La Couronne de Cuivre

Baptiste confectionna un petit pique-nique pour le faune. Celui-ci était inquiet, cependant, et il vint voir le barde.
" Qu'est-ce que je fais, si vous devez partir en ville ? demanda-t-il. J'essaie de vous suivre ? Je reste ici ? Je retourne chez les cochons ?"

-Si tu penses pouvoir te rendre discrètement chez Mona, je crois que ce serait le mieux. Je vais d'ailleurs écrire un mot pour lui expliquer la situation et lui demander de veiller sur toi jusqu'à notre retour : c'est quelqu'un de bien, d'ouvert d'esprit, on peut lui faire confiance.
Il soupira.
-Ah, je suis désolé, Titus : rien ne tourne comme prévu... Mais quoi qu'il advienne, soit certain d'une chose : on ne te laissera pas tomber.

Le faune parut surpris.
" Mais... je n'ai jamais pensé une chose pareille." murmura-t-il.
Son expression se fit inquiète : les paroles de Taliesin semblaient avoir éveillé une crainte jusque là inconnue chez l'enfant.
" Tu sais... J'aime bien les bois parce que c'est dans les bois que j'ai vécu avec Ainhoa... Mais je pourrais jamais m'y débrouiller tout seul. Je sais pas ce qu'on peut manger et ce qui est empoisonné... et... j'aurais froid, aussi."

C'était du joli : il s'inquiétait tellement qu'il en inquiétait les autres.
-Ne t'en fais pas : il n'y a aucune raison pour que tu doives rester seul dans les bois. Si les gardes ne font pas de complications, ce qui est tout à fait possible, nous repartirons d'ici tous ensemble. S'ils nous demandent de nous rendre à Champsdor, Mona veillera sur toi jusqu'à ce que nous en ayons terminé avec ces formalités.

" D'accord. Je pense que je retrouverai le chemin. Mais je crois que j'attendrai la nuit... En journée, je vais devoir passer par plein d'endroits exposés et... c'est quand même loin..."
Il sourit.
" Mais ça ira."
Il y eut du bruit sur la route, et Titus fila en deux bonds dans les bois. Deux cavaliers s'approchaient au trot, deux hommes. Le premier devait approcher de la cinquantaine, le second n'en avait pas trente. Ils étaient manifestement apparentés, père et fils. Sûrement les éleveurs de canards...
Ils mirent pied à terre, nerveux, et vinrent vers le barde — sans doute Victor les avait-il avertis qu'il était leur meneur.
" Messire... Votre... fils nous a dit... Casper est vraiment mort ?"

Il acquiesça gravement.
-J'en suis désolé mais... Oui, il est mort.
Il désigna la cabane.
-Il est toujours dans son lit, où nous l'avons aidé à se coucher hier soir et... où nous l'avons découvert ce matin.

Le plus âgé des deux hommes se dirigea vers la cabane, saluant à mi-voix Phelan et Baptiste, qui s'empressa de sortir. Le plus jeune resta à l'extérieur, lorgnant Taliesin avec un mélange d'embarras et de méfiance.
" Comment vous dites que vous l'avez rencontré, Casper ?" demanda-t-il finalement, un peu revêche.

Rien qu'à voir l'attitude de l'homme, rien qu'à entendre son ton, il sentait venir les ennuis.
De très gros ennuis.
-A la base, nous étions à la recherche d'une amie qui n'est pas reparue après avoir quitté Champsdor pour effectuer un travail censé ne durer qu'une journée. Comme il paraissait possible qu'elle ait répondu à une petite annonce placée à la guilde des marchands et consistant à chasser une bête dans ces bois, nous nous sommes mis en quête du commanditaire et c'est en nous présentant à votre ferme, avant hier, que nous avons appris qu'il s'agissait du garde-chasse et où se trouvait sa maison. Sauf qu'en y arrivant, nous l'avons trouvée déserte : tout indiquait que Casper était parti en même temps que notre ami ou qu'en ne la voyant pas revenir, il s'était lancé à sa recherche. Nous avons donc remonté leur piste et hier, un peu avant midi, nous avons trouvé le malheureux grièvement blessé près d'un ruisseau. Nous l'avons soigné de notre mieux, ce qui lui a permis de revenir ici avec nous mais...il semble que ce qui l'a attaqué l'a également empoisonné.
Il avait la désagréable impression qu'il devrait répéter ce récit un bon millier de fois. Mais puisque c'était la pure vérité, aucun risque qu'il varie d'un iota...

L'homme acquiesça, puis son regard fila vers les bois.
" J'ai jamais entendu un truc comme ça. Un gars empoisonné par une bête des bois. Y'a pas d'animaux dangereux, par ici. Jamais entendu une chose pareille de mon vivant. C'est bizarre."
Phelan et Baptiste étaient toujours sur la terrasse. Victor demeurait près de Minuit.
" Mais j'imagine que si vous l'aviez tué, vous seriez pas restés à attendre là qu'on vienne vous cueillir."

Restait à espérer que les autorités parviendraient à la même conclusion...
-La bête pour laquelle il avait passé une annonce était un sanglier gigantesque. Quant à ce qui s'en est pris à lui... Il a parlé de chauves-souris bouffies. Il a également évoqué quelque chose pervertissant la faune... Malheureusement, il n'a pas pu en dire plus. Mais peut-être en avait-il parlé au préalable à quelqu'un, chez vous ou dans le voisinage ? Cela aiderait à éclaircir le mystère;

" Le sanglier, il en a parlé. On a vu les traces près des mares. Mais ça arrive de temps en temps, des bêtes sauvages qui s'approchent de chez nous... Elles quittent les zones reculées... les forêts... les vallées perdues... et puis la nourriture est abondante, par ici... Mais Chauntéa nous protège, en général."
Il secoua la tête, cracha sur le sol.
" Hors d'ici, tout est chaos. J'sais pas pourquoi il a décidé de partir hors des limites."

-C'était en tout cas courageux de se part de partir à la recherche de notre amie... dit l'elfe.
Et il regretta de ne pas avoir remercié le garde-chasse tant qu'il en avait l'occasion. Il avait eu trop de choses en tête et n'avait sans doute pas mesuré ce que représentait, pour quelqu'un de la vallée, le fait de s'aventurer hors de ses limites.
-J'espère qu'on réussira à identifier et à éradiquer ce qui dénature les animaux des bois, ce qui est la cause de son trépas, conclut-il.

" Je crois qu'on va surtout essayer que ça ne rentre pas jusque chez nous. Eradiquer les trucs bizarres de cette région, franchement... C'est un travail pour une troupe de Togoria ou d'Haradhar. Les gens ordinaires, on va pas se mêler de ça..."
Il lorgna les bois.
" Peut-être monter des palissades, au pire... Mais si ça se trouve, c'était juste un coup de malchance. Il aurait pas dû s'aventurer hors des limites."

C'est en entendant ce genre de discours qu'il réalisait à quel point Mona et Yann étaient ouverts d'esprit comparé à leurs concitoyens...
-Sa fin est d'autant plus tragique qu'en s'aventurant si profondément dans les bois, il a peut-être rendu un fier service à la vallée... A présent que ce problème est connu, il sera sans doute possible de mander une troupe à l'extérieur afin qu'elle le règle et, ce faisant, évite qu'il ne fasse d'autres victimes...
Il soupira.
-Cependant, j'espère que vous avez raison, qu'il ne s'agissait que d'un coup de malchance.
Il n'y croyait guère mais tenait à se montrer conciliant.

L'éleveur de canards plus âgé quitta la cabane et descendit les rejoindre. Il avait l'air choqué, le visage rouge, les yeux un peu humides.
" Quelle bouse... Pauvre Casper... C'était... Il était..."
Il mit la main devant la bouche quelques secondes.
" Messire, êtes-vous certain que c'est du poison ? Je n'y connais rien. Si c'était contagieux ?"

Il opina du chef.
-Je ne suis pas un expert, mais... Je suis convaincu qu'il a été empoisonné, oui : les signes sont malheureusement assez reconnaissables. Par ailleurs, nous l'avons côtoyé de très près depuis que nous l'avons retrouvé, hier, et aucun d'entre nous n'a manifesté le moindre symptôme inquiétant.

" Je serai plus soulagé quand un clerc aura pu confirmer ce diagnostic... Sans vouloir vous manquer de respect. Je sais que les elfes sont versés dans... les substances de la nature... Mais les maladies ne se déclarent pas toujours dans les quelques heures qui suivent l'exposition. En tout cas, c'est comme ça chez les canards."
Il poussa un soupir.
" Je n'en reviens pas. Vingt ans qu'il travaille pour nous. Ce pauvre Casper. Enfin... au moins, il ne laisse ni femme, ni enfants. Quelle horreur."

-Je suis navré, messire.
Et il l'était.
D'autant plus, même, qu'il avait cru le garde-chasse tiré d'affaire et que s'il avait eu le moindre soupçon quant à son empoisonnement, ils auraient eu le temps de le conduire jusqu'à un clerc qui, d'un simple sortilège, l'aurait sauvé.

" Bon, mais il va falloir attendre, maintenant. J'ai envoyé mon neveu à Champsdor, mais le temps qu'il ramène quelqu'un de l'abbaye, ça va prendre au moins une heure. Ils vont vouloir vous interroger... et sans doute vous désinfecter, aussi... J'espère que vous n'êtes pas trop pressés."
Il soupira.
" Bouse, je n'y crois pas. Personne ne meurt jamais de ce genre de choses, dans le coin."

-J'aurais vraiment aimé être en mesure de le sauver... soupira-t-il.
Là encore, c'était la pure vérité.
Pour le reste... L'interrogatoire, la décontamination éventuelle, cela ne l'inquiétait pas. Ce qui l'inquiétait, c'était qu'on puisse les soupçonner. Mais si les gens de Champsdor réagissaient comme ceux de la ferme, peut-être s'en sortiraient-ils sans trop de problème.

S'ensuivit une longue attente, où chacun dut trouver à s'occuper. Les enfants allèrent jouer dans le sous-bois, sans s'éloigner mais sans doute pour tenir compagnie à Titus. Les éleveurs bavardèrent à quelque distance, désignant de temps en temps certaines choses dans le paysage, jetant des coups d'oeil à la cabane endeuillée. Ils étaient sur leurs terres, après tout, et réfléchissaient sans doute aux mesures à prendre pour pallier à la disparition de leur garde-chasse. Phelan, lui, était nerveux et ne paraissait pas savoir quoi faire de lui-même. Il tournait en rond comme un animal en cage, lorgnant la route par laquelle arriveraient les gens de Champsdor.

Taliesin, qui avait sorti sa pipe - fumer le détendait et faisait passer le temps -, s'efforça de rassurer le jeune homme, par l'attitude comme par les mots : c'était son rôle de barde, après tout. Pour autant, il était loin d'avoir l'esprit tranquille : certes, cela s'était plutôt bien passé avec les fermiers, certes, il était probable qu'il en aille de même avec les gens de Champsdor mais... probable ne voulait pas dire certain. Bref : il avait hâte que ceux-ci arrivent et que cette affaire soit réglée.

Il leur fallut un peu plus d'une heure pour arriver. Le soleil était haut dans le ciel quand un groupe de cavaliers s'approcha. Ils étaient six, montés sur des animaux rapides. Trois d'entre eux étaient des gardes, deux des clercs, le dernier le neveu de l'éleveur, probablement. Dès qu'ils eurent mis pied à terre, les trois militaires se dirigèrent vers la cabane, un des clercs alla vers les locaux, le dernier vers Taliesin. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, encore vert, la mine sérieuse et la barbe bien taillée. Il portait une tenue de selle brune, à l'image des aubes chauntéennes, toujours couleur terre.
" Bonjour messire. Voilà une bien triste affaire. Pouvez-vous rassembler tous les témoins, que je ne doive pas répéter la même chose plusieurs fois ?"

-Bien sûr, répondit-il avant d'appeler Victor, Baptiste et Phelan.
La présence des clercs le rassérénait : ils étaient capables de percevoir la nature des auras, de générer des zones magiques où mentir était impossible... Pour peu qu'ils y mettent de la bonne volonté, ils seraient convaincus avant longtemps de leur innocence.
Et pourquoi ne mettraient-ils pas de la bonne volonté ?

" Bon, dit le clerc. Je vais vous voir séparément. L'ordre n'a pas d'importance. Je vous demande de ne pas communiquer sur vos versions des événements avant l'interrogatoire, bien sûr. Mais bon, j'imagine que vous l'avez déjà fait."
Il haussa les épaules.
" Vous devrez aussi me communiquer une adresse où je peux vous joindre jusqu'à ce que l'affaire soit classée."

-N'auriez-vous pas meilleur compte à utiliser une zone de vérité ? s'enquit le barde. Vous n'auriez ainsi qu'à écouter un seul récit, vous sauriez qu'il n'est pas un mensonge, que nous ne nous sommes pas entendus au préalable pour arranger les faits à notre convenance et ce serait plus confortable pour nous. Enfin, c'est juste une suggestion.
Quoi qu'il advienne, il se conformerait aux consignes du clerc. Mais rien que le fait qu'il suggère qu'ils aient pu s'entendre pour lui servir une version identique et altérée des événements le mettait mal à l'aise.

" Oh, mais je vais ériger pareille zone, dit le clerc avec un calme sourire. Mais si vous connaissez ce sortilège, vous savez qu'il n'empêche pas les omissions... et qu'il peut aussi être contourné par ceux qui jouissent d'une volonté solide. Bref, ce sera chacun à votre tour. D'autant que certains auront peut-être remarqué des détails que d'autres ont négligé. Voyez ça comme un témoignage plutôt qu'une déposition."

Il acquiesça, s'abstint d'ajouter quoi que ce soit.
Il voyait à l’œuvre la méfiance naturelle des gens de cette contrée mais au moins, les précautions prises les disculperaient.
Bref : quelques heures à tenir - autant de temps perdu, encore - et ils pourraient s'en aller.

Victor s'avança crânement en premier et accompagna le clerc à l'écart. Taliesin le vit incanter, proposer au gamin de s'asseoir sur un rondin, puis ils commencèrent à parler. Baptiste s'approcha de Taliesin.
" S'ils demandent combien on était, comment on fera pour ne pas parler de Titus ?" dit-il d'une voix tremblante.

Il posa une main apaisante sur son épaule.
-On lui dira toute la vérité : nous n'avons rien à nous reprocher, rien à cacher, et c'est si nous essayons de louvoyer ou de dissimuler certaines choses qu'il nous soupçonnera. Bref, s'il faut parler de Titus, nous en parlerons, et nous expliquerons pourquoi nous le préserverons : je pense que le clerc comprendra.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile