La Couronne de Cuivre

Les minutes succédèrent aux minutes, lentes, pesantes, et Alaric, pourtant si calme, inébranlable, parut se laisser gagner par la nervosité. Il souriait toujours, faisait bonne figure, mais ses doigts jouaient avec la nourriture, tambourinaient des rythmes irréguliers sur la table.
Puis la porte s'ouvrit, rebondit contre le mur. Et tout s'emballa.
En un instant, le colosse était debout, se positionnait entre Albérich et le nouvel arrivant. Levait les mains pour incanter.
Puis rugit.
-Crétin ! Tu trouves ça drôle de me faire des peurs pareilles, à mon âge ?
Tallad, penaud, se glissa à l'intérieur. Referma le battant derrière lui.
-Qu'est-ce que tu es allé fiche dehors, bons dieux ?
Le clerc muet fit quelques signes avec les mains. Obscurs pour Albérich. Limpides pour son gigantesque compagnon.
-Il refuse le combat, hein ? Il préfère jouer les intrus dans les rêves, les semeurs de discorde... Qu'il continue donc à s'amuser : son attitude prouve qu'il ne peut rien nous faire d'autre.
Tallad acquiesça, se dépouilla de son manteau trempé. Puis vint s'assoir près de la cheminée, adressant un sourire presque timide à l'aubemestre.

L’apparition du clerc trempé surprit Albérich à un tel point qu’il en resta muet de stupeur. Il demeura suspendu entre des émotions extrêmes, comme brusquement paralysé, à la fois immensément soulagé et incapable de croire que Tallad fut de retour. L’adrénaline secouait sa carcasse et il réalisa qu’il allait faire un malaise. Il fallait battre en retraite.
« Je dois dormir… » lâcha-t-il en se levant.
Mais il ne fit pas un pas de plus et s’effondra sans connaissance.

Les ténèbres qui se déchirent, comme si l'on venait de repousser un épais rideau pour laisser entrer le soleil.
En guise de soleil, c'était juste une lumière grise qui filtrait par la fenêtre close. Mais, toute faible qu'elle fut, elle éblouit un instant l'aubemestre.
Lorsque sa vue se fut éclaircie, il remarqua qu'il était couché dans son lit. Dans sa chambre. Il y avait une respiration calme, sur sa droite : Alaric était assis sur une chaise, près de la porte. Il portait un objet long et massif sur ses genoux, enroulé dans son manteau.
S'il remarqua le réveil de son supérieur, il ne pipa mot.
Au dehors, la tempête faisait toujours rage. Un peu moins puissante, peut-être. Mais toujours impressionnante...

Il prit le temps de revenir à lui, de retrouver son corps usé, la raideur de ses muscles, la tension dans son visage, la douleur dans ses yeux. Il avait pourtant la sensation d’avoir dormi longtemps, d’un sommeil lourd et sans rêves. Le souffle du vent ne le surprit en rien : il avait l’impression qu’il ne tomberait pas avant qu’ils aient repoussé l’adversaire.
Il se remémora les dernières heures, presque détaché. Il avait cru qu’une décoction serait nécessaire pour le faire dormir, mais la fatigue était encore le poison le plus efficace. Sa seule satisfaction était de savoir que s’ils rentraient à Luménis vivants, tous les trois, le récit d’Alaric forcerait Marcus à se résigner. Il n’y avait plus lieu de se mentir, les masques étaient tombés, et même si le clerc refusait de trahir son supérieur en narrant ce qui s’était produit, Albérich lui demanderait qu’il le fasse.
Il se maudit à nouveau de n’avoir pas osé dire à l’intendant qu’il abandonnait ses prérogatives, quelles soient liées au Temple ou à la ville. Sans plus aucun pouvoir, il aurait perdu de son attrait, immanquablement. Il ne serait pas en train de mettre en danger la vie de deux hommes valeureux, il ne serait pas responsable du trépas de la vieille mouette, vestige de son passé, qui lui avait irrémédiablement échappé. Il sentit l’émotion le reprendre.
Pourquoi tant de haine ? Il ne parvenait pas à comprendre qu’on puisse vouloir détruire quelqu’un comme cette ombre, dehors, voulait le détruire. Etait-ce Noir Dessein ? Sans doute. Qui d’autre se serait coulé dans ses pas pour l’empêcher d’entrevoir toute guérison ? Il fallait que ce soit Noir Dessein.
« Alaric… » appela-t-il doucement.

-Un instant... fit le clerc.
Il se leva, déposa son manteau et l'objet qu'il cachait sur sa chaise, puis s'approcha du lit à pas mesurés. Il avait la mine détendue, mais il était habile à afficher ce masque, et l'aubemestre pas en état de discerner le réel du factice.
-Bien dormi ? s'enquit le molosse, souriant. tout en se penchant pour ne pas obliger Albérich à élever la voix.

Albérich acquiesça doucement, même s’il n’en était pas complètement persuadé. Cela ne voulait plus dire grand chose, dans l’état dans lequel il était. Epave échouée, comme un morceau de bois flotté, baladé, sans répit, une plage où s’échouer et pourrir.
« Vous devriez rentrer à Luménis. » murmura-t-il alors. « Vous êtes bons cavaliers, tous les deux. Loin de moi, vous serez en sécurité. Et s’il ne peut pas vous faire du mal, il ne pourra pas vraiment m’en faire. »

Le clerc ne tiqua pas. Comme s'il s'était attendu à la demande de son supérieur.
-Il n'en est pas question,fit-il tranquillement. Nous restons avec vous. Nous rentrerons ensemble. Je n'ai pas peur pour ma vie, Tallad non plus. Nous sommes là pour vous protéger. Et le plus grand mal que pourrait nous faire cet homme, c'est de vous en faire, à vous, quelle forme que cela puisse prendre. Vous abandonner serait un déshonneur, un acte inhumain. Nous ne pourrions plus nous présenter au temple, plus regarder notre dieu en face. Nous resterons.

Je n’en vaux pas la peine, songea-t-il. Vous protégez une coquille vide, en cela le poème ne ment pas.
Il acquiesça en silence. Il ne s’était pas attendu à ce qu’Alaric accepte. Marcus avait choisi des paladins parmi les clercs, et Albérich était fier d’eux, heureux que de tels hommes aient été ses pairs, que de tels hommes existent, simplement.
« Savez-vous qui il est ? » demanda-t-il finalement.

Le colosse secoua la tête.
-Non, nous n'avons aucune certitude. Mais nous avons des doutes, cependant. D'après les rapports des soldats détachés pour vous retrouver, et ceux de la petite équipe qui les avait précédé et vous avait tiré hors de la tour, l'un des Sharites s'est enfui. Peut-être s'agit-il de lui. C'est la piste la plus sérieuse que Tallad et moi possédions.

Albérich acquiesça. Il aurait voulu mettre Alaric en garde, le prévenir qu’ils ne feraient pas le poids, même à deux, contre Noir Dessein. Il l’avait vu à l’œuvre. Il était retors et rapide, et bien plus puissant qu’un clerc habitué à la petite vie tranquille du Temple.
Tu as peur de lui, tu n’es pas lucide.
Je n’ai pas peur de lui. J’ai beaucoup plus que ça.
Il sentit l’angoisse lui étreindre les entrailles, tout son corps se tendre en vue d’une fuite hypothétique, mais parler du Sharite était impossible. De toute façon, il ne savait rien d’utile. Il aurait pu tout juste jouer l’oiseau de malheur, le prophète de la ruine. Or il savait, il se souvenait, que l’optimisme était l’une des meilleures armes des servants de Lathandre. Il les emplissait d’une énergie et d’une force capables de renverser des montagnes. Il leur suffirait peut-être pour réduire la menace à néant.
« Alaric, pourquoi avez-vous prononcé ces vœux, autrefois ? » demanda-t-il alors, sans aucune transition, comme dans une ultime tentative d’apaiser ses blessures.

Pour une fois, le clerc parut complètement décontenancé. Il garda un instant la bouche entrouverte puis acquiesça comme pour lui-même et alla récupérer sa chaise avant de s'y laisser tomber, arrachant au bois un craquement de protestation.
-J'étais un soldat, autrefois... commença-t-il d'une voix basse. Un guerrier aimant boire et manger, courir les filles... se vanter de ses exploits. J'étais persuadé de ne jamais trouver adversaire à ma taille et, de fait, les victoires se succédaient sur de multiples champs de bataille... J'ai vite monté en grade, on m'a nommé capitaine... Beaucoup, déjà, me voyaient général. On me surnommait l'Ours.
Il sourit tristement.
-Oh oui, l'Ours. Sans peur et sans reproche... Mais cela n'a pas duré. Un jour, on m'a demandé de conduire ma compagnie dans les Montagnes de Fer, pour protéger un village assailli par les orques. La situation n'était pas brillantes, là-bas, mais nous avons aidé les habitants à fortifier la bourgade. Nous avons repoussé les assauts des peaux-vertes, infailliblement, des semaines durant... Un jour, avec sans doute l'idée d'en finir, le chef ennemi nous a envoyé toute son armée, d'un seul coup... Et nous les avons défaits. Mis en déroute, même...
Il s'interrompit, avala sa salive.
-La victoire était totale. Les orques fuyaient... Et j'ai donné l'ordre de les poursuivre. Pour en finir une bonne fois pour toute, pour éradiquer leur menace de la surface d'Hélonna. Nous les avons rejoints. Eliminés jusqu'au dernier.Y compris leur chef. Oh, je comptais ramener sa tête à Luménis et obtenir mes galons de général...
Il se tut, son regard se perdant un moment par la fenêtre, sur les nuages sombres, les bourrasques de vent.
-Quand nous sommes revenus au village, il n'y avait plus âme qui vive, murmura-t-il. Une bande d'orques avait profité de notre absence pour surgir à l'improviste, surprenant les villageois qui se croyaient enfin libérés. Ils les ont massacrés jusqu'au dernier. Hommes, femmes, enfants, personne ne leur a échappé. Alors... Alors le monde s'est effondré autour de moi...
Il serra les poings, un instant. Puis se détendit. Esquissa un sourire contrit.
-Personne ne songeait à m'en vouloir : certes, des innocents étaient morts, mais la région était sûre pour des années... Moi, cependant, je ne me suis jamais pardonné cette erreur, je n'ai jamais accepté ce qu'avaient provoqué ma témérité, ma trop grande confiance... J'ai quitté l'armée, j'ai rejoint le temple... Je me suis fait clerc, pour servir les autres, désormais. Seulement les autres, et non plus, aussi, mes intérêts. J'ai fait vœu de me priver de tout ce que j'avais privé ces gens : le boire, le manger. La parole... Tous les plaisirs de ce bas-monde. Et de servir, ascète et silencieux, la ville que j'estimais avoir trahie. De servir Lathandre, de chanter ses louanges et d'accomplir son œuvre en espérant qu'il m'accorderait une nouvelle chance.
Son sourire s'élargit.
-Il a fait plus que cela. Il m'a accordé la paix. J'ai trouvé bien plus de bonheur dans ma nouvelle existence que dans l'ancienne. J'ai appris, peu à peu... Beaucoup. Et aujourd'hui, il m'a offert la possibilité de vous servir. Je ne saurais jamais assez le louer.

Le récit d’Alaric émut Albérich plus qu’il ne s’y attendait. Bien sûr, il était à fleur de peau, au seuil d’une rupture permanente, et un rien le touchait, mais le vécu de l’Ours, le poids de son histoire, de ce qu’il avait traversé, de ce qu’il avait trouvé, finalement, était en lui-même chargé d’une vérité humaine, profonde, et renvoyait Albérich à ce qui l’avait toujours transcendé dans son métier de clerc, plus que les louanges à un dieu, un amour profond de ses semblables. Il se sentit un peu honteux d’avoir extirpé ses secrets à son homologue, en le prenant par surprise, peut-être dans une situation où refuser aurait été impossible. Il se sentit heureux d’avoir reçu ce présent, la confiance de quelqu’un, un instant, un morceau d’existence. Il se sentit désolé, aussi, car autrefois, il aurait trouvé les mots, tout de suite, quelque chose à dire de simple, d’authentique, qui aurait scellé leur échange, qui aurait transmis ce qu’il ressentait.
« Je vous suis reconnaissant d’être auprès de moi, aujourd’hui. » dit-il doucement. « Infiniment reconnaissant. »

L'Ours ne répondit rien, préférant aux mots un sourire chaleureux, l'un des rares moyens par lesquels il avait pu s'exprimer au cours du dernier quart de siècle, ce qui avait sans doute contribué à lui donner tans d'expressivité. Puis il porta à nouveau son regard sur la tempête, au dehors. Depuis le réveil d'Albérich, la luminosité avait encore décru. La nuit serait bientôt là, elle et son cortège d'angoisses, de dangers...
-Désirez-vous quelque chose à boire ? A manger ? s'enquit le clerc. Vous n'avez rien avalé depuis hier soir, je le crains... Si vous ne vous sentez pas de descendre, je peux héler Tallad pour qu'il se charge de vous monter ce qu'il faut.

« Je vais me lever. » murmura l’Aubemestre en prenant appui sur les coudes. « Rester cloîtré dans mon lit ne m’apportera rien de bon. »
Avec un soupir, il glissa hors du lit, jeta à son tour un regard vers la fenêtre et le ciel chargé. Les nuages étaient toujours sombres, la nuit serait aussi agitée que la précédente, mais ils avaient survécu à la première… Sans doute était-ce une bonne nouvelle.
Jusqu’à l’usure...
Contrôler le temps était l’apanage des druides, mais certains clercs en étaient capables, et Albérich s’était interrogé sur les compétences des Sharites en la matière, vu la manière dont Euryale et lui avaient été piégés dans le déluge, forcés de quitter les rues fréquentées de Luménis pour se perdre dans des ruelles sombres et désertes. Mais il avait estimé qu’ils avaient simplement fait preuve d’opportunisme. L’hiver se chargeait de gronder et de tonner, il suffisait d’être patient. Dans la pénombre de l’orage, il y songeait à nouveau. Noir Dessein ne pouvait pas être à ce point puissant… Ou l’était-il ?
En se levant, en gagnant la porte, Albérich se sentit à nouveau accablé. La silhouette d’Alaric, devant lui, était réconfortante, certes, mais il ne pensait pas que l’ancien soldat puisse véritablement le protéger, ou sauver sa propre vie, s’ils avaient affaire à un monstre déterminé. Il ne dit cependant rien et se nicha dans l’ombre de son acolyte pour rejoindre la chaleureuse flambée de la salle commune.

Comme la veille au soir, on avait allumé plusieurs candélabres en prévision de la nuit. Dans la salle brillamment éclairée, quelques clients se rassemblaient près de l'âtre ou se coudoyaient au comptoir, discutant à mi voix. Las, sans doute, de demeurer cloîtrés chez eux, ils avaient décidé de braver la tourmente pour se retrouver ici, échanger des nouvelles... La conversation du moment semblait être une sorte de concours où les plus anciens des villageois rivalisaient de mémoire pour se souvenir d'une tempête aussi violente. Tous semblaient s'accorder sur le fait que la dernière de cette ampleur remontait à une vingtaine d'années.
Tallad se tenait parmi les convives, silencieux mais l'oreille aux aguets. Alaric lui adressa un signe de la main puis conduisit Albérich vers une table qui, sans être trop éloignée de l'âtre, leur offrirait tout de même un semblant d'intimité. Quant à la tenancière, une fois satisfaits les appétits et soifs divers de ses clients, elle indiqua aux clercs qu'elle ne tarderait plus à leur apporter de quoi se sustenter.

Albérich s’assit et attendit. Il n’espérait rien de particulier ni de la soirée, ni de la nuit. Peut-être pourrait-il veiller pour repousser les cauchemars et la voix ? Ou peut-être pourrait-il obtenir de l’aubergiste une décoction efficace pour l’assommer sans rêves, aspérule, aubépine ou grande camomille… Mais s’il y a avait une urgence, il serait alors désarmé. Il l’était déjà. Mais au moins était-il encore capable de courir ou de fermer une porte. Il ne pouvait pas prendre le risque d’être un poids pour ceux qui le protégeaient.
Veiller, donc.
Il laissa son attention dériver, se perdre, voleter d’un groupe à l’autre, sur les petites choses de la pièce, les flammes, les visages, la nourriture qu’il devait s’efforcer d’ingurgiter… L’attente aurait pu être insupportable, mais il se sentait surtout las.

Le menu avait quelque peu changé, même si on y retrouvait une partie des ingrédients de la veille, notamment ceux préparé par le clerc. Bonne gestionnaire et rechignant sans doute au gaspillage, la tenancière avait fait de son mieux pour réaccommoder le tout et y était parvenue de manière plutôt probante. Il y avait encore du vin, d'apparence fort tentante : mais Tallad n'y toucha pas, et Alaric, bon gré mal gré, se contenta d'un demi verre.
Autour d'eux, les conversations allaient toujours bon train. De ce qu'Albérich put en entendre, les villageois évoquaient à présent les dégâts causés par la tempête : plusieurs cheminées effondrées, des volets arrachés, un bateau qui avait rompu ses amarres...Belles-vagues ne sortirait pas indemne de la tourmente, même si, pour l'heure, le pire avait été évité.
Peu à peu, les clients se mirent cependant à quitter l'hostellerie. La nuit était tombée, ensevelissant le village sous d'opaques ténèbres, et chacun dut se résoudre à rentrer chez soi. Ils sortaient par petits groupes, jamais seuls : aussi réduite que soit la bourgade, la visibilité restreinte et la force du vent pouvaient rendre hasardeux le court trajet qui les mènerait jusqu'à leur demeure. Inutile de prendre le moindre risque...

L’Aubemestre mangea à peine, comme toujours, tentant de repousser les premiers assauts de la tension qui commençait à se nicher en lui. Le souffle de la tempête lui paraissait plus sonore que quelques heures auparavant, il était conscient que c’était simplement son attention qui s’était modifiée, qui guettait les craquements dans la nuit. De temps en temps, son regard s’attardait sur la tenancière, qui vaquait à ses occupations avec un flegme factice, échangeant quelques paroles avec ses clients, puis, lorsqu’ils eurent tous disparus, briquant avec application les quelques tables et son comptoir. Il s’en voulait de l’avoir impliquée dans cette situation. Sans doute ne savait-elle presque rien, sinon qu’elle avait recueilli des hommes inquiets sous son toit, dont un être hirsute à moitié dément. Mais la voix ne la mentionnait pas. Il espérait que cela la sauvegarderait, si les choses devaient mal tourner.
Car elles tourneraient mal, immanquablement. Noir Dessein devait savoir à qui il avait affaire. Il les avait suivis depuis Luménis, avait eu le temps de les observer, de les jauger, de se préparer.
Pour la première fois, de manière très claire, lucide, Albérich réalisa que s’il venait à disparaître, les choses ne pourraient que s’arranger pour les autres. Le suicide était une absurdité pour les Lathandrites, car les lendemains étaient toujours roses, il suffisait d’y croire, d’agir, d’être patient. Mais tout cela n’avait plus de réel sens, pour lui. Il n’attendait pas la lumière d’après la nuit. Dans la tour, mourir était devenu une obsession, une nécessité pour échapper au réel, puis il avait été libéré… et il avait survécu. Peut-être pour ne pas que les sacrifices consentis par ceux qui avaient traversé monts et vaux pour lui venir en aide ne soient réduits à rien. Pour ne décevoir personne.
Son regard fila sur Alaric, une seconde, revint sur son assiette où se figeait peu à peu le ragoût du jour.

-Nous avons discuté, avec Tallad... fit tout à coup le colosse, à mi-voix. Il avait terminé son repas, comme de coutume, ne laissant aucune chance de survie à la moindre miette, au moindre morceau égaré dans un coin de son assiette. Nous avons discuté et décidé de mesures, pour la nuit. Si, bien sûr, vous êtes d'accord. Lui ferait des rondes, dans la maison, pour s'assurer que personne n'essaie de rentrer. Moi, je resterais avec vous, que vous décidiez de demeurer ici ou de remonter dans votre chambre. Nous doutons qu'il se produise quoi que ce soit : notre ennemi n'a pas cherché l'affrontement quand Talla est sorti à sa rencontre. Peut-être a-t-il été échaudé... Au pire, il nous enverra les doux songes dont il a le secret... Mais il vaut tout de même mieux parer à toute éventualité, ne pas faire preuve de négligence.

Albérich acquiesça, un peu hésitant. Un vertige lui brouilla un instant le regard, et il poussa un bref soupir.
« Tallad ne doit pas prendre de risques. » murmura-t-il ensuite. « Si nous avons vraiment affaire au Sharite qui a quitté la Tour… C’est un clerc expérimenté et dangereux. Et s’il veut ma chute, je ne pense pas qu’il veuille ma mort. Il a eu mille fois l’opportunité de l’obtenir. Tallad… Vous êtes tous les deux plus en danger que moi. »
Si c’est lui…
Mais ça devait être lui.
Et s'il n'avait pas changé ses plans.

Alaric et Tallad échangèrent un regard.
-Ne prenez pas cela pour de la forfanterie, mais... nous sommes aussi expérimentés, fit le colosse. Et dangereux, au besoin. Les Morféens n'ont pas eu notre peau. Lui ne l'aura pas non plus.
Le muet acquiesça.
-Bien sûr, nous n'utilisons pas ses armes, nous ne recourrons pas aux tours de l'ombre... Mais nous sommes prévenus contre eux. Il s'est découvert en s'introduisant dans nos rêves. Il a échoué à nous monter les uns contre les autres. Quelles que soient les formes que prendront ses prochains assauts, nous y résisterons.
Nouvel hochement de tête de Tallad.
-Mais... Ne croyez pas pour autant que nous le mésestimions. Nous serons prudents, nous ne prendront aucun risque. Nous ne permettrons pas qu'il vous fasse du mal à travers nous, conclu Alaric.

Albérich s’était douté qu’Alaric lui répondrait de la sorte et hocha la tête, espérant refléter une confiance suffisante en leurs compétences. Il ne pouvait que s’en remettre à eux et ils avaient l’air de l’avoir rayé de l’équation. C’était une bonne chose. Il avait l’impression d’être l’objet précieux et complètement inutile que l’on protège des voleurs. La princesse en son donjon. Tout cela était risible. Mais il n’ajouta rien, prêt à se plier aux directives de ses protecteurs.

Sur ces entrefaites, la tenancière, s'efforçant d'être souriante, vint leur apporter du thé. Son attitude à l'égard de ses clients n'avait pas changé, quoi qu'elle ait pu voir ou entendre. Discrète, toujours...
-Vous avez de la chance que je sois prévoyante... fit-elle. Normalement, le ravitaillement devait nous parvenir aujourd'hui, mais avec la tempête, les marchands ne sont pas venus... Heureusement, je fais toujours des réserves, sans quoi, vous en auriez été réduits aux pommes de terre et à l'eau !
-Un vrai écureuil, dit Alaric, souriant.
Elle lui rendit son sourire.
-Oh, les aubergistes sont tous un peu écueils. Sinon, ils ne restent pas longtemps dans le métier...Mais, tenez, c'est drôle. Cette nuit, dans mon rêve, on me comparait justement à un écureil...

L’Aubemestre sentit le sang se retirer de son visage comme Alaric et la tenancière échangeaient de menus propos sur un ton badin.
Un écureuil, songea-t-il.
Machinalement, il ferma les yeux et fut pris d’un grand frisson. Ainsi, elle était prise au piège avec eux. Une innocente de plus liée à une vendetta incompréhensible. Cela ne pouvait plus se produire. Il fallait qu’il parte. S’il partait, Noir Dessein le suivrait. Il n’aurait aucune raison de rester en arrière.

-Oh, voilà un rêve bien étrange, ce me semble ! poursuivait Alaric, toujours souriant, apparemment inconscient du trouble de son supérieur. Tallad souriait aussi, d'ailleurs. Êtes-vous coutumière du fait ?
-Oh non... s'exclama la femme, amusée. C'est bien la première fois que je rêve qu'on me murmure un poème à propos de crabes, d'ours, de mouettes, de fouines... J'avais l'impression d'écouter l'une de ces fables pour enfants, celles avec une morale au bout... Sauf qu'ici, la morale m'a parut un tantinet sinistre...
Elle haussa les épaules.
-Rien d'étonnant, en fait, vu ce qui s'est produit... Vu la tempête, aussi.
-Non, effectivement, acquiesça le colosse. Mais gageons que la tourmente sera bientôt de l'histoire ancienne...
-Les dieux vous entendent ! dit la femme, toujours souriante, en s'esquivant à nouveau vers ses cuisines, tandis que les deux gardes du corps de l'aubemestre échangeaient un regard entendu.
-

Bien sûr, Tallad et Alaric agissaient comme il le fallait, avec maîtrise, sang-froid, ils seraient prêts à affronter l’imprévu et ils protégeraient l’aubergiste. Immanquablement.
Je suis un poids et je mets tout le monde en danger.
Son regard revenait toujours à cette porte barrée. Tromper la vigilance d’Alaric ne serait pas chose aisée, mais c’était possible. Le thé conduisait aux latrines. Pour peu que Tallad veille sur l’aubergiste, il y aurait fatalement une ouverture.
Ils partiront à ta recherche et vous serez tous exposés.
L’aubemestre leva les yeux sur la tenancière avant qu’elle ne disparaisse.
« Auriez-vous… du papier et de quoi écrire ? » lui demanda-t-il d’un air dégagé.

L'aubergiste se retourna.
-Heu... Oui, je dois en avoir. Bien sûr, oui. Je vous apporte ça dans un instant...
Elle disparut par la porte de service. Quant aux deux clercs, ils jetèrent à Albérich un regard interrogateur.
-Par pitié, dites-moi que vous ne comptez pas vous mettre à écrire des chansons... souffla Alaric avec un sourire en coin. J'aime bien les chansons, d'ordinaire, mais plus vraiment celle du genre qu'on nous serine ici...

« Je comptais m’efforcer de passer le temps, simplement. » répondit-il doucement.
Peut-être aurait-il dû ajouter quelque chose, sur la tenancière, l’écureuil, et la nuit à venir, mais ce n’était pas nécessaire. Ils savaient tous les trois qu’il leur fallait désormais affronter les ténèbres, simplement. S’ils ne dormaient pas, le poème ne viendrait pas, mais Albérich soupçonnait ses compagnons de n’avoir pas pris de repos, ou presque. Alaric était un ancien soldat, il avait sans doute gardé l’habitude de résister à plusieurs nuits blanches, mais Tallad n’avait peut-être pas sa résistance…
Ce ne sont pas des épaves comme toi.
Il frissonna, remercia la tenancière lorsqu’elle lui rapporta de quoi écrire, puis attendit, immobile face à sa feuille grise, que ses compagnons mettent en place leur stratégie de la nuit.

Alors que les clercs terminaient leur thé, la tenancière s'excusa de les abandonner si tôt mais, arguant d'un sommeil agité la nuit précédente, elle leur souhaita le bonsoir. Elle n'omit pas, cependant, de les engager à prendre ce qu'ils voudraient en cuisine et même, en cas de besoin, à venir la réveiller. Puis elle disparut à nouveau par la porte de service, rejoignant ses appartements qui, visiblement, se situaient au rez-de-chaussée.
Peu de temps après, Tallad se leva. Il vérifia que l'entrée était bien barrée puis, d'un pas lent, gravit les escalier. Albérich l'entendit distinctement marcher dans le couloir. Sa ronde avait débuté.
Alaric, pour sa part, s'assit près de la cheminée. Il tira sa pipe, la bourra de tabac, commença à fumer paisiblement. Pourtant, il semblait aux aguets, son regard allant sans cesse du clerc à la porte d'entrée, des premières marches au comptoir déserté.
Le temps s'écoula lentement. Le vent hurlait, à nouveau assourdissant. Les flammes claires de l'âtre dansaient une folle sarabande, attisées par l'air qui s'engouffrait dans le conduit de la cheminée.Tallad finit par réapparaître, s'assit un moment en leur compagnie. Repartit bientôt pour une nouvelle inspection, passant cette fois par les cuisines...
Et le temps, toujours, s'écoulait imperturbablement. L'aube ne serait pas là avant une éternité...

Albérich demeura longtemps immobile devant sa feuille, le regard un peu vide, sans réellement la voir. Au début, il avait pensé n’y écrire que quelques phrases, une justification hâtive mais nécessaire de sa fuite, avant de déguerpir dans la nuit, espérant entraîner le cauchemar sur sa piste. A présent, il se sentait moins sûr, comme s’il n’avait même pas la force de tracer un premier mot sur la page. Il n’avait plus écrit depuis des semaines. Il avait l’impression que toutes les décisions qu’il avait prises récemment s’étaient soldées par des catastrophes. Peut-être devait-il ne rien faire, justement, se laisser porter. Ou peut-être les décisions n’avaient-elles en réalité aucune importance, qu’il était maudit, damné, et que toutes les routes mèneraient à la ruine.
Il reposa la plume, ferma les yeux et écouta la tempête. Attendre, il ne lui restait plus qu’à attendre. Tôt ou tard, la tempête tomberait. Tôt ou tard, l’ennemi passerait à l’attaque. Tout lui avait échappé.

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