La Couronne de Cuivre

La femme poisson décrocha les longes qui arrimaient les gerridaes au ponton puis donna le signal du départ d'un sifflement suivi d'une série de claquements de langue. La monture d'Astrée se mit en mouvement la première, puis les autres suivirent, d'abord celle de Kerun, puis Mathieu et son attelage, enfin Lae. Les créatures glissaient à la surface de l'eau dans un curieux mouvement de pattes, d'abord lent, puis de plus en plus rapide. Elles étaient parfaitement stables, on ne sentait pratiquement pas le déplacement, sinon dans l'air frais qui se mua rapidement en brise. Mathieu s'était cramponné, les yeux fermés, au pommeau de sa selle. Ellie paraissait ravie, Lae aussi. Kerun, lui, était impassible, concentré sur leur destination.
Les gerridaes se déplaçaient rapidement, mais moins vite que les chevaux feys qu'ils avaient montés l'avant-veille. On pouvait donc prendre la mesure du gigantesque lac, des montagnes voisines, et de la rive forestière qui bientôt fut réduite à une fine bande sombre dans le lointain.

Astrée appréciait la traversée tout autant que Lae ou Ellie. Et elle était prête à parier que Mathieu se détendrait rapidement : leurs montures étaient exceptionnellement stables, il ne risquait pas de chuter.
Elle-même cessa rapidement de s'inquiéter pour ses compagnons, assurée de leur équilibre. Elle se concentra simplement sur leur destination, profitant du paysage, sans chercher à pousser leurs montures à aller plus rapidement qu'elles n'allaient. Il était inutile de prendre le risque de déséquilibrer un cavalier moins aguerri.
Elle vérifia cependant que sa monture obéissant aux ordres qu'elle pouvait lui donner en bougeant les antennes : en cas de problème imprévu à l'avant, il fallait qu'elle soit capable de lui faire changer de direction.

Il était effectivement possible d'infléchir la trajectoire de la créature en tirant à gauche ou à droite sur ses antennes, mais la bestiole appréciait peu car elle avait sa destination bien en tête, et Astrée sentait que dès qu'elle relâchait un peu sa tension, Tarion reprenait son cap en secouant ses antennes comme s'il était mécontent. Sa course — il était difficile de qualifier son déplacement de nage ou de vol — n'en demeurait pas moins fluide, le lac filait sous leurs pieds, et les montagnes escarpées, des falaises en réalité, se rapprochaient petit à petit. Des oiseaux s'envolaient de temps en temps sur leur trajectoire, mais ils ne virent aucune créature plus massive, aucun humanoïde aquatique, rien d'inquiétant. La traversée leur prit au final deux bonnes heures. Ellie bavardait avec Kalju, toujours impassible, Mathieu avait fini par se détendre même si sa mine n'était toujours pas rassurée. Lae observait le paysage, Kerun était pareil à lui-même. Ils virent enfin les cascades. La hauteur des falaises était gigantesque, bien plus que ce qu'ils auraient pu imaginer lorsqu'ils les avaient vues depuis le Verger en contrehaut. A leur pied, il y avait une sorte de bosquet d'arbres aux feuilles rouges vif, dont s'échappait à nouveau un ponton, bien qu'il ne soit, cette fois, pas bordé de maisonnettes. Les gerridaes n'allèrent pas dans cette direction, mais dans celle d'une petite construction un peu à l'écart, devant laquelle se trouvait un enclos sur le lac. D'autres gerridaes s'y trouvaient et ils s'agitèrent à leur apparition, ourlant le lac de vaguelettes. Leur excitation attira un jeune homme sur la rive, qui entra dans l'eau et nagea vers le portail de l'enclos. Quelques secondes plus tard, Astrée et ses compagnons purent s'y glisser, puis dans la construction, où un quai les attendait.

Astrée dirigea sa monture vers la construction et son quai -ou plutôt la laissa s'y diriger, car le gerridae savait très certainement ce qu'il avait à faire et ne semblait pas apprécier qu'elle interfère.
Elle s'approcha simplement du quai et attendit le retour de l'inconnu pour se laisser glisser de sa selle : il était sans doute nécessaire d'arrimer les créatures pendant quelques minutes, pour faciliter la descente des passagers. Elle allait l'aider à fixer les longes, puis aiderait à débarquer ceux qui en avaient besoin, en particulier Kalju et Ellie.

Cela se déroula à peu de choses près comme elle l'avait imaginé. Le jeune homme guida les gerridaes pour qu'ils se placent le long du quai puis aida les passagers à descendre au sol. Lui-même sortit de l'eau, sa queue de poisson se métamorphosant en jambes pour qu'il puisse les accueillir.
" Bienvenue aux Cascades, voyageurs, annonça-t-il. La montée des Cascades est au Bois Rouge. Il y aussi moyen de s'y reposer et d'y dormir, si vous ne voulez pas entamer votre ascension maintenant."

Astrée avait bien du mal à juger du temps qui passait. La chose n'était pas aisée dans ce monde étrange.
" Et bien... Pour ce qui est de se reposer... Tout dépend de la longueur de l'ascension. On ne voudrait pas être coincés par la nuit, et notre rythme de marche n'est pas très rapide. D'un autre côté, on a sûrement encore du temps devant nous..."
Elle haussa les épaules.
" Je ne sais pas si vous pouvez nous conseiller à ce sujet. Ou peut-être trouvera-t-on quelqu'un aux bois rouges ?"

" Vous trouverez des gens au Bois Rouge, oui. Après, je ne sais pas, pour l'ascension. Je ne l'ai jamais réalisée.
— J'espère que personne n'a le vertige en tout cas, dit Mathieu, parce que... c'est juste un peu haut.
— On n'a pas le choix, de toute façon, intervint Kerun.
— Ne trainons pas, proposa Lae. On jugera face à l'obstacle."

" Tu as raison, nous allons nous mettre en route tout de suite. Merci beaucoup pour la traversée", conclut Astrée en s'inclinant légèrement devant l'homme-poisson.
Kerun n'avait certainement pas le vertige, et elle non plus. Elle n'imaginait pas non plus Lae afficher ce genre de peur, ce ne serait pas digne d'une drow. Et puis, dans les profondeurs, il devait y avoir des précipices également. Il restait le cas de Ellie, qui devait avoir l'insouciance de son jeune âge, et une relative inconscience du danger... et de Mathieu. Qui était monté sans sourciller jusqu'aux mines. Certes, il n'y avait pas eu de passages particulièrement impressionnant, mais elle était confiante : aucun de ses compagnons ne serait paralysé par le vertige. La difficulté serait probablement de faire avancer Kalju... Et il leur faudrait peut-être un peu de matériel. Il leur fallait se renseigner.

Ils sortirent donc de l'entrepôt et marchèrent en direction du Bois, qui n'était qu'à une centaine de toises. Les arbres avaient le tronc blanc sous leur feuillage rouge, l'effet était saisissant. Depuis l'eau, des créatures au vague air de crapaud les observaient, juste deux yeux jaunes dépassant de la surface, mais aucune ne fit de mouvement dans leur direction.
Ils allaient atteindre l'orée du Bois lorsque, surgissant des frondaisons, une silhouette vint à leur rencontre. Il s'agissait d'un fey, vêtu d'un grand manteau pourpre, et lorsqu'il s'avança vers eux, ils le reconnurent dans l'instant. Avec ses yeux très noirs, sa peau blanche et ses cheveux gris, Minzeiros était toujours aussi inquiétant.
" Mes amis, vous voici enfin ! Je commençais à craindre que vous ne vous soyez perdus !"
Derrière lui, quatre de ses pages blafards attendaient, en rang serré, immobiles, mais barrant l'entrée du Bois.

Astrée grimaça intérieurement. Mais que diable faisait-il ici ? La seule déduction possible était qu'il s'intéressait trop à eux, probablement à cause de ce qu'il pressentait qu'on lui cachait. Ou, qui sait, à cause de Lunn ?
Elle ne put que se féliciter que Mathieu et Kerun ne soient pas déjà allés voir le Conteur. Il aurait certainement veillé à lui rendre visite juste après eux, et il en aurait appris beaucoup trop. En revanche, il était fort dommage que Kerun ne se souvienne de rien le concernant. Même s'ils y avaient fait allusion au cours de leurs discussions, il ne savait pas combien ce fey ombreux aimait à manipuler les gens. Mais son métier lui avait certainement appris la méfiance, et il suffisait d'un coup d'oeil à la scène pour comprendre que ces "amis" n'en étaient pas.

Elle le salua d'une brève inclinaison de tête, s'efforçant de garder une expression neutre.
" Messire Minzeiros... Bonjour. Nous ignorions que vous nous attendiez..."
Evidemment, il devait s'attendre à ce que Kerun prenne la parole le premier.

Lae et Mathieu s'étaient arrêtés un peu en arrière, Kerun se porta au même niveau qu'Astrée, la main sur le manche de son épée, conscient que personne ne se réjouissait de cette subite apparition.
" Et pourtant, ma chère, je n'aurais manqué ce moment pour rien au monde !" dit-il avec un large sourire.
Il jeta un coup d'oeil derrière elle.
" Je vois que vous avez renfloué vos rangs. C'est une bonne idée.
— C'est qui le monsieur bizarre ?" demanda Ellie.
Kerun jeta un coup d'oeil en direction d'Astrée, espérant lui aussi une explication.

Elle se tourna vers Ellie, qui lui fournissait un bon prétexte pour donner discrètement quelques informations à Kerun. Peut-être ces précautions étaient inutiles, peut-être Minzeiros avait-il appris que Kerun avait perdu la mémoire... Mais ce n'était pas certain.
" Et bien... tu te souviens de Lunn, le petit lutin qui nous a accompagnés un moment ? Ce monsieur était... hum... disons... son maître. Et Lunn son... serviteur."
Bien sûr, la gamine allait trahir le fait que Lunn était un fey. Mais Minzeiros le savait probablement déjà.
Elle reporta son attention sur le fey, attendant qu'il leur dise ce qui le réjouissait tant dans cette rencontre.

" Me souviens pas d'un lutin, moi... Tu veux dire celui qui était déguisé ?"
Kerun était passé devant Astrée.
" Si vous nous disiez ce qui nous vaut l'honneur de votre... visite ? dit l'elfe.
— Tu sais très bien ce qui vous vaut l'honneur de ma visite. Nous avions un marché, toi et moi, et il est temps d'en honorer les termes."

Astrée serra les dents. Elle se souvenait parfaitement que Kerun était resté un moment assez long avec Minzeiros, juste avant leur départ. Et elle n'avait jamais osé lui demander quel avait été le sujet de leur conversation, supputant que cela tournait autour de Mathieu ou de Lunn.
- Si vous aviez conclut un quelconque marché, Raevan nous en aurait certainement averti", répliqua-t-elle d'un ton calme, en faisant un pas en avant pour se porter aux côtés de Kerun..
Elle était presque certaine que l'elfe n'aurait jamais conclu quoi que ce soit avec ce fey. Pas après avoir tant insisté pour que Mathieu n'en fasse rien...
Mais bien sûr, elle ne pouvait pas en être parfaitement sûre. Et le ton de Minzeiros, et surtout son soudain tutoiement, avait quelque chose d'extrêmement inquiétant.

" Heu, vous vous trompez, intervint Mathieu en avançant auprès d'eux. C'est avec moi que vous avez passé un marché, et je vous ai déjà donné ce que vous vouliez."
Lae finit par les rejoindre, juste pour le nombre.
" Ce n'est pas de ce marché-là que je parle, grogna le fey avec mauvaise humeur. Si j'avais su, d'ailleurs... mais je vois que cette vermine n'est plus avec vous, j'en déduis que la Chasse a déjà remis la main sur lui.
— Rien n'est moins sûr ! s'exclama Lae en croisant les bras.
— Peu m'importe, je ne parle pas de ça !"
Le sourire de Minzeiros avait reparu et il regarda Astrée droit dans les yeux.
" Il est bien normal que Raevan ne vous en ait pas parlé... Le contrat l'interdisait. Cela aurait faussé tout notre jeu."

Astrée haussa les sourcils d'un air blasé, et soutint calmement le regard de Minzeiros.
" Oh, je vois... il s'agit de votre jeu préféré qui consiste à semer la discorde ?"
Elle essayait de gagner du temps et d'analyser la situation.
Elle avait la presque-conviction qu'il mentait : il avait dû apprendre que Kerun avait perdu la mémoire, et il bluffait pour l'obliger à aller voir le Conteur, pour pouvoir, ensuite, marcher sur ses traces et apprendre ce qu'on lui cachait.
Mais il était cependant possible qu'il y ait eu un marché entre eux. Minzeiros avait pu convaincre Kerun que ce que lui avait dit Mathieu était dangereux pour Lumenis, et lui proposer un marché. C'était un expert en manipulation. Néanmoins, Kerun avait eu une méfiance viscérale envers le fey, et l'existence d'un marché lui semblait douteuse... a moins qu'il ne se soit agi de quelque chose de ridiculement négligeable ?
" Mais donc, quels étaient les termes de ce fameux marché ?"

" Les termes ? dit Minzeiros. Facile."
Il regarda Kerun mais celui-ci resta silencieux.
" Tu ne vas rien leur dire ? Tu penses peut-être que tu peux te défaire d'un pacte de ce genre juste avec ton épée ?"
Il haussa les épaules et pointa le doigt vers Mathieu.
" J'ai parié avec Raevan que trois fois, le jeune humain lui désobéirait, au risque de mettre votre précieuse mission en péril. Et c'est exactement ce qui s'est produit : on ne peut pas se fier aux humains."

" Trois fois ?"
Astrée fronça les sourcils.
Mathieu avait désobéi en allant négocier avec le fey, clairement. Mais c'était antérieur au soi-disant pacte.
Pour le reste... Il était parti à la recherche de Kerun après les combats, sans avertir personne, mais ça n'était pas vraiment de la désobéissance... quoique, Kerun lui avait demandé de se tenir tranquille. De même quand il était parti en pleine nuit... Kerun lui avait-il réellement donné l'ordre de les suivre ?
" Trois fois pendant le trajet entre chez vous et ici, vous voulez dire ? Tout dépend ce que vous appelez désobéissance. Si aucun ordre n'a été donné, agir de sa propre initiative n'est pas désobéir. Donc... je ne vois pas à quels événements vous faites allusion," fit-elle froidement.
Elle ne releva pas l'insulte à l'ensemble des humains.

Mathieu était devenu blafard mais Lae l'avait attrapé par le poignet pour l'empêcher de bouger.
" Ne pinaillons pas sur les mots, fit Minzeiros en secouant la main d'un air distrait. L'essence du pacte est respectée, sans quoi je n'en aurais pas été informé. Trois fois, ce... Mathieu, c'est ça ? ... a mis votre mission en danger en agissant sur un coup de tête. C'est suffisant.
— En quoi consiste ce pacte, au juste ? demanda Mathieu, d'une voix blanche.
— Et bien, pour vous, cher ami, il ne consiste en rien. Vous allez pouvoir gravir la montagne avec vos amis et rentrer chez vous. Pour votre... soi-disant supérieur... auquel vous êtes incapable d'obéir... La route va s'arrêter ici."

Il n'en était pas question.
Astrée croisa les bras, fixant le fey.
" Quelque chose me chiffonne dans ce que vous dites. Raevan connaît bien les humains, il sait que, comme vous dites, nous ne sommes pas fiables. Et il connaît Mathieu en particulier. Il n'aurait sans doute pas fait un tel pari... Ou du moins pas avec un enjeu important. "
Ou alors, c'était une sacré preuve de confiance, dont hélas Mathieu s'était révélé indigne.
"Que vous a-t-il donc promis pour le cas où Mathieu lui désobéisse ?"

" Il m'a promis d'entrer à mon service, dit Minzeiros avec les bras croisés.
— Tu n'as pas fait une chose pareille ?" murmura Mathieu, stupéfait.
Kerun lui retourna une grimace qui reflétait sa totale ignorance de quoi que ce soit concernant le fey.
" Ne lui en veuillez pas trop... C'était ça, ou aucun d'entre vous n'aurait jamais quitté ma demeure... Mais j'étais prêt à tenter ma chance... Le risque était minime, voyez-vous."

Astrée secoua la tête, les sourcils toujours froncés.
" Je n'en crois pas un mot. Si je me souviens bien, Raevan vous a parlé alors que nous étions déjà tous sortis de votre demeure, après que Mathieu ait négocié la libération du brownie. Il n'avait donc pas de raison d'accepter d'entrer à votre service..."
C'était le seul moment où elle les avait vu parler ensemble, sans témoins. Enfin... à moins que Minzeiros lui ait rendu visite pendant qu'elle-même et Mathieu discutaient avec Lunn ? Il était capable de modifier la perception du temps qui passait, après tout...
Mais jamais Kerun n'aurait accepté une chose pareille...

" Raevan et moi avons eu bien d'autres occasions de parler, ma chère... dit le fey avec un sourire mauvais. Vous ne croyez quand même pas que je vous aurais laissés partir sans une contrepartie ?"
Il se tourna avec agacement vers l'elfe.
" Pourquoi ne leur dis-tu pas ?"
Kerun finit par hausser les épaules.
" Je ne vous connais pas. Je ne vous ai rien promis. Je ne me suis, en fait, engagé à rien."
Le visage de Minzeiros se crispa de colère.
" On ne peut pas se dédire impunément d'un pacte féérique."

Astrée restait dubitative. Etait-il possible que Minzeiros ait réussi à manipuler Kerun au point de lui faire prendre un tel engagement ? Alors même que Kerun se méfiait viscéralement des risques de pactes avec des êtres féériques ? Ou le fey était-il en train de leur mentir en profitant de l'amnésie de Kerun ?
Astrée se souvenait de l'air soucieux de Kerun lorsqu'il était descendu les rejoindre, du regard lourd qu'il leur avait lancé, de son mutisme... Elle se souvenait aussi de l'air extrêmement satisfait du fey, alors qu'il semblait avoir conclu un marché sans importance. Malgré toute sa confiance en Kerun, il y avait là de quoi douter : il avait pu se faire manipuler.
Mais même si Kerun s'était engagé à quelque chose... il n'avait pas vécu ces neuf dernières années, qui avaient été effacées de son existence. Donc ce pacte n'existait plus. C'était leur meilleur espoir.
" Et bien... Concrètement... Si Raevan affirme n'avoir jamais conclu ce pacte, s'il n'a aucun souvenir d'avoir fait une telle chose, pourquoi donc devrait-il l'honorer ? Il n'a que vos propos qui l'y incitent. "

" Que voulez-vous dire par là ? demanda Minzeiros, suspicieux. Il y est lié parce qu'il l'a conclu... C'est ainsi que fonctionne ce type de magie féérique... Il ne peut pas prétendre qu'il a un trou de mémoire...
— Je n'ai pas conclu ce pacte avec vous. Je ne suis pas l'elfe que vous avez rencontré. Je ne vous connais pas."
Le fey paraissait déstabilisé.
" Ne faites pas l'imbécile !" grogna-t-il finalement.

Avoir rajeuni et perdu neuf années de sa vie était bien davantage qu'un trou de mémoire. Il fallait l'espérer, du moins. Et les paroles de Kerun, dans ce contexte, étaient rigoureusement exactes : il n'était pas là, en un sens ; il n'avait pas vécu cet événement. Bien sûr, une fois qu'il aurait vu le Conteur, il saurait s'il avait vraiment conclu quoi que ce soit ou si Minzeiros mentait... Mais si pacte il y avait, alors il serait à nouveau engagé. Quelle dilemme...
" Il dit la vérité. Il... L'elfe que vous voyez en face de vous n'était pas là ce jour-là. Il ne vous a pas rencontré..."
Il fallait considérer qu'il avait été projeté ici depuis un passé vieux de neuf ans. Et que le Raevan d'il y a quelques jours, lui, n'existait plus. Du moins, elle espérait que les choses fonctionnaient ainsi... Mais elle faisait de son mieux pour ne pas exposer clairement la situation à Minzeiros. Si par hasard il était de bonne foi, il n'était pas nécessaire qu'il soit au courant de leur situation exacte.

Elle secoua la tête.
" Mais... pardonnez mon ignorance... j'aimerais savoir : qu'est-ce qui se passe, concrètement, si on n'honore pas un pacte magique ? De façon volontaire ou non..."
Elle jeta un coup d'oeil à Lae, qui pouvait peut-être avoir quelques lumières sur ce sujet et contredire d'éventuelles exagérations de Minzeiros.

" On ne peut pas ignorer un pacte féérique, dit Minzeiros avec humeur. On y engage son âme. Même si on le fuit dans l'immédiat, tôt ou tard, l'âme obtempère. Personne n'est immortel, pas même un elfe.
— J'aurais engagé mon âme dans un pacte ? lâcha Kerun, stupéfait.
— Je t'avais dit que ce n'était pas sage, railla Minzeiros.
— Mais Raevan dit la vérité. Il n'est pas celui que vous avez piégé de la sorte.
— Je ne l'ai pas piégé ! vociféra Minzeiros, furieux. Il était sûr de lui !"
Le fey commença alors à incanter à mi-voix, ses serviteurs fantomatiques s'interposant entre lui et les compagnons.

Astrée envisagea un instant d'essayer de l'en empêcher, mais ses pages allaient s'interposer et elle n'aurait pas le temps. Il fallait espérer que son interprétation soit la bonne, et que Kerun soit libéré de ce pacte qu'il n'avait pas passé. Mais d'un autre côté, c'était à lui que Mathieu avait désobéi, après sa perte de mémoire...
Elle se tourna vers Kerun, désemparée.
" Je n'arrive pas à y croire... Le Raevan qui était présent là-bas nous a averti de ne surtout pas passer le moindre marché, jamais. Mais ce Minzeiros est tellement manipulateur... Il a pu laisser croire qu'ils nous avait déjà tous les trois réduits en esclavage... et modifier le temps pour que des heures passent sans nouvelles... "

" Je pense surtout qu'il a dit à Raevan qu'il ne nous laisserait jamais partir sans contrepartie." grogna Lae.
Mathieu restait muet et pâle, Kerun avait sorti son épée mais demeurait, comme Astrée, circonspect. Le sortilège argenté émana des mains de Minzeiros et frappa l'elfe en plein front. Il en lâcha son arme et demeura figé, les yeux légèrement écarquillés, pendant quelques secondes. Puis la lueur se dissipa et le fey ombreux poussa un cri de rage.
" Comment est-ce possible ? Qu'est-ce que vous avez fait ? Il n'y a aucune trace de ce pacte en lui ! Aucune !"

Astrée sourit, un immense soulagement au fond du cœur.
" Nous vous l'avions dit, que ce n'était pas lui que vous aviez rencontré..."
Elle avança d'un pas, et ajouta d'un ton assuré.
" Maintenant, je suggère que vous nous laissiez passer ? Puisqu'il n'a rien à voir avec ce pacte, alors vous n'avez aucune raison de nous causer des ennuis..."

La Couronne de Cuivre

[Féérie] Sur la piste de Kaljivahu...