La Couronne de Cuivre

L'elfe, d'excellente humeur, ne se priva ni de manger avec appétit, ni de féliciter les cuisiniers du jour, ni de deviser joyeusement avec les autres convives. Bien sûr, s'il repensait à son houleux échange avec Victor, une ombre s'imposait aussitôt à son esprit et il ne manquait pas d'éprouver une certaine inquiétude concernant le futur de Baptiste parmi eux. Néanmoins, il avait atteint ses objectifs : amener l'enfant à parler et passer un bon moment en sa compagnie. Peut-être était-ce, mine de rien, un pas fait dans la bonne direction ? Et puis, l'épreuve du lendemain, qu'on s'était encore bien gardé de leur annoncer, permettrait peut-être d'en accomplir un deuxième...

Personne n'aborda le sujet avant que ne vienne le moment fatidique de la mise au lit. Cette fois, ce fut Guillhem qui accompagna Taliesin dans les étages, tandis que Guéric et Galathée continuaient à discuter de ruches et de jardin. Le fermier et le barde supervisèrent les ablutions des gamins d'un oeil distrait.
" Robin m'a dit que tu t'étais proposé, avec Victor, pour nettoyer le poulailler ? J'ignorais que les elfes avaient un odorat aussi différent du nôtre, mais c'est courageux de ta part. Et bienvenu. Je me demandais qui j'allais devoir désigner. Rien de tel qu'un volontaire."
Il n'y avait pas la moindre trace d'ironie dans sa voix.

Le plus difficile fut de ne pas éclater de rire. Mais Taliesin réussit ce tour de force en songeant que s'il dévoilait le pot aux roses, il ne ferait qu'ajouter un nouveau souci à Guilhem, plutôt que de lui en ôter un de taille. Or, le fermier avait besoin qu'on lui simplifie la tâche, non qu'on la lui complique.
-Hum, le poulailler sentira aussi mauvais pour moi que pour tout le monde. Mais c'est une tâche qu'il aurait fallu accomplir tôt ou tard. Et puis, je me suis dit que faire un travail difficile en compagnie de Victor, ça nous rapprocherait, ce qui est nécessaire, d'autant que la situation n'est pas forcément très facile, pour lui...
Quant à Robin, il ne perdait rien pour attendre. Et ce n'était pas une question de vengeance mais d'honneur : un barde, par nature maître en entourloupe, ne pouvait sciemment se laisser piéger sans riposter !

Si Taliesin laissa perler la moindre surprise, Guillhem n'en remarqua rien. Il alla aider Mathieu à passer sa tunique, puis les enfants se rassemblèrent dans la chambre où le barde avait coutume de leur raconter la suite de la saga. Antoine et Mathilde étaient arrivés, il pouvait commencer. Les enfants étaient entrés dans cette routine avec une certaine organisation et, selon les dires du fermier, le coucher était devenu sensiblement moins chaotique qu'auparavant.

Taliesin prit le parti de ne rien changer à ses habitudes, de ne rien dire à propos du poulailler et, surtout, de ne pas modifier son attitude envers ceux qui étaient déjà au courant de l'affaire. Il narra donc son histoire comme de coutume, avec autant d'implication et de plaisir. Toutefois, il ne la fit pas durer outre mesure et, lorsqu'elle fut terminée, ne s'attarda guère : il devait informer sa compagne de ses échanges avec Victor et espérait donc la rejoindre avant qu'elle ne se soit endormie.

Galathée ne dormait pas : elle était encore dans la salle à manger avec Guéric et Elliot. Les bébés, par contre, s'étaient volatilisés. Sans doute les avait-elle couchés pendant que les enfants plus grands écoutaient le barde.
Il était toujours question de ruches, et ils avaient désormais dessiné un plan sommaire du domaine sur un morceau de parchemin. Ils accueillirent Taliesin avec le sourire. Guillhem, Mathilde et Antoine ne tardèrent pas à faire leur apparition, avec l'infusion du soir pour les uns, et l'eau de vie traditionnelle pour les autres.

Toujours de bonne humeur, il se garda toutefois de trop parler. D'abord parce qu'il ne voulait pas gêner l'élaboration du grand projet touchant aux ruches : il n'entendait rien en pareilles matières et l'opération était importante pour la ferme, dans la mesure où, outre du miel, elle était susceptible de leur procurer des revenus. Ensuite parce que tous les sujets qu'il avait à l'esprit, que ce soit le poulailler, le choix des parrains pour les jumeaux ou sa discussion avec Victor, ne pouvaient pas vraiment être abordés devant la petite assemblée...

Les apiculteurs en herbe finirent par se mettre d'accord et la conversation dériva vers un autre sujet, puis un autre, et enfin un troisième, après quoi Galathée se leva et Taliesin put lui emboîter le pas vers les étages. Elle alla vérifier que les bébés allaient bien - rien à signaler de leur côté - puis s'assit sur le lit et entreprit de se changer.
" Tu voulais me parler de quelque chose ?"

-On ne peut rien te cacher ! fit-il avec un sourire en coin.
Après une brève hésitation, il décida de commencer par le gros morceau. Réserver la question des parrains pour la fin leur permettrait en effet de s'endormir avec des pensées plus positives.
-Comme tu le sais, j'ai passé l'après-midi avec Victor. Bon, l'activité quelque peu oisive que j'avais choisie va avoir des conséquences pour notre programme de demain mais mon objectif a été atteint, dans le sens où il m'a parlé...
Et de lui rapporter leur conversation aussi précisément que possible, afin que la rôdeuse puisse se faire une bonne idée du ressenti de leur garçon.
-Bref, ça n'est pas très bien engagé, conclut-il enfin. Victor nous en veut, son animosité envers Baptiste ne s'apaise pas et ce serait même plutôt le contraire dans la mesure où celui-ci, qui doit sentir cette hostilité, se cantonne toujours dans une attitude trop serviable qui agace Victor et même, apparemment, certains de ses amis... Bref, tout cela ressemble fort à un cercle vicieux dont je me demande bien comment nous allons sortir.

" C'est décevant mais pas vraiment surprenant, dit la rôdeuse avec une moue un peu désolée. Je dois dire que connaissant Victor, sanguin comme il est... extrême comme il peut être... Non, ça ne me surprend pas. Mais il est aussi soupe-au-lait... et à mon avis, son discours est partiellement provocateur. C'est comme quand un môme dit à son petit frère : je voudrais que tu ne sois jamais né. C'est la colère qui parle, je crois. Maintenant, il va falloir provoquer des situations où ils doivent collaborer, voilà ce qu'il va falloir faire... Peut-être pas demain, parce que ça fera un peu trop... immédiat, sans doute. Mais certainement d'ici quelques jours... Et puis empêcher Baptiste de faire son bon élève, aussi. Il a besoin de se lâcher, ce gosse."

-Je suis bien d'accord. Mais l'y encourager ne sera pas évident : j'ai déjà essayé, sans le moindre résultat... Ce ne sera pas non plus évident de les pousser à collaborer et, plus encore, d'éviter que ça ne tourne au drame...
Il soupira.
-Mais il faudra le faire, dans un cas comme dans l'autre. Parce qu'on l'a constaté : le temps seul n'apporte aucune amélioration et si ça continue ainsi, on court droit à l'échec.

Galathée croisa les jambes.
" Je ne suis pas certaine que le temps n'apportera aucune amélioration... mais il faut se donner de la marge... probablement des mois... et ne pas en avoir peur. Ici, ça fait juste dix jours qu'ils se côtoient. Ils n'ont rien vécu ensemble, ou si peu... C'est normal que la situation soit un peu cristallisée, mais je pense que ça ne veut rien dire."
Elle sourit.
" Je pense aussi qu'il faut les amener à collaborer par la bande... pas frontalement. Si Victor est remonté contre Baptiste, il refusera toute tentative frontale de s'en rapprocher... Je sais, ça rend le problème complexe. Mais le tout, c'est de ne pas renoncer. Nous trouverons une solution... mille, même... mais pas à cette heure tardive."

[color=#FFFFF66]-Oh, nous ne renoncerons pas et je suis même certain que nous finirons par trouver de bonnes solutions,[/color] murmura-t-il. Simplement... Je n'avais pas imaginé que ce serait simple, que ça se réglerait en un tournemain. Pas un seul instant. Mais quand je vois les énormes difficultés que nous avons à communiquer avec eux, à les faire parler ou évoluer, quand je voix tant de colère chez Victor et tant de réticences à se confier chez Baptiste... Je commence à me demander si je n'ai pas commis l'une des erreurs dont j'ai le secret et qui aboutissent invariablement à un lamentable gâchis.
Soupir.
-Enfin, je vais m'efforcer d'être optimiste, en cela comme pour le reste. Et sinon, pour aborder un sujet moins déprimant... J'ai parlé avec Mathilde : les parrains de corps sont les plus costauds, les parrains d'esprit les plus malins et les parrains de cœur les plus gentils. Aucun mystère là-dessous, donc.

Galathée l'attira près d'elle et l'embrassa sur le front.
" Ne te fais pas tant de soucis. Demandons à Guéric d'être le parrain d'un des enfants. Après, si nous voulons ajouter d'autres personnes, nous le ferons. Ensuite, si tu tiens absolument à lui attribuer un rôle... Je pense que c'est à toi de décider, tu le connais mieux que moi. J'ai l'impression, juste, qu'il pourrait mal prendre d'être désigné parrain de corps, vu sa petite taille... Mais je peux me tromper, une fois encore, je ne le connais pas très bien."

Il l'enlaça tendrement.
-Je pensais à parrain de cœur pour lui comme pour Guilhem, lui souffla-t-il. Nons qu'ils ne pourraient l'un comme l'autre être parrains d'esprit, mais... Ce qui compte le plus pour moi ,c'est leur amitié, la chaleur humaine que nous trouvons auprès d'eux et que les jumeaux trouveront à leur tour. Après, tu as raison, on n'est pas non plus obligés de choisir un rôle précis d'autant qu'à mon avis, c'est plus symbolique qu'autre chose.

" Moi ça me va..."
Elle se laissa tomber en arrière, l'entraînant dans sa chute, et l'embrassa derechef.
" Il m'est avis que tu as besoin d'un petit coup de pouce pour chasser la grisaille, ce soir..."

-Je dois dire que...
Il jeta un regard en direction du berceau. Mais ses occupants avaient le sommeil lourd, très lourd...
-...que l'idée me plait assez. D'autant que dès demain, quand j'aurai nettoyé le poulailler, il faudra longtemps avant que tu acceptes que je t'approche...
Se penchant, il joignit ses lèvres aux siennes.

Galathée le dégagea de la chemise qu'il n'avait pas encore retirée, sans détacher les lèvres des siennes, puis l'embrassa dans la gorge, sur les épaules, puis la poitrine.
" Il faudra que tu te décrasses soigneusement, voilà tout... On ajoutera des huiles parfumées à ton baquet... Ça cachera... l'odeur de fiente... J'en suis certaine."
Elle repoussa les couvertures d'un coup de pied : il faisait de toute façon beaucoup trop chaud pour ce genre de choses.

Ses mains, déjà, glissaient sur la peau douce de la jeune femme.
-Je te promets... que je serai particulièrement méticuleux... et qu'il ne subsistera pas le moindre signe de cette terrible épreuve, murmura-t-il d'une voix que le désir rendait légèrement plus rauque.
Depuis combien de temps n'avaient-ils plus fait l'amour ?
Trop longtemps.

Il fallut y aller en douceur car Galathée était un peu tendue, sans doute la crainte d'avoir mal, la redécouverte d'une zone de son corps qu'elle avait protégée toutes ces dernières veilles. Mais petit à petit, elle se détendit, laissa le barde prendre de l'assurance, et ils retrouvèrent la confiance qu'ils avaient l'un en l'autre, la douceur et la fièvre de leurs étreintes, l'extase et la félicité. Leurs corps avaient changé, bien sûr, subtilement, la maternité était passée par là, mais aussi une année entière, bientôt, avec ses privations et ses épreuves.
Ils firent l'amour sans réserve et le sommeil glissa ensuite sur leurs épaules, protecteur.

Taliesin s'éveilla à l'heure habituelle et ne mit guère de temps à émerger complètement. Que ce soit une conséquence de sa relative oisiveté de l'après-midi précédent ou de ses étreintes passionnées avec la rôdeuse, il se sentait frais et dispos, plein d'allant, même. Il enfila donc promptement les frusques les plus mal en point qu'il put trouver - en prévision de ses travaux du jour - puis se mit en devoir de descendre les jumeaux au rez-de-chaussée où les attendait leur berceau et, le concernant, le petit déjeuner.

Galathée était, comme à son habitude, en vadrouille, et, pour une fois, Taliesin arriva parmi les premiers autour de la table. Il croisa donc Mathilde et Antoine, Guillhem et Elliot, ainsi que Félix et Baptiste. Le reste de la maisonnée dormait encore. Le pain était chaud, la confiture délicieuse, et le thé fumait, diffusant de délicates senteurs d'agrumes dans la pièce. Personne ne paraissait très réveillé et personne ne conversait.

Le phénomène ne manqua pas de le surprendre, même s'il pouvait s'expliquer par son arrivée plus précoce que de coutume.
-Quelque chose vous a empêchés de dormir cette nuit ? s'enquit-il après les salutations d'usage.
Vu leurs mines, vu sa propre énergie, il proposerait probablement de prendre en charge le lever du reste de la marmaille - qui, même s'il ne l'avait jamais supervisé, devait être bien moins épique que le coucher.

Les attablés s'entre-regardèrent, surpris.
" Heu... Non, dit finalement Guillhem. Je crois que c'est ma tête de d'habitude.
— La mienne aussi, fit Antoine. J'ai l'air bizarre ?
— Tu as l'air normal vu l'heure." le rassura Mathilde.
Baptiste se frotta vigoureusement le visage tandis que Félix étouffait un bâillement dans son bol de gruau.

-Oh... Il doit donc s'agir de l'étonnement du lève-tard qui, pour une fois, déroge à ses habitudes...
Il les observa un instant.
-Je vais jouer du clairon en haut tout de suite ou vous préférez un ultime répit avant le Grand Déferlement ?
C'était surtout Victor qu'il avait hâte de tirer du lit, car au plus tôt ils se seraient attaqués au poulailler, au plus vite ils en auraient fini avec cette épreuve peu ragoûtante.

" Oh, laisse-les dormir, dit Guillhem. Il n'y a pas d'urgence, et généralement, ils émergent quand même à une heure raisonnable... Ils sont assez grands pour se gérer... Et comme l'école, c'est pour bientôt..."
Il lui décocha un sourire entendu.
" Bref, ne t'ennuie pas avec ça. Ils paraîtront tôt ou tard."

Un peu surpris - d'ordinaire, Guilhem ou l'un de ses aînés allaient superviser les opérations -, se demandant s'il ne s'était vraiment rien produit durant la nuit, il n'en acquiesça pas moins.
-Très bien, fit-il, souriant.
L'instant suivant, il s'installait à table et commençait à déjeuner. Mieux valait faire des réserves : après son combat contre les fientes de poule, il doutait de retrouver l'appétit avant un certain temps.

Tandis qu'il déjeunait, Benoît et Mathieu firent leur apparition, tandis que Mathilde quittait la table. Ils entendirent le retour de Galathée, Guillhem se porta à sa rencontre, et Guéric finit par émerger. Alors que le barde arrivait à la fin de son assiette, Baptiste vint se glisser près de lui.
" Je suis prêt quand tu es prêt, annonça-t-il. Pour le poulailler, je veux dire."
Il assortit sa déclaration d'un large sourire. Il portait des vêtements franchement miteux, à mieux y regarder.

Ah, bigre, il n'avait pas anticipé cette démarche. Et pourtant, il l'aurait dû puisque, à bien y réfléchir, elle était des plus prévisibles... Et il allait devoir décliner l'offre, ce qui le mettait très, très mal à l'aise.
-Sortons un moment, dit-il à l'enfant, souriant.
Il jeta malgré tout un regard à Galathée : si elle avait entendu leur bref échange, peut-être souhaitait-elle donner son avis.

Mais Galathée venait seulement de se mettre à table et devisait avec son acolyte, Jehan, de la chasse qu'ils venaient de conclure, aussi surprit-elle son regard, sans savoir à quoi il renvoyait, et lui sourit-elle amicalement. Baptiste, de son côté, acquiesça.
" Bien sûr."
Il le précéda dans le couloir, puis dans la cour de la ferme.
" Mathilde a déjà ramassé les oeufs, et les poules sont dehors. Je crois qu'on peut se lancer quand on veut."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins