La Couronne de Cuivre

Valaellyn le libéra.
" Bien évidemment..." souffla-t-elle.
Personne ne semblait vouloir s'interposer, mais l'elfe se leva.

Taliesin ne le remarqua même pas. Déjà, il titubait hors de la pièce, gagnait le couloir puis les marches du perron qu'il dégringola plus qu'il ne les descendit. Il fit deux pas supplémentaires puis, s'appuyant contre le mur, se plia en deux et vomit tripes et boyaux.
Il n'était plus le Monstre. Il n'en avait jamais été aussi conscient qu'en cet instant où le hantaient les images de crimes sans nom, d'actes si odieux qu'il ne comprenait pas, plus, comment il avait pu les perpétrer.
Il avait envie de pleurer, pleurait déjà, pour ses victimes, pour lui, pour Galathée et Victor qui souffraient tant, par sa faute, pour les Merlus qui n'avaient certainement pas eu besoin d'entendre cela...
Il demeura longuement immobile, l'échine courbée, laissant les larmes inonder ses joues, les sanglots amers secouer son corps.
Puis, peu à peu, il se calma. Prit conscience de l'air frais...
Il l'inspira à grandes goulées. Fut parcouru d'un nouveau frisson. Songea à regarder le porche, la maison, mais ne l'osa pas.
Il ne savait plus ce qu'il avait imaginé avant de se livrer à de tels aveux. Se montrer honnête avec ceux qui s'apprêtaient à l'aider ; et de cela, il était heureux, bien qu'encore trop secoué pour s'en rendre vraiment compte. Se libérer, aussi, sans doute...
Mais il n'était plus protégé par le secret, désormais. Devrait supporter la honte de ce qu'il avait fait, été...
Au moins ne se ferait-il plus l'impression d'être un imposteur... Et ça n'avait pas de prix.

Il entendit à peine les pas qui venaient dans sa direction. Puis on jeta une couverture sur ses épaules, et Valaellyn posa une main sur son dos.
" Viens." murmura-t-elle. " Rentrons, maintenant."
Il s'était remis à pleuvoir, des gouttes glacées dégringolaient du ciel noir, noyant la cour, frappant les ardoises du toit.

Le barde poussa un soupir tremblant, acquiesça vaguement puis, sans piper mot, se laissa conduire vers l'intérieur. Il avait la tête qui tournait, mais son pas était un peu plus sûr qu'au moment où il était sorti, et, peu à peu, les pensées arrêtaient de tourbillonner dans son esprit, les images du passé cessaient de se superposer à celles du présent. Il reprenait pied, lentement...
Et c'est seulement alors qu'il se rendit compte, véritablement, qu'on ne l'avait pas chassé. Que Valaellyn, au moins, l'entourait de soins, de compassion...
Il en resta pantois, penaud... Et se garda bien de relever les yeux tandis qu'ils avançaient.

La prêtresse le fit regagner la salle à manger, laquelle était désormais déserte. Elle le fit asseoir devant le feu, à la place qu'il venait de quitter. Une bouteille d'eau de vie et deux verres les attendaient, mais elle les repoussa. De l'alcool sur un ventre vide n'était pas le remède le plus efficace compte tenu des circonstances.
" Taliesin, nous sommes désolés pour ce que tu as traversé." fit-elle finalement. " Evidemment... Aucun d'entre nous ne peut comprendre... Ce que tu nous as raconté est tellement extrême... Tellement éloigné de ce que nous avons pu vivre, Guillhem, Mathieu ou moi... Mais nous savons qui tu es désormais... et nous ne pouvons... que maudire ce que le destin t'a imposé."
Elle lui prit le menton pour le forcer, doucement, à relever les yeux.
" Nous ne te jugeons pas sur tes errements. Nous errons tous, à un moment ou un autre. Je ne sais pas ce que je serais devenue, si j'avais traversé les mêmes épreuves... Nous ne pouvons pas le savoir."

Taliesin ne s'était pas dérobé et avait écouté avec autant d'attention qu'il en était capable les paroles de la prêtresse. Pourtant, il lui fallut quelques instants avant d'en saisir pleinement la signification.
Ils ne le rejetaient pas.
Quant il avait songé à leur révéler la vérité, tout ce qu'il souhaitait, c'était qu'ils acceptent de veiller sur Victor, qu'ils l'aident à retrouver Galathée. Pour lui-même, il n'avait rien espéré, persuadé que ce qui les liait serait à jamais brisé.
Et voilà qu'ils ne le rejetaient pas.
Ils savaient, l'acceptaient pourtant. Il n'aurait plus jamais à éprouver, en leur présence, ce sentiment de culpabilité, cette impression d'être un acteur. N'aurait plus jamais à porter sur ses épaules le poids de ce non-dit, de ce mensonge.
Ils étaient toujours là.
Il fut envahi d'une onde de chaleur qui lui mena, à nouveau, les larmes aux yeux.
Il y avait eu Nwalk, Kanter, Ava, Brune, jalons de ténèbres sur son chemintortueux.
Il y avait eu, pour équilibrer les choses, Mélégorn, Méli, Emeraude et tant d'autres, bras secoureurs, mains amicales...
Et, surtout, surtout, il y avait Galathée, Victor, et maintenant Valeallyn, Guilhem, ou Mathieu... Qui connaissaient son secret, ne le rejetaient pas pour autant.
Il y aurait Cerridwn, un jour. Sa sœur...
Tant de visages amis, aimants, pour peupler son univers...
Si tout cela ne faisait pas pencher la balance en faveur de l'espoir, de la lumière...
-Merci, murmura-t-il simplement, à cours de mots.
Mais quel autre mot aurait mieux exprimé ce qu'il ressentait, en l'instant ?
Aucun, probablement.

Valaellyn lui sourit doucement. Pourtant, alors qu'il reprenait peu à peu ses esprits, il sentait une autre émotion sourdre sous la façade bienveillante de la prêtresse, une émotion plus violente, qui n'était cependant pas dirigée contre lui.
" Nous allons retrouver Galathée." murmura-t-elle. " Mais si tu désires te reposer... Prendre le temps de te poser... A peine arrivé, nous t'avons contraint à te livrer, à te replonger dans l'angoisse et la course... Alors que vous avez tant traversé... Tu dois nous dicter ton rythme, celui de Victor. Mathieu peut aller reconnaître les lieux seul. Il le fera sans doute mieux seul, d'ailleurs."

Taliesin tenta, tant bien que mal, de s'arracher aux émotions qui le submergeaient, poignantes mais réconfortantes, pour se concentrer sur les choses autrement plus pragmatiques qu'évoquait Valaellyn.
-Je ne repartirai pas aujourd'hui... murmura-t-il. Je le voudrais, mais... j'en serais incapable.
Il fronça les sourcils, pensif.
-Si Mathieu pense qu'il sera plus à l'aise en partant seul en reconnaissance, pourquoi pas. Il faudra demander à Victor à quoi ressemble la maison... je ne sais pas s'il l'a vue de l'extérieur. Mais... Mathieu devra me promette de ne pas prendre de risques, de ne pas se dévoiler inutilement. Il faudra que vous me le promettiez tous : je refuse que vous soyez mis en danger... Ceux qui m'entourent ont trop tendance à souffrir par ma faute. Je ne peux plus le supporter...
Il soupira
-Quant à Victor... Je me fais du souci pour lui. Quand tu le voudras, je te dirai ce qui l'affecte... Mais ce n'est pas ce qui m'inquiète en l'instant. Quand je repartirai, il voudra me suivre, n'en démordra pas. Lorsque nous avons dû nous séparer pour aller de Rohan à Luménis, dans deux coches différents, il l'a très mal vécu, a dit que c'était la dernière fois que nous étions éloignés l'un de l'autre. Alors... je n'ose imaginer sa réaction quand...
Il déglutit péniblement.
-Je ne peux pas l'emmener dans ces recherches. il est trop petit, et je suis incapable de le protéger. Ses brûlures en témoignent bien... Évidemment, Emeraude m'a parlé de la sécurité affective, plus importante que la sécurité physique, parfois... Et je comprends ce qu'il ressent : ses parents ont été tués, il a été arraché à Galathée... il ne veut plus attendre sans savoir. C'est... quelque chose d'insupportable. Pour tout le monde, pour lui en particulier... Mais...

Elle acquiesça, embarrassée.
" Il ne serait pas vraiment abandonné, s'il restait avec nous, mais... tu ne devrais pas le lui cacher. Si tu pars en catimini, il se sentira réellement trahi, cela pourrait avoir des effets dévastateurs sur votre lien... En même temps, je comprends la nécessité de le laisser en arrière et je ne sais pas, c'est vrai, comment il va le prendre. Je l'ai à peine entraperçu... Mais il bouillonne de rage, n'est-ce pas ?"

-Je n'ai jamais pensé à partir sans lui en parler d'abord... protesta l'elfe. Je ne lui ferai jamais une chose pareille...
Il se mordilla la lèvre inférieure.
-Mais tu as raison. Il est empli de rage, oui. Cela ne se voit pas dans son comportement, au quotidien, mais quand nous sommes face à un danger imminent... Pour moi, c'est comme s'il devenait berserker. Il se jette au combat sans réfléchir, il semble doté d'une force incroyable... La première fois que cela s'est produit, il a tué un lion avec un simple caquelon. La seconde, c'était un loup. Avec une bûche. Méli, la demi-dragonne, lui a dit qu'il était "fragmenté". Que cela faisait peur, mais que ce n'était pas mal en soi, que beaucoup de gens étaient fragmentés, elle la première. Qu'il fallait apprendre à maîtriser la chose, à vivre avec... Le mage de Loth Imarhil qui a remarqué le phénomène évoquait pour sa part les "bourgeons d'un Tenser", Tu sais, ce sort qui transforme les mages en guerriers, qui leur fait perdre le verni de la civilisation et s'abandonner à leurs plus profonds instincts... Même ceux qui y recourent rarement en restent marqués. Et ce qu'il voyait chez Victor lui rappelait cette marque, comme si... Comme si cet autre personnalité était latente, se trouvait en permanence sous la première, sans jamais affleurer...

Valaellyn l'avait écouté avec attention, les yeux écarquillés. Elle se fendit d'une légère moue lorsqu'il en eut terminé.
" Je me suis toujours demandé comment un enfant qui avait vécu autant de drames... et ce que tu nous as raconté leur ajoute une dimension supplémentaire, sans doute... comment un enfant aussi marqué par le destin pouvait rester aussi équilibré." commença-t-elle. " Comment il pouvait trouver la force de jouer, de rire, d'avancer... Pourquoi il n'était pas prostré dans un coin, à dépérir... Je sais, la force de l'amour, la résilience de l'enfance, mais... mais ce qu'il a vécu, Taliesin... J'ai l'impression que ce nouvel épisode, la perte de Galathée... Il devrait être au fond du gouffre. Mais non, il avance, il continue à avancer. A son âge. Je crois que cette petite devineresse au sang de dragon voit juste. Il a refoulé toute la haine et la colère et la rage, tout le désespoir et la violence... dans une autre entité, qu'il garde enfouie en lui. Ce qui lui permet de rester Victor, le Victor que nous connaissons, en dépit des obstacles. Chaque écueil supplémentaire va nourrir la bête. Sans doute votre enlèvement a-t-il été la goutte qui a fait déborder le vase... Je n'en sais rien. Mais ça me semblerait expliquer cette force surnaturelle qu'il a de... de rester lui-même malgré tout ça... Regarde comme toi, un être centenaire, tu es affecté par les événements. Pense à ce gosse... Il n'a même pas dix ans."
Elle secoua la tête.
" Peut-être qu'il doit vivre avec cette fragmentation. Mais je pense que Méli a tort. Ce sera toujours un danger."

-Je ne suis pas loin d'être de ton avis... souffla Taliesin. Il me fait peur, dans ces moments-là. Il me terrifie, même. Mais... Il ne s'est jamais transformé en dehors des combats. Enfin, si, peut-être une fois : après avoir tué le lion, après avoir tenté de me soigner... Il a dépecé le fauve avec une minutie presque maniaque...
Il frissonna.
-Mais peut-être pourrait-on le soigner. Ou lui permettre d'évacuer cette haine, de se débarrasser de cet être... Le mage de Loth Imarhil voulait l'étudier : j'ai refusé, parce que... J'avais l'impression qu'il voulait surtout apprendre, et non guérir. Mais d'autres praticiens des arcanes... Ou des clercs...
Il secoua la tête.
-Ce qui est sûr, oui, c'est que chaque nouvelle épreuve ne ferra que nourrir ce... ce fragment. Il faudrait qu'il soit heureux, tranquille, sans plus de souci. Qu'il puisse vivre comme un enfant de son âge. Je voudrais lui apporter cela, mais tant que nous n'aurons pas retrouvé Gal, il ne sera pas en paix.
Le barde releva les yeux, dévisagea la prêtresse.-Penses-tu que... Qu'une nouvelle séparation pourrait... Que si je le laisse en arrière, il pourrait réagir... de cette façon ?

" Je n'y avais pas songé." murmura la prêtresse. " C'est possible... Je ne l'ai pas vu à l'oeuvre, pas vu ce qui déclenchait sa rage... Je sens la fracture, c'est tout. Je n'en sais pas grand chose. Mais ça m'étonnerait qu'il se retourne ainsi contre nous... Sauf si... Ah, je n'en sais rien."
Elle secoua la tête.
" Mais c'est un enfant. Nous ne pouvons pas cesser de le traiter comme tel. Même s'il abrite quelque chose d'autre... Il faudrait que nous puissions le mener à un clerc plus à même d'évaluer ce qu'il en est... Mais nous n'en avons pas le temps."

-Non, effectivement...
Il se massa les tempes.
-Si le conseiller Megrall en était encore l'Aubemestre, nous aurions pu le conduire au Sanctuaire de Lathandre, à Luménis. Il connaît Victor : il a discuté avec lui quand Galathée l'a adopté. Il me connait aussi, un pe, m'avait sondé, me faisait peut-être confiance, en partie... Il aurait accepté de l'aider. De nous aider, qui sait... Mais voilà, il n'est plus ni aubemestre ni conseiller, n'est plus à Luménis... Et si je me présente là-bas, il y a peu de chances que les autres conseillers fassent preuve de la mansuétude qu'il aurait pu me témoigner...
Il se força à sourire.
-Je parlerai à Victor. Je prendrai le temps qu'il faudra pour essayer de lui expliquer les choses, de le rassurer. Comme tu le disais, il n'est pas impossible que ce soit moins pesant pour lui de rester auprès de ses amis. Et puis, si Mathieu part, il n'emmènera pas ses neveux... Je pourrais me servir de cela comme argument, dire à Victor que s'il vient, les autres voudront venir aussi, et qu'on ne peut pas, censément, se lancer dans pareille aventure avec une bande d'enfants, aussi vaillants fussent-ils.

" C'est un bon argument." dit Valaellyn avec un sourire.
Puis elle se rembrunit.
" Taliesin. Je pense que Mathieu et moi-même désirerons venir avec toi."
Elle leva une main pour l'empêcher de parler.
" Je sais que tu ne veux mettre personne en danger, que tu ne veux pas être responsable d'autres désastres, mais... Galathée était aussi notre amie, et nous avons le droit de nous joindre à toi, même si ça te semble risqué. La croisade d'un seul me semble encore plus folle, pour tout dire. A trois, nous pouvons ramener ton aimée. Si tu y vas seul, nous vous perdrons tous les deux. Victor vous perdra."

Le barde acquiesça.
-Je ne le sais que trop bien. Cela me navre, mais j'en suis par trop conscient... Et je l'avoue, je ne suis pas venu simplement pour vous confier Victor. J'espérais que, peut-être, vous accepteriez de m'aider... Du moins, d'aider Galathée. Evidemment, j'avais d'autant plus de scrupules que je ne savais pas comment vous présenter les choses, comment vous prendriez la vérité...
Il soupira
-Enfin, maintenant que vous savez tout, que vous pouvez choisir en toute conaissance de cause... Je serai bien fou de refuser votre aide.

Valaellyn acquiesça, souriante. Elle avait apparemment craint de devoir le convaincre avec plus de difficultés.
" Dans ce cas, nous prendrons nos dispositions dès aujourd'hui. Je conçois que tu aies besoin de te reposer, mais Mathieu peut aller reconnaître les lieux, comme je te l'ai dit."
Elle s'interrompit une seconde, le dévisagea et pinça les lèvres.
" Penses-tu, à terme... Je sais que c'est prématuré et que tu... n'as probablement pas envie de penser à ça maintenant mais..."
Elle croisa les bras.
" Je pense qu'à terme, tu devrais songer à te rendre aux autorités luméniennes."
Elle grimaça.
" Pas demain, certes, mais... je pense que tu mérites d'être complètement libéré de ce qui t'oppresse... Et si tu leur racontes ce que tu nous as raconté... Ils ne pourront pas te refuser leur pardon. Même sans le conseiller Megrall. Et si tu penses qu'il pourrait parler en ta faveur... Nous pourrons essayer de le retrouver. Nous tous, ici, témoignerions en ta faveur. "

Taliesin sourit tristement;
-Mon premier plan était de me livrer tout de suite aux autorités... murmura-t-il. De leur expliquer la situation. J'espérais qu'elles m'aideraient à retrouver Galathée, à protéger Victor... J'en ai même discuté avec Emeraude, mais quand elle m'a appris que Megrall n'était plus au Conseil, qu'il avait été remplacé par un général pragmatique qui amnistie certains Morféne en les enrôlant dans l'armée... Ça m’a fait réfléchir. J'ai eu peur qu'ils refusent de faire quoi que ce soit pour Gal, d'autant que Gabriel Kanter est peut-être citoyen d'Ithilion, ville aux rapports pour le moins tendus avec Luménis. J'ai eu peur, aussi, qu'ils m'emprisonnent d'emblée, ou me recrutent de force... Qu'ils m'empêchent de mener à bien les recherches, en somme. J'avais des raisons de le croire, sachant que... J'ai déjà travaillé pour le gouvernement, juste avant de revenir ici, au début de l'hiver... J'ai tenté de me défausser, mais on m'a fait comprendre que je n'avais pas le choix, que c'était obéir ou... J'étais sous régime de surveillance, déjà, non pas pour les crimes du Monstres dont on me soupçonnait seulement, je crois, mais pour mon rôle dans l'arrivée de Nwalk... Je ne me suis pas présenté sous des dehors très favorables, et si aujourd'hui je suis heureux d'avoir contribué à cette mission, je pense que la conseillère Lathiriel ne me porte pas dans son cœur, au bas mot. Le conseiller Longuehune... Je ne sais pas...
Il grimaça.
-Bref, j'ai renoncé, j'ai préféré m'en remettre à vous. Mais dès que Galathée et Victor seront réunis, seront en sécurité, je me dénoncerai. Je n'ai pas envie de leur imposer une vie de fuite, de dissimulation. Pas envie de devoir porter ce secret et les risques qui l'accompagnent, latents. Je me dénoncerai et j'accepterai leur sentence, quelle qu'elle soit.

Elle sourit.
" C'est courageux de ta part. Je suis certaine, cependant, que tu ne le regretteras pas."
Elle posa une main douce sur son épaule.
" Comment veux-tu procéder, à présent ? Désires-tu que Mathieu se mette en route tout de suite ? Préfères-tu aller te reposer ? Ou remanger quelque chose ?"

-Si Mathieu pense qu'il vaut mieux qu'il parte seul, mieux vaut régler cela tout de suite... répondit-il. J'aurais tout le temps de me reposer jusqu'à son retour. Il faut juste demander à Victor ce qu'il a vu de la maison, de ses alentours... Et si Mathieu estime qu'on peut partir à plusieurs... Alors oui, je mangerai un morceau, et nous nous mettrons en route. Je crois que je suis en état.
Il n'en étati pas sûr... Mais il fallait agir au plus vite. Chaque instant pouvait compter.

Valaellyn acquiesça et sortit. Quelques minutes plus tard, elle réapparaissait avec Mathieu. Il était déjà en habits de route. Il semblait un peu embarrassé, mais il ne dit rien de ce qui s'était échangé plus tôt, préférant remiser l'épisode au profit de l'urgence.
" Je pensais aller en reconnaissance, simplement. Revenir ensuite ici pour aviser avec vous. Comme ça, tu pourrais te reposer un rien..." fit le rôdeur.
" Je vais aller chercher Victor."
" Je vais y aller." dit-il, et il se releva précipitament.

Le barde ne put s'empêcher de ressentir un pincement au cœur. Le rôdeur ne désirait pas rester seul en sa présence... Mais était-ce vraiment étonnant ? Les Merlus pouvaient bien être les plus bienveillants des hommes, ils étaient forcément affectés par son récit, forcément mal à l'aise face aux crimes dont il s'était rendu coupable, même s'ils avaient été perpétrés sous le coup d'une folie sans bornes, même s'ils avaient été provoqués par des événements dont ils connaissaient la teneur...
Il ne faudrait pas qu'il s'offusque de cette attitude défiante, distante. Qu'il en prenne son parti, la respecte et fasse son possible pour ne pas leur imposer sa présence plus que nécessaire. Les choses finiraient par s'apaiser, avec le temps. Il voulait le croire.

Valaellyn perçut son trouble et posa une main sur la sienne.
" Mathieu est juste embarrassé. N'y vois pas un jugement ou une inquiétude. Il est simplement de ceux qui ne parlent pas aisément de leurs sentiments, qui ne trouvent pas les mots. J'imagine que c'est étrange pour un elfe, mais les humains, mâles surtout, sont ainsi. J'ai appris à le comprendre." fit-elle avec un sourire.
Ils perçurent une dégringolade dans les escaliers et quelques secondes plus tard, Victor apparaissait, suivi par le rôdeur. L'enfant avait la mine sévère, mais Taliesin la devinait composée pour l'occasion.
" J'espère qu'ils ne vont pas tous venir écouter à la porte..." grommela Mathieu, avec un semblant de sourire.

Taliesin haussa les épaules - il ne redoutait guère que les amis de Victor surprennent cette discussion, contrairement aux précédentes - puis, sans tarder, se tourna vers le petit garçon.
-Voilà, Mathieu va partir en reconnaissance à Fernell, pour voir comment se présentent les lieux... Alors, si tu veux bien, j'aurais aimé que tu lui dises ce que tu sais sur la maison de la sœur Kanter : où elle se trouve, de quoi elle a l'air... Enfin, tout ce qui pourrait l'aider à l'identifier facilement.

Victor hocha la tête avec concentration.
" J'en ai pas vu grand chose. C'était une grande maison... Comme une sorte de manoir. Avec un toit sombre... Beaucoup de verdure autour. Un immense lierre sur la façade. Une porte cochère, je pense... Par là, ils ont mis les chariots... Je crois qu'il y avait deux étages. Je n'ai pas vu comment on y arrivait, ce qu'on traversait... Je crois que c'était assez isolé... C'était une maison riche en tout cas. Avec des serviteurs. Plein de chambre, peut-être douze ou vingt. Comme un manoir..."
Il se tourna vers Taliesin.
" Tu as des souvenirs, toi ?"

Il secoua la tête.
-Non... Enfin, rien qui puisse nous être utile. J'avais toujours un bandeau sur les yeux quand ils m'ont tiré du chariot, j'ai juste entendu le son des roues, des pas sur du gravier... Après, et bien, en dehors de savoir qu'ils ont de confortables caves munies de chaînes, je n'ai rien vu de leur charmant intérieur.
Naturellement, les souvenirs de ces moments cruels affluèrent... Mais il les repoussa avec virulence. Ce n'était pas le moment.

" Fernell ne peut pas être immense... Je n'en ai jamais entendu parler." fit Mathieu. " Mais en passant au village, j'obtiendrai des informations. Ensuite, avec l'aide de Fafnir et de quelques autres sympathisants sylvestres, je retrouverai cette maison."
Il se leva.
" Je vais me mettre en route. Avez-vous le souvenir du temps que vous avez mis pour y parvenir ?"

Le barde se gratta la tête, songeur.
-Moins d'une journée... fit-il enfin. Nous avons été pris en milieu de matinée, je dirais. Et quand nous sommes arrivés à destination... Il faisait nuit noir. Mais nous étions en chariot, et nous menions bon train.
Ses souvenirs étaient flous : il n'avait pas vraiment fait attention à ce genre de détails, sur le moment. IL avait bien d'autres choses à l'esprit...

Mathieu acquiesça.
" Je vais prendre Tempérance. Elle a du coffre, sous ses dehors paisibles. Je la laisserai à bonne distance. Je rentrerai demain dans la matinée, je suppose."
Valaellyn s'était levée à son tour.
" Et je serai prudent et je ne ferai rien d'inconsidéré." ajouta-t-il en faisant marche arrière vers la porte.

Taliesin acquiesça.
-Bonne chance, dit-il simplement.
Il avait l'impression que ce n'était pas le rôdeur mais lui qui aurait dû procéder à cette reconnaissance. Au lieu de quoi, il allait demeurer en arrière, à se reposer...
Pourtant, Mathieu serait beaucoup plus efficace que lui, dans cet exercice. C'était une certitude. Et... Il avait accepté qu'on l'aide, ce qui signifiait, aussi, faire confiance aux autres, ne pas vouloir se charger de tout lui-même...
Autrefois, la chose lui aurait paru naturelle. Aujourd'hui... Il devait la réapprendre.

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