[Quête] Rapports diplomatiques: La fontaine d'Inselwenn

[Lothringen]

Chasser en milieu forestier avait été le quotidien de Lothringen durant plus de dix ans, aussi partait-il sans appréhension en quête de son dîner du jour. Il avait emporté d'Ysté un peu de vivres, du pain, des fruits, du fromage et des oeufs, mais un peu de viande fraîche relèverait l'ordinaire.

Il n'avait pas été long à repérer un terrier. Il avait le choix: se mettre à l'affût, l'arc tendu, et attendre que les bestiaux sortent. Le crépuscule était le bon moment pour espérer les surprendre. Ou bien, poser des pièges à collet et attendre un peu plus loin que l'un d'eux fonctionne... Ils avaient relativement bien mangé aux précédents repas et n'avaient guère besoin d'attraper une grosse proie. Encore qu'avec Mornagest, on n'était jamais sûr...

Le semi-drow se décida pour l'affût. Il n'avait pas le temps de laisser fonctionner des collets, et si les elfes en découvraient la trace, ils seraient repérés. Il huma le vent et s'installa donc dans les branchages d'un orme. L'attente fut longue, mais, au terme d'une petite heure, il put tirer un lièvre. Renonçant à s'ankyloser davantage, Lothringen rentra à leur point de rendez-vous, mettant à profit son temps d'attente pour préparer sa prise et la vider. Ce serait meilleur cuit, mais le moindre feu pouvait signer leur perte...

[Mornagest]

Le mélandien arriva avec un bon moment de retard. Il avait perdu du temps à fouiller la galerie, mais au moins, il avait pu ramener une proie. Il constata avec satisfaction que Lothringen était déjà en train de vider la sienne. Une pièce chacun, c'était plus que raisonnable, même pour deux affamés.

Il s'installa non loin du drow, et s'affaira à dépecer la lapine qu'il avait débusqué. Silencieusement, il s'appliquait à retirer viscères et pelage, tandis que son esprit, pour une fois, était serein. Il avait l'impression de vivre ce qu'il avait vécu pendant ses années d'adolescence, vivant paisiblement de la chasse, de la pêche, et parfois, en ville, lorsqu'il n'avait guère le choix.

A la seule différence qu'il était accompagné par un ami. Un compagnon, sa loyauté, en laquelle il essayait de croire. Il y était presque, d'ailleurs. Sinon il l'aurait abandonné, comme Mornagest l'avait pensé en quittant Ysté, blême de rage.

Mais il ne pensait déjà plus à cela. Ce qu'il voyait maintenant, c'est un repas sobre, avec un camarade. Un proche. Les plus grandes joies de l'existence n'étaient-elles pas les plus simples ?

Le soir tombait, et ils mangèrent enfin. La fatigue s'était accumulée, et le guerrier, déjà harassé par les heures passées à discuter commerce et économie, sentait ses muscles s'engourdir, après être resté si longtemps à cheval, sans bouger.

"Penses-tu que nous sommes loin de la demeure de cette sorcière ? Il faudrait essayer de la repérer rapidement, une fois en vol. A moins que tu ne disposes d'une très bonne mémoire des sortilèges ?"

A nouveau ce stupide sentiment de n'y rien connaître... Il ajouta :

"Comment mémorises-tu des sortilèges, au fait ?"

[Lothringen]

Lothringen ne pouvait réprimer un certain dégoût de se voir réduit à déchiqueter de la viande crue de la sorte. Ils en avaient des filets de sang frais à peine coagulé qui leur ruisselaient des lèvres: des barbares... La question de Mornagest le renvoyait à un autre ordre d'idées beaucoup plus civilisé, aussi ne se fit-il pas prier pour répondre:

"Mémoriser? Eh bien..."

Il chercha ses mots. C'est que ce n'était pas si simple que cela d'expliquer la chose à un profane.

"Un ensorceleur possède une sorte de don naturel qui lui permet de pouvoir lancer sans les préparer les sorts qu'il connaît, pourvu qu'il n'excède pas une certaine dépense d'énergie quotidienne. En contrepartie, il ne peut apprendre qu'un nombre très limité de sortilèges différents. Un magicien, en revanche... Un magicien peut apprendre des sorts en nombre illimité, mais il lui faut les préparer tranquillement, généralement la veille pour le lendemain, ou bien le matin pour le reste de la journée. On repasse en revue, en se concentrant, les formules des sorts que l'on veut pouvoir lancer par la suite. On y revient plusieurs fois si on veut préparer plusieurs fois le même sort, aucun gain de temps. Pour cela, on utilise son livre de sorts personnel, où sont notées les formules de tous les enchantements que l'on maîtrise... Voici le mien, si tu veux voir", fit-il en montrant le grimoire à Mornagest. Le mélandien feuilleta les pages: elles étaient couvertes de signes illisibles.

"Chaque magicien utilise son propre codage, pour éviter qu'un concurrent s'emparant de son livre ne puisse en exploiter aussitôt les secrets. Pourquoi a-t-on besoin de préparer ses sorts, me diras-tu, puisqu'il n'est pas si difficile que cela de connaître absolument par coeur les incantations les plus courantes. Hé bien..." Il hocha la tête. "Il semblerait que ce n'était pas le cas autrefois, et que ce soit une sorte de malédiction jetée par Mystra sur les praticiens des Arcanes. Une restriction destinée à les empêcher d'acquérir trop aisément un pouvoir excessif, en quelque sorte... Un mage qui n'a pu préparer ses sorts est aussi vulnérable que le quidam moyen. Raison pour laquelle je me suis en partie tourné vers la maîtrise des armes... Et raison pour laquelle le sort de cauchemar, qui a pour effet secondaire, entre autres, d'effacer de la mémoire les sorts mémorisés, représente un si fort péril."

Il fronça les sourcils. Le rendre vulnérable à une attaque, était-ce ce que visait Dorson? Ou bien simplement se rappeler à son bon souvenir alors même que le semi-drow se croyait à l'abri, comme pour lui rappeler qu'il ne s'agissait guère que d'un répit précaire...

[Mornagest]

Sans pouvoir affirmer avoir compris toutes les implications que cela pouvait avoir, sur l'apprentissage des sortilèges, les heures, les jours, les années d'étude que cela représentait, Mornagest avait néanmoins saisi le principe. Il opinait régulièrement du chef tandis que Lothringen discourait. Il apprenait bien des choses, et cela l'intéressait.

"D'un autre côté, vu la puissance que la magie permet de développer, Mystra a peut-être été sage, en faisant cela." Il parlait avec un air songeur. La puissance des dieux l'avait toujours intrigué. Il n'avait jamais réellement tenté d'en approcher le culte, sinon Aurile... et l'échec avait été plutôt cuisant. Mais la magie divine devait encore être plus complexe, probablement, du fait de l'implication spirituelle qu'elle présupposait. Il se promit de s'y intéresser à son retour à Melandis. Pour l'heure, ils avaient d'autres chats à fouetter, et notamment, ce sort de cauchemar à enrayer.

"Contrer un tel sortilège demande des ressources, alors, si je comprends bien. J'espère que cette femme en dispose. Est-ce que.. tu as d'autres options, en cas d'échec ?"

Il n'aimait pas parler de cela, mais la possibilité pouvait être réelle. A moins qu'il n'ait pas compris les explications de Lothringen, ce qui était également une possibilité...

[Lothringen]

"De la sorcière, je n'attends rien d'autre que des indications sur ce qu'est devenu Eloern... Ce n'est pas une magicienne. Peut-être est-elle un peu druidesse, ou un peu prêtresse, ou les deux; dans tous les cas, elle ne reste jamais plus de quelques minutes en présence d'un visiteur, et elle conservera jalousement ses secrets... Il n'est pas dit d'ailleurs qu'elle accepte de me renseigner, mais nous verrons bien.

J'attends davantage d'Eloern, qui est ce qu'il se fait de plus expérimenté en termes de mages manostiens. C'était le dirigeant de notre guilde des Arcanes... Je doute qu'il existe un sortilège pour se prémunir toute une nuit durant contre les attaques mentales. En revanche, il doit être possible de travailler sa volonté et sa concentration pour mieux résister aux tentatives d'intrusion dans les rêves. Savoir comment progresser dans ce domaine, c'est ce que j'attends de lui."

[Mornagest]

"Cela représente un véritable bras de fer mental..." un bras de fer qu'il ne pourrait probablement jamais supporter. Si un tel sortilège lui était lancé, résisterait-il seulement à la première attaque ? Vu sa réaction face au freyeur, à Manost, il en doutait. Mais, comment être préparé aux combats physiques, et psychiques, à la fois ? Il ne pourrait jamais étudier la magie comme le faisait Lothringen. Il fallait des prédispositions, il le savait, et débuter bien plus jeune que son âge déjà avancer pour entamer des études approfondies.

La magie divine, peut-être ? Mais il n'avait guère beaucoup de foi, pas même envers lui-même. Devrait-il rester vulnérable aux lanceurs de sorts, toute sa vie ? Il doutait soudain de faire de vieux os, à Melandis, comme lui avait prédit Lothringen. Il le regarda soudain, à la seule lumière de la demi-lune timidement dressée dans le ciel nuageux. Et il admirait cet homme, qui s'était battu toute sa vie, et continuait à se battre, tout en gagnant en puissance.

Puis il détourna les yeux, pensif. La fatigue reprendrait bientôt le dessus, mais en ce moment, il cherchait une porte de sortie. Une solution viable. Sans quoi, la mort l'attendait à coup sûr...

[Lothringen]

Cela se travaille. Un guerrier bien expérimenté résiste assez bien à un mage débutant. Les sorts mentaux échouent avec une belle régularité: encore heureux, oserais-je dire." Il eut une moue dédaigneuse. "Je ne pratique pas ce genre de sorts... coercitifs. Ils sont certainement très utiles en pas mal de situations, mais le principe même de la manipulation mentale me dégoûte."

Chacun replongea dans ses pensées tout en finissant de déchiqueter sa viande froide. Mornagest se coucha le premier un peu plus loin, tandis que Lothringen repassait ses sorts du lendemain, comme prévu. Le semi-drow savourait sa soirée. Il se trouvait dans une situation d'aventure qu'il n'avait pas connue depuis trop longtemps. Et pas en n'importe quelle compagnie pour cette fois...
Quand il eut fini sa mémorisation, il se tourna vers Mornagest. Ce dernier ne dormait pas, et ce n'était guère étonnant: il s'était fait un lit de fougères, puis s'était recroquevillé sur lui-même, pelotonné dans sa seule tunique. A force de ne pas prendre de bagages, le guerrier n'avait pas seulement une couverture à se mettre sur le dos. Et, tout charnu qu'il soit, il grelottait.

"Bon. Tu aurais pu me demander ma couverture, tu sais..."

[Mornagest]

Mornagest se retourna, frissonnant malgré son habitude des rudes contrées nordiques. Il faisait froid, couvert, et s'il se mettait à pleuvoir, il était bon pour attraper une bonne sinusite. Aussi, lorsque Lothringen lui proposa une couverture... sa couverture ? Le guerrier bredouilla vaguement :

"Euh... et toi ?" avant d'avoir une soudaine envie de se donner des claques tellement il était stupide. Il essaya de se justifier :

"J'ai l'habitude de dormir sans... mais je dois avouer qu'il fait froid malgré tout. Je n'ai pas envie de te prendre toute la place..." Il se leva et s'avança timidement malgré tout. Lothringen lui laissait de la place, sans mot dire. Pourquoi refuser ? Il n'avait rien à craindre, et il le savait. Il s'allongea donc, essayant de ne pas grapiller trop de tissu pour lui-même, malgré sa corpulence plus imposante que celle du drow. Sous la couverture, il faisait certes plus chaud, et c'était agréable. Mais le mélandien n'était pas à son aise malgré cela. Il n'avait pas peur du contact avec Lothringen, mais bien de lui "voler" sa part de tissu. Et se faire tout petit n'était pas son fort... Il ferma les yeux, essayant de penser à autre chose. Mais à quoi ?

[Lothringen]

Lothringen s'était d'abord à moitié enroulé dans un pan de la couverture, puis il s'était tourné sur le côté, vers Mornagest, ce qui lui permit de constater la façon qu'avait ce dernier de se raidir et de fermer les yeux comme pour échapper à une réalité insupportable – alors, il replia un bras sous la tête et soupira.

"On peut parler?"

Mais Mornagest ne répondit pas.

"Aurais-tu peur de moi, Mornagest? T'imagines-tu que je pourrais t'agresser? Ou bien est-ce ma seule présence qui te donne la nausée? Je croyais... Je croyais que nous avions parlé, que c'était assez clair, que nous savions où nous allions. Je peux comprendre que tu aies besoin de temps... Mais si tu redoutes de partager une couverture, si tu attends toujours que je vienne te chercher, si tu t'éloignes quand j'approche, combien de vies nous faudra-t-il?... Est-ce que tu me rejettes? Je vais finir par le penser. "

Il reprit un peu plus bas.

"Ne comprends-tu pas combien il me coûte de faire toujours le premier pas? Ne sais-tu pas que j'en ai plus à oublier que tu n'en auras jamais à apprendre? Je voudrais tout réinventer. Je ne peux pas le faire pour deux..."

[Mornagest]

Le guerrier ne regardait pas Lothringen. Son regard était perdu dans le vague, tout comme son esprit. Comme à son habitude. Ce qu'il venait d'entendre lui faisait mal, quelque part. Il devait aussi apprendre, à commencer par ne pas se défier systématiquement de tout le monde, y compris le drow.

"Je n'ai pas peur...." il s'interrompit, la gorge nouée. Il mentait : il était effrayé. Mais Lothringen se trompait sur un point, et il tenta de lui expliquer.

"J'ai peur de moi-même. Je sais où je vais, avec toi. Là n'est pas la question", soupira-t-il. "C'est.. après. Que se passera-t-il ensuite ? Que vais-je te faire ? J'ai peur de ma réaction. Je... j'ignore tout de ces choses. Enfin, presque."

Il bredouillait, tout en essayant d'ordonner ses idées. "C'est si difficile de faire confiance, vois-tu... de se dire que quelqu'un te tend vraiment la main, alors que depuis toujours tu es obligé de ne croire qu'en toi-même... et là, tout s'effondre autour de moi, et il ne reste... que toi", acheva-t-il, les yeux baissés.

Il avait maintenant peur de passer pour un lâche. Pourtant, il se sentait soulagé d'avoir réussi à cracher le morceau, ou du moins, une partie importante. Il rajouta, avec un sourire triste :

"Tu ne me donnes pas la nausée. Tu es le seul à ne pas me rendre malade, justement." Il tendit la main vers le visage de Lothringen, et passa le bout des doigts sur sa joue gauche, doucement. Le drow ne réagit pas, mais Mornagest se raprocha de lui, cependant, et, approchant ses lèvres de celles de Lothringen, il les posa lentement contre, fermant les yeux.

[Lothringen]

Lothringen demeura d'abord immobile, mais la simple pression des lèvres de Mornagest sur les siennes venait de donner naissance à un timide frisson de plaisir qui lui courut rapidement de la nuque aux orteils. Fermant les yeux à son tour, il rendit le baiser tout en attrapant de sa main libre la taille de son compagnon, qu'il pressa contre lui. C'était cela qu'il attendait, ni plus ni moins; depuis des jours, des nuits – une éternité, à l'en croire: un geste, un signe. De quoi le rassurer sur les sentiments de Mornagest et sur ses intentions: et le semi-drow avait tendance à prêter beaucoup plus d'importance à ces caresses-là, si simples qu'elles soient, qu'à tous les discours que le guerrier aurait pu lui faire.

De quoi ce dernier avait-il peur, au juste? De lui-même et des autres, de donner et de ne pas savoir recevoir, de s'attacher et de dépendre... Rien que de très "humain", pour autant que Lothringen puisse en juger, n'ayant pas eu pour amants, par le passé, des personnes très encombrées de ce genre de scrupules. Non, les Jaell'ym ne se seraient pas arrêtés à ce genre d'idées: elles ne les auraient d'ailleurs pas seulement traversés. Mais il n'était plus en Ombreterre, et chez les humains, ce n'était pas si surprenant, si? Du moins, il avait lu ou entendu exprimer des sentiments approchants. Pour sa part, il les comprenait sans les partager; il partait du principe que leur relation tournerait peut-être mal, peut-être ne durerait pas, peut-être entraînerait des complications à n'en plus finir, et si c'était le prix à payer alors il l'avait accepté dès le moment où il avait cherché à se rapprocher du guerrier. Et c'était une raison de plus pour profiter du moment présent et ne surtout pas penser à l'avenir...

Ce qui était hors du commun, en revanche, c'était cette faculté qu'avait Mornagest de s'enliser dans les angoisses, jusqu'à paralysie.

"Ce sont de bonnes questions, murmura-t-il quand leurs lèvres se séparèrent. Mais tu les écoutes trop. Moi, je te fais confiance, non que ce soit tout à fait dans ma nature, au contraire! mais par choix, parce que c'est toi. Quant à toi, pour une fois... profite..."

Il embrassa de nouveau Mornagest, comme pour se convaincre que la première fois n'avait pas été une illusion; mais cette fois il entrouvrait les lèvres, appuyant son geste davantage...

[Mornagest]

Le guerrier répondit à son tour à cet appel de tendresse, de sentiments, mué en un geste qui pouvait paraître si simple pour la plupart des gens, mais qu'il découvrait pour la seconde fois... et encore, de cette façon, c'était réellement neuf. Grisant, émouvant. Et ses craintes s'envolaient, alors que sa langue rencontrait celle de Lothringen, se liait à elle...

Les yeux fermés, Mornagest se détendait enfin. Il avait surmonté une de ses plus grandes craintes, le contact physique. Il n'avait pas peur de Lothringen, mais de tout contact, en fait. Il les avait systématiquement rejeté depuis longtemps, et cette étape franchie lui montrait à présent combien il en avait besoin, combien il en avait envie. Il se sentait capable d'aimer. Et d'être aimé, ce qui était au moins aussi important, sinon plus, bien plus. D'inspirer confiance à quelqu'un qui, a priori, aurait dû se défier de lui, mais qui avait pu passer outre des convenances. Qui ne se souçiait guère de l'avis des autres alors que cette relation pouvait lui coûter beaucoup. Qui acceptait de prendre ce risque.

Il savait, désormais, que Lothringen ne l'avait pas piégé. Il le savait depuis longtemps, mais sa bêtise, ou ses craintes, l'avait dissuadé de croire cette ineptie, ce non-sens ! Et pourtant, les faits étaient là. Bien réels, et bien agréables.

Tout cela, son esprit le brassa en une seconde, peut-être deux. Puis, il parvint à se débarrasser de ces stupides pensées, pour se consacrer uniquement à la douceur du moment. Lothringen avait raison : profiter. Il serra le drow contre lui, de sa main droite, pour être à présent poitrine contre poitrine, dans une douce étreinte. Ce moment, il aurait voulu qu'il reste immortel, ne qu'il ne s'arrête jamais, et oublier tout le reste. Mais les meilleures choses avaient une fin, et au bout d'un instant qui lui parut si court, leurs bouches se séparèrent.

Rouvrant les yeux, Mornagest les plongea dans le regard du drow. La lune projetait une lueur sombre sur les yeux de Lothringen, mais cette impression disparut dès qu'il cligna les paupières, l'air ému. Un silence persista quelques instants entre eux. Mais nulle gêne, nulle crainte, cette fois, de paraître ridicule. Le mélandien se sentait heureux. Il avait trouvé ce qu'il cherchait sans le savoir, depuis de si longues années.

"Découvrir... C'est une sensation que je n'avais plus connue depuis longtemps", soupira-t-il enfin doucement. "Me redécouvrir, en fait. Je pense... que je m'étais caché derrière une autre personnalité. J'ai voulu croire que les sentiments n'étaient pas faits pour moi, et..." Il sourit à Lothringen "je suis heureux de m'être trompé. Et de te l'admettre enfin".

[Lothringen]

L'émotion au bord des lèvres, Lothringen demeurait sans voix. Cette tendresse, cette affection, cette confiance... C'était un aspect de la personnalité de Mornagest qu'il découvrait pour la première fois. Mais, au lieu d'en ressentir une joie sans mélange, le semi-drow se mit simultanément à en appréhender les suites. Etait-il digne d'une telle confiance? Avait-il tant que cela à donner? C'était comme s'il devenait en partie responsable de ce que Mornagest deviendrait. Qu'adviendrait-il si, sur la foi de telles paroles, il se mettait à espérer? Espérer que le guerrier change, espérer que leur relation soit plus qu'une aventure, souffrir de tout ce qui les séparait? Qu'adviendrait-il s'il aimait à nouveau? Imaginer, espérer, c'était encore dépendre. Lui qui rêvait d'être le vent...

Mornagest était tendre, Mornagest était sûrement sincère, mais cela n'allait pas sans maladresse. Sur le moment, Lothringen avait eu peine à retrouver son souffle tandis qu'il l'embrassait, et il s'était senti vaguement écrasé quand le guerrier l'avait serré contre lui. Alors avait ressurgi sans crier gare le souvenir de l'autre, de Dorson, de celui à qui il avait tout donné, à ses dépens: celui qui avait trompé sa confiance, des années durant, pour le pire. Lorsqu'il avait découvert la vérité, Lothringen avait désiré mourir... Le devin drow et le guerrier étaient-ils si différents que cela? Lothringen voulait le croire, mais il savait désormais qu'ils étaient trois dans cette histoire. Eux deux, et puis en tiers ce souvenir d'angoisse dont le dernier cauchemar fournissait un bon aperçu.

Lothringen ferma les yeux, laissant son front reposer contre celui de Mornagest. Pourquoi fallait-il que ses propres peurs ressurgissent au moment même où son compagnon parvenait à surmonter les siennes...

"Je te comprends peut-être mieux que tu ne crois. Tu connais mon histoire... Ce n'est pas sans appréhension que je me laisse à nouveau approcher. Je n'apprécie pas beaucoup les images qui me reviennent... Qui me hantent. Mais je préfère penser que tu en vaux la peine", conclut-il en rouvrant les yeux avec un sourire triste, tout en écartant les cheveux du visage de son compagnon.

Lothringen se sentait bien en sa compagnie; mieux, même, que n'importe quand depuis qu'il vivait en surface. Il fallait bien l'admettre, si Mornagest représentait le risque, il représentait peut-être aussi la solution...

[Mornagest]

Le guerrier sourit à peine, puis se sentit rougir face au compliment que venait de lui faire Lothringen. Une marque de confiance qui faisait chaud au coeur, qui le toucha plus profondément qu'il n'aurait pu le croire. Parce qu'elle venait du drow. Que cela comptait plus que tout le reste. Et qu'importe la suite des évènements, en ce moment, il se sentait le coeur léger, l'esprit au repos. Il avait perdu l'espoir, et ce dernier venait de renaître de ses cendres, pour emplir le guerrier de sérénité.

Il souffla doucement : "J'ai peur de perdre aussi. Mais sans essayer... qui peut dire ce qu'il se passera alors ? Je suis prêt à prendre... le risque" acheva-t-il, un peu gêné d'employer ce terme, mais il convenait à la situation. Un pari, une audace... comment définir autrement leur relation actuelle ? Qui savait aujourd'hui de quoi le lendemain serait fait ?

Mornagest posa son coude au sol et appuya sa tête au creux de la main, tout en fixant Lothringen, dont le regard semblait perdu dans le vide de la nuit.

"Je vais t'aider à te débarasser de tes craintes. Avec elles, tu ne peux avancer, sinon de la même manière que moi. Et je sais ce que ça donne... ", termina-t-il, un air amer se dessinant sur ses traits fatigués.

[Lothringen]

Lothringen détournait le regard, rêveur. Personne ne lui avait jamais parlé ainsi, et pourtant, ces mots-là, si simples, étaient bien ceux de tout le monde. Ainsi, ils y étaient... pour de bon... tous les deux en même temps? Etait-ce possible? Il ne voulait y croire, refusait d'espérer. Que vienne chaque jour à son tour comme un invité inattendu, et il n'y aurait pas de déception possible.
S'arracher mutuellement à leurs craintes? En dépit de tout ce qui les séparait, ce que lui disait le guerrier ne lui semblait ni absurde, ni mensonger. Comme si l'improbable devenait à présent à portée de leurs mains, pourvu qu'ils le désirent... Une chose était certaine, il irait jusqu'au bout: pour ne rien regretter.
Il fit l'effort de reporter son regard sur les traits tirés de Mornagest, qui luttait contre le sommeil. Les négociations l'avaient éreinté. Mais pourquoi lutter? Ils auraient bien le temps de se reparler, plus tard. Pour cette nuit c 'était assez.

« Sans le savoir, tu m'aides déjà... »

Le semi-drow se rapprocha de son compagnon, puis ferma les yeux. Un instant, l'idée le traversa que peut-être, Mornagest avait été envoyé par les mélandiens ou d'autres pour le tuer. Qu'il n'aurait jamais d'occasion plus propice que cette nuit où ils se trouvaient pour la première fois seuls, loin de tout, alors que le monde entier ignorait qu'ils se trouvaient ensemble. Qu'il n'y avait autre aucun moyen d'étouffer ce soupçon sous les certitudes, sinon en prenant le risque. Mais, si cela était, si une telle fourberie était possible, avait-il vraiment envie de voir se lever le jour suivant? Sans doute pas.

C'est pourquoi il ne rouvrit pas les yeux et ne tarda pas à s'endormir près de son compagnon. Au chaud...

[Mornagest]

Le mélandien ne tarda pas à imiter Lothringen. Le silence, un peu triste, mais émouvant, qui avait pris place à présent, lui ferma rapidement les paupières. Il n’entendait que la respiration lente et calme du drow, et cela l’apaisa complètement. Ses muscles se détendirent, et il posa sa tête à côté de celle de Lothringen, tout en fermant définitivement les yeux. Avant de pouvoir baîller une dernière fois, il s’était endormi…

Son sommeil fut réparateur, mais empli de rêves aussi stupides que douloureux. Il s’imaginait, en pleines négociations avec les manostiens, et Lothringen qui rejetait systématiquement ses propositions pourtant raisonnables. Il finissait alors par abandonner le débat, et lorsqu’il voulu demander au drow la raison de ce rejet, ce dernier répliqua en lui assénant brusquement un coup de poing dans le visage, lui brisant le nez avec un craquement sinistre, puis il rit… il riait méchamment, se moquant de lui et de sa faiblesse, tant dans les mots que dans le combat… et lorsque Mornagest dégaina et lança furieusement sa lame vers l’abdomen de Lothringen, le guerrier se réveilla en sueur, la tête froide et l’esprit complètement envahi par un immense sentiment de perte.

Il faisait encore nuit noire. Mornagest sentait son cœur battre la chamade, résonnant contre ses tempes qui semblait vouloir exploser sous la pression. Il avait mal à l’estomac… probablement la peur, qui lui enserrait les tripes dans son étau implacable. Il ressentait souvent la peur, depuis ce duel mental contre le frayeur. Il se demanda avec angoisse s’il pourrait un jour oublier cette odyssée dans le monde des ténèbres.

Il voulu bouger un peu, mais sa main rencontra un corps chaud et souple ; Lothringen dormait paisiblement à sa gauche, en respirant plus profondément. Il ne l’avait pas réveillé, c’était une bonne chose…

Le guerrier se retourna et, malgré son cauchemar, parvint à se rendormir assez rapidement, accablé par la fatigue accumulée sur ces dernières nuits trop courtes, même pour lui.

[Lothringen]

Il s'était éveillé dès les premières lueurs du jour, les yeux brûlés par sa lumière. Même après des années de vie en surface, il continuait de se montrer extrêmement sensible à la moindre exposition directe. Au palais, il avait dû faire poser d'épais rideaux dans toutes les salles et s'abriter jusque en plein hiver derrière des stores.
Ici, la couverture rabattue sur son visage aurait suffi, si elle n'avait eu une nette tendance, durant la nuit, à glisser progressivement de sa gorge vers les hanches du mélandien, qui lui, dormait encore, étroitement roulé dans son butin. C'était sans importance.

Les paupières mi-closes, les mains plongées dans ses cheveux défaits, Lothringen sourit au soleil levant. Il commençait de peaufiner sa définition du bonheur. C'était si simple, en fait. Tellement évident...

Après avoir étiré avec lenteur ses membres ankylosés, il reporta son attention sur Mornagest. Son compagnon avait les traits tirés, non comme quelqu'un qui vient de dormir une nuit complète, mais comme le guerrier qui s'effondre de lassitude après un long combat. C'était sans doute la vérité, du reste: que se passait-il donc, dans ces cauchemars dont il revenait toujours défiguré par un masque d'angoisse? Il n'avait même pas de maître démoniaque pour l'y harceler, seulement... lui-même... et Lothringen aurait voulu l'aider.

Le semi-drow s'affaira à ranger le peu qu'ils avaient sorti, puis à effacer toute trace de leur passage. Le soleil était haut quand il se décida enfin à réveiller Mornagest en lui prenant l'épaule.

"Bienvenue dans un nouveau jour", l'accueillit Lothringen en souriant, quand il le vit dodeliner de la tête. "Nous prendrions des risques à nous attarder ici plus longtemps."

[Mornagest]

Le guerrier battit plusieurs fois les paupières avant de parvenir à y voir quoi que ce fut. La lumière l'aveuglait également, surtout après une nuit aussi mauvaise. Il avait l'impression de s'être couché quelques minutes auparavant, et son sommeil de mauvaise qualité lui avait seulement apporté un cauchemar désagréable, et un mal de dos dû à une mauvaise position adoptée pendant autant d'heures. A se demander s'il pourrait un jour dormir paisiblement...

"Tu aurais dû me réveiller plus tôt", laissa-t-il tomber en achevant sa phrase avec un baîllement. "Je m'en voudrais de causer notre perte pour avoir voulu paresser..."

Il se leva et replia la couverture de Lothringen avec soin. De son côté, il n'avait comme à son habitude aucun bagage, sinon son épée posée au sol, toujours prête à servir en cas de danger subit. Et en ces lieux, ils risquaient d'en rencontrer encore.

"Je suis prêt", annonça-t-il simplement, avant de demander à son compagnon : "J'espère que tu as bien dormi malgré la crise du logement...", un petit sourire mi-gêné, mi-amusé en coin.

[Lothringen]

"Si c'était le froid qui m'avait réveillé plutôt que le lever du jour, crois-moi que tu n'aurais pas dormi aussi longtemps, rétorqua le semi-drow, amusé à son tour. Ma mansuétude a ses limites..."

Surtout quand il s'agissait de son sommeil. Le sommeil d'un aventurier, mage qui plus est, est chose vitale. La raison majeure de sa quête, du reste.

Il remit le sac sur son dos, avant de poursuivre:

"Non, ni cauchemar, ni bruit suspect, ni rien. Moyennant quoi je suis en pleine forme pour t'infliger une nouvelle expérience traumatisante. Prêt, dis-tu?"

Il fourra dans la main du guerrier un bout de corde dont il avait enroulé l'autre extrémtié à son avant-bras.

"On a tôt fait de se perdre, dans l'invisibilité..."

Mais il commença d'incanter sans attendre de réponse. Cela dura. Mornagest comprit que le devin enchaînait plusieurs sorts. Moyennant quoi il commença de ne plus voir ses membres, ni Lothringen, puis de se sentir si rapide et si léger qu'il lui suffit de le penser pour se retrouver dans les airs...

Lothringen = => invisibilité : Lothringen+ Mornagest

Lothringen = = > rapidité de groupe : Lothringen + Mornagest

Lothringen = = > vol: Lothringen

Lothringen = = > vol: Mornagest

"Voilà. Maintenant, en rase-motte pour essayer de repérer ce qu'il y aurait à repérer là-dessous, plein ouest, et silence."

Heureusement qu'ils étaient invisibles. Ne sachant trop que faire de ses membres ankylosés par cette posture inhabituelle, luttant contre le vent et évitant au mieux les volatiles qui leur rentraient dedans sans les voir, il se sentait vaguement ridicule.

[Mornagest]

Comme pour confirmer ses craintes, l'estomac de Mornagest fut rapidement pris de sursauts désagréables, qui n'allaient pas tarder à se muer en nausées incessantes, si le trajet aérien devait se poursuivre trop longtemps. C'était sa troisième expérience en vol, et il ne parvenait toujours pas à se faire à cette idée de ne pouvoir toucher le sol, mais surtout, de sentir ses viscères jouer au yo-yo dans son abdomen malmené.

Le teint bistre, le guerrier se contentait de suivre Lothringen en respirant le plus profondément possible. Heureusement, l'air était frais et agréable ; bien maigre consolation, mais il essayait de détourner son attention de son malaise grandissant.

Au bout d'un temps qui lui parut interminable, Mornagest entrevit ce qui ressemblait à une clairière, plus loin à l'ouest. Etait-ce l'endroit où vivait la druidesse ? Il attrapa Lothringen par le bras et lui indiqua la tache plus claire sur le toit de la forêt.

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