qu'il s'était peut-être montré un peu trop empressé, Albérich ne songea pas à résister au mouvement impulsé par le barde.
" Un mauvais pas, quel mauvais pas ?" demanda-t-il cependant.

-Disons que je suis harcelé par des psychopathes plus que têtus qui refusent de comprendre le sens du mot "non", dut-on le répéter et l'expliquer un milliard de fois. Ces bougres étant malins, ils m'avaient tendu un traquenard duquel je ne pouvais me tirer qu'en trouvant un modèle providentiel. Or, j'avais lamentablement échoué dans ma quête et je commençais à croire que je ne pourrais échapper à mon sinistre destin lorsque tu es arrivé. inutile, dès lors, d'y aller par quatre chemins : tu es mon sauveur et je te revaudrai ça, parole de Giovanni.
Parvenu à un croisement, il jeta autour de lui un regard inquiet puis, n'apercevant personne, il poussa un soupir de soulagement et se remit en route.
-Je me suis aménagé un petit atelier. Tu verras : c'est modeste mais on s'y sent bien.

Albérich eut un sourire indécis, mais le suivit.
" Ces psychopathes, ce sont des gamins, je suppose ? Qui n'ont pas oublié tes prouesses pendant le trajet ? Ou alors de gentes damoiselles ? Je pensais que tu devais dessiner tout le monde..."

-Penses-tu vraiment que je me plaindrais d'être harcelé par d'accortes damoiselles ? Malheureusement, ces choses-là n'arrivent qu'à quelques chanceux et... en rêve pour els autres. Non, ce sont bien de maudits marmots qui me persécutent. De maudits marmots qui, contrairement à tous les autres candidats qui sont venus me trouver, n'ont pas compris que je ne voulais pas d'apprentis. Comme si j'avais le temps de jouer les nounous alors que j'ai tant de travail, que je passe mes journées à explorer ce château et mes nuits à travailler à la fresque !
Tout en parlant, il lui avait fait gravir un escalier, franchir un palier, remonter un couloir silencieux. Bientôt, il s'immobilisait près d'une porte. Une porte devant laquelle était déposée, bien en évidence, une petite flasque argentée.
-C'est pas vrai... gémit le barde.
Il ne s'en pencha pas moins pour la récupérer. L'instant suivant, il la débouchait, la humait.
-De l'absinthe ? lâcha-t-il, sourcils froncés.
Nouvelle inspiration.
-De l'absinthe ! Mais où diables ont-ils pu en...
Il secoua la tête.
-Vous essayez de me prendre par les sentiments ? lança-t-il à l'intention du couloir désert. Et bien c'est raté : je suis incorruptible !
Il parut vouloir reposer la flasque, marqua une hésitation, l'empocha finalement avant d'ouvrir la porte.
-Laisse-moi juste le temps d'éclairer... dit-il à Albérich avant de disparaître à l'intérieur.

Le Luménien resta à l'extérieur, un peu interloqué par l'humeur du barde. S'il n'avait pas déjà connu ses élans fantasques, il en aurait peut-être même profité pour fuir. Il préférait ne pas s'interroger sur la manière dont ces enfants s'étaient procurés de l'alcool fort. S'ils existaient... Avec Giovanni, on ne pouvait écarter la possibilité qu'ils soient aussi imaginaires que son prétendu apprenti. L'un dans l'autre, ça ne le regardait de toute façon pas. Les gosses avaient besoin de s'occuper et le tempérament volcanique du barde en faisait une victime tentante.

-Tu peux entrer !
En obtempérant, Albérich découvrit l'atelier du barde, le lieu où lui-même et tant d'autres seraient amenés à jouer les modèles. C'était une pièce de taille modeste, dont l'un des murs était largement masqué par une bâche provenant de l'un de leurs chariots : derrière devait se trouver une fenêtre. L'ancien aubemestre remarqua également un chevalet, une palette, des pinceaux et des mines abandonnés à son pied, une table basse faite de bric et de broc mais plutôt bien réussie sur laquelle étaient posés parchemins et feuilles de papier... Et puis il y avait des coussins, beaucoup, certains provenant de l'Académie, d'autres d'il ne savait où, une partie entassée de manière à former une sorte de sofa. La lumière, claire et agréable, provenait d'une multitude de petits objets disséminés de-ci, de-là. Quant à la bienfaisante chaleur qui régnait ici, elle provenait d'un petit brasero placé dans un coin.
-Bienvenue, fit Giovanni.
Il le scrutait, peut-être inquiet de sa réaction.

Albérich sourit pour le rassurer.
" Je craignais juste la température, mais je vois que rien n'est laissé au hasard, dit-il. Note, ça aurait été réaliste, une bande d'hommes et de femmes à la chair de poule..."
Il était un peu nerveux, il en était bien conscient. Il espérait que Giovanni ne le serait pas longtemps, de son côté, sinon ils risquaient de ne pas arriver à grand chose.
" Bon, j'imagine que je me déshabille ?"
Autant ne pas tergiverser.

-Hé, attends au moins quelques minutes ! Je ne suis pas de ces bardes qui font poser les modèles à la chaîne sans essayer de les mettre au moins un peu à leur aise...
Il regarda autour de lui, grimaça en voyant le fouillis entassé sur la table.
-Je n'ai même pas eu le temps de ranger... Pas très professionnel, vraiment...
Il s'efforça aussitôt d'y remédier, s'interrompant seulement pour brandir une liasse de feuilles.
-Tiens, leur dernière lettre : si à un moment tu t'ennuies, tu pourras toujours la lire. Elle fait huit pages. Huit pages ! D'accord, il n'y a pas une seule faute d'ortographe et tout est rédigé en vers plutôt bien tournés. Mais huit pages, que diable ! Tout ça pour me prouver par A+B que je dois les prendre comme apprentis. A-t-on idée d'être à ce point bavard ?
Il mit la lettre et le reste des documents de côté puis sourit.
-Bon, maintenant qu'on a un peu plus de place... Veux-tu une je prépare du thé ? Une infusion, peut-être ? Ou que je te serve un digestif ? De l'absinthe, par exemple, maintenant qu'on en a...

" Je ne sais pas, dit Albérich. Je ne sais pas ce qui est le mieux pour... être dans le bon état d'esprit."
Il haussa les épaules, un peu penaud, sans savoir où se poser.
" Peut-être qu'un doigt d'absinthe... Ce n'est pas un alcool que je connais bien. En général, je me limite au vin ou à l'hydromel, et certainement pas de manière régulière."

-Va pour l'absinthe ! Tu verras, c'est loin d'être mauvais. Et ne crains rien : je ne t'en servirai qu'un fond, je n'ai aucune intention de t'enivrer !
Il leur trouva deux coupes et même une assiette de biscuits et leur versa l'alcool - avec modération, comme annoncé.
-Bon, je sais que tout ça te paraît étrange mais le mieux, c'est de dédramatiser, fit-il en s'asseyant sur des coussins. On va bavarder, boire un coup, grignoter et avant que tu ne t'en sois rendu compte, j'aurais terminé mon esquisse.

" J'imagine que je dois quand même... me déshabiller, à un moment dans ton programme..." dit le Luménien avec un sourire.
Il entreprit de délacer son pourpoint. C'était curieux comme subitement, il se sentait gauche, alors que les mois précédents l'avaient peu à peu réconcilié avec son corps. Il avait été horriblement fragile après les événements de la Tour, physiquement comme moralement, mais il avait repris du poids, avait travaillé dur pendant l'été, et si l'épisode solarcien avait manqué l'empâter quelque peu, les exercices quotidiens que lui avait imposés Hubert l'avaient, il en était parfaitement conscient, aidé à retrouver une forme acceptable pour son âge, digne d'un servant de Lathandre.
Sans s'en rendre compte, il s'était légèrement détourné, pour ne plus faire face à Giovanni pendant qu'il ôtait sa chemise. Il sourit de sa propre réserve. Mais c'était un exercice nouveau, il fallait qu'il se laisse un peu de temps, sans en être gêné.

-Prends tout ton temps : on n'est pas pressés, fit le barde d'un ton tranquille. Si ça s'avère trop embarrassant pour toi, on interrompra, voilà tout. Mais honnêtement... Bon, tu as soigné des tas de gens et, pour beaucoup, tu les as vu dans le plus simple appareil. Le regard que tu portais sur eux était purement professionnel, pas vrai ? Et bien, c'est globalement la même chose ici.
Il but quelques gouttes d'absinthe, sourit de plus belle.
-Délicieux. Je me demande vraiment où ils ont déniché un tel nectar... Ce qui me fait penser que quand tu auras terminé la liste de toutes les choses que nos amis devront acheter à Grand-Estuaire, j'aurais peut-être quelques petits ajouts à y apporter. Que je payerai de ma poche, cela va de soi !

" Pas de soucis. Je pense qu'ils auront la place d'emporter l'une ou l'autre chose en plus du strict nécessaire." dit le Lathandrite en repliant sa chemise et en la déposant.
Malgré le brasero, il faisait un peu froid, et il sentit les poils se hérisser sur sa nuque et ses bras. Il lui faudrait un peu de temps pour s'habituer à la température. Il entreprit alors de retirer ses bottes.
" Il y a quand même une différence fondamentale entre se mettre à nu pour l'art, et le faire pour être soigné... Quand je m'occupe d'un patient, je cherche les traces de sa maladie ou de sa blessure sur son corps... mais je ne le vois d'aucune autre manière. Je ne me fais d'ailleurs jamais de réflexion sur l'esthétique de quelqu'un, sauf quand c'est directement relié à son état de santé... Celui-ci mange trop, celui-là pas assez... Ce genre de choses."
Il délaça ses chausses puis termina de se déshabiller, avant de se tourner vers Giovanni.
" Bon, ben... Voilà, j'imagine..."

-Je ne me fais pas non plus de réflexions esthétiques quand je travaille, répondit Giovanni, toujours aussi détendu. Ca peut paraître étrange et pourtant, je t'assure que je ne me dis jamais untel est trop gros, u tel est trop maigre, untel à vraiment une belle musculature ou une vilaine cicatrice. Non, je me contente de reproduire ce que je vois, de retranscrire la réalité sur le papier. Je ferais pareil si j'étais devant un édifice, un paysage... A ceci près que je ne prends pas mes modèles pour de simples choses à dessiner : ce sont des êtres et je les respecte comme il se doit.
Il se pencha pour récupérer une mine et une feuille vierge.
-Mais goûte-moi donc cette absinthe : ça te réchauffera et puis, vraiment, elle est délicieuse.

" Je pense que tu ne t'en rends plus compte... Mais il me semble t'avoir entendu dire que tu cherchais à faire ressortir le meilleur... le plus beau, je suppose... de chacun de tes sujets. Or, ne me sors pas une rengaine sur nous sommes tous aussi beaux les uns que les autres, c'est un mensonge. Même si les canons d'aujourd'hui sont peut-être différents d'hier, il n'en reste pas moins qu'ils sont partagés, et que chacun s'accorde sur ce qui est disgracieux, noble ou charmant."
Il haussa les épaules et prit le verre, qu'il huma avec un sourire tranquille, avant d'en prendre une gorgée. C'était bon et cela le réchauffa immédiatement... C'était fort, aussi. Il lorgna les coussins. Il avait du mal à s'imaginer installé dans pareil décor, mais sans doute Giovanni pourrait-il en faire abstraction.
" Cela dit, la dernière fois qu'on m'a demandé de me mettre dans le plus simple appareil, c'était pour apaiser des esprits de la nature qui entendaient ramener les humains à leur état — et leur humilité — originels."

-Intéressant. Il faudrait que tu m'indiques où le trouver : je suis sûr que nous aurions d'intéressantes discussions, tous les deux... Bon, je comprends que ce qu'il t'a demandé et la manière dont il te l'a demandé, cela ait pu être dur à vivre : ces êtres sont parfois radicaux, confondant humilité et humiliation. Mais dans le fond...
Nonchalamment, il avait commencé à dessiner.
-Certaines mythologie nous expliquent qu'à l'aube des temps, dans le Jardin primordial, les premiers hommes vivaient nus et heureux, et que ce n'est qu'après avoir enfreint les consignes divines qu'ils ont pris conscience de leur nudité et se sont couverts. A mon sens, autant qu'une leçon de morale quant à la nécessité d'obéir aux dieux, il s'agit d'une parabole du processus de civilisation. A la base, les vêtements n'avaient qu'un seul et unique but : se protéger du froid. Cependant, comme ce qui est caché suscite la curiosité et le désir, on en est venu à considérer certaines parties du corps comme étant spcéiale, honteuses, devant être dissimulés aux regards sauf dans des circonstances très particulières. Ainsi est né le sentiment de pudeur qui n'a rien de naturel, qui n'a rien d'inné mais est bien acquis, construit. Preuve en est : certains peuples résidant dans de chaudes contrées vivent dans le plus simple appareil sans en éprouver la moindre gêne et ils tombent des nues, si je puis dire, quand des explorateurs s'offusquent de ce qu'ils qualifient stupidement d'indécence...

" Je ne te contredirai pas... Mais bien des choses échappent à l'inné, et c'est tant mieux : l'art, par exemple, est une construction, comme la science ou la civilisation toute entière... Nombreuses sont nos actions et nos pensées qui sont guidées par l'arbitraire et le culturel. Mais c'est aussi ce qui fait notre identité. On peut regretter le pudeur mais on ne peut pas la railler. Nous défaire de notre culture est aussi complexe que de nous défaire de notre nature. Je ne sais pas, d'ailleurs, si les opposer ou même tenter de les distinguer à beaucoup de sens : au fil du temps, ils s'entrelacent jusqu'à devenir indissociables."
Il sourit en songeant à ce qui avait découlé de son effeuillage dans le printemps surnaturel de la féé combelupine, jusqu'à ce qu'il prenne conscience de l'effet que ces souvenirs risquaient d'avoir sur son anatomie. Or, il était à découvert.

-Je ne sais pas. Il me semble beaucoup plus difficile de modifier l'inné que l'acquis. Pour prendre un exemple futile, si pour une raison ou pour une autre la Communauté devait renoncer à ses frusques, passé quelques jours, plus personne n'en serait gêné. Mais plus généralement... Je n'ai rien contre l'acquis, contre la culture : je serais bien mal placé pour jouer les êtres simples et purement naturels, pas vrai ? Et je ne raille point la pudeur : je la respecte. Quand elle vire à la pudibonderie, par contre... Sais-tu qu'il est des contrées où il faut se baigner vêtu ? Ou on doit même se laver vêtu, sous prétexte que la vision des corps offusquerait les dieux ? Bigre, s'ils les avaient en répugnance, ils se seraient abstenus de les créer, non ? Enfin, heureusement, il s'agit là de cas extrêmes et encore rares.

" Je ne suis pas convaincu que nous pourrions jeter aux orties nos réserves en quelques jours. Pas sans qu'il y ait des modifications dans nos comportements... Peut-être davantage d'attitudes inconvenantes ou qui pourraient mettre certains*— certaines — mal à l'aise... Mais dans le même temps, je n'ai nul souhait d'entrer en matière avec toi sur ces sujets. Tu y as certainement plus souvent réfléchi que moi. Mais de manière générale, il ne faut pas sous-estimer l'acquis. Pour avoir travaillé des mois durant dans les quartiers difficiles de Luménis, à essayer de bousculer les représentations erronées et les habitudes délétères en matière de santé... Diable, l'humain est une créature de coutumes bien ancrées."
Il sourit.
" Maintenant, si nous vivions dans une société où les sexes ne se mélangent guère, je suppose que nous nous en sortirions mieux."

Tu veux dire, dans le cas où tout le monde vivrait nu ? C'est oublier qu'il y a des hommes qui aiment les hommes, des femmes qui aiment les femmes et des représentants des deux sexes qui aiment les deux sexes. Mais je ne pense pas que la nudité entrainerait davantage de gstes ou de remarques inconvenants : beaucoup considèrent comme plus érotique un corps vêtu, ne fût-ce que partiellement... Oh, et d'expérience, je puis aussi te dire que dans les communautés prohibant les vêtements, on accepte mieux les différences physiques et les infirmités !

" J'avais dit que je ne t'affronterais pas sur ton terrain ! dit Albérich en riant. Je suis parfaitement convaincu de ce que tu racontes sur ces autres sociétés. Mais ce n'est pas la nôtre. Bref. Restons-en là. L'important est que de nous posions, n'est-ce pas ?"

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue