[Quête] Par monts et par vaux

[Taliesin]

Taliesin hésita quant à la conduite à adopter. Il aurait pu grimper sur un toit, mais il risquait fort de s’y faire repérer. Le mieux était sans doute de se glisser subrepticement jusqu’aux abords de la place : le village n'avait aucune raison de redouter une attaque, et il regorgeait de jardins, de venelles, d’endroits propices où se dissimuler.
Alors, à pas feutrés, il se coula le long des façades, s’enfonçant sous les porches ou derrière un mur dès qu’un bruit se faisait entendre, et, ainsi, se rapprocha de la place où la foule était assemblée.

[Galathée]

Il se coula finalement entre les deux maisons qui occupaient la face Nord de la place. La ruelle qui les séparait était encombrée de caisses de bois vides, qui avaient, d’après leur odeur, servi au transport de légumes. Taliesin trouva donc aisément un recoin où se cacher et il put contempler à loisir ce qui se déroulait au centre du hameau. On avait érigé une sorte d’enclos ovale, entouré de bancs sommaires où étaient entassés les villageois, sans doute plus d’une centaine. L’elfe n’y vit que des hommes, quelques enfants, et quelques femmes d’âge déjà respectable. Une grande table était disposée devant l’auberge, et le tenancier faisait des affaires, apparemment prospères, avec les spectateurs, alignant chopes de bière et bolées de cidre. L’odeur de l’alcool flottait dans l’air, mélangé à celui de la saucisse grillée et d’un mouton entier qui rôtissait à la broche, sur un foyer improvisé. Malgré lui, l’elfe en eut l’eau à la bouche.

Mais la raison de l’attroupement se trouvait évidemment entre les palissades de bois. D’énormes bovidés tachetés s’y succédaient, un par un, chacun affublé d’un insupportable cavalier sur le dos, dont ils essayaient de se défaire par tous les moyens, galopant, ruant, venant frapper avec violence les parois de l’arène. Lorsque l’intrus avait été délogé de son perchoir, il courait alors vers une sortie de secours aménagée sur l’un des côtés de la structure, tandis qu’on entraînait le taureau à l’extérieur, sans doute pour le préparer à un nouveau tour.

[Taliesin]

Taliesin grimaça. La scène avait tout d’une tranquille fête de village. Bien sûr, en extrapolant d’après ce que lui avait dit Reynald, il pouvait fort bien s’agir de festivités organisés pour le mariage forcée de Galathée. Mais rien ne le prouvait et, de plus, il aurait été quelque peu imprudent de la part des habitants de célébrer si visiblement un événement pour le moins douteux.
L’elfe recula dans la venelle et se mit en quête d’un autre point d’observation capable de lui révéler ce qu’il n’avait pu voir du précédent. S’il ne trouvait rien susceptible de le mettre sur une piste, il irait fureter dans le village, en quête d’une cache éventuelle. Il ne pouvait rien faire de mieux, pour l’heure.

[Galathée]

Alors qu’il rebroussait chemin, à la recherche d’un autre angle d’approche, une porte s’ouvrit soudain sur sa droite, à seulement quelques mètres de lui, et une jeune femme sortit sur le perron de la petite maison, chargée d’un saut qu’elle vida sans cérémonie sur le sol. Elle aperçut cependant l’elfe, poussa un cri de surprise, le visage déformé par la peur, et claqua sa porte sans demander son reste.

[Taliesin]

L’elfe ne fit ni une ni deux : bondissant en avant, il ouvrit la porte a la volée et se faufila à l’intérieur, bousculant au passage la malheureuse qui avait eu visiblement l’intention de la verrouiller. Claquant l’huis derrière lui, il tira son couteau et dévisagea la jeune femme.
-Si vous ne faites aucun bruit, tout se passera très bien. Si vous criez, tout se passera très mal. A vous de choisir, madame. Je ne vous veux aucun mal mais je n'ai pas l'intention de me faire prendre par les villageois.

[Galathée]

« Je vous en prie, ne me faites pas de mal… » murmura la jeune femme en le dévisageant de ses yeux humides. « Je sais que je n’avais pas le droit de sortir, mais je voulais juste vider les pots de chambre, l’odeur est tellement… Mais je ne le ferai plus, je vous le promets… Plus jamais. Ne le dites pas à Aubin, je vous en prie. Je vous en supplie… »
Elle glissa sur les genoux, baissa la tête, posa les mains au sol et se crispa tout entière, mais n’ajouta rien.
Derrière elle s'étendait la salle de séjour sans prétention d'une habitation paysanne. Une table, quelques chaises, un âtre éteint. Pas d'autre source de lumière qu'une grosse chandelle posée sur une petite commode.

[Taliesin]

Le barde rangea son couteau, mais n’avança pas d’un pas. Il commençait à avoir l'habitude des gens terrifiés par sa simple présence.
-Allons, madame, relevez-vous. Vous n’avez rien à craindre de moi : je ne suis pas du village, et je ne dirai rien à personne. Mais j’aurais besoin que vous me disiez quelque chose, vous. Vos concitoyens ont enlevé, hier matin, une amie à moi, avec visiblement dans l’idée de la marier à l’un des leurs. Je compte empêcher cela, évidemment. Alors, sauriez-vous me dire où ils ont pu la cacher ?

[Galathée]

Elle releva les yeux, le détaillant avec attention, mais gêne.
« Je ne saurais vous dire. » fit-elle d’un ton désolé. « Moi-même je n’ai pas… je n’ai pas été enlevée… Je n’ai pas… Je ne sais pas. Les vieilles, elles préparent le mariage pendant que les hommes concourent. Elles savent. Mais nous… les étrangères, nous… nous ne sommes pas des leurs… Jamais. »
Elle se redressa, épousseta sa robe d’une main distraite, puis croisa les bras et frémit.
« Le mariage est dans deux jours. Après demain. Toute la journée, ça va durer. Ils disent que ce sera une belle fête. »
Elle sourit doucement, perdue dans ses pensées.
« Le mien était une belle fête. »

[Taliesin]

Le barde haussa les épaules.
-Celle-ci n’aura pas lieu, je le crains. Du moins si j’ai mon mot à dire… Mais merci pour votre réponse, madame. Je ne vais pas vous importuner plus longtemps, mais j’aurais une dernière question à vous poser : sauriez-vous où je puis trouver une ancienne qui n’assiste pas au concours ? Une trop vieille pour se déplacer… mais encore assez lucide pour m’apprendre ce que je veux savoir ? Je ferai mon possible pour ne pas lui faire de mal, vous avez ma parole.

[Galathée]

La jeune femme se concentra, toujours frissonnante.
« Je ne sais pas bien… Je ne sors jamais… presque jamais… Quand je me suis mariée… Il y avait la vieille Ada, mais elle doit être morte à présent… Je ne sais pas. Je me souviens qu’une d’entre elles… était comme le chef de cérémonie… Mona. La mère du forgeron. Et puis il y avait aussi la toute vieille, mais je ne sais plus… elle cultivait le blé, je pense… Mais avant le mariage, dans mon souvenir, les vieilles restaient avec moi. C’était comme une cérémonie avant la cérémonie. Pour m’apprendre ce que je devrais dire et faire… Comment je devrais me comporter. »

[Taliesin]

L’elfe soupira. La femme ne savait pas grand-chose, ce qui n’était guère étonnant compte tenu de sa vie de recluse. La piste la plus probante concernait la mère du forgeron : la forge, au moins, il savait où elle se trouvait… Mais c’était bien peu, comme information, et, sans grand espoir, il fit une nouvelle tentative.
-Et… avant votre mariage, où vous avait-on conduite ? Où les aïeules vous entretenaient-elles de ce que vous deviez faire et dire ?
Il hésita, comme une nouvelle idée lui traversait l’esprit, puis il se lança. Au point où il en était…
-Mais, surtout… Sauriez-vous si quelqu’un, au village, n’est pas en accord avec ce qui se passe ? Auriez vous entendu votre mari râler contre une personne qui aurait critiqué ce type de mariage ?

[Galathée]

« Vous savez… je ne vois vraiment pas grand monde, moi je… La plupart des personnes qui sont contre le système… ce sont celles qui en sont victimes… » murmura-t-elle. « Mais demain, quand le concours aura pris fin, et qu’un seul des dix candidats aura gagné l’accès à la fille… Alors là, vous trouverez des mécontents. Au moins neuf. »
Elle sourit doucement.
« Ceux qui étaient contre… j’imagine qu’ils sont partis. Quant à l’endroit… C’est différent. Aubin m’avait séduite, c’était lui et nul autre… J’ai vécu chez ses parents, simplement, avant le mariage. »

[Taliesin]

-Merci pour vos réponses, madame, fit l’elfe. Et veuillez m’excuser pour la frayeur que je vous ai causée.
Il se tut, pensa ajouter quelque chose, mais renonça. La jeune femme ne parlerait pas. Dire qu’elle l’avait vu, ce serait révéler qu’elle était sortie. Et quand bien même la menacerait-il : elle avait plus peur de son mari et s’il la questionnait, elle ne pourrait faire autrement que de parler. Rien ne servait donc de la mettre en garde sur ce point.
Il se dirigea vers la porte, l’entrouvrit, coula un regard dans la ruelle puis se glissa à l’extérieur. Il allait se rendre à la forge. Il ne se souvenait plus si le logis de l’artisan jouxtait son échoppe, mais il n’avait pas de meilleure piste, pour l’instant.

[Galathée]

Au fur et à mesure qu’il avançait vers la forge, Taliesin entendit les clameurs se réduire, et la partie du village qu’il atteignit finalement était plongée dans un silence profond. Seul le clapotement de la rivière voisine troublait la nuit, et de temps en temps, le cri d’une chouette croisant dans les hauteurs. L’elfe compta seulement deux maisons où une faible lumière brillait, parfois à l’étage, avant d’arriver à proximité de l’atelier. Celui-ci était prolongé par une belle maison en pierres, de taille respectable, qui courait jusqu’aux berges du cours d’eau. Une lumière brillait au rez-de-chaussée, derrière des volets clos. Les maisons voisines étaient obscures et inertes. Plus loin, la façade reculée d’une grande ferme brillait par contre de plusieurs feux.

[Taliesin]

L'elfe s'approcha de la fenêtre par laquelle filtrait de la lumière, mais les interstices des volets étaient trop étroits pour qu'il puisse distinguer quoi que ce soit. Mais au moins y avait-il là un signe d'occupation probable, comme semblait le confirmer la fumée s'échappant par la cheminée.
Le plus silencieusement du monde, il s'approcha de la porte de la forge. Mais elle était verrouillée, et trop lourde pour qu'il soit envisageable de la forcer. Alors, avec précautions, l'elfe se mit en devoir de contourner le bâtiment, à la recherche d'une éventuelle entrée secondaire. La principale, il l'avait repérée : mais il serait par trop visible s'il tentait de pénétrer dans la bâtisse par cet endroit.

[Galathée]

La porte arrière donnait sur un carré de terre cultivé, hérissé ça et là d’un dernier légume ayant survécu aux grosses chaleurs. Le sol était spongieux, sans doute grâce à la rivière, et une barque se dandinait dans l’onde, accrochée à un petit ponton. Juste de l’autre côté, Taliesin aperçut les silhouettes rebondies d’un troupeau de vaches qui ruminaient dans les ténèbres, endormies. La porte s’ouvrit sans bruit, sur une cuisine sommaire et encombrée. Apparemment, le forgeron ne vivait pas seul. Une arche menait à un petit salon cossu où flambaient quelques bûches. Dans un fauteuil usé, une petite vieille toute racrapotée brodait avec application. Ratatinée comme un fruit sec, elle était emmitouflée dans une grosse couverture, et chantonnait à voix basse.

[Taliesin]

L'elfe demeura immobile sous l'arche, fixant l'ancêtre paisible et affairée. La maison du forgeron Il n'avait pas envie de la brusquer, et n'en sentait pas la nécessité : la zone où se situait la demeure du forgeron était quasiment désertée. Si la vieille femme, surprise par son approche, tentait d'appeler à l'aide, personne ne l'entendrait. Sauf si, bien sûr, la demeure comptait d'autres occupants. Mais, en ce cas, il saurait les accueillir. Pas besoin, donc, de charger et d'intimer le silence à grand renfort de couteaux tirés et de menaces véhémentes.
Taliesin se racla la gorge, puis fit un pas en avant.
-Veuillez m'excuser, madame. Puis-je m'entretenir un instant avec vous, je vous prie ? demanda-t-il d'un ton dégagé.

[Galathée]

Elle leva les yeux de son ouvrage, nullement inquiète et le dévisagea de ses petits yeux enfoncés. Un sourire fendit son visage.
« Ah, vous êtes l’elfe, n’est-ce pas. Vous cherchez la fille. Je pensais bien que vous ne goberiez pas leurs histoires… Je l’ai dit à mon Jehan, mais les jeunes, vous savez… Enfin. Vous êtes là, à présent. Mais vous ne la retrouverez pas. Vous feriez tout aussi bien de reprendre votre route. »

[Taliesin]

L’elfe demeura impassible, malgré la surprise que lui avait causée la réplique pour le moins directe de la vieille femme. Elle ne paraissait pas le moins du monde effrayée, mais il ne comptait pas se laisser démonter pour autant. Souriant à son tour, il fit un nouveau pas en avant.
-Oh si, je la retrouverai, madame. L’objectif sera atteint. Seules les modalités pour y parvenir sont encore à définir : tout peut se passer sans heurt, sans autre dégât que le désappointement des prétendants, ou tout peut aller de travers. La décision, cependant, ne m’appartient pas : elle est entre vos mains, pour l’heure.

[Galathée]

La vieille se mit à rire, un caquètement de gorge grinçant pour le moins surprenant.
« Ne me menacez pas, jeune homme. Je n’ai pas peur de vous. La mort rôde à ma porte depuis si longtemps. Je ne la crains pas, même si elle devait prendre la forme de votre couteau. Mais la fille… la fille représente la vie pour Fumeterre. Je ne vous la donnerai pas. Et je doute que vous trouviez qui que ce soit pour vous révéler l’endroit où elle se cache… »
Elle toussa dans son poing.
« Mais soyez sérieux. Vous êtes un elfe, et doté d’un joli minois de surcroît. Qu’avez-vous à faire de cette humaine ? Combien en voulez-vous ? Nous avons de quoi vous la payer. »

[Taliesin]

L'elfe secoua la tête.
-Je vais faire comme si je n'avais point entendu votre proposition, madame. Je ne fais pas commerce de chair humaine, et le sort que je réserve aux esclavagistes est pour le moins désagréable... Alors oublions cela, voulez-vous ? Cela vaudra mieux pour tout le monde.
Il lui adressa un sourire mauvais. Une part de lui-même n'était pas fière de ce qu'il s'apprêtait à dire. Pas fière de jouer à nouveau le rôle du Monstre. Mais une autre s'en moquait : la fin justifiait les moyens. Après, il y aurait le repos, l'oubli...
-Vous vous trompez lourdement, de surcroît. Cette jeune femme ne représente pas la vie pour votre village, mais la mort. Fumeterre... Quel nom approprié. Si d'aventure vous ne me la rendiez pas, je vous promets que le bourg portera bien son nom. Il n'en restera que cendres et terres fumantes. Et cadavres, s'entend. Je tuerai tous les habitants, hommes, femmes, enfants, jusqu'au dernier. Et je ne m'arrêterai pas sitôt retrouvée la donzelle. Non, je finis ce que j'entreprends, en général. Et je le fais avec un soin tout particulier, croyez-m'en. Oh, bien sûr, vous pourriez vous dire qu'un elfe seul ne pourrait accomplir cela. Je ne suis pas aussi inoffensif que j'en ai l'air, toutefois. Mais, soit, vous auriez peut-être raison... Si tant est que je n'avais pris mes précautions avant de revenir. Les quatre aventuriers que l'on m'a désignés comme coupables, vous vous souvenez ? Et bien, il s'avère qu'ils ont campé près de l'endroit où moi-même, la jeune femme et l'enfant nous étions arrêtés. Lorsque je l'ai cherchée, au matin, je les ai découvert, et nous avons parlé. Ils ne tarderont pas à revenir par ici, et j'ai pris soin de leur laisser un message pour qu'ils apprennent ce que vous ayez de leur faire porter. Je gage qu'ils ne seront pas contents, pas contents du tout... Ah, et les clercs, vous devez en avoir entendu parler. Ils cavalent pour l'heure en direction d'Eredhùn avec une bourse susceptible d'acheter les services de moults mercenaires. Si je ne les rejoins pas demain, ils ont pour mission de recruter une bande qui reviendra terminer ce que je n'aurais pu mener à bien. La mort pour Fumeterre, vous dis-je. Vous n'avez rien à craindre, vous : les ans ont fait leur office. Mais votre Jehan... Et tous les autres... Oh, leurs hurlements d'agonie berceront vos derniers instants, je le crains.
Il se fendit d'un rire grinçant, puis, soudain, sa mine s'adoucit.
-Mais si vous me rendiez la jeune femme... Et bien, tout irait autrement. Je ne suis pas un ingrat, et je sais que l'on peut commettre des erreurs. Si vous me la rendez, il se peut que je connaisse le moyen de rendre la vie à Fumeterre.

[Galathée]

Le discours de l’ancien barde fit manifestement de l’effet, et la vieille resta un instant sans rien dire.
« Je ne peux bien évidemment pas savoir si vous dites vrai. Mais je vois la folie dans vos prunelles, je peux presque la sentir sur votre peau… Et vous abusez de valériane. »
Elle toussa à nouveau.
« Ce que je sais, c’est que vous ne pouvez rien pour Fumeterre. »
Il y eut soudain du bruit dans l’entrée, et au loin, une porte s’ouvrit.
« M’man ? » lança une voix.
« Par ici, mon Jehan ! Nous avons de la visite ! » répondit la vieille, avec entrain.

[Taliesin]

Taliesin, maudissant ce coup du sort imprévu, fit promptement glisser son manteau de ses épaules. Dégageant son arc, il piocha une flèche dans son carquois et, reculant de plusieurs pas, il visa l’arche, prêt à tirer sur le forgeron dès qu’il montrerait le bout de son nez.
-Si vous voulez garder votre fils, vous auriez intérêt à lui dire d’être gentil, madame, souffla-t-il à la vieille femme. Sinon, il sera le premier d’une longue liste de malheureux défunts... Ah, votre salon ferait un excellent lieu d’exécution. Savez-vous ce que cela fait de voir tous les siens mourir devant soi, tandis que l'on est attaché à un fauteuil, forcé de contempler le spectacle ? Cela vous brise le plus solide des hommes, je vous l’assure. A ce propos... Vous avez des petits-enfants ?

[Galathée]

Le dénommé Jehan, forgeron de son état, s’immobilisa avec un hoquet dans l’arche, et son visage se déforma de fureur. Derrière lui venait une femme de son âge, aux cheveux prématurément gris, qui poussa un cri mais ne bougea pas davantage.
« La maison est encerclée… » grommela Jehan.
« Tout doux, mon fils. » fit la vieille.
Elle se tourna à nouveau vers Taliesin.
« C’est curieux. Je n’imaginais pas cette fille s’acoquiner avec un individu de votre espèce. Peut-être est-ce cela qui trahit votre mensonge… Elle ne voudrait plus vous voir, si vous en passiez par là pour la sauver. En même temps, en même temps peut-être suis-je aveuglée par l’image que j’ai de votre race… Peut-être protégez-vous quelque chose que vous avez acheté ou arraché vous-même, quelqu’un qui vous appartient, qui n’aura d’autre choix que de se plier à vos volontés en dépit de ce que vous êtes… Ah… C’est le lot des femmes dans ce monde, je le sais. »
La vieille secoua la tête.
« Jehan. Envoie Grégoire chercher Ada. Et Landéric. Ce monsieur a un marché à nous proposer et je pense qu’ils doivent l’entendre. »

[Taliesin]

-Allez-y, fit Taliesin en abaissant légèrement son arc. Mais pas de mauvais tour : je ne suis pas le pire danger qui guette votre bourg. En fait, je suis probablement le moins pire…
Lorsque le forgeron se fut éclipsé, Taliesin coula un regard à la vieille femme.
-Vous vous trompez encore, madame. Elle ne m’appartient en rien, et je disparaitrai sitôt qu’elle aura recouvré sa liberté. Je ne fais que… payer mes dettes. Et si chacun ici se montre raisonnable, alors, je gage qu’il pourrait… sortir du bien de toute cette affaire.
Il faisait effort pour garder son calme, pour paraître froid, détaché, et il pensait y parvenir, malgré le trouble grandissant qui s'emparait de lui. Les menaces qu'il avait prononcées, les souvenirs qu'elles avaient ramenées l'étourdissait, menaçaient de le submerger. Mais il fallait tenir bon. Rien de ce qu'il avait dit, aucun massacre ne serait nécessaire. Pourvu qu'il tienne bon.

[Galathée]

Quelques phrases s’échangèrent, et la porte claqua à nouveau. Ni le forgeron, ni celle qui devait être sa femme, ne bougèrent. Dix minutes s’écoulèrent dans un silence pesant. Seule la vieille semblait sereine, riant dans sa barbe, toute seule, et Taliesin se demanda si elle n’avait pas perdu la tête. Puis la porte se rouvrit et deux nouvelles personnes firent leur entrée. La première était une femme âgée, mais qui semblait encore bien vive. Ses longs cheveux noirs striés d’argent lui tombaient jusqu’à la taille et elle avait la mine fière. Sa robe bariolée la trahissait comme étant sorcière ou rebouteuse, et elle darda des yeux suspicieux sur l’elfe, incisive. L’autre était un homme ventripotent, large d’épaule, qui paraissait nettement plus jeune. Il avait la mise d’un personnage important, ce qu’il tenta de faire passer dans une attitude altière, mais il avait manifestement peur.
« Il est seul. » s’exclama la rebouteuse.
« Il dit que non, Ada. » répondit la vieille.
« Quelle est la menace ? » demanda l’homme.
« Quelle est la proposition ? » fit Ada.

[Taliesin]

L'elfe les dévisagea, puis répondit d'un ton tranquille.
-La menace... c'est la destruction pure et simple de votre village et de ses habitants. Si je meurs, ou si je vous quitte sans avoir votre captive à mes côtés, je crins que Fumeterre ne soit rayé de la carte. Mais, croyez-moi, j'espère que nous n'en serons pas réduits à de telles extrémités.
Il sourit et, pour une fois, son expression n'était teintée d'aucune menace.
-Quant à la proposition... Et bien, si vous me rendez la jeune femme et nous laissez partir sains et saufs, je sais un moyen de rendre vie à votre village. D'y attirer des femmes, entre autres. Sans qu'il vous soit plus besoin de recourir aux rapts. Bien sûr, il faudrait les traiter mieux que vous ne le faites actuellement avec vos prisonnières, mais... J'ose espérer que vous serez heureux de renoncer à ces méthodes.

[Galathée]

Ada eut un sourire mauvais et croisa les bras.
« Je suis pour qu’on le tue. Il menace de raser le village ? Soit. A quoi bon. Ce village est mort de toute façon. Peut-être qu’une destruction systématique émouvrait enfin un Dieu… C’est à tenter, je pense. Le sang, les flammes, ça attire leur regard. Et sur les cendres, repoussera quelque chose qui a du sens. Qu’on le tue. Au pire, le ciel restera bleu, et nos gars seront contents. »
« Ada, tu es folle. » fit l’autre vieille en riant.
« Taisez-vous. » grommela l’homme. « J’imagine que vous ne direz rien de votre proposition avant d’avoir récupéré votre femme ? »
« Personne ne viendra volontairement à Fumeterre, Landéric. » fit Ada. « Il bluffe. »
La porte s’ouvrit alors avec fracas, et un jeune homme déboula dans la forge, rouge de rage. Il voulut entrer dans le salon, mais Jehan l’en empêcha.
« Elle est à moi ! » hurla-t-il en essayant de se dégager. « A moi ! Je refuse qu’on négocie ce qui m’appartient ! »

[Taliesin]

Taliesin eut un nouveau sourire triste.
-Pas étonnant que personne ne veuille venir à Fumeterre, si c'est ainsi que l'on considère les épouses... Comme des objets... Et, oui, je le crains, mon plan ne peut fonctionner si vos concitoyens ne se montrent un peu plus... Humains. Mais je ne vois aucun inconvénient à vous dire mon idée : après tout, si vous me tuez, plus rien de cela ne sera possible.
Sur ces mots, il remit sa flèche au carquois et son arc à l'épaule.
-Vous n'êtes pas sans être au courant du coup d'état de Morféa Nwalk à Lumenis, j'imagine, reprit-il. Mais sans doute ignorez-vous que son règne touche à sa fin. La ville a fini par se soulever et, à l'heure actuelle le Tyran est sans doute mort. Cependant, pour tenter de réprimer l'insurrection, le Seigneur Noir a perpétré d'indicibles massacres sur les populations civiles. Ainsi, on ne compte plus les veuves ou les orphelins, garçons ou filles. Pourquoi n'enverriez-vous pas une délégation à la capitale pour proposer de les accueillir ? Nombreux seront ceux à vouloir quitter la ville pour se reconstruire dans un cadre plus tranquille. Fumeterre serait l'endroit parfait. Il va de soi, cependant, qu'on ne vous confiera personne, ou que personne ne viendra volontairement si vous ne donnez quelques garanties. Mais traitez ces femmes et ses enfants dignement, comme des humains, non comme des bêtes, et ils seront heureux, parmi vous. Et puis... Il n'y a pas que le sang ou le feu qui attirent le regard des dieux. La générosité, la rédemption peuvent le faire tout autant. Agir de la sorte serait une bonne action ainsi qu'un bienfait pour votre village. Et qui sait ? Le mal périra peut-être en même temps que les pratiques délétères qu'il a engendrées.

[Galathée]

« Comment pouvons-nous être certains que les gens voudront s’installer ici ? » fit Jehan avec scepticisme.
« S’enterrer à Fumeterre, des Luméniens ? Laissez-moi rire. »
« Et s’il y a plein de garçons ? Comment on peut être sûrs qu’y’aura des filles ? »
« C’est retarder le problème. A la génération suivante, on sera dans la même situation. » intervint la femme du forgeron.
« Mais ce sera leur problème. »
« C'est bon. »
« Mais, Ada… »
« Je vais l'amener à la fille. Même si nous la perdons pour rien, l’occasion est bonne à prendre. »
« Pourquoi on peut pas faire les deux ? Rien ne nous empêche de le tuer, de la garder, et d’aller à Luménis, non ? »
« Mais si on envoie des gars à Luménis, ils vont jamais revenir, ce ne sera pas la première fois. »