La Couronne de Cuivre

Le couple décida, lui, de rester dans la cabine. Ce n'était peut-être pas leur premier départ et ils savaient qui les attendait en mer. Sans compter qu'ils s'étaient aussi levé aux aurores contrairement à Alchem.

Le gnome n'eut aucune peine à retrouver le pont et la lumière aveuglante qui le baignait à cette heure. Le navire était une étrange machine, savant assemblage apparemment chaotique de bois, de toile et de cordages. Et pourtant, en observant bien les mouvements coordonnés des marins jouant dans les hauteurs, il était possible d'y percer une certaine logique : on tournait les voiles, déployant celles qui étaient le plus exposées au vent, ferlant les autres. Alchem observait ce manège depuis un moment déjà quand le capitaine - remonté sur son château de poupe - donna l'ordre de larguer les amarres. Deux marins se chargèrent de défaire les filins retenant la coque au bord du quai, une nouvelle voile fut déployée et, immédiatement, la Sterne bougea après un à-coup assez brutal. Le quai sembla se déplacer mais il s'agissait d'une illusion d'optique : c'était bien le galion qui faisait mouvement vers la digue. L'équipage fit prendre un virage à bâbord au vaisseau pour contourner les autres pontons et s'engager dans le chenal. La manœuvre se déroulait à merveille : le galion dépassait des embarcations bien plus petites pour atteindre la haute mer et bifurquer lentement vers le nord.

« C’est super ! Faudra que tu l’écrives, ça ! »

La tête de Dalius avait émergé de la poche d’Alchem. Ainsi, maître et familier observait le départ, le navire, le paysage, tout. Le vent faisait battre la cape de voyage grise. A ceci près, pas de mouvement. Et voilà le port qui s’éloignait, éloignait... la mer qui s’imposait... Le gnome resta sur le pont un bon moment. L’une de ses mains serrait le rubis. Sa mère venait de la surface, lui avait-elle avoué. Mais avait-elle vue tout cela ?

Le navire s'éloignait peu à peu de la côte qui devenait de plus en plus indistincte et floue alors que la mer se faisait omniprésente autour du navire. Il ne semblait plus aussi grand devant cette immensité agitée de nuances de bleus. Au moins pour l'heure le léger tangage du navire n'incommodait pas le gnome des profondeurs. Soit il se découvrait un inattendu pied marin, soit on avait exagéré l'inconfort de ce mode de transport.

Maintenant que le galion progressait sur sa lancée, il lui semblait que les hommes d'équipage n'avaient plus grand chose à faire sinon fureter ici ou là sur le pont ou dans les hauteurs.

- Vous voyagez souvent en mer, maître ?

Il s'agissait du capitaine qui avait approché de lui sans prévenir, plus silencieux que le vent soufflant dans la mature.

« Non, pas vraiment », répondit Alchem sans pour autant se détourner de la mer.

Réponse vague, ton polis mais neutre, du svirfnebelin tout craché. Et encore, un svirfnebelin aimable. Dalius se retira dans le néant de la poche. Quelques secondes de silence passèrent avant que le gnome ne reprenne, cette fois en faisant face au capitaine.

« C’est la première fois que je mets le pied sur un bateau, la première fois que je vois l’océan. »

Confession sans risque jugeait-il. Peut-être aurait-il en retour quelques récits instructifs.

Le marin ne fut pas autrement surpris bien que tout son monde soit lié à ce même océan probablement. Son regard se perdit quelques instants vers l'horizon avant de revenir au gnome :

- Cela doit vous paraître étrange mais monotone, non ? C'est l'avis de la plupart de mes passagers habituels en tous cas... Enfin, tant qu'il n'y a pas de grain. Mais même par beau temps, de nombreux terriens préfèrent rester dans leur cabine dans le voyage plutôt que d'affronter l'immensité. Ce n'est apparemment pas votre cas...

« Je ne trouve pas l’océan monotone et l’immensité ne me fait pas fuir. »

Il n’y avait peut-être pas de mer sous terre, encore que certains affirmaient le contraire, mais l’immensité y existait plus que de raison. Des gouffres abyssaux, des grottes si vastes que des villes pouvaient y tenir... oui, Alchem avait déjà embrassé du regard l’immensité. Il s’était déjà senti minuscule, insignifiant face à la pierre et au vide. Et même cela, selon lui, ce n’était pas monotone. Le silence, l’immobilité, l’éternité en quelque sorte, appelait à penser. Le ciel, l’océan, c’étaient d’autres immensités, bien différentes, chacune avec son charme. Des deux, il estimait préférer le premier et cela tombait bien car ici, si ce n’était le galion, rien n’occultait les cieux.

« Je ne voudrais pas abuser de votre temps. Cependant, je suis avide de nouvelles. Comment va le monde ? »

Le capitaine se perdit un moment dans la contemplation de l'horizon avant de répondre au gnome d'un ton un peu las :

- Le temps, j'en ai beaucoup en mer vous savez. mis à part les moments où Umberlee fait des siennes, la garce, la navigation est une activité plutôt paisible. Quant au monde, j'ai toujours l'impression qu'il se tient bien loin de ma coque. Mais c'est une illusion évidemment : il faut bien accoster de temps en temps. Le monde se porte mal si vous voulez mon point de vue. La guerre a changé beaucoup de choses. Mais cela fait des années qu'elle dure contrairement à ce que pensent le commun des terriens. Le conflit ouvert entre Manost et Melandis n'en est que le dernier épisode. Et même la tyrannie de Nwalk est bien récente si on y réfléchit. Mais peut-être que ces événements n'ont pas eu d'écho jusque là d'où vous venez ?

« Pas beaucoup », confessa Alchem qui s’était replongé dans la contemplation des vagues. « Mais je ne suis guère étonné d’apprendre qu’il y a ici des conflits. Il y en a partout. Une fatalité, j’en ai bien peur. Pouvez-vous m’en dire d’avantage ? J’aimerais pouvoir me faire une idée de la situation. »

Parler, il n’avait que cela à faire. Parler, de plus, il le devait. Savoir pour prévoir, la même rengaine. Comprendre aussi, c’était une satisfaction. Découvrir, but des voyages.

Le capitaine semblait bien disposé à échanger sur ce qu’il savait et s’accouda au bastingage avant d’entamer son récit :

- Pardonnez-moi si ce que je vous raconte est trivial mais comme je ne sais pas quel est votre niveau de connaissance de la situation… Helonna et Dorrandin accueille plus ou moins trois nations. Luménis est la capitale de la nation d’Helonna et centralise la gestion des principales villes de cette île. Evidemment, il y a des tensions avec certaines depuis bien longtemps : Ithillion par exemple a toujours eu des velléités d’indépendance… Il faut aussi prendre en compte que les communautés elfiques de la Lorien ont toujours joui d’une certaine autonomie et il en va de même pour les cités naines des Montagnes de fer. Malgré tout, la situation est bien plus stable que celle de Dorrandin. C’est un territoire bien plus vaste mais qui a toujours été plus ou moins coupé entre deux nations dirigées par Manost au sud et Melandis au nord. Ces deux-là sont entré en guerre ouverte après une période de stabilisation de leurs relations. Vous devez savoir que Manost a été une théocratie dirigée par le clergé de Helm, sa divinité tutélaire. Melandis est bien plus chaotique, mélange houleux entre un empire et des familles nobles qui essaient de tenir les ficelles du pouvoir en sous-main. Luménis a décidé de s’allier aux manostiens pour contrer l’armée mélandienne qui a pris l’avantage suite à la mort de Helm. Nous avons envoyé notre flotte et une grande partie de notre armée en ces terres étrangères. Certains vous diront que c’est au détriment de la protection de nos propres terres. Ils n’ont pas forcément tort d’ailleurs. D’ordinaire, il y a toujours un ou deux bâtiments de guerre pour défendre Antelucas et nous n’avons pas à présent.

C’était une intéressante entrée en matière, d’autant plus intéressante qu’elle n’abondait pas de jugements de valeur. Alchem l’enregistra dans un coin de sa tête tout en se disant qu’il était assez stupéfiant que le monde de la surface et celui des profondeurs soient si ignorants l’un de l’autre. Il était à peu près certain que ce conflit auquel Lumeinis participait était aussi peu connu en-dessous que la guerre avec les Drows au dessus. Mais bon, était-ce si étonnant après tout ? Que ce soit verticalement ou horizontalement, une distance était une distance. Et plus il y avait de distance, plus il y avait d’obstacles, moins les nouvelles pouvaient circuler.

« Et comment ce passe cette guerre ? »

Le capitaine mit plusieurs longues secondes à réfléchir avant de déclarer avec philosophie :

- Des morts de part et d'autre. Beaucoup trop comme toujours. Et encore plus chez les malheureux se trouvant coincés entre les deux... Le combat pourrait paraître avantageux à deux contre un mais c'est tout le contraire : Melandis est puissante et rien ne l'a diminué récemment alors que Manost a perdu son dieu et que Luménis commençait tout juste à déblayer les gravas laissés par le tyran Nwalk, maudit soit ce nom ! Bref, nous pourrons nous estimer heureux si les mélandiens restent coincés chez eux et que Manost reste debout pour les y garder.

Bien, bien. Voilà qui donnait un début d’idée sur les forces en présence. Alchem garda bien sûr pour lui ses pensées. Il appréciait comment se déroulait la conversation. Il questionnait, le capitaine répondait. Et pas ou peu de questions en retour. Pas ou peu de chose à dire sur le compte du gnome. Pour l’instant, il n’estimait n’avoir livré que des évidences ou tout du moins des choses aisément déductibles.

« Qui est ce Nwalk ? Qu’est-ce qu’il a fait ? »

Le capitaine marqua une pause plus longue que la précédente et se signa ostensiblement avant de répondre sans grand enthousiasme :

- Un immonde suppôt issu de Melandis et qui a fomenté une révolte à Luménis. Les autorités n'ont pas su faire face à la menace et Nwalk a instauré une dictature sanglante qui a mis la ville à genoux. Heureusement, il a été chassé mais pas sans avoir commis un immonde massacre qui a coûté la vie à des dizaines de milliers de citoyens innocents.

« Je vois. Triste histoire. »

Alchem déta^cha ses yeux de l’océan pour les porter à nouveau sur le capitaine.

« Je vous remercie pour vos réponses. Me voilà moins ignorant. Je vais retourner dans ma cabine. Je ne doute pas que nous ayons l’occasion de nous reparler. Ce sera avec plaisir. »

Le capitaine salua le gnome à son tour puis rejoignit ses hommes affairés sur le pont.

Dans la cabine, Alchem découvrit le couple profondément endormi : visiblement le léger mouvement de roulis et la fatigue accumulée avait eu raison d'eux durant le long entretien du gnome avec le capitaine.

Leurs affaires étaient toujours posées bien en évidence et l'entrée du svirfneblin ne suffit pas à les tirer de l'inconscience.

Constatant cela, Alchem fit preuve de discrétion. Il entreprit de s’installer à la table ce qui impliquait sûrement de trouver des choses à poser sur la chaise afin de se surélever. Les meubles à dimensions humaine étaient bien trop grands pour lui. Ceci fait, il envisageait de mettre à jour son journal.

Le gnome peinait étrangement à trouver ses mots et mêmes les phrases les plus simples semblaient lui réclamer un effort de concentration. Autre signe de fatigue, il sentait ses yeux lui brûler bien plus ici, dans cet espace sombre et abrité, que sur le pont précédemment. Il devait lutter pour les garder ouverts et constata, en relisant le dernier paragraphe de son journal, qu’il avait inscrit deux fois la même phrase. Etait-ce une conséquence de son épuisement ou une influence délétère de l’Eclat. Où était-il d’ailleurs ?

Alchem raya d’un trait le passage en trop, remit la plume dans l’encrier et ferma son journal. Puis il se détourna de la table. Etait-ce les effets du fameux mal de mer ? Il était dubitatif. L’Eclat... c’était lui ou le médaillon du soleil qu’il portait toujours. Quoi qu’il en soit, il jeta un regard en direction du couple.

Les deux humains semblaient paisiblement endormis à en juger par leur respiration lente et régulière. Mais de là où il se trouvait, le gnome ne pouvait pas mener un examen médical constructif d'autant qu'il ne pouvait pas voir leurs visages tournés l'un vers l'autre sur la couchette. Alchem percevait en outre le son des vagues sur la coque au dehors mais les parois de la cabine le protégeait des autres sons provenant du navire lui-même. On pouvait aisément se sentir seul au monde ainsi : était-ce là ce que ressentait un capitaine de vaisseau ?

Seul au monde, c’était une impression courante sous terre. Pour autant, Alchem demeurait méfiant. Il en fallait si peu. Il observa le reste de la cabine. Un coup d’œil circulaire lui permettait aussi d’observer par-delà les fenêtres. Même si rien ne semblait suspect, il réveillerait le couple.

Rien ne semblait menaçant ou anormal pour autant qu'Alchem puisse en juger dans cet univers étrange décoré de quelques objets étranges, souvenirs de cultures étrangères. Au dehors, la mer semblait toujours calme et le navire laissait une trainée d'écume blanche dans son sillage.

Réveiller le couple ne fut pas très difficile mais Aleka répliqua d'une voix fatiguée aussitôt qu'elle ouvrit les yeux :

- Que... Quoi ? Il se passe quelque-chose ?

« Pas qu’il semble. Cependant, je me sens... fatigué, perturbé. Peut-être est-ce normal. C’est la première fois que je prends le bateau. Mais avec l’Eclat, je me méfie. Je voulais donc avoir votre avis. »

Il était prêt à lui décrire en détail ce qu’il ressentait. Il comptait aussi lui demander quels étaient les symptômes du mal de mer. Au cas où, il serait prévenu.

La mention de l'Eclat sortit Aleka de sa torpeur et elle finit par se lever et faire quelques pas pour chasser les derniers signes de sommeil :

- Le mal de mer provoque des nausées, des vomissements, parfois même des frissons. La fatigue peut être une conséquence, mais seulement en raison du manque de repos et de la difficulté à assimiler toute nourriture. Non, les symptômes que vous décrivez sont soit dus à nos excès des derniers jours, soit à l'Eclat, soit à ce pendentif. Même si j'aurais tendance à écarter cette hypothèse vu que nous sommes atteints nous aussi.

« Vous aussi... C’est la proximité de l’Eclat, c’est sûrement ça. Je répugne à nous en éloigner car on ne pourra aussi bien le surveiller. Mais cela va peut-être devenir une nécessité. Si on n’arrive pas à nous téléporter, on va devoir tenir quatre jours au moins. Le capitaine est-il quelqu’un de confiance ? Si oui, on pourrait mettre l’artéfact en fond de calle et lui demander que personne ne s’en approche. »

La prêtresse fit une grimace : elle ne semblait pas très enthousiaste à cette idée même si elle partageait certainement l'avis du gnome quant à la nécessité de s'en éloigner pour trouver un peu de repos :

- Je crains que ce soit risqué : on peut faire confiance au capitaine mais on ne sait pas quelle serait la stratégie de l'Eclat. Souvenez-vous qu'il a réussi à nous influencer en une occasion au moins. Qui dit s'il ne réussirait pas à prendre le contrôle d'un des membres d'équipage. Ou de tous ?

« J’ai un sort qui peut m’avertir si quelqu’un pénètre à un endroit désigné. Ce peut déjà être une façon de surveiller à distance. Dès demain, nous aurons deux nouvelles tentatives pour nous téléporter à Lumenis. L’Eclat met quand même du temps à influencer, il me semble. Je ne dis pas que l’isolation à la calle est une bonne solution. Mais peut-être est-ce la moins mauvaise. Si ce n’est pas la calle, ce peut être à un autre endroit, un endroit qu’on puisse fermer à clé. Et si vraiment la situation devient impossible, il faudra abandonner l’Eclat, le mettre dans un coffre, lester celui-ci et le précipiter dans l’océan. J’aimerais ne pas en venir là, mais si nous trois sommes épuisés, on finira peut-être par céder et à commettre l’irréparable. »

A la fin de la tirade du gnome, la jeune-femme secoua la tête et déclara :

- Moi non plus je ne voudrais pas en arriver là. Peut-être faudrait-il songer à se relayer ici ? Mais je n'aime pas non plus l'idée que nous nous séparions. Oui, votre solution consistant à cacher ailleurs l'artefact est peut-être la moins mauvaise. Il faudrait que nous en parlions au capitaine. Je crois pouvoir lui faire confiance et peut-être saura-t-il nous indiquer le meilleur endroit où laisser l'Eclat.

« Je vous laisse gérer ça alors. Le plus tôt sera le mieux. Et le plus discrètement aussi. »

Alchem lorgna du côté de sa couchette mais renonça pour l’instant au repos. Tant que l’Eclat était à proximité, dormir n’était que source de danger. Alors, ce fut vers les fenêtres qu’il se tourna. La mer, le ciel, il n’avait pas besoin de plus.

Aleka s'étira : visiblement la sieste n'avait pas réussi à la reposer. Elle quitta la cabine en laissant Alchem et Théodore devant elle. Et sans emporter l'Eclat : mieux valait s'en abstenir tant que le capitaine n'aurait pas suggéré un meilleur emplacement et donné son accord.

- Vous devriez vous asseoir, au moins. Je peux veiller si vous voulez. J'ai déjà été plus vaillant mais j'ai encore de la ressource. Aleka et moi en avons vu d'autres.

« Moi aussi, j’en ai vu d’autres. »

Tellement d’autres. A chaque fois qu’Alchem faisait le bilan de son existence, il se posait toujours la même question. Pourquoi était-il encore de ce monde ? Tant des siens avaient péris. Mais lui, non. Il ne pouvait se l’expliquer que par la bienveillance de Baravar Sombretoge. Jamais son seul talent n’aurait pu suffire à tromper si souvent la mort.

« Je préfère rester debout. »

Il ne voulait pas prendre le risque de dormir. Il préférait se perdre dans la contemplation de l’océan.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Antelucas