La Couronne de Cuivre

-Il est difficile de juger des saisons, sur cette île. Des saisons et du reste, d'ailleurs : tout, de la course du soleil à l'écoulement du temps, en passant par les distances, semble étrange, faussé, imprévisible. Mouvant, aussi. Quelque dieu malicieux parait avoir mis côte à côte des portions de terre n'ayant rien à voir les unes avec les autres : vous pouvez trouver des pans de forêts tropicale voisinant avec des pinèdes nordiques, des toundras glacées accolées à des pairies toujours vertes... Bon, l'île à une structure qui reste plus en moins en place : son contour, la forêt omniprésente, les montagnes, le temps majoritairement chaud. Le port bâti par votre peuple et la forteresse millénaire, également... Mais sur cette trame, les choses évoluent constamment. Pour qui aime les surprises, c'est un paradis.

Le jeune paladin haussa les sourcils, incrédule.
" Je n'imaginais pas que l'île puisse être aussi étrange..." murmura-t-il. " J'avais noté l'entropie... Les animaux démesurés... Cette jungle... C'est une jungle. Je ne connais pas ce type d'environnement."
Il se tourna à nouveau vers le paysage.
" Si le temps est à ce point détraqué... Cette journée pourrait durer un an... Luménis pourrait n'être plus que poussière lorsque nous y reviendrons..."

-Oh, ça ne va pas aussi loin, le rassura-t-elle aussitôt. Si on reste au même endroit, les variations ne dépassent pas une ou deux heures. Si on se déplace, par contre, oui, c'est un peu plus important : on peut passer de midi au crépuscule... ou à l'aube. Voir parfois un tout petit peu plus. Difficile de vraiment se repérer. Mais au final, ça s'équilibre. Quand tu rentreras chez toi, ton expédition aura duré un temps normal. Luménis sera toujours là, tes amis aussi. N'aies aucune inquiétude à ce sujet, Arthur.

Pendant un instant, le jeune paladin se sentit embarrassé. Il avait l'impression qu'en mentionnant Luménis, il avait commis un impair, comme si l'expression de son mal du pays était une insulte au temps que lui consacrait Elwen.
" En fait, je ne suis pas si pressé de rentrer..." dit-il finalement. " Dans mon métier... Il faut apprendre à considérer chaque nouveau lieu de campement comme son foyer... Ne pas s'attacher sentimentalement, inutilement, à une cité, un endroit... Je peux servir Luménis et ses valeurs sans plus jamais y remettre les pieds, j'imagine. La lumière de Lathandre étincelle ici et là-bas."
Il croisa les bras.
" C'est vrai qu'il m'y reste quelques compagnons, cela dit. Mais pas tant que ça, à bien y réfléchir."

L'elfe le dévisagea, vaguement surprise.
-Je suis sûr qu'il n'en est rien. D'accord, tu es plutôt du genre timide et réservé, mais je ne peux imaginer que tes concitoyens se laissent refroidir par cela, que cela les fasse s'éloigner. Il faudrait vraiment être aveugle et stupide pour réagir ainsi !
Elle secoua la tête puis s'immobilisa, comme prise d'un doute.
-A moins que tu n'aies pas employé au hasard le mot "reste". Auquel cas... Je suis désolée. Je ne voulais pas aborder un sujet difficile.

" Je ne suis pas aussi populaire que tu le crois..." murmura Arthur avec un calme sourire. " Je ne suis pas exactement... Enfin... Je ne devrais pas dire ça et profiter de ma bonne réputation auprès de toi, tant qu'elle dure."
Il était à peu près persuadé que dès qu'ils rejoindraient le reste du groupe, Damant ferait son charmeur et c'en serait fini du sympathique petit Arthur. C'était toujours comme cela que les choses se passaient, depuis la nuit des temps.
" Quant au reste... Ne t'en veux pas, tu ne pouvais pas savoir. C'est le lot des paladins, mourir pour la cause... Rares sont ceux d'entre nous qui font de vieux os. C'est juste que... je ne m'attendais pas vraiment à survivre alors qu'ils sont tombés. Je m'y ferai, mais c'est encore récent, voilà tout. Puis, qui sait, j'aurai peut-être l'opportunité de les rejoindre bientôt..."

Elwen eut une grimace attristée.
-Je n'aurais pas présenté les choses sous un angle aussi pessimiste... murmura-t-elle. Personnellement, je dirai plutôt que si la mort t'as épargné, ce n'est pas pour rien. Si tu es vivant, c'est parce qu'il te reste bien des tâches à accomplir en ce bas monde. Et j'ose espérer que mourir n'en fait pas partie. Pas avant de longues décennies, en tout cas. Ce serait du gâchis.

Arthur lui jeta un coup d'oeil un peu incrédule. Ils se connaissaient à peine et elle lui lançait... des fleurs. C'était étrange. Presqu'inquiétant. Elle ne savait rien de lui, comment pouvait-elle dire des choses pareilles ? Il décida de ne pas relever ces compliments voilés, qui le mettaient franchement mal à l'aise.
" Tu es plus superstitieuse que moi, alors que je suis sensé être un peu mystique... Je dois dire que je n'y vois pas grand chose, sinon un hasard. Evidemment, je ne peux qu'essayer de me montrer à la hauteur de la chance que j'ai eue... Mais je ne pense pas qu'il y ait autre chose à y voir. Des hommes prometteurs et méritants sont morts... J'ai survécu parce que j'étais le plus novice, le petit jeune qu'on a écarté du combat, celui dont on pouvait se passer dans le feu de l'action..."
Il leva une main.
" Ne proteste pas, c'est la vérité. Mais le temps passe, et petit à petit, je gagne en expérience... Un jour, je serai peut-être le vieux paladin qui monte au front tandis que les écuyers demeurent à l'abri."

L'amazone hocha gravement la tête.
-Je pense aussi. Je l'espère, en tout cas.
Elle parut hésiter un instant.
-D'ailleurs, cela me rappelle une légende de mon peuple...
Son regard se perdit parmi les cimes des arbres qui se tendaient, conquérantes, vers le ciel d'azur. Puis elle reprit, à mi-voix.

***

On raconte qu'aux premiers âges, alors que mon peuple arpentait encore les vastes forêts de Féérune, vivaient deux jeunes elfes du nom d'Aëbelwën et Aëbelwëth. Ils étaient frère et sœur ; jumeaux, même. Leurs parents les aimaient tendrement, et ils coulaient une enfance heureuse.

Peu à peu, pourtant, il apparut qu'ils se développaient moins vite que leurs camarades : ils ne parlaient pas, ne savaient pas manger seuls, s'habiller seuls. Ils ne savaient rien faire par eux-même, en réalité. Longtemps patient, leur père finit cependant par s'inquiéter. Sans cesse, il les encourageait, essayait de les pousser. Sans cesse, il questionnait à ce sujet son épouse et l'ancienne du village. On lui conseillait d'attendre, mais l'attente, au fil des ans, lui devenait de plus en plus pénible. Voyant que ses efforts étaient vains, que ses espérances restaient infondées, il finit par se détourner d'eux, par les ignorer purement et simplement.

Les saisons continuèrent à passer, nombreuses. Puis, un beau jour, les enfants s'éveillèrent. Aëbelwëth le premier, qui, en quelques temps, fit des progrès incroyables, rattrapa les décennies perdues, avec hargne, presque, comme s'il voulait reconquérir l'estime de son père. Aëbelwën faisait quant à elle son petit bonhomme de chemin, sans se presser, sous le regard bienveillant de sa mère.

L'époux de celle-ci ne lui prêtait guère d'attention, tout accaparé qu'il était par son fils désormais prodigieux. Aëbelwëth devint novice, puis apprenti chasseur, puis chasseur à part entière, jusqu'à être, enfin, le jeune elfe le plus prometteur du clan. Aëbelwën, chasseresse également, en était encore aux balbutiements de son art. Là où son frère brûlait les étapes, ne se contentait plus des lapins dès son premier lapin tiré, ne se satisfaisait plus des loups dès son premier loup abattu, voulait sans cesse de nouveaux défis, elle faisait son apprentissage, patiente, minutieuse, déterminée, tirant les leçons de ses erreurs, préférant demeurer au même stade pour se perfectionner, avant d'aller plus loin.

Bien plus tard, une sombre menace vint peser sur la forêt. Une menace dont on ne savait rien encore, sinon qu'elle était terrible, qu'elle faisait se flétrir la nature, mourir les animaux, périr jusqu'à la terre meuble des sous-bois. Un groupe d'éclaireurs fut envoyé pour en trouver la source : Aëbelwëth voulut en être malgré son très jeune âge. On hésita : il protesta. Alors, les éclaireurs le prirent avec eux.

Ils marchèrent longtemps, longtemps, avant, enfin, de parvenir près du lieu d'où suintait cette mortelle purulence .Le chef de l'expédition décida de pousser plus avant, mais demanda à Aëbelwëth de rentrer au village pour prévenir les autres. Au cas où ils ne reviendraient pas. Aëbelwëth refusa, s'emporta : certes, il était jeune, mais il avait maintes fois prouvé sa valeur ! On ne put lui faire entendre raison. Alors, on le laissa venir, on envoya un autre à sa place. Ce fut le seul survivant : nul ne revit jamais les courageux éclaireurs.

Une autre expédition fût envoyée sur les lieux du drame. Puis une autre encore. Elles disparurent corps et âme. Bientôt, les attaques de créatures plus sombres que la nuit se multiplièrent, poussèrent le clan à se replier sans cesse plus loin. Les guerriers, les chasseurs étaient nombreux à tomber. On réclamait le concours de chacun pour assurer la défense. On sollicita même Aëbelwën, mais elle refusa : elle n'était pas encore prête, avança-t-elle.

Ces années noires s'écoulèrent comme s'amenuisait le nombre des elfes. Ne restèrent bientôt plus que les enfants, que les vieillards, qu'une poignée de gens jeunes ou d'âge mûr. Si peu... Et le mal allait croissant, toujours. Bientôt, il les exterminerait jusqu'au dernier.

Une ultime expédition fut décidée. Celle de la dernière chance, du dernier espoir. Cette fois, Aëbelwën accepta d'en être. Son petit groupe devait traverser la forêt, atteindre le cœur pourri de cette malédiction. Et le transpercer. Ils étaient si peu, pourtant. Et les ténèbres si profondes... Mais ils n'avaient pas le choix. Alors, ils s'avancèrent.

Entre les arbres, les créatures de la nuit étaient légion, guettaient toutes les proies à leur portée pour fondre sur elles et les anéantir. Eux, elles ne les prirent pas, cependant : Aëbelwën savait repérer leurs traces, aussi infimes fussent-elles. Elle savait prévoir leurs mouvements, alors que ses compagnons les croyaient imprévisibles. Elle avait appris à observer les signes, en voyait qui demeuraient invisibles aux autres... Elle avait prit son temps pour savoir les déceler, après tout. Et elle permit à son groupe d'atteindre sans mal sa terrible destination.

Là, les monstres pullulaient, formaient un rempart aussi mouvant qu'infranchissable séparant les elfes de la source de tous ces maux, de l'être millénaire et glacé qui présidait à la destruction de la forêt. A la destruction de nôtre peuple.

La vision était si terrifiante, si effroyable, que plusieurs elfes tournèrent les talons et s'enfuirent. Mais pas Aëbelwën : elle avait appris à regarder l'horreur en face, à ne plus ressentir aucune peur.

La vision était si révoltante, si contre-nature que, pris de fureur, plusieurs elfes chargèrent l'ennemi et trépassèrent sur le champ. Mais pas Aëbelwën : elle avait appris la patience, appris à attendre le bon moment.

Aëbelwëtn ne fuit pas ; elle ne chargea pas. Et, en fin de compte, elle se retrouva seule. Dernière survivante de la dernière expédition de son peuple moribond.

Aëbelwën attendit, dissimulée. Elle guetta. Et lorsqu'elle jugea le moment venu, lorsqu'elle se jugea prête, elle se faufila entre les cohortes ténébreuses. Elle avait observé leurs mouvements, leurs manières. Observé l'itinéraire qui la garderait invisible.

Ils ne la virent pas, ne la sentirent pas. Ils ne purent l'empêcher d'atteindre leur maître infâme et de l'occire. Une seule flèche lui suffit : des mois durant, elle s'était contentée d'apprendre à bander un arc. Puis, les mois suivants, elle avait appris à viser. Ce n'est que bien plus tard qu'elle s'était autorisée à tirer son premier trait. Longtemps, on avait ri d'elle, de ses hésitations, de ses précautions. Pourtant, sans que personne n'en sache rien, elle était devenue la meilleure archère du clan. Comme elle était devenue sa meilleure éclaireuse, sa meilleure chasseresse. A son rythme, posément.

Une seule flèche lui suffit. Et le mal disparut.

Aëbelwën rentra au village. Se furent des cris de joie, des scènes de liesse. On la fêta en héroïne, on lui offrit de devenir reine. Elle avait sauvé son peuple, lui avait apporté la délivrance ; qui mieux qu'elle pourrait le gouverner ? Mais elle déclina les honneurs, refusa la couronne. Elle n'avait jamais appris à gouverner, avança-t-elle. Elle n'était pas prête.

Et tandis que ses compagnons se réjouissaient, Aëbelwën s'isola dans la forêt. S'assit sur un rocher moussu. Et pleura son frère à jamais disparu. Elle avait appris à ne pas se laisser dominer par ses émotions, à garder, au cœur des tourments, son entière raison. Elle avait appris la patience à ses sentiments, leur avait enseigné à attendre le bon moment.

Et tandis que ses compagnons se réjouissaient, Aëbelwën s'isola dans la forêt. S'assit sur un rocher moussu. Et pleura son frère à jamais disparu.

Plus besoin d'attendre. Plus besoin de patience.

Aëbelwën pleura. Ce fut sa délivrance.

***

Le silence se fit sur la petite plateforme au milieu du feuillage. Elwen garda longtemps les yeux rivés sur la cime des arbres qu'une douce brise agitait faiblement. Enfin, elle secoua la tête, s'étira, comme si elle émergeait d'un profond sommeil, avant d'adresser à Arthur un sourire penaud.
-Toujours vivant ? murmura-t-elle, embarrassée.

Arthur hocha la tête, un léger sourire sur les lèvres.
" C'est une belle histoire." murmura-t-il. " Très... elfique."
Il secoua la tête, embarrassé par l'imprécision de ses paroles.
" Nous autres, humains, n'avons probablement pas le temps de nous perfectionner comme a pu le faire Aëbelwën. Nous n'avons que quelques années d'excellence physique et mentale. Ensuite, il faut compenser ce qui s'envole..."
Il soupira.
" Mais il est vrai qu'à notre échelle, nous pouvons tous nous montrer prudents et conscients de nos capacités... Si les responsables de cette expédition l'avaient été davantage, ils m'auraient pas mis sur ce bateau... avant que je ne sois prêt. En même temps, je n'aurais pas eu le plaisir de faire ta conn... enfin, de contempler un tel panorama."
Qu'est-ce que tu racontes ? se morigéna-t-il.

Elle le dévisagea, amusée.
-C'est dommage qu'au dernier moment, tu aies changé le destinataire de ton compliment. Car le panorama, lui, ne pourra pas te remercier. Mais allez, j'en ai assez entendu pour te dire que je suis flattée, et heureuse de cette rencontre, moi aussi. Pour cela, déjà, je suis redevable à ceux qui t'ont envoyé.
Elle eut un bref sourire, puis reporta son attention sur le paysage.
-Quant à la durée respective de nos vies... Je me suis souvent interrogée à ce sujet. De prime abord, les nôtres pensent que s'ils ne devaient jouir que du temps qui vous est imparti, ils ne pourraient rien faire, ne profiter de rien. Que tout irait trop vite, que le terme arriverait trop tôt, avant même qu'ils n'aient pu se rendre compte qu'ils vivaient, ou peu s'en faut... Je ne suis pas d'accord avec eux. J'ai l'impression que les choses sont plus complexes. Que le temps n'est pas vraiment quantifiable en tant que tel, que son écoulement fluctue beaucoup d'une race à l'autre, qu'il faut juger, aussi, de la perception qu'on en a. Par exemple, votre enfance et votre adolescence ne durent que vingt ans, au total. Pour nous, c'est un siècle et demi. Peut-on dire, pourtant, que votre jeunesse est moins remplie, moins riche que la nôtre ? Et puis, vous apprenez à une vitesse incroyable ! A quarante ans, vos mages sont d'une puissance folle, là où les nôtres ne l'atteignent qu'après des siècles de labeur acharné... De manière relative, nous devons avoir à peu près le même âge. Suis-je, pourtant, plus douée dans mes domaines que tu ne l'aies dans les tiens ? Et puis, de manière plus générale encore... Un éphémère qui ne vit qu'une journée, les secondes ne lui paraissent-ils pas des heures ? Les minutes des années ? Et les arbres millénaire... Se rend-il compte de l'écoulement d'un siècle ? N'est-ce pour lui que le temps d'un battement de cils ?

" Mais pourtant, nous parlons ensemble. Nous marchons à la même vitesse, nous prenons nos décisions avec la même rapidité. Nos désirs ne sont probablement pas très différents. Je ne suis pas une éphémère, j'interagis avec toi. Nous pourrions vivre un an, dix, côte à côte, sans agir de manière fondamentalement différente. Et puis tu vivrais encore cent ans alors que je grisonnerais pour m'éteindre. En cela... Nos rythmes sont à la fois identiques et étrangement... disjoints. Je ne peux pas vraiment me dire : tu es un arbre pour qui un an n'équivaut à rien... En un an, tu peux faire mille choses. Les mêmes mille choses que moi. Mais tu auras cent fois l'opportunité de les refaire."
Il sourit doucement.
" Ce serait plus simple si tu étais affectée par le temps comme un arbre. Mais ce n'est pas la vérité. Tu as de la chance, voilà tout, tu appartiens à une race plus évoluée, que la nature a mieux dotée. Cela dit, je ne suis pas jaloux. Nous sommes ce que nous sommes, à chacun d'en tirer le meilleur parti. Je préfère être humain qu'orque, grenouille ou champignon."

-Peut-être eux se disent-ils la même chose. Peut-être qu'ils préféreraient mourir plutôt qu'être humains... ou elfes. Quoi qu'il en soit, je ne suis pas sûre que nous soyons une race plus évoluée : au final, je crois que notre vie... nous paraît durer aussi longtemps que vous parait durer la vôtre.
Elle chassa de son front une mèche rebelle.
-Quant au fait qu'en l'instant, nous allons au même rythme.. Peut-être qu'ils s'accordent, tout simplement, que le phénomène se produit lorsque des races aux rythmes différents se voisinent, cohabitent ? Peut-être ceux si se désynchronisent quand on vient à s'éloigner, à ne vivre qu'entre nous ? Je me dis que c'est sans doute un début de réponse... D'ailleurs, tu sais, on raconte certaines histoires, à ce propos. On parle de couples mixtes où l'elfe meurt en même temps ou peu après son conjoint humain, sans que rien ne l'ait laissé présager. C'est assez beau, je trouve.

" S'il s'avérait que tous les elfes qui vivent au contact des humains voient leur espérance de vie drastiquement réduite, je doute qu'il y en aurait tant dans nos grandes cités continentales... Bien sûr, les humains restent majoritaires mais... on trouve des tas d'autres personnes... et je n'ai jamais entendu que la durée de leur existence se calquait subitement sur la nôtre... Mais il est vrai que la plupart des paladins sont humains, pour ne pas dire tous. Les elfes sont encore plus rares que les femmes, c'est dire. Donc je n'en connais pas beaucoup."
Il eut un sourire un peu gêné, espérant ne pas avoir dit quelque chose de déplacé.
" Mais c'est vrai que cela doit être... peut-être mieux... pour les couples elfe-humain... Cela doit être épouvantable de s'engager dans une relation avec cette crainte... de survivre à l'autre... de le voir se flétrir et mourir... ou inversement."

-J'imagine, oui. Et savoir d'emblée comment les choses vont se passer ne doit pas pour autant les rendre plus faciles à vivre. Pourtant, ces couples ne sont pas si rares. Sans quoi, on verrait moins de demi-elfes... Il faut donc croire que l'amour est une force suffisante pour aller de l'avant malgré ces perspectives sinistres, pour se concentrer sur l'instant, sur le bonheur présent. Et peut-être est-ce cet amour qui est la cause du décès du conjoint elfe. A moins, évidemment, qu'il s'agisse juste des rythmes d'existence qui se sont à ce point synchronisées que celles-ci prennent fin en même temps. Ceci dit, si c'est le cas, cela n'arrive que si des liens très forts existent, sinon, comme tu le faisais remarquer, les elfes vous fuiraient... Donc, au final, on en revient au rôle de l'amour...

" Sans doute." murmura-t-il. " La chose se produit au sein d'une même race, il n'est pas impossible que cela soit si fréquent... Cela doit être un sacrifice terrible, pour l'elfe qui réduit sa propre existence... L'amour... Je n'en connais pas grand chose. Je n'imagine pas que ma mère ou mon père donneraient quoi que ce soit de ce genre l'un pour l'autre, par exemple. On chante beaucoup les sentiments absolus... Existent-ils vraiment ?"
Il s'empourpra comme il réalisait qu'il s'engageait sur un terrain dangereux, compte tenu de ce qui était arrivé à Elwen.
" Je ne veux pas t'insulter, mais... Comment se fait-il que tu en saches tant sur le monde extérieur... sur les humains, notamment ? N'êtes-vous pas... comme des indigènes ? Vivant en autarcie sur votre île depuis des générations ?"

Elle dut remarquer son embarras, car elle rebondit aussitôt sur sa question, oubliant - peut-être seulement pour un temps - le thème précédemment abordé.
-Si, bien sûr... Mais nous n'avons pas toujours vécu ici. Et puis, ce n'est pas comme si nous y vivions seuls, désormais : tes concitoyens se sont installés voici bien des années. Si nous avons toujours fait en sorte de ne pas leur révéler notre existence, nous ne sommes pas privés de les observer, de les écouter... Pour les jauger, d'abord. Pour en apprendre plus sur eux, sur la cité dont ils venaient, ensuite. Je sais, l'espionnage n'est pas une chose très morale, mais... D'une part, il fallait nous assurer qu'ils ne chercheraient pas à conquérir toute l'île. Et d'autre part... La curiosité est chose assez naturelle, je crois.

" Bien sûr..." murmura Arthur. " Mais ne pas vous renseigner sur ceux qui ont été, après tout, des envahisseurs, aurait été ridicule. Cela n'a rien d'immoral. J'imagine que... vous étiez si bien cachés que les autorités luméniennes ont dû penser l'île déserte. Je ne peux pas croire qu'ils auraient consciemment installé un endroit aussi dangereux que cette prison s'ils avaient su qu'une communauté pouvait en pâtir..."
Une partie de lui-même lui souffla de s'enquérir des Luméniens disparus. Avec leurs yeux omniprésents, les elfes avaient dû être aux premières loges du drame. Elles savaient probablement ce qu'il était advenu de la garnison de guerriers-mages et même où se trouvaient les mages. Dans ce qu'elles avaient raconté, il apparaissait clairement qu'une partie d'entre eux, au moins, étaient encore vivants. Mais le jeune paladin n'avait pas envie de briser la quiétude de leur échange, de leur fin de matinée ensoleillée, en les ramenant à des considérations guerrières, qui leur retomberaient immanquablement dessus dès le soir. Si les autres s'étaient bien comportés... Il se demanda comment il parviendrait à gérer la situation si quelques uns d'entre eux étaient exécutés. Si Damant ou Kasumi ne parvenaient pas à plier. Si Zaiu commettait de multiples impairs, si la nature sauvage de Joon l'amenait au conflit. Il serait forcé de démontrer de la loyauté envers les siens. Soudain, il eut la sensation qu'en sympathisant avec Elwen, il avait fait une terrible erreur. Si les épreuves de l'un de ses compagnons s'étaient mal passées, il se retrouverait dans une situation de déchirement insupportable.

-Nous ne les aurions pas laissés s'installer si nous ne les avions pas pensés fondamentalement bienveillants, répondit l'amazone. Il y a d'abord eu les hommes chargés du repérage, qui se sont surtout cantonné à visiter l'est de l'île et à faire le tour de ses côtes. Puis vinrent ceux qui bâtirent le port et qui prirent possession de la forteresse. Enfin, ce furent les prisonniers. Comme je te le disais, nous avons toujours fait en sorte de demeurer invisible, et les propriétés étranges de ce lieu nous y ont beaucoup aidées. Jamais, les Luméniens n'ont soupçonné notre présence.

" C'est peut-être un tort, finalement." lâcha le jeune paladin, peinant à revenir dans la conversation. " Si vous vous étiez montrés, ils auraient sûrement emmenés leurs prisonniers ailleurs..."
Il secoua la tête et pinça les lèvres. Demeura silencieux quelques secondes.
" Elwen, que va-t-il se passer si l'un de mes compagnons échoue à son épreuve ?" demanda-t-il finalement.

Elle grimaça, mais ne se détourna pas.
-Tout dépend de la manière dont il aura échoué, commença-t-elle, après un instant de réflexion. Si celle à qui il a été confié le trouve peu fiable, trop orgueilleux pour accepter de collaborer avec des femmes, trop susceptible de céder aux sirènes de l'adversaire, il sera probablement retenu prisonnier ici, le temps que tout soit réglé. Je sais que notre chef a dit qu'un échec équivaudrait à une exécution, mais c'était plus une mise en garde qu'autre chose. Nous ne sommes pas barbares au point de tuer quelqu'un pour les fautes qu'il pourrait commettre à l'avenir mais qu'il n'a pas encore commises. Et puis, il ne faut pas que nous nous aliénons ceux d'entre vous qui pourriez sincèrement nous aider. Or, nous aider, vous ne voudrez pas le faire, si nous tuons l'un des vôtres...
Elle secoua la tête.
-En revanche, si on découvre que l'un de vos compagnons est dors et déjà vendu aux mages... Là, pas de salut pour lui, je suis désolé.

Arthur opina du chef, rassuré.
" Ce qui serait normal." fit-il. " Même si les Lathandrites n'aiment pas ce type de pratiques. Nous avons toujours tendance... à estimer qu'il faut laisser une chance aux gens de s'amender. Mais dans les circonstances présentes... après ce qui vous est arrivé... Je comprendrais votre recours à des voies plus définitives."
Il sourit.
" Mais je ne doute pas de l'honnêteté de mes compagnons. Je ne suis pas certain qu'ils ne seront pas... récalcitrants. Je l'aurais été moi-même si tu avais été moins... humaine. Votre cheftaine, avec tout le respect que je lui dois, n'est pas vraiment accommodante. J'espère que... que nous parviendrons à oeuvrer de concert en dépit du mauvais départ que nous avons pris."

Elle acquiesça.
-Notre chef essaie d'œuvrer au mieux de nos intérêts, et pour la survie de notre clan. Ce qui implique, au regard de la situation, de la méfiance, de la fermeté et peut-être, oui, des moyens expéditifs. Nous ne pouvons nous permettre de garder des traîtres, parmi nous. Une nouvelle trahison risquerait de nous être fatale... Certains des tiens semblaient penser que vous avoir conduit à notre village était stupide, au vu de ce que nous disions, au vu de notre... paranoïa. Mais si nous vous avons ramenés ici, c'était autant pour vous jauger que pour empêcher les mages ou nos mâles de vous mettre le grappin dessus. Aussi désemparés fussiez-vous après votre naufrage, vous paraissiez tout de même expérimentés. Si vous aviez grossi les rangs de nos ennemis, nous n'aurions pu que nous en mordre les doigts. Autant vous intercepter, dès lors. Vous éliminer si vous étiez dangereux, nous allier à vous s'il existait la moindre chance. C'est d'un pragmatisme glacial, je le sais bien. Malheureusement... On apprend à être pragmatique, sur cette île. On l'apprend à l'être encore plus, quand les vôtres vous ont trahies, ont tenté de vous massacrer.
Elle soupira.
-J'ai bon espoir, toutefois, que nous parvenions à collaborer. Et à collaborer de bon cœur. Nous vous étions hostiles : les apparences, toutefois, étaient contre vous. Nous étions prêtes à nous venger sur vous de ce que nous avons subi : c'est assez vil, mais il faut bien... renforcer le moral des troupes. Pourtant, dès le départ, nous étions prêtes à vous laisser le bénéfice du doute. Ces heures avant votre exécution... Auraient servi à cela. Nous aurions pu nous passer d'un tel procès, d'une telle menace. Il nous fallait pourtant montrer aux fortes têtes, parmi vous, qu'elles n'avaient pas affaire à de faibles femmes prêtes à se soumettre, mais à des amazones décidées, inflexibles, qu'on ne pouvait pas aisément tromper. C'était aussi un moyen, le plus frontal, de voir qui servait les mages, dans vos rangs... Enfin bref, les choses ont pris un tour moins brutal. Et je suis certaine que celles de mes sœurs qui ont été chargé d'évaluer tes compagnons sauront lire en eux, sauront dépasser les apparences. Je l'ai bien fait, moi. Pourtant, je n'étais pas la moins remontée... Même si je t'ai choisi parce que... Parce que justement, je ne voulais pas me laisser aller à mes primes sentiments. Parce que tu me semblais... L'un des plus sincères.

" Je comprends vos raisons, Elwen, je les comprends bien, mais... imagine que je t'ai rencontrée, capturée alors que tu étais désoeuvrée, puis que je prétende que tu n'es rien d'autre qu'une faible femme, incapable de ceci ou de cela, et que je te mette au défi de me prouver le contraire. Le ferais-tu servilement ? Penses-tu que m'obéir, te plier à mes exigences, te rendrait ensuite reconnaissante ou heureuse d'être en ma compagnie ? Même si j'avais mes raisons ? Mes bonnes raisons ? Comprendre un comportement ne le rend pas plus facile à accepter ou à vivre. J'espère que mes compagnons... mettront leur mission avant leur amour-propre. Mais baser de la confiance sur la coercition..."
Il secoua la tête.
" C'est une manière de faire qui m'est étrangère. Je ne comprends pas ce qu'on peut essayer de prouver, ou de construire, en rabaissant quelqu'un, en l'insultant, en le contraignant. Nous avons bien sûr chacun nos drames... Le vôtre. Le nôtre. Et nous oeuvrerons sans doute de concert, parce qu'il le faut. Il reste que... Je crois que je pars du principe que les gens sont honnêtes, avant de mettre leur parole en doute. C'est sans doute moins pragmatique, tu as raison. Je vivrai moins vieux, mais c'était déjà prévu."
Il adoucit ses paroles d'un sourire.
" Mais je ne voudrais pas faire autrement."

-J'aurais aimé ne pas avoir à faire autrement... murmura-t-elle. J'aurais aimé que nous ayons pu vous accueillir à bras ouverts, en amis supposés plutôt qu'en ennemis potentiels. Malheureusement... Avoir été trahies par nos pères, nos frères, nos fils, aussi jeunes fussent-ils... Il y a de quoi détruire toute croyance en la bienveillance et en l'honnêteté d'autrui. Et puis, les circonstances... Nous avons été attaqués par nos hommes, qui nous attaquerons encore. Les mages se sont enfuis, ont contribué, de manière aussi infime que ce soit, à ce drame. Et voilà que débarquent, d'on ne sait où, des groupes d'hommes aux dehors inoffensifs mais aux compétences malgré tout apparentes, qui se dirigent tout droit vers notre village... Et qui jouent les fortes têtes. Nous méprisent d'emblée, pour certains. Qu'aurions-nous dû faire, Arthur ? Vous laisser passer, en prenant le risque que vous débouchiez ? Vous faire venir puis vous accorder d'emblée notre confiance, en prenant le risque que vous nous livriez, que vous nous trahissiez, que vous nous attaquiez en plein cœur de la nuit ou de la bataille à venir ? Nous vous avons menacé d'exécution sommaire, mais nous n'en avons rien fait. Nous vous avons donné une chance de faire vos preuves, et même si les formes n'étaient pas forcément les meilleures... As-tu l'impression que... Que j'ai à tout prix cherché à t'abaisser, à t'humilier, à te contraindre ? J'admets avoir été rude, au début, et sans réelle justification... Mais j'ai tenté de m'amender.

Arthur s'empourpra, mortifié.
" Oh, non, Elwen, non. Je ne parlais pas de toi. Tu as été... Je ne te reproche rien. J'ai eu une chance incroyable que tu me... choisisses."
Il frissonna malgré lui.
" Je voulais juste... Excuse-moi. C'était stupide de ma part..."
Il soupira et entoura les genoux de ses bras.
" La situation a été très tendue, pour nous aussi. Très... stressante. J'imagine que j'avais besoin de... de verbaliser notre point de vue. Ce qui pourrait... demeurer entre certains de mes compagnons et tes amies."
Il secoua la tête.
" Je ne vous dénie pas le droit de vous protéger, Elwen. Je le comprends très bien. Je crains juste... Peu importe. J'ai confiance en toi. Je n'ai pas d'amertume."

Spontanément, elle avait posé une main légère sur son épaule.
-Arthur, tu n'as pas à être désolé, et ce que tu as dit était loin d'être stupide, fit-elle, rassurante. Ecoute.. Nous sommes dans une discussion, dans un échange. Et nous parlons d'égale à égal. Tu n'as pas sans cesse à surveiller tes propos, ou à les regretter ; tu n'as pas à craindre que je me mette en colère parce que tu as dit quelque chose qui ne m'a pas plu. Sois toi-même, dit ce que tu veux dire : c'est le mieux, et j'aime autant que tu agisses ainsi.
Elle lui sourit.
-Et je comprends aussi ta position, tu sais. Je pense que les autres la comprennent de même. Et qu'elles auront veillé à préserver l'avenir.

Il acquiesça, les lèvres pincées. Il espérait qu'il en serait ainsi. Que chacun aurait mis l'eau nécessaire dans son vin. Il espérait aussi que la cheftaine des elfes, ou d'autres amazones qui n'avaient pas assisté aux épreuves, ne réduiraient pas tout à néant en se montrant agressives et revanchardes lorsque viendrait le moment des retrouvailles. Lui-même s'efforçait à ne plus penser à la colère froide qui l'avait saisi lorsque les elfes avaient exposé les griefs qu'elles avaient envers eux. Leurs préjugés, leur violence, continuaient de le faire frémir, même si Elwen avait mis un baume sur ce venin. La beauté de cette journée contribuerait à apaiser encore ce qu'il avait ressenti, il le savait. Il sourit à la jeune femme.
" Je ne dis pas ça... parce que j'aurais peur de toi." répondit-il finalement, sincère. " Je ne voudrais pas te blesser. Je n'aime pas causer de chagrin aux gens, quels qu'ils soient. Alors ceux qui se sont montrés amicaux, de surcroît... Je m'en voudrais beaucoup de répondre à ta gentillesse par une brutalité mal à propos, même si elle n'émanait que de mots."

Elle secoua la tête.
-Arthur... On peut débattre, avoir des avis opposés sans que cela soit un problème, sans que cela soit... un manque de reconnaissance ou de savoir vivre, ou je ne sais quoi encore. On peut même s'enflammer : cela fait partie de la controverse non ? Et une fois celle-ci close, une fois la discussion terminée, il ne reste rien de cette empoignade verbale... Et puis, franchement, même les gens les plus proches au monde ne se disputent-ils pas sans que cela ait de conséquences ?
A nouveau, elle sourit.
-Mais il n'empêche : je te sais gré de... de ce que tu as dit. Et je suis sincèrement convaincue que ce soir verra une alliance sincère se nouer entre nous : pour les autres aussi, tout ce sera bien passé. S'ils sont aussi sincères que toi, s'ils sont aussi décidés que tu l'es à œuvrer dans le bon sens, il n'y a aucune raison qu'il en soit autrement.

A nouveau, Arthur se sentit sur la défensive. Pourquoi fallait-il que ses compagnons soient responsables de la situation ? Pourquoi les elfes n'imaginaient-elles même pas faire amende honorable de leur comportement ? Elles avaient leurs raisons. Et la rancune était mauvaise conseillère. Mais par certains côtés, il sentait toujours son honneur assiégé. Elle ne comprendrait pas. Elle n'avait pas compris jusqu'ici. C'était sans doute normal, la rencontre de deux points de vue trop différents, d'histoires trop divergentes. Il continuait à penser que placée dans la situation inverse, Elwen se serait rebiffée, et cela aurait été bien normal. Ils auraient juste prouvé qu'ils étaient capables de s'écraser.
Arthur eut un sourire personnel. Il avait toujours été capable de s'écraser, ce n'était pas une grande nouveauté. C'était même inhérent à la carrière militaire, sans doute. Les esprits libres et rebelles, les gens dotés d'amour-propre et de principes, survivaient mal dans ces environnements où l'arbitraire était souvent loi.
" Ça n'en vaut pas la peine, c'est tout." murmura-t-il finalement. " De s'opposer, je veux dire. De toute façon, la situation est ce qu'elle est. Et tu as sûrement raison. Tout ira bien."

La Couronne de Cuivre

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