La Couronne de Cuivre

Mélégorn sourit, ce qui adoucit considérablement son visage acéré.
" Attendre signal. Garde vêtements chauds."
Puis il se redressa et recula, comme ils étaient à leur tour invités à interrompre le travail. Ils rejoignirent le groupe qui se dirigeait à pas lents vers la sortie de la mine. L'elfe avait repris son expression morne et vide, son pas hésitant, et il tressaillit lorsqu'ils revinrent à proximité de l'imposante masse du demi-ogre Krik-Krak. Enchaîné sur ses pas, Lars trébuchait pour garder le rythme du monstre, lequel semblait ne lui accorder aucune attention. Henri, un des humains, finit par prendre le bras du jeune aveugle pour lui faciliter le parcours.
Ils retrouvèrent la nuit glacée et ses frimas. Il neigeait à gros flocons, et le chemin du campement était à peine praticable, malgré le passage régulier de chariots chargés de charbon. La petite troupe descendit précautionneusement le passage, aidée par son habitude d'une route plus dégagée, puis gagna les hautes palissades et entra. Quelques minutes plus tard, après un passage par leur dortoir, ils étaient à la salle d'eau.

La fin de cette journée, Taliesin la traversa comme dans un rêve. Il s'efforçait de présenter au monde extérieur la même image que de coutume, souriante, affable, détendue, ce qui était en complète contradiction avec ce qu'il éprouvait au fond de lui. Il avait la gorge nouée, peinait à réfréner les battements de son cœur, à conserver un fil cohérent à ses pensées.
La chose était si brusque, si inattendue...
Il avait pensé que Mélégorn lui proposerait de s'évader, oui. Mais jamais imaginé que ce serait si vite. Et qu'il y aurait Victor, au dehors. Si près... Et si loin, à la fois. Venu il ne savait comment jusqu'ici, pour attendre qu'ils sortent... Il n'avait pas la moindre idée de la manière dont l'ensorceleur l'avait vu. Peut-être au cours de sa petite ballade avec Krik-Krak, lors de leur journée de repos... Mais alors, les gardes auraient vu aussi l'enfant, non ?
Aucune importance. Absolument aucune importance. Ce qui comptait, c'est qu'il avait bel et bien vu Victor. Que le gamin était là. Et qu'ils allaient le rejoindre.
Essayer de le rejoindre. L'évasion ne serait pas chose aisée. Ils n'avaient pas de plan - lui, en tout cas, n'en avait pas. Et même le plan le mieux préparé pouvait tourner au fiasco à cause d'une multitude d'événements improbables et imprévus.
Il n'y avait cependant qu'une seule alternative : à l'aube, soit ils seraient tous les deux sur le chemin de la liberté. Soit lui serait mort... Et Victor en mauvaise posture.
Restait à espérer que ce serait la première solution.
Espérer, tenter de se préparer aux événements à venir, c'est ce que fit l'elfe au cours des heures qui le séparaient encore de l'extinction des feux. Alors que celle-ci allait sonner, il prit soin, discrètement, de rester vêtu, et se coucha sous ses couvertures rêches, lorgnant le plafond bas, juste au-dessus de lui.
Si les Dieux étaient favorables, c'était la dernière fois qu'il le voyait.
Même s'ils sont défavorables, c'est la dernière fois... rectifia-t-il mentalement.

Il sembla aux conspirateurs que le reste de l'équipe mettait des heures à s'endormir. Il en était toujours un pour se retourner, bailler ou soupirer. Finalement, les respirations se firent plus régulièrement, la lumière s'éteignit du côté des gardes, et il ne resta plus que le souffle du vent. Des ombres de flocons tombant en rangs serrés leur parvenaient au travers des fenêtres grillagées. C'était tempête dehors... Une bénédiction, peut-être. Ou pas.
Mélégorn finit par se manifester en tapant deux fois dans le sommier de la couche de Taliesin, puis resta immobile. Le barde le devinait en attente.

Le barde prit une profonde inspiration. Hésita, brièvement. Puis il se redressa le plus silencieusement possible. Il ne fallait pas réfléchir aux conséquences néfastes de leur évasion, s'ils échouaient. Juste penser à la liberté, au-delà des murs. Au l'enfant dans la tempête...
Il n'avait pas la moindre idée de la manière dont Mélégorn comptait procéder. Ne serait-ce que pour détacher leur chaîne du montant du lit. Mais l'elfe avait eu des années pour y songer. Tout ce qu'il lui avait demandé, c'était de jeter un sortilège.
Tentant de maîtriser son anxiété, le barde se mit à incanter, le plus pas qu'il put, dans un murmure à peine audible. Restait à espérer que ce sort relativement puissant ne serait pas bloqué par une protection contre la magie...

Taliesin --> Silence --> dortoir.

Il avait essayé de viser un point qui permettrait à la bulle d'énergie d'englober le plus d'espace, le plus de lits possible...

Le silence tomba sur le dortoir, et Taliesin entendit son partenaire se lever. Il y eut une légère traction sur la chaîne comme celui-ci se mettait debout à côté du lit. En se redressant à son tour, l'elfe vit son congénère s'appliquer sur les serrures des attaches qui les retenaient. Mélégorn ferma les yeux une seconde, Taliesin vit son front se plisser, comme sous l'effet d'une intense concentration, puis une petite lueur violacée s'échappa de ses doigts posés sur le montant du lit et il sourit, rouvrant les yeux.
Il dégagea rapidement la chaîne de ses attaches, puis fit signe à Taliesin de descendre de son lit et lui désigna la porte. Apparemment, c'était la sortie prévue.

Taliesin acquiesça, enfila son manteau, sauta à bas de son lit et, prudemment, pris la direction de la porte. Il jetait de fréquents coups d'œil vers la salle où s'étaient retirés les gardes, craignant à chaque instant de voir l'un d'entre eux sortir et couper net leur fuite.
Pourtant, il se sentait quelque peu rassuré. Mélégorn savait bel et bien ce qu'il faisait. Mieux, il avait conservé, dans une certaine mesure, la capacité d'user de ses pouvoirs. Bien sûr, en lui coupant la langue, on ne l'avait pas privé de la magie qui l'habitait. Juste du moyen de s'en servir. Et l'ensorceleur devait être particulièrement doué pour avoir en partie su pallier ce problème. Il existait des sorts pour incanter sans un mot, certes. Encore fallait-il pouvoir les lancer, ce qui ne se faisait pas sans paroles...
Parvenu devant la porte, Taliesin tendit la main, la posa sur la poignée. Hésita une seconde. Puis il l'actionna.
Il avait imaginé la sortie verrouillée. Il n'en était rien, et le battant pivota, laissant entrer un courant d'air glacé.
Malheureusement, ce ne fut pas la seule chose qui se produisit. Le barde ressentit une légère onde, quasiment imperceptible. Déjà, elle avait disparu. Mais il n'avait pas rêvé, cependant. On n'avait pas fermé la porte, non. Mais on l'avait assortie d'un sort de surveillance... Peut-être, déjà, les gardes s'agitaient-ils. Peut-être, déjà, leur tentative était-elle un échec.
Il serra les dents, tenta de mettre de l'ordre dans ses pensées en passe d'être dispersées par la panique. Respirant lentement, il se tourna vers l'ensorceleur, et guetta ses instructions. Avait-il aussi prévu cela ?

Mais Mélégorn eut un sourire rassurant, et désigna ses oreilles avec un haussement d'épaules. Le sort de Silence du barde avait englobé toute la pièce, en ce compris la porte, et l'alarme était probablement sonore, voilà ce que semblait indiquer son attitude. Il désigna l'extérieur, où la neige tombait toujours drue sur le campement endormi. La couche de poudreuse leur arrivait pratiquement aux genoux, ce qui ne faciliterait pas leurs déplacements, mais au moins, au rythme où crachait le ciel, leurs traces seraient vite ensevelies. Sans parler de la protection visuelle que leur offrait la tourmente, en plus des ténèbres. L'elfe fit signe à son congénère de longer le baraquement, désignant une direction approximative, entre deux dortoirs voisins, vers un petit entrepôt.

Le barde retint de justesse un soupir de soulagement. Non qu'il craignit d'être entendu - cela aurait été quelque peu irrationnel, vu le sort qu'il avait lancé et la tourmente qui régnait au dehors - mais par peur de provoquer un destin à son avis toujours très tatillon. D'autant qu'ils n'en avaient pas terminé, que nombre de pièges se dressaient encore entre eux et le monde extérieur. Crier victoire trop vite ne pourrait à coup sûr que leur porter malheur.
Il jeta un regard vers l'intérieur du bâtiment, songeant soudain à Lars. Mais il fallait se rendre à l'évidence : ils ne pouvaient l'emmener avec eux. Il aurait fallu le détacher du lit, se débarrasser de Krik-Krak, le maîtriser, lui, alors qu'il se montrerait probablement suspicieux et rétif. Le laisser en arrière rendait l'elfe malade, mais il n'avait pas le choix. Il devait, pour l'heure, mettre de côté ses scrupules. Songer à lui. A Victor. Et à Galathée, où qu'elle fût.
Alors, sans un mot, après avoir refermé doucement la porte derrière eux, il prit la direction indiquée par Mélégorn, la tête rentrée dans les épaules, le corps penché en avant pour lutter contre les bourrasques, les sens malgré tout aux aguets. S'ils croisaient une patrouille...
Non, il ne valait mieux pas y songer.

Mais si patrouilles il y avait, ils n'en virent pas trace. A priori, les prisonniers étaient enfermés dans leurs dortoirs, et la surveillance était lâche, peut-être en particulier une nuit aussi tourmentée que celle-là. On pouvait sans peine imaginer les quelques sentinelles de garde pelotonnées bien au chaud dans leur mess, autour d'un brasero crépitant.
Car il faisait froid, de plus en plus froid, et les manteaux que portaient les deux elfes n'étaient pas prévus pour la chute de température vertigineuse qui survenait à la nuit noire, ni pour les larmes serrées du ciel qui commençaient déjà à transpercer leur pelisse. Ils franchirent les derniers mètres arc-boutés contre la bise. Si quelqu'un était venu en face d'eux, ils n'auraient pu le voir, aveuglés par des flocons qui fusaient presque horizontalement, droit dans leurs paupières. Ils trouvèrent un instant de répit contre la paroi de l'entrepôt, qui vibrait sur ses fondations comme s'il était prêt à s'envoler comme une tente mal arrimée. Puis ils se glissèrent jusqu'aux portes, ne furent pas trop de deux pour les entrouvrir, les empêcher de bringueballer dans la tempête, et se glissèrent à l'intérieur.
Les yeux de Taliesin mirent quelques secondes à s'habituer à l'obscurité profonde qui régnait dans l'espace sans fenêtres. Malgré son regard elfique, il voyait peu et mal, privé de toute source. Mélégorn était à sa gauche et tapait des pieds pour dégager la neige de ses bottes. Il semblait ne plus craindre grand chose, et le fracas du dehors promettait, en tout cas, de masquer les sons, même si la traînée qu'ils avaient ouverte dans la neige ne serait pas recouverte avant de longues minutes. Il finit par taper sur l'épaule de Taliesin et porta ses doigts à ses lèvres, comme s'il voulait l'inciter à parler.

Le barde grimaça. Il avait pensé que Mélégorn avait un plan bien arrêté, ce qui n'était peut-être pas tout à fait le cas... Lui-même n'avait guère d'idée précise sur le moyen de franchir l'enceinte, sinon par une dangereuse escalade. Mais la neige, au moins, pourrait amortir leurs éventuelles chutes...
Il réfléchit un instant puis se décidé à faire à l'ensorceleur l'inventaire de ses maigres ressources magiques.
-Quand nous aurons franchi les murs et récupéré l'enfant, je pourrai convoquer un coursier qui nous mènera tous trois loin d'ici. Du moins, plus loin que nous n'irions à pieds. Pour le reste... Au cas où nous aurions à nous battre, je peux invoquer une créature, ou déconcentrer l'enversaire avec un fou-rire... Hum, et si nous devons passer devant des gardes, je dois aussi pouvoir nous rendre invisibles tous les deux. Enfin, comme je vous l'avais dit, je peux provoquer une diversion, en manipulant les sons...Mais à part ça, je crains que mes autres tours ne nous soient pas très utiles.

Mélégorn dévisagea Taliesin avec un peu d'incrédulité, puis acquiesça avec le sourire. Il se mit ensuite à fourrager dans ses poches, tranquille. Le barde entendit alors un petit craquement dans les ténèbres, un frottement, le bruit de quelque chose, quelqu'un qui se déplace entre deux caisses. L'entrepôt en était plein. De vieux meubles aussi, lits superposés de forçats, chaises cassées, empilées, vestiges de bancs, de tables, casseroles cabossées, tapis moisis.
" Ta... Taliesin ?" fit alors une petite voix, venant du fin fonds de la pièce.

Taliesin s'était raidi aussitôt qu'il avait perçu le bruit, redoutant déjà une mauvaise rencontre, une catastrophe... Mais lorsque retentit l'appel, il se pétrifia pour de bon.
Il devait être victime d'une hallucination. Trop de tension, de fatigue, d'émotions fortes. Son esprit déjà bien mis à mal commençait à ne plus tenir la route, et il se mettait à prendre ses désirs pour des réalités. A moins que quelque spectre de la Forêt hantée ne l'ait suivi jusqu'ici pour le tourmenter, au plus mauvais moment...
Tu dérailles, songea-t-il. Ce ne peut être un spectre.
Pourtant, Mélégorn avait écrit que le gamin les attendait au dehors... A moins qu'il ait mal compris. ce qui expliquerait l'air incrédule de l'ensorceleur, son sourire...
Si ce n'était pas une illusion, un piège, un odieux traquenard, si ses oreilles ne l'avaient pas trompé, alors...
Doucement, tout doucement, le barde pivota sur lui-même.
-Victor ? fit-il d'une voix mal assurée.

Une petite silhouette se dessina bientôt entre deux caisses en bois, s'extirpant de la pénombre glaciale qui régnait dans l'entrepôt. Certes, il y faisait moins froid qu'à l'extérieur, mais il n'y avait aucune source de chaleur disponible entre les murs de bois nus, et il était possible que Mélégorn ait fait référence à cela lorsqu'il avait mentionné l'enfant.
Victor fit quelques pas hésitants, maladroits, et Taliesin put mieux le distinguer. Il était frigorifié dans une sorte de tunique qui lui descendait jusqu'aux chevilles, le cheveu plus court que la dernière fois qu'il l'avait vu, la mine hantée, ses grands yeux clairs fixant la nuit sans savoir dans quelle direction il devait se diriger : humain, il n'y voyait goutte.
Mélégorn anticipa le déplacement du barde avant que celui-ci ne se porte à la rencontre du petit garçon, de manière à ce qu'il ne soit pas retenu en arrière.

Il n'y avait plus de doute à avoir, à présent. Aussi incroyable que cela puisse paraître, Victor était là. Il avait réussi à entrer dans le camp, les dieux seuls savaient comment...
Fugacement, l'elfe songea quE l'enfant avait peut-être découvert un passage qu'ils pourraient tous trois emprunter pour sortir. Mais la pensée fut aussitôt balayée par l'émotion qui menaçait de le submerger. Avait-il réellement cru le revoir un jour ? Il s'était accroché à cet espoir, à celui que l'enfant, Galathée et lui seraient un jour à nouveau réunis. Il s'y était cramponné à toute force... Mais y avait-il vraiment cru, au fond de lui ?
A pas prudents, réfrénant tant bien que mal son envie de presser le pas, Taliesin se faufila entre les caisses qui encombraient l'endroit, tentant de ne rien bousculer, de ne rien percuter, pour qu'aucun fracas subit ne trahisse leur présence.
Bientôt, il fut à côté du petit garçon. Son premier réflexe fut de le prendre dans ses bras et de le serrer contre lui, mais il se retint. Il ne voulait pas le brusquer, le contraindre... Il ne savait pas dans quel état d'esprit était Victor, ce qu'il avait traversé...
Alors il se contenta d'avancer la main et, doucement, de lui toucher l'épaule.
-Je suis là, bonhomme... souffla-t-il

Mélégorn était resté quelques pas en arrière, regardant ailleurs. Victor avait les vêtements humides, les yeux larmoyants, et des frissons lui ébranlaient le corps. Lorsque Taliesin l'effleura, il fut pris d'un grand tremblement, qui ne prit fin que lorsqu'il se rua dans les bras de l'elfe, le serrant convulsivement en pleurant de tout son saoul. En refermant son étreinte sur l'enfant, le barde le trouva maigre, mais aussi brûlant de fièvre et il dégageait une odeur pestilentielle. Son coeur battait la chamade, et il reprenait sa respiration avec bruit entre deux sanglots douloureux.

Sans vraiment y prendre garde, Taliesin s'était agenouillé pour mieux serrer Victor contre lui, l'entourer d'une étreinte qu'il espérait protectrice et réconfortante. En réalité, il ne se sentait guère plus vaillant que le petit garçon, et il avait bien du mal à ne pas s'abandonner à l'émotion qui, déjà, lui embuait le regard. Longtemps, il fut incapable de parler et tenta de compenser les mots qui lui faisaient défaut par des gestes, lui caressant doucement les cheveux, le dos...
Il aurait voulu pouvoir le réconforter, l'apaiser complètement. Malheureusement, la réalité s'imposa bientôt à lui, brutale, froide. Cela devrait attendre : pour l'heure, il leur fallait fuir. fuir avant que l'alerte ne soit donnée.
Les vraies retrouvailles seraient pour plus tard. Quand ils seraient libres.
Alors, à contrecœur, il se détacha de l'enfant, le tenant cependant toujours par les épaules.
-Il faut qu'on parte d'ici, bonhomme... murmura-t-il. Il faut que tu tiennes bon encore un petit moment, d'accord ? On pourra... On pourra se reposer un peu quand nous serons dans la campagne... mais pour l'instant...
Il se tourna pour jeter un regard à Mélégorn, puis revint à Victor.
-Est-ce que tu peux me dire comment tu es entré ? Est-ce que tu sais si on peut prendre le même chemin pour sortir ?

Mélégorn ne bougeait pas, Taliesin le sentait à l'affut du moindre bruit, aux aguets du moindre mouvement. Il ne manquait cependant pas grand chose de l'échange qui avait lieu entre les deux autres protagonistes de leur promenade nocturne.
Victor sécha ses larmes sur la manche trempée de son aube, puis leva les yeux sur Taliesin.
" Non, je... je suis entré avec les provisions... Tu sais, les chariots pour le ravitaillement... Mais je suis petit, alors j'ai pu me cacher, et ils ne savaient pas..."
L'ensorceleur tira sur la manche de Taliesin et lui remit un morceau de parchemin sur lequel il avait griffonné quelque chose. Apparemment, il épargnait ses fournitures.
" Si tu peux refaire le silence, nous passerons simplement par les portes. Nous devons nous hâter." avait-il simplement inscrit.

Se pouvait-il que se fut si simple que ça ? Mais après tout, au regard de ce qui venait de se produire, Taliesin doutait que quoi que ce fut puisse désormais le surprendre.
-Je peux, oui, donne-moi juste un instant...répondit-il.
Refaisant face à Victor, il ne put réprimer une grimace. Il n'irait pas bien loin, avec sa tunique mouillée sur le dos. Sans parler de la fièvre... Il aurait fallu lui donner des habits secs et chauds. Mais ils n'avaient ni le temps... ni les vêtements. Alors, l'elfe se contenta de retirer son manteau et de le poser sur les épaules du gamin. Lui-même serait frigorifié, au dehors. Mais il se sentait capable de faire face. Il ne pouvait que faire face, à présent qu'il l'avait retrouvé.
-On va y aller, bonhomme... murmura-t-il. Est-ce... est-ce que tu te sens de marcher ? Est-ce que tu veux que je te porte ?

Victor frissonna en reniflant, puis opina du chef.
" Je vais marcher, oui." murmura-t-il d'une petite voix pleine de trémolos qui menaçait de craquer.
Mais l'ensorceleur secoua vigoureusement la tête et fit signe à Taliesin qu'il devait porter l'enfant. Il semblait n'avoir aucune confiance en la capacité du gamin à marcher dans la tempête, qui continuait à faire vibrer la structure de bois autour d'eux. Il était vrai que les elfes eux-mêmes avaient eu peine à progresser. Le poids de Victor s'avérerait peut-être un lest bienvenu face à la bise.
Puis Mélégorn se tourna vers les portes et souleva la chaîne qui les liait, l'empêchant de traîner sur le sol.

Il acquiesça au signe de l'ensorceleur.
-Mélégorn a raison, souffla-t-il. C'est une vraie tempête, là-dehors, et il y a une sacrée couche de neige... Et dis-toi que tu me permettras de ne pas m'envoler.
Puis, sans plus attendre, il souleva le gamin dans ses bras. En comparaison des masses de charbon qu'il avait dû déplacer au cours des dernières semaines, il lui parût aussi léger qu'un fétu de paille. Il savait cependant l'impression trompeuse : vu son état de fatigue, Victor ne tarderait pas à peser son poids...
-Accroche-toi bien... souffla-t-il au petit garçon en atteignant les portes.
L'instant d'après, le trio s'enfonçait dans la tourmente...

Pendant les premières secondes, le vent les saisit avec une brutalité peu ordinaire. S'il faisait froid dans l'entrepôt, c'était sans commune mesure avec la température qui régnait désormais au dehors. Les flocons s'étaient transformés en mille carreaux de glace acérés, frappant visages et épaules. Les vêtements de Taliesin firent illusion moins d'une minute. De surcroît, Mélégorn les entraîna face contre bise, et le barde comprit bientôt que la porte qu'il ralliait était celle qui n'avait jamais été ouverte depuis son arrivée. La neige qui la bloquait devait atteindre des proportions gigantesques, mais en même temps, elle était probablement peu surveillée.
Lorsqu'ils arrivèrent à proximité, après une éternité à patauger dans la poudreuse, le flux du ciel se réduisit, bloqué par la palissade. Ils se glissèrent dans l'ombre des troncs levés et Taliesin comprit pourquoi Mélégorn avait choisi cette issue : une porte plus petite s'ouvrait dans l'un des deux pans gigantesques du portail. L'elfe avait désormais la mine misérable, mais il décocha un sourire encourageant au barde, et lui fit signe que c'était à nouveau à son tour de jouer.

Taliesin était frigorifié. Gelé jusqu'à la moelle; Et malgré le regain d'énergie qu'avait provoqué en lui la découverte de l'enfant, lutter contre le froid, la tourmente, progresser dans la neige épaisse avait déjà sapé une bonne partie de ses forces. Mais pas sa volonté. Sentir l'enfant cramponné à lui semblait avoir repoussé les doutes, les hésitations, la peur indicible d'un échec inéluctable. Ils ne pouvaient que réussir. L'inverse aurait été trop cruel, trop injuste. On ne pouvait lui arracher Victor alors qu'il venait de le retrouver. Un Victor qui était demeuré loyal envers et contre tout, qui était parvenu à s'enfuir du lieu - du temple ? - où on l'avait enfermé, qui avait su retrouver sa trace, pénétrer dans le camp. Il ne pouvait, n'avait pas le droit de se montrer indigne de lui.
Bien sûr, il y avait cette petite voix narquoise. Cette voix qui demandait : "Et après ?". Qui lui susurrait qu'ils allaient sortir, peut-être, qu'ils allaient retrouver la liberté. La liberté de mourir gelés en pleine nature, happés par la tourmente, à mille lieues de toute âme secourable.
Il y avait cette voix, oui. Mais il refusait de l'entendre. Refusait de laisser saper son courage et ses forces à cause de ses insinuations. Ils sortiraient. Et ils vivraient. Le destin ne pouvait pas être si impitoyable...
-Je dois te reposer un instant, bonhomme... glissa-t-il à l'oreille de l'enfant. Juste le temps de lancer un sort. Puis nous repartirons.
Il fit glisser le petit garçon jusqu'au sol. Puis, le plus rapidement possible, tentant de maîtriser les violents tremblements qui secouaient sa carcasse, il incanta.

Taliesin --> silence --> Porte

Dès que le globe de silence les eut avalés, Mélégorn se mit au travail. Victor s'était cramponné aux jambes du barde, grelottant de froid, le visage enfoui dans sa tunique trempée.
Devant la porte close, l'ensorceleur demeura immobile, son front se plissa une seconde comme il effectuait une incantation muette, puis il rouvrit les yeux et à nouveau, une lueur violette vint baigner la serrure. L'elfe leva ensuite la main pour tenter d'ouvrir l'huis, mais sans succès. Une légère grimace déforma ses traits, mais il sourit à nouveau, presque bravache sous la grêle, avant de se concentrer derechef.
Victor éternua et Taliesin sentit les doigts de l'enfant se crisper dans sa chair, comme s'il était en train de faire une sorte de crise d'angoisse dont il ne pouvait rien entendre.
Cette fois, le sortilège de l'ensorceleur fut plus spectaculaire. Quelques rais de lumière rouge fusèrent de ses doigts et frappèrent la porte avec violence mais sans le moindre bruit. A l'endroit où les projectiles s'étaient abîmés, le bois avait brûlé, prenant cette couleur grisée qui trahit le passage d'une énergie magique. Mélégorn donna un coup de poing dans la serrure, qui tomba de l'autre côté de la porte, et il s'arc-bouta pour essayer de l'ouvrir. Si elle bougea, cette fois, la neige la bloquait de l'autre côté, et l'elfe fit signe à son congénère de venir lui donner un coup de main.

Même si une grande partie de son attention était tournée vers Victor, dont l'état l'inquiétait d'autant plus qu'il ne savait comment l'aider, à part en le serrant contre lui, Taliesin ne put manquer de remarquer les efforts déployés par Mélégorn pour venir à bout de la serrure. Et de se faire la réflexion que l'ensorceleur aurait sans doute pu s'enfuir par ses seuls moyens, s'il avait bénéficié de circonstances favorables... Après tout, qu'avait-il fait, lui, sinon jeter de malheureux sorts de silence ?
Ce n'était cependant pas le bon moment pour s'abandonner à ce genre de considérations. Il se pouvait que la lueur projetée par la magie dont il s'était servi ait été repérée par des gardes. Auquel cas, ceux-ci ne tarderaient pas à se manifester. Après avoir sonné l'alerte, évidemment.
-Courage, mon grand... dit-il à Victor en le soulevant de nouveau. On y est presque...
Il le reposa au sol quelques pas plus loin, juste à côté de la porte. Puis, après s'être assuré que l'enfant pouvait se raccrocher à lui autant qu'il le voudrait, le barde posa ses mains - qu'il ne sentait presque plus - sur le battant bloqué par la neige.
-Allons-y ! lança-t-il.
Puis, serrant les dents, il se mit à pousser de toutes ses forces. C'était le dernier coup de collier à donner. Une fois la porte ouverte, ils seraient libres. Et qu'on vienne à les poursuivre... Les gardes du camp seraient aussi gênés qu'eux par la tourmente. Il serait malaisé de les suivre, de les rattraper...
Sauf si on gèle sur pied juste de l'autre côté de l'enceinte...

Les deux elfes finirent par sentir la neige céder petit à petit, et ils parvinrent à ouvrir la porte suffisamment pour qu'ils s'y glissent. De plus grands gabarits n'auraient pas pu passer. Mélégorn laissa l'enfant puis son compagnon se faufiler les premiers, les suivit, puis retint Taliesin avant qu'ils ne détalent : il tenait à ce qu'ils remblaient un peu de neige contre la porte, histoire de retenir d'éventuels poursuivants. A nouveau livrés à la violence des éléments, les trois évadés durent cependant reprendre leur route. Il était difficile de deviner l'allure du paysage au travers du rideau glacé qui les entourait, mais Taliesin devina la présence de quelques arbres. Ils devaient à présent choisir entre emprunter la route dissimulée sous la neige ou bifurquer à l'intérieur des bois. Quelle que soit leur décision, une chose était claire : ils n'iraient pas très loin dans leur état de fatigue, en pleine nuit, et par ce froid meurtrier.

Douloureusement conscient de cette réalité, Taliesin essaya de se concentrer, de dissiper la brume opaque d'épuisement et d'émotions contradictoires dans laquelle étaient engluées ses pensées. Suivre la route aurait été le moins mauvais moyen de progresser vu les conditions actuelles. Mais les gardes du camp, qui tôt ou tard se lanceraient à leur poursuite, en viendraient à la même conclusion, et c'est sans doute d'abord par là qu'ils les chercheraient. Si couper par les bois permettrait de brouiller un peu les pistes, y avancer serait rien moins que facile... Y compris s'il convoquait un coursier fantôme, lequel serait de plus chargé de trois cavaliers et aurait de la neige jusqu'à mi-jambe, sinon jusqu'au poitrail.
L'elfe baissa les yeux sur l'enfant toujours cramponné à lui.
Et grimaça.
Ils ne pourraient pas s'éloigner beaucoup. Le gosse ne pourrait pas résister bien longtemps s'ils restaient au dehors. Et lui-même... Lui-même ne ferait guère mieux. Il grelottait de tous ses membres, ne sentait plus ses extrémités...
En désespoir de cause, il finit par se tourner vers l'ensorceleur.
-Mélégorn ! Auriez-vous connaissence d'un endroit non loin d'ici où nous pourrions nous abriter ? Sinon, je crains qu'il nous faille aller au petit bonheur la chance... Je vais invoquer un cheval, mais je ne suis pas certain qu'il nous aide beaucoup.

Cette fois, l'elfe dut secouer la tête avec une grimace. S'il connaissait manifestement bien le camp, c'était sa première évasion réussie, et il n'en menait probablement pas large une fois hors de ses limites. Taliesin n'avait toujours pas élucidé le rôle de cette troisième entrée, ni sa destination. Mélégorn haussa les épaules, puis indiqua la route d'un geste désinvolte, avant d'écarter les mains en signe de reddition.
Le vent soufflait de plus en plus fort et ils furent forcés de se replier derrière un tronc. Victor était toujours cramponné à Taliesin, frissonnant, et son regard rougi était écarquillé, presque aveugle, comme si la fièvre avait renvoyé son esprit dans un autre plan, abandonnant sa carcasse derrière.

Ils n'avaient pas le temps de tergiverser. Il fallait agir, vite, très vite. Convoquer la monture. Prendre une direction. Aviser ensuite, selon ce qu'ils croiseraient. Peut-être auraient-il de la chance...
Essayant d'oublier le froid, et, pour un temps, l'état plus que préoccupant de Victor, le barde se mit donc à incanter

Taliesin --> Coursier fantôme

La créature à robe noire et crinière grise se matérialisa bientôt devant eux, sellée et harnachée, comme prévu. L'elfe n'en attendit pas davantage. S'avançant près de la bête, il souleva Victor, le déposa en selle, puis monta à son tour. IL invita Mélégorn à grimper en croupe, mais lorsque l'ensorceleur tenta de le faire, le coursier rechigna. Piaffa.
Taliesin ne put retenir un grognement d'humeur.
-Nous sommes trop lourds pour lui... Il faut que je vois s'il m'est possible d'en invoquer un autre. Ce n'est pas gagné, mais... On n'a pas le choix.
Nouvel effort de concentration. Nouvelle incantation. Plus encore que la fois précédente, lancer le sort parut quasiment chose impossible à l'ancien barde. Le froid, la fatigue, l'inquiétude et la tension se conjuguaient pour disperses ses pensées sitôt qu'il essayait de les rassembler. Les dents serrés, sa volonté comme arc-boutée, il parvint cependant à ses fins, et un nouvel animal apparut, à son grand soulagement.
Mélégorn ne tergiversa pas : tenant la chaîne d'une main, il sauta sur la nouvelle monture. Puis rassembla les rênes. Taliesin fit de même et s'apprêtait à donner le signal du départ lorsque, contre lui, Victor fut parcouru d'un tremblement particulièrement violent.
-Un instant... lança l'elfe à son congénère.
Avec des gestes aussi doux que le lui permettaient la diligence dont il devait faire preuve, Taliesin dépouilla Victor de son manteau et le passa sur ses propres épaules. Il en écarta les pans, attira Victor tout contre lui, et les referma autour de l'enfant. Mesure dérisoire, certes. Mais désormais, en plus de la protection du vêtement, le gamin pourrait bénéficier de sa propre chaleur. Pour peu qu'il lui en restât, ce dont l'elfe commençait à douter.
L'instant d'après, il talonnait sa monture. Mélégorn l'imita.
Ils étaient partis.
Ce fut alors pour le barde l'occasion d'une découverte bienvenue : les créatures magiques ne semblaient pas le moins du monde gênées par la neige. Elles progressaient comme si de rien n'était, d'un trot rapide et assuré.
-Prenons la route ! fit alors Taliesin, enfin décidé. Nous pourrons même tenter le galop, ainsi ! Et eux seront incapables de nous rattraper... Nous bifurquerons dès que la zone nous paraîtra favorable.
Aussitôt dit, aussitôt fait : les deux cavalier tentèrent un petit galop, le regard plissé pour essayer de percer la tourmente et de ne pas s'écarter de la voie relativement praticable qui s'offrait à eux...
Restait à espérer que la route ne les mènerait pas dans un cul de sac...

Si les chevaux fendaient la bise sans réelle difficulté, leurs cavaliers étaient bien plus incommodés, et ils furent forcés de ralentir le rythme pour ne pas être désarçonnés. Leurs montures laissaient une piste visible dans la neige, mais très légère, peu compatible avec leur taille et poids réels. D'un autre côté, peut-être les gardes y verraient-ils là trace du passage des deux hommes qu'ils recherchaient.
Au fur et à mesure de leur progression, Taliesin put découvrir les quelques mètres les plus proches de leur environnement : les bois étaient un leurre, ne s'étendant que sur un quart de lieue autour du campement, et ils firent place à une lande accidentée. Il était cependant impossible de voir loin, de savoir dans quel type de paysage ils évoluaient globalement.
La tempête ne semblait pas vouloir s'arrêter, le vent hurlait à leurs oreilles, renforcé par la vitesse de leurs chevaux. Taliesin sentit que Victor s'abandonnait contre lui, puis l'enfant perdit connaissance et il dut le maintenir avec force, car son corps avait perdu tout tonus.
La fatigue le frappa, de plus en plus violente, et il commença à comprendre qu'il allait falloir s'arrêter. Il avait travaillé à la mine toute la journée, avait une épaule encore fragile, s'il forçait la chance, il ne tarderait pas à craquer à son tour et chuter. Derrière lui, Mélégorn, qu'il distinguait tout juste, n'avait pas l'air en meilleur état. Autour d'eux, pourtant, la lande semblait n'offrir que peu d'abris.

Libres. Nous sommes libres et nous allons mourir libres. C'était assez prévisible comme fin, non ? Mieux aurait valu attendre...
La volonté et la confiance du barde s'étiolaient comme se dissipaient ses dernières forces. Peu à peu gagné par la panique, la conscience de plus en plus aiguë de leur trépas prochain, il lorgnait les environs à la recherche d'un changement du paysage, d'un abri potentiel. Mais, pendant longtemps, il ne vit rien. Seulement les premiers mètres de cette lande déserte et monotone...
Victor était inconscient depuis longtemps. Lui-même ne tarderait pas à sombrer à son tour. N'avait-il pas déjà failli chuter à deux reprises ? Il fallait s'arrêter.
Mais s'arrêter sans avoir trouvé d'abri, c'était mourir.
Continuer aussi... A coup sûr.
La résignation, plus glacée encore que les assauts furieux de la tempête, commençait à remporter la bataille lorsque, enfin, il distingua une masse plus sombre, sur sa gauche. Tirant sur les rênes, criant à Bélégorn de le suivre, il bifurqua dans cette direction.
Il s'agissait d'une butte. D'un moutonnement du terrain qui ne se distinguait des autres que par une hauteur légèrement plus imposante... et ses faces relativement escarpées. Se rapprochant d'elles le plus vite qu'il l'osait, l'elfe se mit à les longer. Et finit par trouver ce qu'il avait espéré sans vraiment y croire
Ce n'était pas grand chose. Juste un petit renfoncement de rien du tout. Qui ne les protégerait aucunement du froid. Et guère du vent. Mais, vu la situation, la découverte pouvait presque passer pour un miracle.
Presque.
Retenant Victor d'un bras, il mit pied à terre, invita Bélégorn à en faire de même.
-Si nous positionnons les montures comme il faut, elles pourront peut-être nous abriter un peu... fit-il, assez fort pour que l'autre l'entende malgré les hurlements assourdissants du vent.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Mine pénitentiaire de Gargouille

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 3.

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