La Couronne de Cuivre

-C'est un début. Un tout petit début. Et je ne compte pas en rester là, oh que non. Mais dans l'immédiat, c'est sûr que ça m'arrange bien. Parce que, tu sais quoi ? Je ne sais pas peindre le drapé des tissus. A chaque fois que j'essaie, cela donne d'ignobles aplats...
Il sourit.
-Blague à part... Honnêtement, s'il n'y avait eu aucune décoration ici, s'il ne m'avait pas paru nécessaire d'instaurer une certaine continuité entre l'art des Anciens omniprésent dans cette cité et le nôtre, qui y prendra bientôt place... Je n'aurais jamais émis cette idée. Je l'ai fait parce que ça avait du sens. Ce n'était pas une bête marotte. Quand l'Art est en jeu, les petites inclinations de ma petite personne n'ont pas à entrer en ilgne de compte : je ne suis qu'un instrument.

" Honnêtement, je n'y entends rien en la matière, mais je crois que je peux comprendre ce que tu veux dire. Ton Art est comme mon dieu. Nous sommes au service de choses qui nous dépassent."
Il s'était assis dans les coussins, mais avait toujours l'impression d'être relativement gauche. Heureusement, le brasero était plus proche, désormais.
" Et c'est vrai que vu l'environnement... Cela s'intégrera bien dans l'ensemble. Même s'il me semble que ces Anciens avaient des canons un peu plus enveloppés que les nôtres... Nous aurons l'air famélique."

-Mais non mais non. D'autant qu'au pire, s'il y a vraiment un contraste, je vous remplumerai un peu. Et ce ne sera nullement de la triche : il ne faut pas croire, les Anciens n'hésitaient pas à jouer légèrement avec la réalité pour qu'elle se rapproche de leurs canons idéaux...
Il poursuivait son croquis, toujours aussi tranquille.
-Mais je suis vraiment un hôte indélicat : je t'assommes avec mes considérations sur l'art, avec mes conceptions, sans le moindre égard pour les sujets qui te sont plus chers ou plus familiers... Je ne t'ai même pas demandé, par exemple, comment tu t'en sortais avec tes divers dossiers. En passant devant ton bureau, récemment, en voyant la quantité de documents qu'il y a là, je me suis dit qu'un ou deux assistants ne te feraient pas de mal. En repassant devant ton bureau plus récemment encore, alors que tu y étais, en voyant à quel point tu avais l'air d'un poisson dans l'eau, je me suis ravisé...

" Ah pitié ! J'ai voulu cette séance de pose dans l'objectif avoué de ne plus songer une seule seconde au travail... J'ai donné pour la journée ! Ce n'est pas du tout ce que je voudrais faire de mes journées, pas du tout... La moitié du temps, je suis endormi mais j'ai l'air absorbé... Non, sans doute que j'arrive à avancer même quand tout ça m'ennuie au plus haut point mais... Vraiment, je n'ai jamais eu le goût pour la paperasse. Ça m'effraie que vous me trouviez tous à ma place dans ce bureau solitaire... Ça veut dire que cette chance de me réinventer, que j'ai saisie en accompagnant cette folle entreprise, je suis en train de la gâcher en m'enterrant à une place qui n'est en rien ce que je désire..."
Il poussa un bref soupir, l'humeur légèrement grise, soudain.
" Evidemment, il y a ce qu'il faut faire, et ce qu'on voudrait faire. Et la communauté doit tourner. Je sais où je suis le plus utile, simplement."

-C'est sûr que, pour chacun d'entre nous, il y a une part de devoir à accomplir pour que tout fonctionne. Mais ce serait terriblement triste si, pour toi, tout se résumait au devoir....
Il le dévisagea un instant.
-Qu'aimerais-tu faire ? A quoi aimerais-tu passer ton temps si on te déchargeait de tes actuelles obligations ?

" J'ai envie de revenir à mes attributions de clerc. Je les ai perdues pendant plus d'un an et j'ai mesuré combien c'était l'essence de mon être, la source de mon identité. Je sais qu'on ne doit pas se réduire à une fonction, mais la prêtrise... C'est trente ans de ma vie. Trente ans de bonheur. Avec des crises et des questionnements, et des moments de doute, de violence et de révolte... Je me suis cherché, toute cette année, j'ai essayé de comprendre qui je pouvais être d'autre... Mais je ne peux être personne d'autre. Et je n'ai pas envie, non plus. Guider et guérir. Ce sont les missions que je me suis fixées autrefois, quand j'ai atteint le grade de Semeur, quand j'ai abandonné la robe brune des novices. Je crois que mes aspirations n'ont pas changé."
Il se sentit rougir légèrement.
" Je me suis laissé emporter. C'est l'absinthe."

-Je ne trouve pas que tu te sois emporté. Tu parles simplement avec passion de quelque chose de fondamental pour toi, et je trouve ça tout à fait légitime. Tu vois bien comme je parle d'art... Et pourtant, l'Art, aussi dévoué lui soit-on, ça n'a rien d'un sacerdoce. Contrairement à la prêtrise...
Il eut un sourire en coin.
-Et tu n'as pas à t'en faire : quelque chose me dit que très bientôt, tu auras davantage de temps pour te consacrer à ta vocation. Et ce sera tant mieux : les clercs ne sont pas légion parmi nous, alors qu'il y a bien des plaies à panser, bien des gens à guider.

" Je ne sais pas, dit le Luménien avec un calme sourire. Les membres de la communauté ne m'ont pas l'air d'être très tournés vers le religieux... Sans doute est-ce le résultat des tourments que la vie leur a infligés jusqu'ici... Mais dans les moments critiques... Je n'ai pas vu de grands mouvements de prières, par exemple... Evidemment, je n'étais pas clerc, et donc pas aux premières loges... Mais l'adversité ramène vers le sacré, en général... Pour l'heure, je n'ai vu aucun élan de ce genre. Il est trop tôt pour le savoir, bien sûr... Nous verrons comment les choses tournent... Le premier printemps, les premières unions, les premiers bébés... Ces événements chers à Lathandre..."

-Il y a deux choses dont tu dois tenir compte. D'abord, comme nous venons tous de contrées différentes, il n'y a pas vraiment de religion majoritaire parmi nous. Il y a beaucoup de Lathandrites, certes, mais également pas mal de Sunites et de Chauntéens, ainsi que de petits noyaux de Mystrans et de Mielikkites. Dans de telles conditions, il est difficile que des prières collectives s'organisent, surtout dans les moments difficiles : à l'heure où il faut se serrer les coudes, les gens ont peut-être l'imrpession qu'il vaut mieux rester tous ensemble plutôt que se séparer selon le culte auquel on appartient... Ensuite, nombre de nos membres viennent de la campagne, où les prêtres sont plus rares qu'à la ville, surtout depuis les déprédations des Rouges... Il y a des endroits où il n'y a plus qu'un prêtre pour desservir de nombreux villages, de nombreux hameaux... Ce qui explique aussi, sans doute, que vous soyez si peu nombreux dans nos rangs. Bref : quoi qu'il en soit, j'imagine que, du coup, pas mal de personnes ont pris l'habitude de prier en solitaire ou en famille, plutôt que lors de grandes cérémonies...

" Mon impression est donc juste, dit le Luménien. Ce groupe n'est globalement pas très religieux. Cela dit, je suis surpris de ce que tu dépeins... Mais sans doute les gens viennent-ils de régions que je connais mal... Les natifs de la Trouée sont encore attachés à leur ancienne religion tribale, je le sais bien, mais la zone qui s'étend du nord de Luménis à Eredhun et au-delà est souvent tournée autour du temple du village, et il n'est pas rare que le clerc y joue un rôle de contrepoint au chef de la bourgade... Un Lathandrite ou un Chauntéen... La vie est rythmée par la terre et le calendrier des fêtes religieuses... Il m'a toujours semblé, pour avoir vécu ces dix dernières années dans la capitale, que les citadins étaient beaucoup moins tournés vers la spiritualité que les gens des campagnes... Mais effectivement, il y a sans doute peu de gens de ces régions dans le groupe qu'a formé Etienne, et je connais mal le sud de l'île et toute la côte est."

Giovanni rit.
-Effectivement, tu serais un peu dépaysé. Dans le nord... Il faut bien qu'Eredhun place les centaines de prêtres qui sont chaque année consacrés dans sa ribambelle de temples. Luménis aussi en forme beaucoup. Et Antelucas inonde sa région de Sunites. Il y a moins de gros centres religieux, ailleurs... Pour autant, les gens y ont aussi la foi, et la vie est également rythmée par les cérémonies religieuses, particulièrement chauntéennes dans les campagnes. Mais il doit effectivement y avoir moins de grandes manifestations...
Il sourit.
-Peut-être que la distance avec Manost joue, aussi. A l'ouest, avec la Cité bénie juste de l'autre côté du détroit, il y a forcément une influence...
Il se fit plus sérieux.
-Je comprends que ça te chagrine que la Communauté ne soit pas davantage marquée par la religion. A titre personnel, ça ne me gêne pas : ça évite qu'un groupe ne prenne trop de place par rapport aux autres, qu'il y ait des querelles de chapelles... Dans le même temps, puisque nous bâtissons quelque chose qui essaye d'être partiellement neuf, il doit y avoir moyen de construire davantage de passerelles, d'insister davantage sur l'œcuménisme... D'autant que les ferments de celui-ci sont déjà en la plupart d'entre nous : on prie Waukyne avant une transaction, Valkur avant une traversée et ainsi de suite.

" Ne me parle pas d'oecuménisme, j'ai grandi à Eredhun, dit Albérich avec le sourire. Et je ne vais pas tenter de te convaincre de quoi que ce soit... Je me souviens de l'adage d'alors : ne jamais débattre avec un Milite. Bon, tu es Sunite, mais tu es barde quand même, donc je sais bien que je n'aurai pas le dessus... J'ai de surcroît déjà eu cette conversation avec d'autres membres de l'Académie il y a quelques jours, et je pense que vous partagez le même souhait d'une existence sécularisée. Ce qui est mieux. C'est juste un aspect de la communauté qui ne m'était pas apparu clairement jusqu'ici... Ce qui m'arrangeait sans doute bien sur le moment."

-Sécularisée, sécularisée, il faut le dire vite. Personne n'a l'intention de dénier à la religion sa place importante, son rôle majeur. Si nous étions des défenseurs de la sécularité à tout crin, penses-tu que tu siègerais au conseil, et qu'Agnès y aurait siégé avant toi ? Pour le reste, Barthélemy a bien l'intention de célébrer les cérémonies adéquates au moment des labours, des moissons, des récoltes, et je sais que la quasi totalité de la Communauté y assistera. Il en sera de même quand Thibault célébrera les fêtes sunites, et quand tu céébreras les fêtes lathandrites. Et quand chacun d'entre vous aura commencé à mener des rituels quotidiens en son temple, ceux qui prient plus volontiers vos dieux y assisterons sans hésiter et sans que personne n'y trouve à redire.
Il se tut quelques secondes, concentré sur son dessin.
-En toute honnêteté, je pense que les seuls cas de figure où des dents grinceront, c'est si un culte tente de s'imposer au détriment des autres, estimant par exemple que tous les membres de la Communauté doivent lui rendre hommage en priorité. En dehors de ça, franchement, je ne vois pas ce qui pourrait poser problème.

" Mais imposer un culte n'a jamais été dans les moeurs hélonniennes, dit Albérich, un peu interloqué. Qui donc pourrait avoir une telle idée ? Les religions dominantes se dégagent en général en fonction des dirigeants, des activités principales de la région, voire de la personnalité particulièrement charismatique d'un grand prêtre... Le problème, c'est qu'il est impossible de déterminer comment les affaires religieuses vont évoluer... Mais il est parfaitement possible qu'un culte supplante les autres, comme celui de Lathandre l'a fait à Solarcis ou Luménis, ou comme celui de Sunie l'a fait à Antelucas. Ça n'a jamais été imposé par personne, même si dans le cas de Luménis, les religions lathandrite et mystranne sont reconnues officiellement dans les statuts de la cité. Ici... Sunie pourrait sans doute prendre le dessus, mais je crains que les rigueurs de la vie, pendant les premières années, ne fassent émerger Lathandre ou Chauntéa. Difficile à dire."

-Bien sûr, acquiesça le barde. Et je suis certain que personne ne s'offusquera et encore moins ne s'opposera à cette évolution naturelle de la situation. Bon, j'aurais tendance à dire que la Communauté refusera quoi qu'il advienne de se choisir une religion d’État. Mais même ça : c'est sans doute vrai dans l'immédiat, mais qui peut dire ce qu'il en sera dans cinq ou dix ans ? D'autant qu'une religion officielle n'entraîne pas l'interdiction des autres cultes : on le voit bien à Luménis. En fait, les cas de figure que j'évoquais étaient caricaturaux : je sais bien qu'ils ne se produiront jamais, je les ai mentionnés seulement pour souligner que tu n'avais pas de souci à te faire, que tu pourrais exercer ton sacerdoce sans entrave.

" Je ne suis pas certain que je resterai à Clairétoile, dit alors le Luménien, avec un sourire tranquille. Mais toi non plus, si je ne m'abuse... Tu avais aussi comme projet de te poser ici un temps puis de repartir vers d'autres rivages, non ?"

Giovanni opina du chef.
-Effectivement. En revanche, je n'ai pas la moindre idée de la durée de ce temps. Ce qui est sûr, c'est que je ne partirai pas avant d'avoir achevé la fresque : dans l'absolu, je pourrais m'absenter puis revenir la terminer plus tard mais... je déteste laisser une œuvre en plan. Pour le reste, ça dépendra de mon utilité. Dans l'immédiat, objectivement, je n'aide pas beaucoup malgré mes efforts et ma bonne volonté. Cependant, peut-être cela changera-t-il quand nous serons plus... installés, disons. On verra bien.

" C'est difficile de prévoir, en effet..."
Il eut un léger sourire, songeur.
" Quand j'étais jeune, j'ai été prêtre errant, plusieurs années. Je semais la bonne parole et faisais du recrutement dans la Vallée du Nirvana, les premiers bourgs de la Trouée, au nord de Luménis aussi... Avec l'âge... J'ai quand même l'impression que j'ai besoin de me poser quelque part. J'ai vécu dix ans à Luménis sans quitter le temple... Enfin, je n'y dormais pas toujours, mais... Ça me convenait bien, cette atmosphère... et la stabilité, aussi, des lieux, du cadre, des gens, des routines... Ça faisait plein de choses qui allaient de soi, quotidiennement... On ne voit pas toujours les choses ainsi, mais en réalité, c'est immensément libérateur : toute l'énergie, mentale comme physique, peut être consacrée à autre chose qu'à imaginer ce qu'on va manger, où on va dormir..."
Il haussa les épaules, revint dans le présent.
" C'est sans doute bizarre de songer déjà à l'endroit où j'aimerais finir mes jours. La crise de la quarantaine, sans doute."

-Cela ne me pas paraît pas si bizarre que ça... D'autant que ta vie a été pas mal bouleversée, ces derniers temps. Ce qui explique aussi le besoin de stabilité...
Nouvelle courte pause. Peut-être était-il en train de réaliser une partie difficile de son esquisse.
-J'avoue que je suis loin de ce genre de considérations : trop jeune sans doute, trop vain peut-être. Néanmoins, je peux tout à fait comprendre qu'on les ait.

Albérich ne répondit rien et se laissa un moment aller à ses propres pensées. Il aurait quarante ans à l'été, en Flammerige, quand l'hiver ne serait plus qu'un lointain souvenir. Il lui semblait nécessaire d'utiliser ce temps pour réfléchir sur le passé et prévoir le futur. Clairétoile était une belle aventure, mais ce n'était pas la sienne. Même s'il décidait éventuellement de s'établir dans la cité naissante, il devrait d'abord retourner à Luménis : il le devait à ses anciens collègues, ses amis, qui l'avaient soutenu au fil des mois et des années. Retrouver Marcus. Revoir Graham. Des jalons nécessaires pour pouvoir avancer. Clairétoile ne pourrait constituer un nouveau départ qu'une fois le chapitre précédent refermé. En même temps, il n'écartait pas la possibilité qu'une fois de retour entre les murs du sanctuaire, il se sente incapable de repartir. Il songea à Céleste, à Florent, à Perran, à Rachel, à tous ces clercs qui avaient été des visages de son quotidien pendant tant d'années... Il leur devait de les retrouver, au moins une fois, et de leur annoncer de vive voix qu'il était rentré chez lui — chez eux.
Penser au futur. Un travers lathandrite. Il fallait qu'il vive dans le présent.
" Je verrai bien. Pour l'heure, de toute façon, je suis ici, et je ne m'en plains pas."

Le barde sourit.
-Tu peux même te réjouir, car tu viens de triompher d'une terrible épreuve !
Il reposa sa feuille. Soit il travaillait très rapidement, soit le temps avait filé plus vite qu'Albérich ne l'aurait cru, soit ce dernier était demeuré un bon moment plongé dans ses pensées... En tout cas, la séance de pose était manifestement terminé.
-Merci beaucoup. Si tous les modèles étaient comme toi, mon travaille serait une sinécure.

" Je n'ai pas fait grand chose, dit le Luménien, surpris. Je n'ai même pas posé !"
Il fronça les sourcils.
" Tu vas me représenter alangui sur des coussins ? Est-ce que je peux voir ce que ça donne ?"

-Non. Parce qu'en plus d'être alangui sur des coussins, tu auras une coupe à la main et une jolie damoiselle sur les genoux... Or, je pense que semblable posture n'est pas exactement celle dans laquelle tu aurais aimé être représenté. Mais voilà : l'artiste est roi.
Et de s'empresser de mettre son travail hors de portée.
-En réalité, tu n'as pas à t'en faire : tu seras debout, et si tu as des envies particulières quant à tout ça, tu as encore du temps pour m'en faire part. je sais comment tu te déplaces, j'ai une bonne idée des positions que tu adoptes naturellement... Je pourrai adapter.

" Diable, j'espère que tu ne vas pas ruiner ma réputation à tout jamais... J'en ai besoin !" dit le Luménien en secouant la tête.
Il s'étira.
" Bon, je vais me rhabiller, alors, et aller me coucher. Je te remercie pour la plaisante conversation : j'ai passé un très bon moment. Et bien sûr, je plaisantais, plus tôt : j'ai toute confiance en ton art."

-J'espère me montrer digne de ta confiance. Et de rien, pour la conversation : je n'ose imaginer le nombre d’ineptiee que j'ai pu raconter car, mine de rien, j'étais aussi concentré sur mon travail... Mais ça ne m'a pas empêché de t'écouter. C'était très intéressent et je t'en remercie.
Il jeta un regard en direction de la porte.
-Tu es sûr que tu ne veux pas encore un peu d'absinthe ? Ou juste manger quelques biscuits ? Il est encore tôt, tu sais, et ça m'arrangeait bien d'être pris toute la soirée...

Albérich rit joyeusement.
" Hum... J'hésite... Mais si des enfants te poursuivent... Ils doivent être au lit, à l'heure qu'il est. Tu ne risques donc rien. Je suis certain que si tu cherches un peu, tu trouveras des jeunes en train de faire bombance quelque part... Dans mon souvenir, Gabriel traînait avec un groupe assez joyeux, quand nous étions en chariot. Notamment avec Roxane, ta consoeur... Moi, je dois être debout aux aurores, et je suis de sortie demain matin. Je vais être raisonnable."

-Je dois aussi me lever tôt : personne ne fait la grâce matinée, ici ! Et si tu crois que l'heure tardive va empêcher mes tourmenteurs de me tourmenter, tu te leurres : leur détermination et leur malice n'ont aucune limite. Aucune. Je suis d'ailleurs certain qu'ils me guettent à quelque intersection, prêts à me bondir dessus...
Il poussa un profond soupir.
-Écoute, laisse-moi deux minutes, le temps d'éteindre le braséro et les lumières. Ensuite, nous regagnerons ensemble nos pénates respectives : ils n'oseront pas s'approcher si tu es avec moi.

Albérich avait vraiment du mal à croire cette histoire d'enfants persécuteurs, mais si Giovanni avait besoin d'un garde du corps dans les couloirs, il ne voyait pas d'objection à le lui offrir. Il se rhabilla donc tandis que le barde plongeait son petit atelier dans le noir, puis l'attendit à la porte.
" Qu'est-ce qui les tente tant, dans ta profession ?" demanda-t-il à mi-voix.

-Qu'est-ce qui les... Mais, Albérich, barde est l'une des professions les plus merveilleuses qui soient ! On apporte de la beauté en ce bas-monde, on apporte du bonheur aux autres... Selon ses inclinations, on peut aussi se spécialiser quelque peu, devenir érudit, diplomate, espion, aventurier... Ça a de quoi faire rêver, non ?
Son rangement terminé, il s'approcha de la porte, aux aguets.
-Bon, et en ce qui les concerne... Ils disent qu'ils ont ça dans le sang, parce que leur père était un barde de passage qui a séduit leur mère... Ah, comme si ce genre de chose était héréditaire : mon père n'avait rien d'un barde !

Le Luménien ne put s'empêcher de sourire avant de précéder le barde dans le couloir. Comme il l'avait dit à Giovanni, il avait l'intention d'aller directement dans sa chambre, de s'y installer pour lire un moment, peut-être bavarder avec Hubert s'il était déjà rentré et encore éveillé, puis dormir. Ils devaient explorer des bâtisses sous le vent, le lendemain, et en l'absence de Barthélémy, les conditions seraient probablement rudes. Il repoussa ces pensées : d'abord, une bonne nuit douillette, ensuite l'aube.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue