La Couronne de Cuivre

Lothringen crut déceler une certaine aigreur fataliste dans les dernières questions de Mornagest. Le guerrier semblait attendre de lui qu'il lui propose un plan complet et lui énumère ses consignes, alors qu'il n'en savait pas plus que son compagnon... Et peut-être beaucoup moins, étant étranger à cette ville.

Il répondit avec embarras.

"Mornagest, tu es le seul à pouvoir éventuellement identifier certains des protagonistes, comme tu l'as fait pour Dargor, et je pense que nous courons un tout petit peu moins de risques si nous pouvons veiller l'un sur l'autre. Mais, non, je n'attends rien d'autre de toi que d'observer et écouter. Pour ma part je ressortirai le plus tôt que je pourrai, peut-être même avant d'avoir lancé mon sort : un aperçu des lieux me suffit. Je te conseille de ne pas t'attarder non plus, car tu éveillerais les soupçons. Mais tu es libre et... je n'ai pas d'ordres à te donner."

Le guerrier se voulut rassurant en répondant :

"Je ne le prenais pas mal, tu sais. C'est simplement... j'ai un peu l'impression d'agir de façon inconsidérée, en général. Avant... ça n'avait pas tellement d'importance, mais désormais..."

Il laissa sa phrase en suspend. Inutile d'en dire plus ; l'heure était maintenant à l'action, la prise de risques, et peut-être, au bout du compte, ce qu'ils souhaitaient obtenir comme renseignements. Avec un peu de chance.

"Je resterai le moins de temps possible ; dès que j'aurai repéré Terenas, s'il est là. Il serait temps de nous mettre en route, d'ailleurs. Il y a une petite trotte entre les jardins et cette sinistre auberge."

Il s'était équipé complètement ; à savoir, sa besantine, élimée par le temps et rapiécée à plusieurs endroits, et sa fidèle épée, engainée, battant contre sa cuisse gauche lorsqu'il marchait. La métamorphose de Lothringen lui donnerait un aspect tout autre.

Le sort de métamorphose avait fait de la besantine rapiécée une armure de cuir bouillie du modèle le plus quelconque qui soit, et légèrement changé l'apparence de l'épée et de son fourreau pour les rendre encore plus anonymes. Lothringen avait néanmoins préféré laisser Mornagest dans un rôle de combattant, doutant un peu de ses talents de dissimulation. L'ensemble paraissait donc assez crédible, la démarche du guerrier laissant peu de doute sur son habitude du port de l'épée.

A priori, il n'y avait plus qu'à y aller. Et supplier Tymora qu'ils ne se fassent pas repérer, ne tombent pas dans un piège, ne servent pas de plat de résistance à la prochaine invocation démoniaque...

"Bon, hé bien... allons-y. Accroche bien tes tripes. "

Et il les téléporta, comme prévu, dans un recoin désert du jardin de la mélancolie.

En direction de

En provenance de

C'était presque une habitude, désormais, de revenir à l'ambassade. Aurait-il un jour le droit de se reposer dans ses appartements sans craindre une embuscade à tout moment ? L'avenir le lui dirait...

Ils avaient mis presque une heure pour revenir des jardins, ralentis par la blessure de Mornagest, mais au moins, ils étaient saufs. Et ils avaient obtenu des informations déterminantes pour la suite des opérations. Tout n'allait pas si mal, au fond...

S'installant dans l'atrium, les deux aventuriers demandèrent à ce qu'un prêtre examine le genou du mélandien. Un soulagement, une fois celui-ci soigné correctement, même s'il gardait une raideur dans l'articulation.

"Elle disparaîtra avec une bonne nuit de sommeil. Reposez-vous... et vous aussi, messire", acheva-t-il à l'adresse du conseiller. Pour sa part, Mornagest tombait de sommeil, mais ruminait désagréablement de sombres pensées sur les chances de survie de Terenas une fois qu'ils lui auraient mis la main dessus.

Epuisé par la longue marche autant que par les événements de la soirée, Lothringen était tout disposé à suivre les conseils de l'helmite : comme Mornagest paraissait encore plus éprouvé que lui, ils montèrent aussitôt dans leurs chambres.

Tout en faisant une rapide toilette, le semi-drow essayait de se repasser le fil des événements passés en les raccordant avec ce qu'ils venaient d'apprendre. Il ne pouvait se défendre d'éprouver une certaine admiration pour un homme qui parvenait à mener une double vie sans être découvert, alors même qu'il occupait un poste aussi exposé que celui de membre du conseil... Mais Terenas avait pris des risques inconsidérés dans cette affaire. Tenter de manœuvrer à la fois contre De Vir qui plaçait ses pions, contre Mornagest qui risquait de nuire à ses trafics, contre Dargor qui... lui faisait de l'ombre ? Et même contre Enetos qu'il avait allègrement accusé de complicité...

Cette façon de procéder lui était tellement étrangère. A Manost, il n'y avait pas beaucoup de sièges au conseil, mais au moins occupait-on autrement son temps qu'à se poignarder mutuellement dans le dos. Même s'il n'entendait pas en être le perdant, il détestait ces jeux. Plus vite ils en auraient fini avec ce traître, mieux ce serait ! Mais il ne pouvait s'empêcher de songer que pour Mornagest, ce ne serait que le début...

Le mélandien s'était rapidement allongé. Sa jambe ne le faisait plus souffrir, mais il éprouvait une gêne en s'appuyant dessus. De toute manière, il était bien trop exténué pour faire autre chose que se coucher et dormir. Cependant, son esprit vagabonda un moment avant de sombrer dans le sommeil.

Cette journée avait encore été pleine d'émotions diverses, mais l'apothéose fut sans conteste atteinte durant le combat, bref mais intense, contre les sbires de Terenas. Il espérait que ce n'était pas qu'un avant-goût de ce qui les attendrait... même si le conseiller devait se méfier plus que jamais, à présent. Comment éliminer toute une troupe de gardes personnels ? La possibilité de recourir aux gardes impériaux lui revint à l'esprit... mais cela impliquait de repasser à l'antichambre, avec les risques que cela comportait... et si... et le sommeil s'empara de lui, sans rêves, sans peurs.

Il avait mieux dormi que la nuit précédente, la fatigue accumulée ayant eu raison de sa vaine tendance aux ratiocinations. La perspective d'en finir rapidement - bien qu'il ne sache encore quand ni comment - avait en outre quelque chose d'excitant, après toutes ces journées d'attente, d'incertitudes. Après l'inévitable vengeance, peut-être auraient-ils enfin quelques instants à eux ? Ils se l'étaient promis, du moins. Lothringen avait hâte....

Tellement hâte d'être au lendemain qu'il y fut sans avoir vu passer la nuit. Le jour était levé, serait-il le premier débout ? Ces réveils à l'ambassade devenaient une habitude. Le conseiller songea avec amusement que ses subordonnés allaient finir par les trouver particulièrement envahissants. Et encore, ils avaient eu beaucoup de chances qu'aucun mélandien n'ait osé déplacer les combats jusqu'à l'intérieur du bâtiment. La guerre, alors, aurait été très difficilement évitable...

Lothringen prit le temps de s'habiller et de faire sa toilette, avant de s'aventurer dans les couloirs pour voir qui y serait plus matinal que lui.

Il passait rarement d'aussi bonnes nuits. La douleur de sa jambe avait totalement disparu, et la gêne qu'il ressentait la veille au soir également. Les prêtres étaient capables de miracles, parfois. Il s'était même offert le luxe de rester une petite heure supplémentaire à paresser dans son lit, l'esprit étrangement guilleret, comme si le dénouement de cette affaire était proche. Peut-être était-ce le cas, mais il ne fallait jurer de rien. Cependant, l'espoir faisait vivre...

Il se leva enfin, se lava, s'habilla et sortit dans le couloir. Le soleil était déjà levé depuis un moment, et Lothringen devait en avoir fait de même. Il trouva d'ailleurs ce dernier à table, en train de se préparer une tranche de pain garnie de miel onctueux. Une journée qui s'annonçait agréable. Cela ne leur ferait pas de mal...

"Bien dormi ?", demanda-t-il en guise de préambule.

Lothringen observait la démarche du mélandien, exempte de tout boitillement et même de toute raideur. Le guerrier avait bien de la chance : il avait quant à lui une crampe terrible à l'épaule.

"Comme un loir. Et ta jambe va bien mieux, à ce qu'on dirait !"

Après un mouvement d'enthousiasme irréfléchi, le manostien reporta in extremis son attention sur sa tartine de miel, qui menaçait de lui dégouliner dessus comme la veille. Fronçant exagérément les sourcils, il se mit à brandir un doigt moralisateur.

"Toi, prends garde, je te surveille."

Comme Mornagest s'asseyait et commençait de se servir à son tour, le semi-drow enchaîna.

"Le sommeil t'a-t-il apporté des idées de solutions lumineuses ? Pour ma part, je ne vaux pas mieux qu'hier, je le crains..."

Mais il disait cela d'un ton léger, sans manifester vraiment d'inquiétude. Il n'y avait tout simplement pas réfléchi davantage.

Il sourit. La journée débutait bien, vraiment. La bonne humeur était présente, et cela faisait plaisir à voir. Il s'installa, tout en affirmant :

"Je pourrais courir autour de Melandis toute la journée. Très compétents, les prêtres manostiens..."

Tout en se servant dans le pot de miel, il attrapa une bonne tranche de pain de l'autre main, puis répondit :

"A part un rêve stupide, je n'ai pas réellement pris le temps de réfléchir à tout cela. La fatigue m'a terrassé." Il parlait d'un ton un peu gêné, même s'il savait que son compagnon ne lui tiendrait certes pas rigueur pour cela.

"Il va se tenir sur ses gardes. Je dirais même, sur une armée de gardes. Nous ne sommes que deux, et même avec l'aide de quelques mercenaires manostiens, nous n'irons pas loin. D'autant qu'il faut savoir où le trouver. Mais je n'ai d'idée ni sur le premier point, ni sur le second..."

Il engloutit un bon tiers de la tartine.

"Hum... Et nous n'avons aucun moyen de renforcer les effectifs ? Je veux dire, des combattants, ça se recrute... et toi, tu n'es pas censé disposer de gardes impériaux ?"

Il hocha la tête, avant de la faire disparaître derrière le rebord de son bol.

"Evidemment, ces gens-là ne sont pas très fiables..."

Un gargouillis plus tard, signe très sûr de ce qu'il venait de finir son lait de chèvre, il reprit.

"On peut toujours tenter de corrompre ses gardes du corps, mais je ne pense pas que nous en ayons le temps..."

Il reposa son bol, les lèvres toutes blanches.

"Et si rien de tout cela n'est possible, il ne nous reste plus qu'à trouver un moyen de le séparer de ses hommes. Et je ne vois pas meilleure source d'informations qu'une scrutation... Qu'en penses-tu ?"

Il avait balancé ses idées l'une après l'autre, sans vraiment les développer, juste pour voir la réaction de Mornagest à chacune de ses propositions. Une "tempête de cerveau" primitive, en quelque sorte...

Le guerrier réfléchit quelques instants, à haute voix.

"Des gardes, oui... malheureusement, cela impliquerait que je me rende à l'antichambre moi-même... impossible de savoir sur qui je pourrais tomber. Et mander quelqu'un, c'est prendre le risque d'une autre trahison..."

Il secoua la tête. C'était dangereux, mais ils n'auraient peut-être guère d'autre choix. Sauf si...

"En quoi consiste la scrutation, exactement ?"

Nouvelle preuve, s'il en fallait, qu'il ignorait tout de la magie. Excepté les quelques sorts que Lothringen avait déjà utilisé devant lui, et parfois à ses dépens. Il songea brièvement aux téléportations qu'il craignait comme la peste, et s'efforça de penser à autre chose, histoire de ne pas se couper l'appétit.

Lothringen prit son inspiration, visiblement aux anges. La scrutation était un sort de divination, la divination était son école de spécialisation, et la vie qu'il menait lui donnait rarement l'occasion de la mettre à profit. En combat, on pouvait même dire qu'il avait tout de l'illusionniste, ces derniers temps...

Le devin commença donc son petit exposé.

"C'est un sort divinatoire, d'un niveau assez élevé, qui permet d'espionner magiquement quelqu'un, quelle que soit la distance, à l'aide d'un miroir d'argent poli. L'incantation est très longue et nécessite divers composants, mais je trouverai tout ceci à l'ambassade. Il y a aussi une chance d'échec mais celle-ci se réduit en proportion de la connaissance que l'on a de la cible : comme je l'ai déjà rencontré et que j'ai bien pris le temps d'examiner son vrai visage, ça devrait aller. En cas de réussite du sort, je peux le voir, l'entendre, le suivre, durant une dizaine de minutes. Après, évidemment, c'est comme pour notre visite à la taverne : on peut surprendre des choses intéressantes, comme perdre son temps. Mais ça vaut la peine d'essayer, je pense."

Voilà un sort qui pouvait effectivement leur en apprendre beaucoup, et éventuellement leur fournir une splendide occasion d'attaquer Terenas alors qu'il se croyait à l'abri dans une de ses cachettes.

"Splendide. Et tu peux lancer ce sortilège n'importe quand ?"

Il restait toujours épaté de la facilité avec laquelle Lothringen lançait des sorts parfois très élaborés, tandis que lui ne pouvait manier que l'épée, avec, souvent, des blessures récoltées malgré son expérience relativement élevée. Il soupira intérieurement en songeant que la magie ne lui serait jamais accessible, de toute manière.

"Et de n'importe où ?" ajouta-t-il après une seconde de réflexion intense mais naïve.

"N'importe quand, oui – compte tenu néanmoins d'une petite heure de préparation. Il y a sûrement des heures plus intéressantes que d'autres, mais comment savoir lesquelles ? D'autant que Terenas aura sûrement changé ses habitudes.

N'importe où, non : le sort nécessite le médium d'un grand miroir en pied, assez difficilement déplaçable. Il faudra le lancer depuis l'ambassade. Mais peu importe la distance qui nous sépare de Terenas, en revanche..."

Il réfléchit encore quelques instants.

"Si j'ai des sorts actifs sur moi au moment de le lancer, notamment des sorts de détection, ils le seront encore sur la vision... ça peut servir. Je pense à une détection de la magie, par exemple..."

Il sourit.

"C'est absolument sans risques pour nous, sauf s'il se décide à faire de la mise en scène à longueur de journée dans l'attente du moment éventuel où je lancerai ce sort. Peu de gens savent que je suis devin... Il faudra néanmoins interpréter avec prudence. Au fait, savoir que c'était un mage, ça m'aurait un peu aidé, moi aussi... Sais-tu s'il a une école privilégiée ?"

Ils l'avaient vu lancer des sorts d'illusion et de transmutation d'un niveau assez moyen... Pour le combattre efficacement, ils auraient besoin d'en savoir davantage.

Le guerrier secoua la tête en signe de dénégation, précisant :

"J'ignorais même qu'il était magicien. Je suppose qu'il faut une propension certaine à l'illusion pour se dissimuler de la sorte en permanence, comme il l'a fait à de nombreuses reprises. Monsieur T... je le connaissais un peu, et j'ignorais que c'était lui. Ahurissant. À moins qu'il ne l'ai assassiné et pris sa place lorsque nous l'avons rencontré, ensemble. Mais je m'égare... je ne sais pas, vraiment."

Connaître les points forts d'un adversaire permettait de disposer d'un avantage non négligeable lors d'un combat, il le savait pertinemment, et il n'y avait aucune raison à ce que cela soit différent en magie. Hélas...

Lothringen fronça les sourcils. L'hypothèse que le visage révélé après une dissipation de la magie ne soit pas le visage véritable du porteur le plongeait dans des abîmes de perplexité où entrait l'éventualité d'un double sort illusoire entretenu en permanence, ce qui supposait une sacrée débauche d'énergie magique et un esprit plus que tordu. Préférant laisser cette idée saugrenue de côté, il répondit simplement :

"Si tu veux, nous pouvons faire cela maintenant. A moins que tu n'aies une heure du jour à me recommander ? Cela dit, nous devrons commencer par passer voir si les espions auront trouvé quoi que ce soit d'utile... mais je n'y compte pas trop."

Il regardait Mornagest continuer d'engloutir tartine sur tartine. Pour sa part, il n'avait plus faim, et un peu hâte de passer à l'action. Il restait assis cependant... Le guerrier avait bien besoin de reprendre des forces, après tout ce que son corps avait subi de poisons et de blessures.

En réalité, rien ne pressait vraiment.

Son déjeuner terminé, le guerrier réfléchissait à une heure opportune pour effectuer ce petit lancer de sortilège. En matinée, le conseiller devait se reposer, après ses soirées de débauche... cependant, n'importe qui de son espèce dormait assez peu ; le "travail" demandait du temps, gérer ses trafics également. Nul doute qu'il disposait de moult sous-fifres pour s'occuper de ses affaires quand tout fonctionnait comme il le fallait. Mais là ? L'avaient-ils suffisamment bousculé ? Était-il en quête d'indices afin de les retrouver ?

"Peut-être est-il encore un peu tôt. Plus tard dans la journée, il doit prendre contact avec ses sbires... vers midi ?"

Il songeait sans parvenir à s'en défaire, à l'ancien monsieur T. Si il avait jamais existé... en même temps, s'il était déjà Terenas à ce moment, pourquoi ne les aurait-il pas simplement éliminés dans ce bouge infâme qui était le sien ? Non, décidément, Terenas devait avoir un bon nombre de meurtres à son actif. Sans compter les tentatives...

"Entendu."

Lothringen se décida alors à rendre visite à Tagaryes. Tagaryes, et non l'ambassadeur Ortéguy : si les deux étaient supposés travailler de conserve, le semi-drow tenait à le vérifier par lui-même. Certains points demeuraient obscurs dans cette affaire. Lothringen ne songeait pas tant au fait qu'on ne les ait pas attaqués dans le bouge de Monsieur T. - trop de témoins, la volonté de cacher son rôle de premier attaquant ou de ne pas mettre en avant sa doublure, les explications ne manquaient pas – qu'à cette "erreur" apparemment inutile qui avait consisté à nommer Enetos plutôt que Dargor. Ce ne pouvait pas être une erreur... Cela leur avait mi la puce à l'oreille sur le fait qu'on leur mentait... Ce mensonge devait donc avoir une raison d'être, bien qu'il ne voie toujours pas laquelle, en l'état actuel des choses. Il en venait même à se demander si certains ne mentaient pas juste pour le plaisir de brouiller les pistes et de lui donner des migraines.

Il avait demandé la veille de concentrer les recherches sur Enetos et sur Monsieur T., et il espérait que d'autres y verraient plus clair que lui dans cet imbroglio absurde. Mais la toile des mensonges et des dissimulations semblait difficile à distendre...

Etant monté à l'étage, Mornagest sur ses talons, il frappa à la porte du chef des renseignements.

Après un "entrez" étouffé par l'épaisseur du bois, les deux hommes obtempérèrent et trouvèrent le chef des renseignements assis derrière son bureau, toujours croulant sous les piles de papiers, de notes, de parchemins divers mais aussi de livres recensant les dernières directives de Manost concernant l'ambassade à Melandis. Il devait être débordé, en ce moment, rien que pour la rédaction des résumés de rapports qui devaient affluer chez lui à une fréquence infernale.

"Messieurs. Prenez place, je vous en prie. J'ai appris votre retour hier soir, mais j'ai préféré vous laisser vous reposer. Votre soirée a été agitée, d'après ce qu'on m'a dit... vous n'êtes pas les seuls. Un émissaire mélandien est venu d'enquérir de la situation. Je gage qu'il voulait savoir si nous hébergions le chancelier... puisque le conseil sait maintenant que vous êtes encore en vie. Je n'ai pas pu savoir pour qui il travaillait, mais je doute que ses intentions étaient pacifiques. Mais, je m'égare déjà. Que voulez-vous ?"

Il ne semblait jamais devoir reprendre son souffle... une capacité intéressante pour quiconque devait exposer ses renseignements de façon claire et structurée - encore que pour ce dernier point, il souffrait d'un certain manque de concentration.

Lothringen prit un siège, bien qu'à ce débit-là il se pouvait bien que tout soit dit avant qu'il n'ait eu le temps de s'y installer. Qu'importe, il n'était simplement pas convenable qu'ils demeurent debout comme un écolier à la récitation, et il invita du coin de l'oeil Mornagest à faire de même.

"Je vois que nos hommes ne chôment pas..." remarqua le semi-drow en avisant les piles de notes hâtivement rédigées."Ayant demandé hier de recentrer les recherches sur Enetos et monsieur T., je venais vérifier si nous avions quoi que ce soit de nouveau sur ces individus... ou sur tout autre sujet, du reste. Il semblerait que Terenas soit notre principal souci, mais il n'est pas dit que ce soit le seul."

Le responsable des renseignements n'eut pas besoin de consulter ses rapports ; il étudiait la question depuis plusieurs jours, maintenant, et connaissait le sujet sur le bout des doigts.

"Je crains malheureusement de vous décevoir concernant Enetos... nous ne sommes parvenu à n'établir strictement aucun lien entre sa personne et les récents évènements. J'ai cependant appris qu'il s'est mis en route vers Armonis, pour renforcer les liens entre la cité et Melandis. Elle dispose, comme vous le savez, d'un statut relativement indépendant dans l'empire, et le conseil estime qu'il est bon de leur rappeler qui commande réellement."

Son regard croisa celui de Mornagest, et son expression se fit curieuse, comme s'il cherchait à savoir si sa dernière phrase allait heurter le chancelier mal aimé. Mais rien, sur le visage du guerrier, n'en laissait paraître.

"Monsieur... T, comme il se faisait appeler. Nous avons retrouvé un cadavre dont la description pourrait correspondre à celle dont nous disposions. Égorgé puis jeté dans le fleuve, son corps a été retrouvé à quelques lieues d'ici par un paysan, qui a signalé le fait aux autorités... l'information est tombée dans l'oreille d'un de mes hommes. On peut soupçonner Terenas d'avoir assassiné celui qui vous avait renseigné. Cela dit, pourquoi vous aurait-il orienté sur une mauvaise piste ? Travaillait-il pour Terenas, qui l'aura assassiné ensuite afin de se débarrasser d'un témoin trop gênant ? Je ne suis pas certain que nous connaîtrons un jour la vérité, messieurs, sans vouloir vous décourager..."

Bon, Enetos semblait hors de cause. Au moins un qui n'aurait pas tenté de les liquider. Quant à Monsieur T... Au moins un qu'ils n'auraient pas à tuer par eux-mêmes. Sic transit falsarius ! Requiescat in infernis...*

"Oui, oui, c'est bien possible. Mais dans ce cas, pourquoi avons-nous vu Terenas prendre le visage de monsieur T., hier au soir ? Juste pour nous signaler qu'il était aussi derrière cet homme ? J'en viens à me demander lequel des deux visages est le bon... Cela risque d'être essentiel pour ma scrutation.

En prime, il était tellement tentant d'identifier tout à fait ces deux hommes... ne serait-ce que pour l'initiale... Bon, admettons."

L'esprit rationnaliste de Lothringen, qui ne chômait jamais, jamais, expira un soupir de frustration rageuse. Beaucoup de choses lui échappaient encore, dans cette affaire, mais il allait bien falloir faire avec ce qu'ils avaient. C'est-à-dire pas grand chose.Si la scrutation faisait chou blanc, ils n'auraient d'autre choix que l'affrontement armé...

"Dans le cas où nous devrions livrer une bataille rangée, de combien d'hommes penseriez-vous pouvoir disposer ? J'espère pouvoir éviter une telle issue, mais nous n'aurons pas forcément le choix."

* Ainsi passe un faussaire... qu'il repose aux Enfers.

Tagaryes émit une supposition :

"Peut-être pensait-il se débarrasser de vous définitivement, hier soir... l'excès de confiance l'a poussé à se montrer sous sa vraie nature, et il s'est décidé à se moquer de vous parce que vous cherchiez vainement l'identité du commanditaire de l'assassinat du chancelier... Pure spéculation, cependant. Mais j'ai tendance à croire que les gens les plus sûrs d'eux commettent les erreurs les plus grossières. Voilà pourquoi je pense que vous faites bien de prendre un maximum de précautions. Une scrutation pourrait vous apporter des renseignements bien plus précieux que je ne pourrais jamais en collecter..."

Il s'éclaircit la gorge, puis poursuivit :

"Une bataille rangée pourrait être la seule solution en cas d'échec, oui... nous avons quelques hommes disponibles, mais je doute que cela suffise. Il vous faudrait l'appui des gardes impériaux, qui sont nettement plus nombreux... mais évidemment moins sûrs. Cela dit, je doute que les uns acceptent de coopérer avec les autres... il faut donc choisir. Dans le cas où cela s'avèrerait nécessaire, bien sûr."

Il s'attendait plus ou moins à une réponse de ce genre. Manost n'avait à Melandis de présence armée que ce qu'en tolérait le conseil et que pouvait du reste justifier la protection de l'ambassade : si Terenas osait lancer les gardes impériaux contre le manoir, ils ne feraient pas long feu. Une éventualité en apparence impensable tant les conséquences en seraient terribles, mais qui sait ce dont est capable un homme aux abois ? Et cette idée – cette guerre à leurs portes - mettait le conseiller mal à l'aise, presque autant que le rappel des compromis et compromissions qu'il avait acceptés depuis longtemps, mais que ses propres hommes refuseraient... N'avait-il pour sa part aucune éthique, étaient-ils bien dans le même camp ? Il connaissait déjà la réponse, sans vouloir l'affronter. Mornagest et lui constituaient en réalité un tiers parti, et le semi-drow tentait de ménager la chèvre et le chou, de se servir des manostiens sans pour autant oublier tout à fait leur intérêt, comme il n'aurait aucun scrupule à se servir de mélandiens si cela allait dans le sens qu'il voulait... Pas simple. Pas simple. Le chaos.

"Je vois... Croyez bien que j'aimerais autant éviter les effusions de sang inutiles. Si nous pouvons surprendre Terenas en un moment où il n'aura pas toute un garnison autour de lui, alors je préfèrerai avoir recours à des hommes sûrs : mais je vous préviendrai à temps."

Il réfléchit quelques instants, puis, émergeant de ses pensées, reprit alors :

"Hé bien, nous allons vous laisser travailler, à moins que le chancelier ne veuille intervenir..."

Au goût de Lothringen, Mornagest gardait beaucoup trop le silence. S'il voulait devenir le chef de cette engeance, il allait falloir qu'il apprenne à parler avec assurance, quitte à n'en avoir que l'apparence.

"Ma foi...", commença le mélandien. Qu'ajouter à cela, sinon son avis ? Les renseignements de Tagaryes étaient, pour autant qu'il pouvait en juger, cohérents, mais rien n'indiquait qu'ils étaient pour autant véridiques. Ils avaient subis trop de surprises pour s'engouffrer dans un piège tendu par leurs adversaires, et la scrutation de Lothringen ne serait pas de trop pour éviter le pire...

"Je pourrais obtenir le soutien des gardes, mais ce serait en dernier recours, en effet. Le risque d'une traîtrise est grand ; rien ne dit que ma demande ne soit pas relayée jusqu'à Terenas, et à ce moment... J'ignore qui peut être digne de confiance au sein de l'administration. Au conseil... je suis obligé de reconnaître que seul Devir n'a rien à se reprocher. Enetos aussi... mais j'en sais encore moins sur lui. Devrais-je alors leur implorer leur soutien ? J'espère ne pas devoir en arriver là."

Il parlait à moitié pour lui-même, réfléchissant tout haut. La solution idéale n'existait évidemment pas, de toute manière... la prudence était de mise, simplement.

Lothringen fit la moue. Enetos était absent, de toute façon. Quant à DeVir... cela faisait déjà quelques temps qu'il aurait pu intervenir, et s'il ne le faisait pas, c'était sans doute qu'il continuait de tester Mornagest. Le drow préférerait sans doute voir ce dernier l'emporter avec des gardes impériaux plutôt qu'avec le soutien des manostiens, cela dit... Bah. Leur marge de manœuvre était trop limitée pour qu'ils s'arrêtent à des supputations sur les éventuelles réactions des spectateurs.

Ils laissèrent bientôt Tagaryes à ses compilations de notes, et, une fois dans le couloir, Lothringen murmura :

"Il va me falloir un peu de temps pour préparer ce sort et rassembler ses ingrédients, plus une bonne heure d'incantation... Tu peux te reposer d'ici là ou rester avec moi, comme tu veux. Mais je dois te prévenir, le spectacle est plutôt ennuyeux."

"Ma foi", répondit le guerrier, "ce n'est peut-être pas le meilleur exemple de magie époustouflante, mais pourquoi pas ? La façon dont tu manipules la Toile me sidère toujours..."

Il se savait condamné à rester un simple spectateur des exploits magiques de Lothringen ; mais le regarder faire l'intéressait assez. Du reste, il pourrait toujours se promener un peu si les étapes lui semblaient longues ou répétitives.

"Dans le pire des cas, je me dégourdirai les jambes. Mais, si cela te gêne, dis-le moi..."

"Pas de problème."

Sur un signe du semi-drow, Mornagest le suivit alors jusqu'au rez de chaussée, où ils traversèrent successivement le bureau d'accueil, l'office, puis un salon et une bibliothèque. Les effluves qui chatouillaient les narines du guerrier ne lui laissaient aucun doute quant à la nature de l'ultime salle du bâtiment, d'où émanaient des odeurs de persil et de graisse rôtie. Par une porte entrouverte, il put même apercevoir un cuistot qui dardait sur lui un regard intrigué. Mais Lothringen ne se rendait pas aux cuisines ; au dernier moment, il ouvrit une porte de bois vermoulue que Mornagest aurait juré donner sur un placard à balai, et qui donnait en réalité accès à un escalier à vis étroit : après un tour complet, ils étaient dans les caves.

La pièce où ils se trouvaient à présent semblait servir de remise ; sur sa gauche, le mélandien aperçut dans un tonneau rempli d'eau des pommes qui flottaient ; à sa droite, une caisse entrouverte révéla une pleine cargaison de carreaux affûtés. D'autres tonneaux, d'autres caisses se perdaient dans la pénombre. L'ambassade semblait équipée pour soutenir un siège. Lothringen ne s'attarda pas dans la pièce, mais se dirigea rapidement vers une autre porte, renforcée celle-là, sur laquelle il posa la main tout en prononçant un mot de pouvoir inidentifiable, peut-être emprunté à quelqu'une des langues mortes qu'il avait été amené à étudier jadis...

La petite pièce qui se cachait derrière était bien différente de la précédente. Au lieu d'être simplement éclairée par un soupirail, elle était ronde, aveugle et ne recevait de lumière que ce qui émanait de trois sphères magiques qui diffusait une étrange lumière bleutée. A gauche de l'entrée, il discerna un établi d'alchimiste, recouvert d'éprouvettes, de bocaux, d'alambics, le tout rangé avec beaucoup de soin. A côté de l'atelier, des étagères recelaient ce qui devait être des ingrédients de sort, et d'autres, des rangées complètes d'ouvrages savants à la tranche plus large que la main.

Lothringen prit soin de refermer la porte derrière eux.

"Les sires de Froidétreinte avaient un laboratoire de magie que j'ai fait remettre en état aussitôt que j'en ai appris l'existence, expliqua-t-il. Il y manque encore certaines choses, cela dit : je songeais à y graver les glyphes d'un cercle de téléportation, par exemple, mais jusqu'ici je n'ai pas vraiment eu le temps de le faire... Enfin, bref, nous devrions trouver ici tout ce dont nous avons besoin. A commencer par l'encombrant miroir."

D'un geste de la main, Lothringen désigna un miroir en pied que Mornagest n'avait pas remarqué jusque là. D'argent poli, il était plutôt étroit, mais presque aussi haut que lui. Son image incertaine l'y dévisageait d'un air perplexe...

Tout cet attirail... il ignorait le nom de la moitié des instruments présents ici, sans parler de leur utilisation. Il aurait probablement deviné l'usage de tel alambic, ou tel cristallisoir, mais, vraiment, une colonne de distillation, c'en était trop pour sa culture magique dérisoire. Son regard se perdait dans le nombre d'accessoires tous plus farfelus les uns que les autres. Vraiment, lorsqu'il voyait cela, il comprenait pourquoi il n'avait jamais voulu aller plus loin, en matière de manipulation magique, que la simple observation des sortilèges de Lothringen. Une épée était sans doute moins efficace à certains moments, mais tellement plus tangible, plus rapide...

Sans mot dire tout d'abord, Mornagest examina un peu plus longtemps l'immense miroir que venait de lui indiquer Lothringen. Un accessoire qui ne devait pas servir à grand-chose d'autre qu'à être nettoyé à coups de tendinites au poignet, probablement.

"Je comprends que cela demande tant de temps, l'apprentissage de la magie. Déjà, connaître les noms et usages de tout cela... avoir l'argent nécessaire pour faire construire une maison suffisamment grande pour tout conserver, et faire nettoyer...", plaisanta-t-il. Puis, il demanda : "Quelle est la première phase ?"

La Couronne de Cuivre

[Bâtiment] Ambassade de Manost

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