La Couronne de Cuivre

Taliesin choisit, parmi les places, celles qui semblaient les plus tranquilles, les plus isolées. Lui-même n'avait rien contre la foule, encore moins contre les nouvelles rencontres, mais il était sensible au malaise de Titus. Lequel ne paraissait pas vouloir s'atténuer...
-Essaie de te détendre un peu, lui souffla-t-il. Tout le monde t'a vu, à présent, et personne n'a paru effrayé, personne ne t'a adressé de méchancetés : je pense donc que tout ce que tu risques, ici, c'est de la curiosité.

Il n'y avait pas vraiment de places isolées : les longues tables étaient au milieu de la cour et de plus en plus de gens s'y installaient, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes. Il y avait, à présent, une bonne cinquantaine de personnes dans la cour.
" Je n'aime pas la curiosité." répondit le faune, un peu buté.
Il soupira.
" Dans ta ferme à toi, il n'y a pas autant de gens, si ?"

-Oh non : nous sommes une petite vingtaine en comptant large, c'est-à-dire en incluant les gens qui viennent nous aider pour le travail. Mais ça n'aura rien à voir, de toute façon : en peu de temps, tu connaîtras tout le monde. Et puis, si tu as envie de calme, tu pourras toujours aller dans notre bois...
Il lui sourit, encourageant.
-Allez, ne t'en fais pas : je ne t'aurais pas proposé de venir t'installer chez nous si j'avais pensé que cela ne te conviendrait vraiment pas.

" D'accord." dit le faune, un peu piteux.
La femme reparut et déposa devant eux une chope de bière et un verre de jus de fruits.
" Vous aviez plus d'enfants, non ? Je crains qu'ils n'aient été entraînés par notre bande de filous... Ne craignez rien, ils réapparaîtront pour le dîner. L'estomac est le meilleur des maîtres."

-En effet, répondit-il, amical. Mais d'ici là, ils auraient tort de ne pas en profiter. A titre personnel, je suis en tout cas ravi qu'ils se soient trouvé des camarades de jeu.
Il jeta un regard au petit faune.
-J'aurais aimé que Titus se mêle à eux mais... Il a envie de calme. Y aurait-il un coin tranquille, dans le château ? Un jardin intérieur, peut-être ? On m'a aussi parlé de le jetée des douves, mais je ne sais si elle est paisible ou, au contraire, très animée.

" Je crains que vous ne trouviez pas d'endroit tranquille dans le château, du moins à l'extérieur... La jetée, c'est le pire : tous les enfants y seront, plus les trois quarts des jeunes... et notre seul espace extérieur est celui-ci. Si vous voulez profiter du calme, vous pouvez quitter l'enceinte de la motte, cela dit : le coin est relativement calme, et j'imagine que de toute façon, vous savez gérer les mystères de la nature. Je peux vous garder de quoi manger, si vous décidiez de nous quitter un moment."

-Merci. Je vais en discuter avec Titus et je ne manquerai pas de vous prévenir si nous devions nous absenter.
Lui-même n'avait pas particulièrement envie de quitter le château mais si Titus était vraiment tenté par une promenade, il lui l'offrirait. Avant de partir, toutefois, il ferait un crochet par la jetée pour prévenir les autres. Baptiste, en particulier, qui s'inquiétait facilement. Par ailleurs, si de la baignade était au programme, ce dernier risquait d'être plutôt embêté, avec son bras : dès lors, qui sait s'il ne souhaiterait pas les accompagner ?

" Je peux rester, ça me dérange pas." dit Titus lorsque le barde lui posa la question.
Il humait son verre de jus sans oser y goûter.
" Et tu peux parler avec les gens, ça me dérange pas non plus."

-Allons, Titus, ce n'est pas ça que je te demande. Ce que je te demande, c'est : qu'est-ce qui te fait envie ?
Il lui sourit.
-Est-ce que ça te ferait envie, cette fameuse promenade ? Est-ce qu'autre chose te ferait envie ? Je ne sais pas, moi, tu pourrais être tenté par une visite des étables, par exemple... Ou simplement par rester tranquille dans notre chambre, même si je trouve que ce serait triste.
Il marqua une pause.
-Et jouer avec les autres enfants, toi aussi ? Il ne faut pas rester sur ta mauvaise expérience de l'autre jour et je suis sûr qu'ils t'accueilleraient bien.

" Non." dit le faune.
Puis il fronça les sourcils.
" Tu ne dois pas t'occuper de moi, comme ça. Je peux rester ici. Je n'ai pas envie d'aller me promener et pas envie d'aller jouer et pas non plus envie de rester à l'intérieur."
Un sourire illumina son visage, furtif, et il se leva.
" Je sais où je vais aller. Mais toi tu restes ici."

Eh bien, quel subit chanement d'attitude ! Mais c'était tant mieux : il était ravi que Titus ait une idée qui semble lui plaire.
-D'accord.
Il sourit.
-Mais quand tu dis ici, c'est ici ici ? Je n'ai pas le droit d'aller voir à quoi ressemble la jetée, même cinq minutes ?

" Ah non, ce que tu fais, moi, ça m'est égal." dit le faune.
Puis, sur un dernier sourire, il détala entre les gens et Taliesin le perdit de vue.
La jetée se trouvait à l'opposé de l'entrée principale. C'était un large ponton de bois qui surplombait les douves et sur lequel se trouvaient une dizaine d'enfants et adolescents. Le double profitait de l'eau claire sous les rayons du soleil. Parmi eux, Taliesin ne tarda pas à reconnaître Victor et Baptiste — lequel semblait se débrouiller sans problèmes sans son bras gauche. Marius était encore hors de l'eau mais devisait avec deux autres enfants de son âge, ponctuant son discours de grands gestes. Taliesin était le seul elfe... et aussi le seul adulte, ce qui ne manqua pas de lui attirer des regards. Difficile de savoir laquelle de ces deux caractéristiques inhabituelles interloquait le plus les occupants de la jetée.

Mais l'intéressé n'avait nullement l'intention de s'attarder. Il avait simplement voulu voir à quoi ressemblait les lieux et s'assurer que le handicap de baptiste ne l'ennuyait pas trop. Sa curiosité satisfaite et son inquiétude apaisée, ce qui ne prit pas plus de quelques instants, il tourna les talons et s'en fut rejoindre le monde des adultes.

Le temps que le repas soit servi, et que les enfants reviennent de leur baignade estivale, Taliesin avait eu le temps d'apprendre que la Motte ne contenait plus le moindre seigneur. Au décès de celui-ci, les villageois du coin s'étaient cotisés pour racheter le château à son fils, un jeune citadin qui n'avait aucune intention de revenir dans le terroir de son enfance, et les lieux étaient désormais occupés par les "gens", exploités comme un domaine ordinaire, si ce n'est que chacun profitait des récoltes. L'activité d'hôtellerie était très annexe, mais il y avait des clients pratiquement chaque nuit. Le coche qui remontait de Togoria était d'ailleurs arrivé un peu plus tôt, avec une demi-douzaine de voyageurs supplémentaires.
Victor, Baptiste et Marius rejoignirent l'elfe pour le dîner et lui racontèrent combien l'eau était bonne, la curiosité des carpes, les plongeons et aussi trente-six anecdotes décousues et incompréhensibles sur la vie des enfants de la Motte. Titus arriva un peu plus tard, l'air tranquille, et se glissa à table sans rien dire, pour participer au festin.

Taliesin écouta avec bienveillance ceux des enfants désirant lui narrer leurs aventures et respecta le silence de celui qui préférait n'en rien dire : le plus important, pour lui, était que tous soient apparemment contents de leur fin d'après-midi.
Et c'était également son cas. Outre le plaisir de bavarder en bonne compagnie tout en profitant du temps estival et d'une bière bien fraîche, son goût pour la vie en communauté ne pouvait que lui faire envisager sous un jour favorable ce que les gens de la Motte avaient mis en place et qui s'avérait être une réussite à tous points de vue.

La soirée se poursuivit un moment alors que le ciel s'assombrissait, mais il ne s'agissait pas d'une véritable fête, juste du repas ordinaire des gens qui vivaient là et le labeur estival étant ce qu'il était, les gens se retirèrent peu à peu si bien qu'il ne restât bientôt plus autour des tables que les voyageurs. Les enfants étant fatigués après leur baignade de la fin d'après-midi, Taliesin les accompagna bientôt à leur chambre, où ils réclamèrent le droit d'avoir un peu de temps pour bavarder avant l'extinction des feux. Sans doute avaient-ils déjà eu leur dose de Gérard plus tôt dans la journée. Ensuite, ils s'assoupirent et Taliesin fut livré à lui-même, dans sa grande chambre pour quatre. Le murmure des conversations perdurait dans la cour et rien n'obligeait le barde à aller se coucher. Il pouvait peut-être même aller profiter de la nuit pour piquer une tête dans les douves depuis un ponton très certainement déserté.

Piquer une tête, peut-être pas.
Mais se livrer aux exercices auxquels il n'avait pu s'adonner ces derniers jours... Oui, l'isolement relatif du ponton semblait propice.
Alors il s'y rendit avec l'épée, décidé à user de ce nouveau pouvoir dont on l'avait gratifié, à apprendre à se mouvoir, à manier convenablement son arme malgré ses capacités physiques alors bien différentes...
Une séance ne suffirait pas, évidemment. Mais il fallait bien commencer.

Le ponton était effectivement désert et sa surface de bois une belle contrainte pour observer les consignes du prince elfe : un manque de légèreté y provoquait en effet des échos sonores susceptibles de réveiller la moitié du château. Il travailla ainsi près d'une heure, avant de réaliser qu'il avait un spectateur. Ou plutôt une spectatrice... qui l'observait depuis l'arche de pierre sous les remparts, qui séparait la cour du ponton.

Le barde ne fut pas long à s'interrompre : il commençait à fatiguer et n'avait pas eu l'intention de trop forcer, ce qui aurait été assurément contreproductif. Par ailleurs, il n'avait pas vraiment prévu de s'entraîner en public : non qu'il ait quoi que ce soit à cacher mais... voilà.
Avait-il fait trop de bruit ? Avait-il occupé le terrain de quelqu'un souhaitant profiter des douves au calme ?
Sans doute ne tarderait-il pas à le savoir.

" C'était joli." dit la voix féminine alors qu'il repartait vers le château.
C'était une femme jeune, demi-elfe, que Taliesin n'avait pas remarquée dans la cour.
" C'est elfique, je suppose. Une sorte de technique martiale spécifique ?"

-En effet. Mais je suis en plein apprentissage et ne la maîtrise donc que très imparfaitement.
Il sourit.
-Puis-je vous demander si vous vivez ici ou si vous êtes une voyageuse de passage ?

" J'habite ici." répondit-elle.
Elle fit quelques pas en avant et lui tendit la main.
" Je suis Ilva. Enchantée, apprenti guerrier elfe"

-Taliesin. Enchanté également de faire votre connaissance.
Il jeta un regard alentour.
-J'espère ne pas vous avoir réveillée. Je trouvais l'endroit propice à mes exercices mais j'avais sous-estimé les protestations des planches, je le crains.

" Oh, non. Il n'est pas si tard, de surcroît. La jetée est un endroit où pas mal de gens viennent de temps en temps, le soir. Des pêcheurs ou des plongeurs nocturnes, des amoureux... des adeptes de la méditation, aussi. Ceux qui veulent regarder les étoiles. Un peu de tout."
Elle sourit.
" Mais ne vous excusez pas non plus d'avoir pris la place... Vous voyez, il n'y avait personne. Moi je vous ai vu d'en haut. Je dors là."
Elle pointa vers une fenêtre.
" Vu l'orientation du soleil, il y fait torride même en pleine nuit alors... je me suis dit que je pouvais tout aussi bien venir vous voir danser d'en bas."

-Heureusement que je ne m'en suis pas rendu compte tout de suite, sans quoi je me serais senti encore plus pataud que je ne le suis en réalité. Remarquez, je le suis déjà pas mal : je débute tout juste, avec cette technique.
Haussement d'épaules.
-J'ai encore beaucoup de progrès à faire. Mais ça attendra une autre séance : je me sens fourbu.

" C'est sûr que ça demande pas mal d'énergie, de ce que j'en ai vu. Et vous vous en sortez bien, je trouve... Il y a un peu de magie là-derrière, non ? Il me semble que de temps en temps, il y avait comme une lueur.. mais c'était peut-être le reflet des étoiles dans l'eau..."
Elle sourit.
" Vous voulez un thé ou quelque chose de plus rude, avant d'aller dormir ? Tout travail mérite salaire."

-D'un autre côté, je me vois mal vous donner du travail à pareille heure... Cependant, si vous comptiez boire quelque chose, je veux bien me joindre à vous.
C'est vrai qu'il avait soif...
-Et oui, il y avait un peu de magie à l’œuvre.

" Vous trouvez que faire du thé, c'est du travail ? Diable, vous vous fatiguez vite." dit Ilva en riant.
Elle le précéda ensuite dans la cour où demeuraient quelques personnes, solitaires ou en groupe, qui devisaient, illuminées par les flammes de quelques bougies et d'un feu mourant.
" Alors, thé ou alcool ? On distille notre propre eau-de-vie, mais on a des choses moins fortes... Je sais que les elfes ne tiennent pas formidablement l'alcool."

Il se fendit d'un sourire amusé.
-Oh, mais j'ai grandi parmi les humains. Alors non seulement j'ai très envie de goûter votre eau-de-vie maison mais, de surcroit, je pense que je ne roulerai pas aussitôt sous la table.

" Ne me mettez pas au défi."
Elle le guida jusqu'à une table.
" Ne vous enfuyez pas."
Ensuite, elle partit vers le comptoir déserté et se glissa derrière. Taliesin vit un groupe de trois personnes, toutes âgées, assises autour d'un jeu de cartes, sur la droite. Un homme lisait un peu plus loin. Le jeune voyageur qui partageait leur coche était en grande discussion avec l'homme qui les avait accueillis à leur arrivée un peu plus loin. Et il y avait aussi un couple qu'il valait mieux ne pas trop regarder.
" Voilà. Je vous ai pris l'eau-de-vie de merise. C'est la meilleure."
Ilva se rassit, lui tendit un verre qu'elle remplit aussitôt d'un liquide transparent.
" Donc vous êtes un elfe qui danse, avec une ribambelle d'enfants. C'est atypique, pour dire le moins."

La Couronne de Cuivre

[Quête] A travers la vallée...