La Couronne de Cuivre

Il se leva et s’approcha d’elle doucement, se pencha devant son fauteuil, posa une main sur son épaule, sans la forcer pour autant à se retourner.
« Elisa, vous n’avez rien à me prouver. Je sais ce que vous valez. Vous avez plus de courage que je n’en aurai jamais. » murmura-t-il. « Je suis désolé pour vos pertes, pour tout ce qui vous frappe aujourd’hui… Si je peux vous aider, de quelque manière que ce soit… Je ne peux pas atténuer la violence des événements, je le sais bien. Mais si vous avez… envie de parler, ou de hurler, ou simplement de vous changer les idées en m’apprenant à monter à cheval, et bien… Je ferai un effort. »
Il se sentait un peu gauche, mais il espérait que sa sincérité rattraperait l’éventuelle maladresse de ses paroles.

Elle ne se déroba pas. Ne se retourna pas non plus. Garda le silence, ses épaules parfois secouées d'un frisson, lorgnant le mur, la cheminée. Rien du tout, peut-être.
Enfin elle poussa un soupire un peu tremblant, lui refit face, souriant à travers des larmes difficilement contenues.
-Vous seriez prêt à apprendre à monter à cheval ? Et bien, je dois avoir l'air vraiment mal en point pour que vous en arriviez à de telles extrémités... Mais ce n'est pas tombé dans l'oreille d'une sourde.
Elle prit une profonde inspiration. Expira lentement. Sourit, à nouveau, avec tristesse.
-Mais ce n'est pas pour tout de suite. Il y a tellement de choses à faire, à penser... Ada fait tout ce qu'elle peut, les autres aussi, mais... Je ne peux pas rester les bras croisés pendant qu'ils s'occupent de tout. Mon père ne le voudrait pas.

Il lui sourit doucement, hésita à retourner s’asseoir, demeura finalement agenouillé près d’elle. Elle était si jeune, encore, pourtant si déterminée, déjà.
« Et je suis certain que vous en faites déjà beaucoup. Mais vous avez le droit de pleurer, Elisa, vous avez droit à votre chagrin, à votre deuil. Tout semble bouleversé, fragile, mais en réalité, il n’y a plus d’urgence, désormais. Vous avez le temps de faire les choses au rythme qui vous convient, votre père ne voudrait pas que vous vous consumiez. Certains retrouvent leurs marques en se plongeant dans le travail, mais d’autres ont besoin de silence. Laissez-vous le temps, ne faites que ce dont vous vous sentez capable. Si vous vous précipitez, vous risquez de vous écrouler dans un jour ou deux, à quoi cela aura-t-il servi ? Les Combelupins ne sont pas des enfants, vous le savez. Le rapatriement dans le village prendra peut-être quelques jours, mais ce n’est pas la fin du monde. Vous aviez prévu un long siège, le château abrite de quoi nourrir tout le monde, la Nature respectera le pacte. Prenez le temps. »
Elle n’était finalement pas différente de Bastien. Une enfant convalescente. Elle avait besoin d’être soutenue et non poussée. Il eut envie de lui frôler le visage, mais elle se serait peut-être mépris sur son geste, et il se contenta de lui prendre la main.
« Je vais m’occuper des funérailles de votre père. Dites-moi s’il y a des choses que vous voudriez que j’évoque, si vous désirez prendre la parole, je me chargerai du reste. »

Elisa le dévisagea, d'abord incrédule, puis une vague d'émotion chiffonna ses traits tirés.
-Vous... Vous allez le faire ? C'est...
Elle lui serra la main, avec force.
-Merci, messire. Merci mille fois. Je ne savais pas comment nous allions faire, sans personne pour dire... ce qu'il faut dire, sans personne qui sache comment organiser tout cela. J'avais peur que nous ne le fassions pas dans les règles... Et mon père était tellement croyant... Il serait heureux de savoir que tout sera bien fait comme il faut. Et... Je suis heureuse, moi aussi. Pour ça.
Sa voix se brisa. Elle éclata en sanglots, la main toujours serrant celle de l'ancien aubemestre.

Il la prit dans ses bras, étreignant sa détresse, tâchant de ne pas l’enfermer mais de lui offrir, un instant, une épaule. Il se morigéna mentalement, il avait oublié qu’elle n’était pas encore au courant.
« Doucement. » murmura-t-il.
En même temps, parfois, pleurer était la meilleure chose à faire, une purge salvatrice de tout ce qui bouillonnait à l’intérieur, il ne fallait pas le réprimer. Il la laissa donc sangloter de tout son saoul, sans plus rien ajouter, jusqu’à ce qu’elle s’apaise, ferma les yeux, et se sentit ému à son tour, touché par la tristesse de l’adolescente, par les morts inutiles, Eudes et ses fils, le vieil Eloi, même Hugues, qui avait été tellement stupide et aveugle à ce qu’il avait déjà. Il pleura en silence sur Euryale, et Erwan, Hector, les paladins anonymes, et chaque larme versée le rapprochait d’un apaisement paradoxal, alors qu’il embrassait son droit au chagrin. Son droit inaliéanable à la douleur. Et il se sentit vivant. Et il se sentit mieux.

Elisa finit par relever la tête, le visage humide, les yeux rougis, et se fendit d'un sourire courageux.
-Pas très baronesque, tout ça. N'est-ce pas ?
Elle découvrir alors ses propres larmes, haussa les sourcils, puis grimaça, ses yeux à nouveau embués.
-Pas très conseilleresque non plus... tenta-t-elle d'une voix cassée.
Elle lui serra la main.
-Mais on s'en fout. Et ça va aller. On fera en sorte que ça aille.

« Je n’en doute pas. » fit-il avec un sourire, avant de se redresser.
Elle était baronne, il se serait plus jamais conseiller. Elle était à l’aube de l’aventure, il était au crépuscule. Son regard alla au ciel, au travers de la fenêtre voilée de la chambre.
« Dites-moi comment vous voyez les choses, pour ce soir. » reprit-il d’une voix douce. « Je ne connaissais pas bien votre père et je ne voudrais pas me tromper. »

La jeune fille grimaça.
-Je n'arrive pas a imaginer quoi que ce soit... avoua-t-elle après un moment de réflexion. Je ne sais pas ce qui doit se faire, ce qu'il ne faut pas faire... Pour Eloi, nous avions improvisé. Et pour mon frère, il y a deux ans, c'était lui qui avait tout pris en main. Je ne me souviens pas vraiment du déroulement... Alors, je vous fais entière confiance.
Elle soupira.
-Quelque chose de... bien dans les règles, j'imagine. Mon père aimait bien le côté traditionnel. Et s'il faut insister sur quelque chose... Dire qu'il a essayé d'agir pour le bien... C'était ce qui lui importait vraiment, il voulait être juste, il avait toujours peur de prendre la mauvaise décision. Ces derniers temps, ça le hantait complètement... Mais il essayait.

« Ne vous inquiétez pas. Je pense que personne n’a douté de ses bonnes intentions. Et je veillerai à l’intégrer à l’office. » dit-il. « Pour le reste, ne vous souciez de rien. Nous célébrerons votre père dans les règles. Il trouvera sa place en Lathandre, comme tous ceux qui le méritent. »
Ses dernières paroles lui coûtèrent, mais il n’en laissa rien paraître. Quelque part, il espérait qu’Eudes, son âme, ne seraient pas déçus comme il l’avait été.
« Je vais aller au sanctuaire, préparer tout cela. Je devrai peut-être emprunter une aube à Eloi. Je me vois mal officier en pourpoint gris. »
Il s’inclina légèrement devant elle.
« Si quoi que ce soit vous chagrine, si vous avez besoin de moi, n’hésitez pas à venir me trouver. Même si cela vous apparaît trivial. »

-D'accord, murmura-t-elle. De toute façon, je ne suis pas vraiment en état de me soucier des convenances ou de ce genre de chose... Et même si j'étais en état : ça ne m'a jamais vraiment préoccupé.
Elle s'arracha un sourire.
-Merci pour ce que vous allez faire. Pour ce que vous avez déjà fait. Je... Je suis heureuse que vous soyez parmi nous.

« J’en suis heureux aussi. » répondit-il. « Reposez-vous, Elisa. A plus tard. »
Avant de sortir, il lui adressa un dernier sourire, encourageant, puis se glissa dans le couloir. Il s’y immobilisa quelques secondes, prit une profonde inspiration, puis se dirigea, au jugé, vers le sanctuaire. Vu le chemin qu’il avait emprunté la dernière fois, il n’était pas persuadé qu’il le trouverait rapidement, mais il n’était pas réellement pressé. Puisqu’Eudes était un fervent pratiquant, il y avait de fortes chances qu’il y trouve déjà tout ce dont il avait besoin. Tout en empruntant un nouvel escalier, il s’interrogea sur les dernières heures, le fait que tout le monde semblait avoir accepté qu’il était prêtre de Lathandre, sans pour autant s’inquiéter de sa totale incapacité à canaliser la moindre énergie divine. Il était déchu. Ce n’était pas quelque chose d’anodin. Il s’était vu refuser le pouvoir d’un dieu bienveillant après l’avoir maîtrisé pendant plus de vingt ans. Ce seul élément était bien plus inquiétant que n’importe quelle marque au fer rouge imprimée dans sa peau. Pourtant, personne ne s’en offusquait. Sans doute ses actes avaient-ils parlé pour lui… C’était ce que les Combelupins considéraient comme primordial. Néanmoins, il ne pouvait s’empêcher de ressentir à nouveau la honte et la douleur que lui causaient ce silence spirituel. Même si les autres s’en moquaient, il demeurait avec son propre vécu, son propre sentiment d’absence, et il doutait que l’amour d’un père, de nouveaux amis, n’importe quelle reconnaissance humaine, puisse jamais assouvir la faim qui demeurait dans son âme.
Avec l’aide d’un serviteur, il finit par retrouver le bon couloir et finalement le sanctuaire. Il n’était pas très vaste, chapelle personnelle d’une famille en son donjon, et il serait impossible d’y faire entrer beaucoup de monde. Si la saison n’avait pas été si rude, Albérich aurait probablement proposé à Elisa d’officier à l’air libre, c’était après tout une pratique commune dans le culte lathandrite, où le contact avec le ciel était l’élément crucial, mais les frimas rendaient la chose impossible. Suite au feu qui avait ravagé le temple du village, son utilisation était tout aussi proscrite. Peut-être serait-il nécessaire d’organiser quelque chose au village… Albérich avait du mal à se représenter quelle avait été la popularité du baron, avant ces événements funestes. Il se promit d’aborder la chose avec Elisa, mais pas ce jour-là. Il alla jusqu’à la fenêtre qui s’ouvrait à l’est, contempla la campagne enneigée, puis fit quelques pas en arrière et s’assit sur un banc. Il vida son esprit, s’imprégna du silence. Les cérémonies d’adieux n’étaient pas les plus riantes des traditions lathandrites, même si le culte voyait dans la mort la promesse d’une nouvelle naissance, à un autre niveau, ailleurs. Un éternel recommencement. Ce n’était jamais facile à comprendre ou accepter pour les vivants. Ni pour les mourants, d’ailleurs. Mais telle était la foi lathandrite.
Lathandre. Albérich frémit sur son banc, brutalement désoeuvré. Il devait cette mascarade à Eudes, et à Elisa, à tous les Combelupins. Ils en avaient besoin et il était le seul à pouvoir les en soulager. Avec calme, sans heurts. Même si c’était coûteux, immensément difficile. Il fallait le voir comme une suite d’actes, sans y engager autre chose que son corps, sa voix. Il avait officié à une multitude d’enterrements, il connaissait les gestes et les paroles par cœur, il n’était pas obligé de s’engager. Jouer un rôle. Rien de plus.
Il se leva tant bien que mal et chassa ses ruminations en se mettant au travail. Comme il l’avait supposé, il trouva ce dont il avait besoin dans la salle attenante : bougies à profusion pour la veille, deux recueils de textes en cas de trou de mémoire, et une aube rouge, pas exactement sa couleur favorite, mais il ne pouvait pas se permettre de retourner tout le donjon pour en trouver une aussi terne qu’à son habitude. Tout en essayant le vêtement, histoire de ne pas découvrir en dernière minute qu’il était trop petit, Albérich se demanda qui avait été Eloi. Il se souvenait d’un Eloi au temple d’Erhedun, le responsable des novices, mais ce n’était pas la même personne, il ne l’aurait pas aisément oublié. L’aube le serrait un peu aux épaules, il se fit une note mentale de ne pas faire de mouvements trop amples, puis il contempla à nouveau le sanctuaire et commença à visualiser les heures à venir.

C’était l’hiver et la nuit était précoce. La cérémonie commença tôt. Eudes avait été placé dans son cercueil ouvert, face à l’est, et Albérich avait délaissé l’autel pour se tenir à ses côtés. Les visiteurs avaient pris place sur les bancs, Elisa au premier rang, près d’Ada, César en retrait avec Bastien prostré, le conseil au grand complet, les serviteurs dont le majordome, les soldats parmi lesquels Barthélémy. Le sanctuaire était plein. Malgré ses appréhensions, Albérich se sentait étrangement calme. Il s’autorisa un sourire apaisant à destination de la baronne, se tourna vers l’est déjà sombre, guetta le subtil changement dans la luminosité qui lui indiquerait que le soleil, dans la direction opposée, invisible, était en train de glisser derrière les collines. Crépuscule.

« Lathandre, alors que le soleil s’éteint, aide nous à contempler la nuit sans crainte, à garder la lumière en nos cœurs en dépit des ténèbres, attise nos espoirs au creux de nos rêves. Nous savons que demain est un autre jour, où la splendeur de ton aube réveillera les possibles, nous te louons pour ta bienveillance, pour les rayons qui nourrissent le monde, et pour ce que tu inspires en nos âmes.
Nous ne craignons pas la nuit.
Nous ne craignons pas l’ombre.
Nous rayonnons dans les ténèbres.
L’obscurité est dehors, jamais en nous. »

Il se tourna vers les Combelupins rassemblés.

« Ce soir, nous honorons Eudes de Combeloup, fidèle de Lathandre, seigneur de ses lieux, que la mort et l’ombre nous ont ravi trop tôt. Nous allons ensemble le guider vers ta lumière, Lathandre, afin qu’il puisse à jamais rayonner sur nous, dans ton aube éternelle. Accueille-le comme il t’a accueilli chaque jour. La mort, est la vie. »

Il fit un léger signe aux deux adolescents qu’il avait débauchés dans les cuisines un peu plus tôt dans l’après-midi. Ils se mirent en mouvement entre les rangées, tendant une bougie à chaque personne, avant de l’allumer. Bientôt, toute la salle plongée dans la pénombre étincelait de petites flammes. Les deux adolescents vinrent ensuite illuminer cinq grands chandeliers sur pied qui entouraient le cercueil et caressèrent bientôt le corps et l’ancien clerc de couleurs chaleureuses.

« En chacun d’entre nous brûle une lueur d’espoir. » reprit-il. « Eudes de Combeloup nourrissait lui aussi des espoirs. Pour sa fille. Pour son fils. Pour le village et chacun de ses habitants. Il a tâché chaque jour de sa vie de donner l’espace d’exister à ces espoirs, en dépit des traquenards que les ténèbres ont tenté de dresser sur sa route. Et l’ombre voile la lumière, déchirer ce voile demande détermination, courage. Optimisme. Car sans espoir, il n’y a rien. L’espoir fait vivre, mais il fait surtout agir. Si l’on n’espère rien, on ne fait rien. Et c’est parce qu’Eudes avait l’espoir de sauver Combeloup, de sauver le rêve de son aïeul, de préserver les vies, chaque vie, chaque lueur, qu’il a pris sur lui d’affronter les ténèbres. Seuls les hommes peuvent transformer la beauté des souhaits en réalité tangible. Nous créons nos lendemains, sous l’œil bienveillant de Lathandre. Eudes de Combeloup a donné sa vie pour déchirer le voile. Il l’a fait. Il l’a payé cher. Mais dans la mort se trouve la vie.
En dépit de sa disparition, Eudes aurait voulu que chacun d’entre vous cultive, à sa manière, l’espoir de meilleurs lendemains. Il avait l’espoir que son fils retrouve la lumière, l’espoir que sa fille devienne une baronne de qualité, l’espoir que Combeloup continue à prospérer. En cela, chacun d’entre vous a le pouvoir de donner corps aux rêves d’Eudes de Combeloup, chaque jour, par ces mille petits actes qui affirment le pouvoir de la lumière contre l’ombre, dans l’amour, l’amitié, l’enthousiasme, l’énergie que nous mettons à nous comprendre, nous soutenir et nous encourager les uns les autres. Demain matin, l’aube sera signe de ce renouveau possible, de notre capacité, chacun, à réinventer les routes que nous empruntons, quels que soient les écueils, dans le souci d’autrui, le désir de faire mieux, d’aller plus loin, de créer, de découvrir, et nous te louons Lathandre, car tu es la lumière qui permet toute vie, car tu es l’inspiration qui nous ouvre les portes, tu es la main tendue lorsque nous avons peur ou froid, tu es l’aube, et l’aube promet toujours de nouvelles perspectives, de meilleurs lendemains. »

Il faisait désormais nuit noire. Des étoiles dispersées dans la voute semblaient observer leur petite congrégation. Albérich demeura silencieux un instant.

« Nos cœurs se défont de la colère, car elle appartient à Talos. Nous gardons la sérénité. Nous savons qu’Eudes de Combeloup, dans sa mort, a trouvé la paix.
Nos cœurs se défont de la haine, car elle appartient à Shar. Nous gardons l’amour. Il nous nourrira plus que ne le fera jamais la vengeance.
Nos cœurs se défont du mensonge, car il appartient à Cyric. Nous gardons la vérité. Nous n’avons pas peur. Nous avons confiance.
Lathandre, nous embrassons la lumière en nous-mêmes, elle illumine ce que nous sommes, humains, faillibles, mais chacun rayonnant, chacun unique, révélés dans ta gloire. »

Il rebaissa les yeux sur les personnes rassemblées. Son ton se modifia.

« A présent, ceux d’entre vous qui le désirent peuvent participer à la veillée funèbre, qui durera jusqu’au matin. Lorsque le soleil reparaîtra, nous saluerons une dernière fois Eudes avant de le laisser partir pour la Gloire de l’Aube, où il se fondra en Lathandre, pour rayonner à jamais en lui. D’ici là, nous saluerons sa mémoire, chacun à notre manière, en silence ou en paroles, en chants, en récits, en larmes. Dans le respect, mais avec la liberté pour chacun de s’exprimer, à tout instant, de la manière dont il le désire. Personnelle ou partagée, toute émotion ravira Lathandre. Notre amour, notre reconnaissance, nos souvenirs, notre chagrin garderont la nuit à distance de son corps et de son âme, nous serons la lumière protectrice, le cocon de soleil. Jusqu’à ce que les premiers rayons du jour l’emportent. »

Il se tut, sourit doucement, et laissa les Combelupins prendre leur décision. La nuit serait longue, éprouvante peut-être. Froide. Mais chaleureuse en même temps.

La nuit s'écoula sans que personne ne quitte le sanctuaire. Loyauté envers le seigneur défunt ? Marque d'un attachement véritable ? Les deux, sans doute.
Certains parlèrent. Beaucoup, même. Les gardes et les serviteurs, notamment, évoquant un maître juste et généreux. Les membres du conseil, aussi, tous. Et parmi eux, Ada se montra la plus disserte, partageant des souvenirs lointains, elle qui avait vu naître et grandir Eudes. Elle parla de jeux, d'escapades, de bêtises, des moments difficiles qu'il avait traversés, également. Mais surtout d'instants joyeux, lumineux, qui arrachèrent des sourire, voir des rires, à la petite assemblée.
Elisa, pour sa part, demeura silencieuse, ne dit pas le moindre mot. Parfois, les larmes coulaient sur son visage fatigué, comme elle pleurait sans bruit. Parfois, elle souriait, à l'instat des autres, à l'évocation des frasques d'adolescence de son père. Digne, toujours, pour qu'il soit fier d'elle, sache qu'elle tiendrait bon.
Quant à Bastien... L'enfant s'endormit dans les bras de son grand-père. Peut-être était-ce là le plus beau signe qu'il pouvait adresser au disparu. Premier pas, qui sait, vers un retour à la lumière.
Les Combelupins parlèrent, écoutèrent. Se recueillirent.
Les minutes, les heures s'écoulèrent.
Au plus noir de la nuit, on entendit comme un battement d'ailles, on entrevit comme la silhouette d'un oiseau blanc, derrière la fenêtre. Sans que les ténèbres ne permettent aucune certitude.
Les minutes, les heures s'écoulèrent
Les Combelupins parlèrent, écoutèrent. Se recueillirent..
Puis l'aube vint, radieuse.

Albérich ne s’était pas exprimé, se contentant d’écouter, bienveillant, les interventions qui avaient émaillé la nuit. Il avait plus d’une fois hésité à aller offrir son épaule à Elisa mais s’en était abstenu. Elle était demeurée stoïque malgré sa douleur, et il était manifeste qu’une marque un peu trop appuyée de soutien était susceptible de la faire chavirer. Il avait souri aux récits d’Ada, s’était ému de la chaleur manifeste avec laquelle les Combelupins évoquaient leur seigneur défunt, avait lutté contre le sommeil, aussi, comme tout un chacun, à un moment ou un autre de la veillée. Puis le ciel s’était éclairci et il avait repris sa place. Les bougies, fabriquées expressément pour ces occasions funestes, terminaient de se consumer. Cela n’avait pas d’importance car le soleil allait surgir et déverser son message d’espoir sur les endeuillés. Le ciel était rose, violacé, bleu sombre, déjà doré à l’horizon. Puis la lumière jaillit.

« Lathandre, prends soin d’Eudes de Combeloup, que ta lumière l’emporte et le guide, l’illumine de vie dans la mort, que son souvenir soit source et semailles, pluie printanière, rayon de soleil, que l’espoir que nous avons en toi, qu’il avait en nous, prenne racine et s’épanouisse, jour après jour, aube après aube. Sa lueur est à l’abri en nous, comme elle l’est en toi, éternelle et brûlante, symbole d’espoir et de détermination, du combat nécessaire contre l’adversité et les forces de l’ombre.
Sois loué Lathandre pour ta bienveillance, et l’optimisme que tu nous transmets, pour le renouveau chaque jour qui nous entraîne vers un futur radieux, à la mesure de nos âmes, de nos espoirs, de notre foi. »

Il se tourna une dernière fois vers les Combelupins.

« L’aurore nous révèle la beauté du monde et illumine les chemins que nous allons emprunter. Nous avons tous, toujours, l’espace de croître, en corps, en esprit, quel que soit notre âge, notre voie, notre vision. Que la lumière soit en vous, avec vous et pour vous. Lathandre veille. La nuit a reculé. Saisissez les opportunités que vous offre ce nouveau jour. Et celui qui viendra ensuite. Car il vient toujours un autre matin, une autre chance. »

Les quelques serviteurs qui vénéraient Lathandre reprirent sa dernière phrase à mi-voix.

« Allez dans la lumière. » conclut l’ancien aubemestre.

Derrière lui, le corps d'Eudes se gorgeait encore de soleil et sous les rayons puissants de l'astre, il semblait presque avoir repris des couleurs de vie. Il descendrait dans la crypte bien assez tôt.

Lorsque le soleil se fut arraché à l'horizon, lorsqu'il eut entamé la lente ascension vers son zénith, les Combelupins se levèrent. Deux serviteurs s'avancèrent, soulevèrent le cercueil et, suivis par Elisa, s'éloignèrent vers les cryptes qui seraient la dernière demeure de sire Eudes. Quand ils se furent éclipsés, l'assemblée commença à se disperser, non sans avoir, auparavant, remercier chaleureusement Albérich pour son office. Ada lui serra le bras, un instant, avant de partir à son tour. Quant à César... Il jeta un regard noir à un Bastien parfaitement réveillé, dans ses bras - il avait dormi tout son saoul -, grommela quelques menaces à propos d'herbes qu'il lui ferait ingurgiter, ce qui lui permettrait de s'offrir quelques heures de repos, d'échaper à une longue veile, puis quitta le sanctuaire pour gagner leur chambre.
Combeloup avait rendu les derniers honneurs à son seigneur disparu.

Une fois les derniers endeuillés sortis, une fois la dépouille enlevée et conduite vers le caveau familial, Albérich demeura seul en arrière dans la petite chapelle. Il referma les portes, retira son aube et entreprit de ranger ce qui devait l’être. Sa prestation avait apaisé tous les esprits sauf le sien, et la fin de la cérémonie marquait l’instant où le voile se déchirait, la mascarade lui réapparaissait, il avait la sensation terrible d’être un imposteur, craignait à demi d’être désintégré sur place par une puissance courroucée. Ou pas du tout : ça lui aurait conféré une importance qu’il savait ne pas avoir. Tout ceci ne rimait à rien à l’échelle du ciel, il ne fallait pas qu’il s’en soucie. Mais il ne pouvait pas faire autrement. Il avait envie de quitter le sanctuaire au plus vite et de ne plus jamais y remettre les pieds. En même temps, il redoutait l’instant fatidique où il en franchirait le seuil pour s’éloigner dans les couloirs obscurs du donjon.
Il ne savait toujours pas exactement qui il était devenu. Un coquillage vide que les événements avaient empli. Mais le drame de Combeloup s’était joué et il devait à présent reprendre ses marques dans l’univers enneigé.
Il finit par arriver au bout de son rangement, jeta un dernier regard à la salle désormais endormie en dépit des rayons du soleil, puis sortit. La nuit blanche l’avait moins affecté que prévu, comme si la fatigue était devenue une seconde nature. Il se glissa dans la chambre qu’il partageait avec César et Bastien, ne les y trouva pas, peut-être déjeunaient-ils, rassembla ses affaires et repartit. Sa première destination serait le cottage. Il pouvait y rester quelques jours ou veilles, peut-être tout l’hiver, le temps d’écrire son livre sur la dictature, de regarder Combeloup retrouver son rythme en dépit du désastre, de laisser passer l’hiver. Il n’était pas encore très sûr, il avait surtout besoin de se poser, de rassembler ses esprits. Il y avait de fortes chances que le froid le pousse à l’inertie, il en était conscient. Il faudrait juste composer avec un moral imprévisible. Les émotions qui s’étaient succédées les derniers jours étaient extrêmes, il ne savait pas ce qui prévaudrait. Il ne voulait pas le savoir.
Son manteau sur les épaules, il gagna la cour du château puis le portail et la piste qui chevauchait la colline jusqu’à la garnison. Il faisait toujours blanc. Les flocons avaient ensevelis les traces des hommes des Essaims, même s’ils ne disparaîtraient jamais vraiment de l’histoire combelupine. Il eut à nouveau une pensée pour Hugues alors qu’il s’engageait sur le chemin à peine visible sous son manteau immaculé. Alors qu’il progressait péniblement au creux de l’hiver, il songea tour à tour aux différents protagonistes malheureux de cette histoire, surpris, comme toujours, par les errements de l’âme humaine, son talent pour le mal, sa propension à se fourvoyer, à se leurrer, à adopter des valeurs dangereuses dans un monde déjà si fragile. Il gagna finalement l’enceinte de pierre, moins essoufflé qu’il ne l’avait craint, et se souvint qu’il ne restait pas grand chose dans le cottage. Heureusement, on lui avait laissé du bois et un minimum de denrées, sans doute pour les gardes du château qui avaient monté la garde sur le toit pendant ces quelques jours. Il faisait terriblement cru dans la pièce de séjour et il s’attela d’abord à allumer un feu, avant de regarder si on lui avait abandonné de quoi se faire un thé. Il n’avait rien mangé depuis la veille au soir, pas dormi davantage, mais il ne se sentait pas prêt à rendre les armes, pas encore. Il fallait d’abord qu’il vide son esprit de la cérémonie, de ses mots, de l’aube nouvelle, qu’il remplace tout cela par autre chose, afin de se protéger des songes tortueux que ne manquerait pas d’évoquer la torpeur. Il dénicha une couverture, la drapa sur ses épaules, et tandis que l’eau chaude fumait, que la pièce se réchauffait peu à peu, il se pencha sur les bribes de son histoire luménienne, regrettant, un instant, d’avoir brûlé son journal dans le feu de l’angoisse.

Rien ne vint troubler Albérich dans son travail. Personne ne toqua à sa porte : César et Ada avaient probablement fort à faire de leur côté. Peut-être, aussi, préféraient-ils le laisser seul, le laisser venir à eux, le cas échéants. Ils devaient se douter de l'épreuve qu'avait pu représenter pour lui la cérémonie. Ada, au moins.
Personne ne se présenta au cottage, donc, alors que l'après-midi s'écoulait, que le soir prématuré de l'hiver tombait, allongeant les ombres au dehors. Et aucun son inquiétant, aucun hurlement de loup au bas de la colline n'était là pour troubler l'atmosphère. Seuls étaient audibles les craquement du bois qui se réchauffait, à l'instar de la température de la pièce qui, peu à peu, était passée d'acceptable à agréable.

La journée s’était déroulée sans heurts, le Luménien était parvenu à se plonger dans son travail, peut-être un peu vaseux, mais sans réelles difficultés. Cependant, alors que la nuit tombait, il prenait la mesure du caractère ridicule de son comportement. Il était allé se terrer chez lui, donnant à ses activités une apparence de normalité, alors que tout le monde au village et au château devait toujours trimer pour ramener Combeloup sur son chemin tracé. Bien sûr, il avait eu besoin d’un peu de solitude mais c’était quand même une réaction presque puérile et il n’était pas très fier de lui-même. Il aurait dû aider à guider les moutons vers leurs bergeries ou à nettoyer les couloirs du donjon. Quelque chose du genre. Il était trop tard, il faisait désormais trop sombre pour songer à battre en retraite vers la civilisation à moins de vouloir déclencher un nouveau mini-drame dans le village. Il se rattraperait le lendemain, d’une manière ou d’une autre.
Mais la nuit était tombée et il était seul. Le feu crépitait, simulacre de compagnie. Parfois quelque chose galopait dans les hauteurs, un loir ou une souris embusqués dans les poutres, mais sinon, il n’y avait que le silence. Le contraste avec la surpopulation bourdonnante du donjon était des plus saisissants, même si depuis, Albérich avait passé une nuit dans la neige, une nuit au temple, une nuit en cellule. Il se sentait un peu nerveux, même inquiet, comme s’il restait quelque chose au dehors qui n’attendait qu’un relâchement de sa vigilance pour se saisir de lui. Mais barricader la porte n’aurait eu aucun sens : les Combelupins ne faisaient pas ce genre de choses. Aussi prit-il le temps de s’apaiser, tentant de ramener chaque craquement, chaque souffle, à la banalité réconfortante d’une petite maison isolée. Mais ces instants ne tardèrent pas à lui ramener les images plus difficiles des derniers jours, de ceux qui avaient précédé, jusqu’à une nuit d’hiver des veilles plus tôt, la nuit définitoire, qui le poursuivrait incessamment jusqu’à ce qu’il expire, il en était de plus en plus convaincu.
Il alla se coucher sans espoir d’un sommeil serein, et il vit juste : les heures noires furent peuplées de réveils soudains, d’images sanglantes à peine reconnaissables, de trous obscurs et il se redressa plus d’une fois le souffle coupé, en proie à une terreur sans visage. Au petit matin, lorsque la lumière grise du jour filtra enfin au travers des rideaux, il se sentait encore plus fatigué que la veille et il se promit de ne pas regagner le cottage sans une bonne provision d’herbes adéquates. Mais la piètre qualité de son repos ne l’affligea qu’un peu : il s’était résigné à ce que le quotidien soit désormais fait de ces tracas.
Après un rapide décrassage, un rapide petit-déjeuner, il décida de redescendre vers le village, s’enquérir, pour changer, de l’endroit où il pourrait se rendre utile.

Pour un jour d'hiver, le temps était radieux : le soleil brillait dans un ciel d'azur sans le moindre nuage, ses rayons déjà victorieux des habituelles brumes matinales, dont quelques nappes survivantes se terraient, de ci, de là, aux abois, dans les replis du paysage. Et, surtout, la lumière de l'astre diurne se reflétait sur l'épaisse croûte de neige, la faisant étinceler, briller de mille feux. La rendant presque aveuglante.
Tandis qu'il progressait, force était de constater pour Albérich que Combeloup ne présentait guère de stigmates flagrants des épreuves traversées : il y avait le temple, bien sûr, mais d'où était le clerc, on n'en voyait pas grand chose. Il y avait aussi cette tranchée dans la neige, sombre, mélange de glace, de boue, de vestiges du passage de maints troupeaux, qui serpentait jusqu'au château, alors que ce n'était pas l'époque des transhumances.
En dehors de cela... Rien. Un village paisible, endormi dans l'attente du printemps.
Endormi ? Pas tant que ça. Sitôt qu'il approcha des premières maisons, l'ancien clerc fut frappé par l'activité qui y régnait : un entendait le murmure de nombreuses conversations, les cris de gamins en train de jouer, les bruits de la forge d'Hodor, apparemment en plein labeur. Dans les rues, les passants étaient nombreux, cordiaux et bavards, plus extravertis qu'il ne les avait jamais encore vus, le saluant avec chaleur d'un geste de l'a main, d'un mot sympathique...
Combeloup était en pleine effervescence. Mais une effervescence aux actes banals, quotidiens : les gens étaient rentrés chez eux, s'étaient réinstallés, avaient terminé de ranger leurs affaires, de rentrer leurs troupeaux à l'étable. A présent, c'était comme s'ils désiraient se réapproprier les lieux, oublier la retraite, les jours d'enfermement dans le donjon.
Comme s'ils voulaient fêter la renaissance du village, en quelque sorte.
Car c'était bel et bien de cela qu'il s'agissait : une renaissance...

Les choses rentraient dans l’ordre plus vite qu’il ne l’avait cru. Mais l’être humain était résilient, bien sûr, et sans doute particulièrement lorsqu’il avait appris dans une région sauvage en proie aux caprices des saisons. Albérich rendit leur salut aux Combelupins. C’était curieux comme ils l’avaient condamné aisément, il ne pouvait pas vraiment oublier son cheminement dans les couloirs après son arrestation, et comme tout semblait simplement remisé, désormais. Fragile humanité. Volatile. Dangereuse. En lui-même, il était méfiant. Il pouvait leur sourire, leur faire signe, échanger une banalité avec le premier venu, mais en son sein, il savait que quelque chose était irrémédiablement brisé en entre eux. Ou entre lui et tous les autres. Qu’ils soient de Combeloup ou d’ailleurs.
Il porta ses pas jusqu’à la demeure de César, songeant avec amusement que c’était la première fois qu’il ne se rendait pas d’abord chez Ada.

Le vieil homme ne tarda guère à lui ouvrir la porte, et Albérich put constater d'emblée qu'il ne s'était pas joint à l'animation qui avait saisi Combeloup. Pour tout dire, à voir ses yeux encore bouffis de sommeil, il paraissait n'être sorti de son lit que depuis peu de temps.
Néanmoins, il sourit à l'ancien clerc avec chaleur.
-Oh, content de te voir ! fit-il. Entre donc... Et si tu as faim, tu tombes à pic : nous commencions tout juste à déjeuner.

Albérich sourit à son père et se glissa à l’intérieur de la chaumière sur ses pas.
« A vrai dire, je me suis bricolé quelque chose avant de sortir, mais si tu as quelque chose de chaud à me proposer, je ne dirai pas non. »
Il prit soin de retirer ses bottes à l’entrée, il commençait à prendre le pli des coutumes locales, puis rejoignit la salle de vie chaleureuse où devait se trouver Bastien.

Le gamin s'y trouvait, en effet : installé à table, sur la chaise la plus proche de la cheminée où crépitait un bon feu. Sa tunique de nuit et ses cheveux ébouriffées témoignaient, s'il en était besoin, qu'il était également levé depuis peu de temps. Devant lui avait été déposé un bol de grau, ainsi qu'un verre de lait chaud. Il n'y touchait pas, évidemment, le pouce fourré dans la bouche comme la dernière fois où Albérich l'avait vu. Il y avait fort à parier que son grand-père avait toutes les peines du monde à le faire manger.
Ce dernier reparut quelques instants plus tard : il avait fait un crochet par la cuisine, en rapportant des couverts supplémentaires pour son visiteur.
-Assied-toi ! proposa-t-il en déposant le tout sur la table. Je vais te servir du thé, à moins que tu ne préfères le lait fraichement tiré...

A cette simple mention, Albérich sentit son estomac bondir d’horreur et il esquissa une grimace.
« Le thé, c’est très bien. Mais mange donc. Je vais nourrir le petit, j’ai déjà le ventre plein. » fit l’ancien clerc en s’installant à côté de l’enfant.
Il lui sourit et se saisit de la cuillère.
« Il va falloir que tu retires ce pouce, mon grand, sinon ça ne passera pas. »

Le petit garçon, qu'il ait écouté, entendu ou non, n'esquissa pas le moindre mouvement.
-Il faut que tu lui l'ôtes toi-mêmes, fit César en secouant la tête. Après, il mangera tout ce que tu lui donneras... Et recommencera à sucer son pouce sitôt que tu auras arrêté.
De fait, une fois qu'Albérich lui eut retiré le pouce de la bouche, Bastien avala docilement toutes les cuillerées qu'il lui présenta.
-Tu as pu te reposer un peu ? fit le vieil homme en poussant vers son fils une tasse de thé fumant.
-

« Pas parfaitement, je dois dire. Beaucoup de choses tourbillonnent encore dans mon esprit. Il me faudra un peu de temps pour me poser. » dit-il simplement. « Mais le temps, je n’en manque pas… »
Albérich se demanda si Bastien s’arrêterait de manger lorsqu’il n’aurait plus faim ou s’il avalerait tout ce qu’on lui donnait jusqu’à en exploser. Il lorgna le bol, l’enfant silencieux, puis lui présenta tout de même une cuillérée supplémentaire.
« Vous êtes rentrés hier soir ? »

-Oh, bien plus tôt que ça ! répondit César. En fait, le temps de récupérer nos affaires après la cérémonie, et nous revenions déjà ici. La maison me manquait, je me disais aussi qu'un décor familier aiderait peut-être Bastien à se remettre. Et puis, reprendre mon indépendance, ne plus dépendre des serviteurs du château pour les repas, ou le reste... C'était important pour moi. Alors, je ne suis pas resté au donjon plus longtemps que nécessaire.

« Je comprends bien. Et puis j’imagine qu’au château aussi, ils doivent reprendre leurs marques. »
Il but une gorgée de thé, pour le moins corsé, et laissa Bastien reprendre son pouce, non sans lui essuyer la bouche auparavant.
« Je vois malheureusement que ses pénates n’ont pas eu d’effet miracle. »
Il dévisagea le petit garçon qui avait déjà retrouvé son attitude régressive.
« Cependant, il y a deux jours, nous n’aurions pas imaginé qu’il reprenne conscience… Nous devons être patients. »

César acquiesça.
-C'est ce que je me dis. Qu'il soit revenu à lui est en soi un miracle. Alors, on ne peut pas lui demander d'être aussi fringant qu'autrefois en seulement quelques jours...
Il observa l'enfant, sourit, un peu triste..
-Il y aurait bien un moyen de le remettre sur pied beaucoup plus rapidement, mais... Je préfère que les choses se fassent naturellement. Et aviser si... S'il n'y a pas de progrès d'ici quelques temps.

« Une autre méthode… » commença Albérich. « Mais tu as raison de vouloir laisser faire la nature… Nous avons tendance à vouloir hâter les guérisons en pensant qu’il est anodin de puiser dans l’énergie de la toile ou du divin alors qu’en fait, nos corps ne sont pas parfaitement en phase avec ces puissances… Surtout pour un enfant… »
Il se tourna à nouveau vers le vieil homme.
« Cependant, si je peux faire quelque chose… Pour te soulager, pour le soulager… N’hésite pas à me le dire. »

-Il ne s'agirait ni du divin, ni de la toile... murmura César.
Il secoua la tête, à nouveau.
-Merci pour ta proposition : je te dirai, en cas de besoin. Mais je pense que je devrais m'en sortir. Ce n'est pas comme si le travail ne me laissait nul répit, et ce que j'ai à faire, je peux m'en charger en gardant Bastien près de moi. Il n'est pas très... remuant.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

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