La Couronne de Cuivre

Le personnage en question, initialement, n'attira pas à l'enfant de Reuel plus d'un haussement d'œil. Il avait, certes, de la prestance, mais les soldats de la garde rapprochée de son oncle n'étaient de toute manière pas de simples soudards sans envergure comme on pouvait en croiser, par exemple, dans une certaine caserne de l'Abysse Céleste. Non, pour l'instant, le seul qui comptait était le héros de guerre.
Celui-ci était présentement accueilli par le personnel comme il seyait à un légitime occupant des lieux : les domestiques lui étant aussi dévoués qu'ils l'étaient envers les autres membres de la famille. La demoiselle de compagnie de Claris fut la première à proposer ses services au Chevalier Noir pour l'aider à défaire son manteau, confirmant par la un soupçon qui avait plusieurs fois traversé l'esprit de l'enfant de Reuel : l'empressement de la jeune servante témoignait sans doute d'un faible qu'elle éprouvait pour le nouveau venu.
Pour sa part, Claris salua Antel-Cregon comme à l'ordinaire, tempérant son impatience à le questionner sur les combats. Il y avait un certain protocole à respecter, y compris entre membres d'une même famille : la noblesse, après tout, avait ses codes. Viendrait bien le moment où, en tête à tête, ils se parleraient plus librement.

Ce moment vint, effectivement, mais plus tard qu'elle ne l'aurait cru. Et le protocole ne fut pas seul en cause...
En effet, sitôt qu'ils en eurent l'opportunité, Antel-Cregon et Reuel se retirèrent dans les quartiers privés de ce dernier pour une longue discussion qui se prolongea jusqu'à l'heure du repas. Bien sûr, même quand la famille au grand complet se retrouva réunie autour de la table de la salle à manger, les confidences ne furent point possibles : trop de domestiques alentours pour cela. Il fallut donc à Claris patienter encore un peu mais son oncle veilla à ce qu'ils se retrouvent seul à seule en cous de soirée. Il n'avait pas oublié leurs vieilles habitudes et se doutait que la jeune fille avait hâte de lui parler.

Apparemment, il y avait quelque chose d'assez important, pour que les deux frères aient besoin de s'entretenir si longuement – non pas qu'ils soient avares de paroles entre eux ; mais, généralement, ils préféraient plutôt profiter des veillées. Pour autant que Claris se souviennent, ils ne s'enfermaient ainsi et à ces heures que lorsqu'il était question d'affaires urgentes concernant la gestion du domaine ou les relations diplomatiques.
Néanmoins, nul doute qu'ils finiraient par lui faire part de la situation : après tout, tant qu'Antel-Cregon n'avait pas lui-même de descendance, une seule personne pouvait prétendre à leurs successions, et ils avaient l'un comme l'autre à cœur de préparer celle-ci à la tâche qui serait un jour sienne – même si cela ne semblait pas appelé à se produire avant de longues années, tant ils semblaient tous deux savoir se jouer du sort que leur dieu promettait aux autres.

Quoiqu'il en soit, le moment vint. Le Chevalier Noir allait pouvoir lui raconter quelques uns de ces exploits et, chose nouvelle par rapport à leurs entrevues précédentes, l'enfant de Reuel avait à son tour quelques récits à partager. Honneur au héros, cependant, et la conversation débuta par une simple question :

« Tu en as tué combien ? »

Nul doute que le nombre serait astronomique.

Il l'était et, sachant que cela ferait plaisir à sa nièce, Antel-Cregon entreprit de lui narrer par le menu toutes les batailles auxquelles il avait participé. Il y avait bien sûr une majorité de victoires mais aussi une poignée d'affrontement s'étant conclus sur un statu quo et même deux défaites. Cependant, celles-ci n'étaient en rien imputables au chevalier noir où à ses troupes qui, à chaque fois, n'avaient pas manqué de s'illustrer. Simplement, lorsqu'on se bat au sein d'une vaste armée, on n'est affecté qu'à une petite partie du champ de bataille et, aussi valeureux soit-on, on est bien obliger de se replier quand les autres ont flanché, quand les généraux sonnent la retraite.
Son long mais palpitant récit terminé, le Mélandien s'enquit de ce qu'avait fait Clairs tandis qu'il était au front.

HRP : un petit élément de background décidé avec l'intéressé à caser.

Comme le Chevalier Noir lui avait apprit longtemps auparavant, si savoir apprécier ses victoires était utile, savoir évaluer ses défaites l'était tout autant. Les questions de Claris portèrent donc sur les revers autant que sur les succès, et son oncle ne fut pas avare de détail sur ces points. Entre autres éléments importants, Antel-Cregon avait apprit les noms des généraux manostiens responsables des quelques victoires que la cité soi-disant bénie était parvenue à arracher sur l'armée impériale.
Ces noms, disait-il, étaient ceux d'adversaires valeureux, qui méritaient donc l'estime de leurs adversaires ; et qu'il ne faudrait pas traiter à la légère si d'aventure leurs routes venaient à se croiser. Parmi ces noms se trouvait celui d'un dénommé Gaspard Hurlegloire, qui s'était illustré dans ce qui était sans doute la plus cuisante des rares défaites mélandiennes. Antel-Cregon, malgré les quelques avancées qu'il avait brièvement arrachées, n'avait pas réussi à croiser le fer avec l'homme lui-même – il n'avait pu que vaincre l'un de ses lieutenants.

Claris, à son tour, put répondre aux interrogations de son oncle. Son récit fut d'abord celui de la découverte d'une étrange boutique, qui n'avait jusque là jamais attiré son attention dans les rues de la ville, et de l'aventure qui s'en était suivie : l'arrivée dans le désert, la visite du vieux temple, dans les parties gardées par les brigands tout d'abord, où se trouvait le jeune noble mélandien qu'ils gardaient en otage, puis dans les profondeurs, où l'enfant de Reuel et son nouveau compagnon avaient affronté les antiques épreuves d'Osiris. Claris ne cacha pas sa défaite à l'épée contre l'homme au masque : la revanche quelques temps plus tard qui avait valu à ce dernier une chute dans la lave n'en était que plus savoureuse.
Puis, ce fut le récit d'une altercation dans les rues de la ville, et de son réveil à la Caserne de l'Abysse Céleste alors que son père n'était pas présent en ville et ne pouvait donc influer. Claris, devant se débrouiller sans aide, avait trouvé refuge à la Mélandienne d'Argent, où une rencontre fortuite lui avait ouvert les portes de l'épreuve organisée au domaine Bouliakov. Suivit le récit de l'épreuve elle-même, que de Corvimande avait brillamment remporté, puis les événements qui s'en étaient suivis, au cours desquels les possessions de la famille Bouliakov avait changé de main. L'enfant de Reuel narra encore sa rencontre avec la nouvelle maîtresse des lieux, et son retour en ville…
Ce n'était certes pas la victoire contre Manost, mais il y avait tout de même eu là de quoi s'amuser.

Antel-Cregon l'écouta avec attention, esquissant un sourire aux moments les plus cocasses mais la plupart du temps très sérieux. Il lui arriva de poser quelques questions afin d'obtenir des précisions ; il se fendit également de rares remarques, notamment une à propos du nombre étonnant de jeunes aristocrates mélandiens que l'on pouvait rencontrer en des lieux des plus incongrus ; néanmoins, ses interventions furent rares et il laissa Claris parler librement.
Quand elle en termina, il était déjà fort tard et, selon toute vraisemblance, le chevalier noir n'allait pas tarder à regagner ses quartiers.

L'attention de son oncle était un plaisir dont Claris ne se privait pas, au point presque de regretter qu'il n'y ait pas eu d'autres aventures à lui conter… mais ces deux-ci étaient déjà amplement satisfaisantes. La suite viendrait sans doute en son temps.

Pour l'heure, l'enfant de Reuel n'avait pas l'intention d'accaparer outre mesure le Chevalier Noir ; et le laissa donc, lorsque son récit s'arrêta, reprendre le contrôle de la conversation. Nul doute qu'il ne tarderait pas à prendre congé ; mais ce n'était de toute façon pas une réelle séparation : comme à chaque fois qu'il venait en ville, Antel-Cregon resterait sans doute plusieurs jours au manoir, et ils auraient d'autres occasions de converser prochainement si le besoin s'en faisait sentir.

L'occasion se représenterait assurément. Cependant, selon toute apparence, ce ne serait pas dès le lendemain car il semblait décidément que le chevalier noir et son aîné aient d'importantes affaires à traiter. En effet, ils se retrouvèrent en privé au cours de la matinée, pour une réunion qui dura deux bonnes heures, puis l'après-midi, pour une autre tout aussi longue mais à laquelle, cette fois, le jeune homme remarqué la veille par Claris fut convié - il se nommait Antin de la Noirelande, apprit-elle au passage de la bouche de sa dame de compagnie. Ce conciliabule eut une conséquente immédiate : sitôt terminé, le nouveau venu quitta les quartiers réservés à la suite d'Antel-Cregon pour être installé dans une chambre d'invités. Pas la plus luxueuse du manoir, certes, mais une chambre d'invités tout de même.

Reuel avait toujours argué qu'il fallait traiter les bons serviteurs avec un certain respect – il était souvent plus facile de contrôler le contentement que la révolte. Toutefois, pour que celui-ci mérite un tel traitement de faveur, il ne s'agissait sans doute pas d'un simple garde. Son nom, d'ailleurs, était empanaché d'une certaine noblesse – il semblait vaguement à Claris l'avoir déjà entendu auparavant, quoique ce fut dans des circonstances qu'il lui était impossible de se remémorer.

Soit, ce type devait donc avoir une certaine importance. L'enfant du maître des lieux ne changea cependant pas d'attitude en ce qui le concernait, du moins pas avant qu'on ne lui ait personnellement indiqué ce dont il retournait. Il n'y avait de toute façon pas spécialement de raisons de faire quoi que ce fut : leurs chemins ne s'étaient pas spécialement croisés. Claris vaquait pour l'instant à ses occupations habituelles, comme si de rien n'était.

Leurs chemins ne se croisèrent ni le jour même, ni une grande partie du jour suivant : le jeune homme, loin de se montrer envahissant, semblait au contraire déployer des trésors de discrétion. Ce qui ne l'empêcha pas d'être à nouveau convoqué par les chefs de la maison de Corvimande pour un deuxième - et tout aussi discret - conciliabule...
L'heure du dîner approchait quand Claris fut mandée par son père dans son bureau. Reuel ne tourna pas autour du pot.
-Comme tu le sais, nous avons un invité. Ce soir, je l'ai convié à notre table et j'aimerais que tu le traites avec égards. Tout désargenté et privé de position qu'il soit, c'est le dernier descendant d'une noble lignée autrefois illustre et puissante avec laquelle notre famille entretenait des relations plutôt cordiales. De surcroit, il n'est pas impossible qu'il soit amené, avant longtemps, à servir nos intérêts.

Claris se souvint alors d'une raison pour laquelle ce nom lui semblait vaguement familier. Un livre traitant d'anciennes familles mélandiennes et de la façon dont certaines d'entre elles avaient disparu. L'intérêt principal de ce livre à ses yeux avait été de raconter de manière assez détaillée la fin des Corvepie du fait de son ancêtre Raguel ; mais d'autres de ces histoires avaient été intéressantes. Si la mémoire ne lui faisait défaut, la famille de la Noirelande avait disparu du paysage quelques dizaines d'années plus tôt, et l'on considérait qu'il n'y avait plus d'héritier en vie. Comme quoi, les livres n'avaient pas toujours toutes les informations…

« Je ferai ce que je pourrai. »

Reuel était habitué de longue date à ce que son enfant ne réagisse ainsi, et saurait à quoi s'en tenir : la politesse protocolaire serait entièrement au rendez-vous, et son comportement serait irréprochable sur ce plan ; mais il n'y aurait davantage de sympathie que ce que les masques imposaient qu'à la condition que l'invité en question ait l'heur de lui plaire. Ce qui avait, dans l'immédiat, autant de raison d'arriver que de ne pas arriver ; et quand bien même, ce serait amplement suffisant.

Mais Claris connaissait également son père, et ses pensées n'avaient guère tardé à s'emparer de la dernière phrase qu'il avait prononcé : cela signifiait à coup sûr que le vieux filou avait en prévision quelque coup tordu impliquant le nouveau venu. Ce qui ne manquerait assurément pas d'avoir un certain attrait, que le protagoniste en ait ou non.

D'ordinaire, son père n'aurait rien ajouté car, oui, il savait à quoi s'en tenir. Mais cette fois-ci, il réagit un peu différemment, la dévisageant de longues secondes avant d'ajouter, très sérieux :
-Si j'étais toi, je ferais un peu plus que ton habituel possible. Du moins, si tu ne veux pas passer à côté d'une opportunité de servir toi aussi les intérêts de notre maison, de la servir d'une manière qui me semble susceptible de te plaire.

Reuel eu droit en réponse à un regard soupçonneux. Que lui cachait-il encore ? S'il prenait la peine de formuler une telle réponse, c'est qu'il avait déjà une idée derrière la tête, voire plus. Après tout, la fourberie comptait en bonne place au nombre de ses qualités, et c'est d'ailleurs ce qui le rendait aussi redoutable au jeu des intrigues de cour. Claris hésita un instant à lui demander des précisions ; mais renonça finalement, sachant que c'était inutile : il en dirait plus de lui-même à l'instant qui lui conviendrait le mieux, et nulle insistance ne saurait lui forcer la main.
Aussi le regard se mua-t-il en un sourire entendu : de quoiqu'il s'agisse, il était évident que cela avait effectivement de fortes chances de lui plaire.

« Je ne te promet rien. »

Mais le ton employé indiquait clairement que cela se présentait sous de bonnes dispositions.

Cette fois, sans doute satisfait, Reuel n'ajouta rien et sa fille put se retirer. Cependant, ils se retrouvaient à nouveau réunis seulement quelques minutes plus tard, en compagnie d'Antel-Cregon et... de leur invité.
Le sieur de la Noirelande était vêtu sans luxe ni ostentation mais avec goût et si la situation l'impressionnait, il n'en laissait rien voir. Par ailleurs, la manière dont il salua Claris montra qu'il connaissait parfaitement les règles de l'étiquette. Néanmoins, il y apporta une touche personnelle assez notable pour être remarquée : là où tous les membres de la bonne société rencontrant officiellement Claris lui donnaient du "madame", il s'en abstint soigneusement.

De son côté, Claris n'avait fait aucun effort vestimentaire, et n'avait donc pas une allure particulièrement féminine – sa mise comme sa façon de se tenir continuaient d'évoquer une version rajeunie d'Antel-Cregon.

Le jeune homme avait sans doute reçu quelque instruction de la part des deux frères concernant la façon de se conduire ; il avait au moins le mérite de respecter cela. Il n'avait, d'emblée, aucune raison de sembler antipathique, pour le moins. Sans doute n'y aurait-il pas grand effort à faire pour qu'il semble même plutôt sympathique. Mais chaque chose en son temps.

L'omniprésence de la domesticité et le côté forcément un peu cérémoniel du repas ne faisaient pas de celui-ci un moment idéal pour lier connaissance. Cependant, c'était une première occasion de se jauger, fut-ce de manière superficielle. Poli, digne et peu disert, Antin observait les êtres et les choses avec acuité ; irréprochable pour ce qui était des bonnes manières, il semblait de surcroit maîtriser déjà les coutumes tacites en vigueur au sein de la famille de Corvimande, comme il en existait dans toutes les grandes maisons - il était très adaptable, donc. A des signes ténus, Claris nota également que son oncle paraissait apprécier le jeune homme, et que son père lui portait un intérêt discret mais indéniable. Pour le reste, la conversation tourna essentiellement autour des derniers événements en ville : le sieur de la Noirelande, qui n'y avait manifestement plus remis les pieds depuis fort longtemps, les écouta avec grande attention.

À son grand plaisir, Claris avait commencé à nouer quelques relations de choix, et son propre cercle d'information, s'il n'égalait bien sûr pas celui de son père, lui permettait toutefois de tenir la route sur certains sujets. Il lui arriva même de pouvoir faire part de quelques détails grappillés de ci, de là, et qui avaient échappé à la vigilence paternelle, ce qui équivalait à ses yeux, si limitée qu'en fut la portée, à une brillante victoire.

Néanmoins, le maître demeurait le maître, et Reuel restait le mieux informé sur tous les sujets évoqués, secondé de près par Borealis, à qui son métier de barde assurait des facilités dans ce domaine. Ce furent donc tout naturellement ses parents qui renseignèrent le plus le nouveau venu ; lequel semblait davantage dans la peau de l'habitant de la ville revenant d'un long voyage que du visiteur de passage. Bonne chose : plus il se comporterait comme étant de plein droit membre de la noblesse mélandienne, et plus Claris l'estimerait. Ceux qui acceptaient les revers subis par leur destin méritaient ceux-ci ; ceux qui ne doutaient pas de retrouver un jour leur place et faisaient le nécessaire pour cela valaient au moins de la considération.

Restait à savoir ce qu'Antin comptait réellement entreprendre. L'idée avait traversé l'esprit de Claris que les ennemis de la famille de la Noirelande pouvaient bien compter parmi les rivaux de la famille de Corvimande, et que des projets de représailles dans l'intérêt commun étaient peut-être la cause de sa présence ici. Si tel était bien le cas, cela aurait toutes les chances d'être amusant. Apporter la ruine à ses ennemis, y avait-il satisfaction plus grande ?

Qu'elle ait vu juste ou non, le mystérieux projet ne fut pas abordé au cours du dîner, pas même à demi-mots. Et si la discussion roula sur diverses familles fort peu appréciées sous ce toit, Antin parut s'intéresser à toutes d'égale manière.
Lorsque le repas fut terminé, lorsque chacun des participants s'apprêta à regagner ses quartiers, le jeune homme s'approcha de Claris.
-Messire votre oncle m'a appris que vous appréciiez l'escrime et que vous étiez une fine lame, dit-il sans détour. Bien sûr, je me doute que vous pouvez croiser le fer autant que vous le souhaitez, mais si d'aventure affronter un nouvel adversaire vous tente, sachez que je me tiens à votre disposition.

Toutes les personnes faisant ce genre de propositions n'étaient pas nécessaires sympathiques ; en revanche, celles qui ne le faisaient pas, à moins d'avoir une bonne excuse, comme une spécialisation dans les arts magiques faisant qu'un duel à l'arme pure aurait peu d'intérêt, avaient peu de chances de l'être. En l'occurrence, celui-ci avait posé la question assez vite et en allant droit au but : un bon point.

« L'idée est intéressante… j'espère que la mise en pratique ne sera pas décevante. »

Si le Chevalier Noir l'avait fait venir en qualité de membre de sa garde, il y avait toutes les chances qu'il soit en mesure de se débrouiller – Antel-Cregon était bien évidemment aussi exigent envers ses hommes que l'était Reuel –, mais, bien sûr, ça n'empêchait pas une petite provocation pour voir comment il réagirait, au contraire.

Antin ne se laissa pas démonter, loin s'en faut.
-Tout dépend si vous jugez décevant le fait d'être battue à plate couture... répondit-il, tranquille.
Il eut un sourire fugace puis reprit sa mine sérieuse.
-Comme je le disais, je me tiens à votre disposition : faites-moi mander au moment qui vous conviendra le mieux. Pour l'heure, je vous souhaite une bonne nuit.
Et, s'étant fendu d'un impeccable salut protocolaire, il tourna les talons.

Une bonne répartie… restait à savoir ce qui se cachait derrière. Était-il aussi bon qu'il était sûr de lui ? Ce serait assurément intéressant de le découvrir.

Pour l'heure, il était effectivement temps de dormir, si possible sans trop se perdre en conjectures sur ce que prévoyait son père. Quel plan le vieux filou pouvait-il avoir envisagé qui implique ainsi ce nouveau venu ? Reuel lui avait enseigné que, pour ce qui concernait les intérêts de leur famille, rien n'était jamais gratuit : de la Noirelande aurait sans doute l'impression d'y trouver son compte ; mais ce qui comptait avant tout était que cela serait profitable aux de Corvimande. Et il lui avait laissé entendre que son intervention personnelle était envisagée… la chose était prometteuse. Jusque là, Claris ne participait que trop peu à son goût à ce genre d'affaires.

Sans doute le lendemain verrait-il arriver de nouvelles explications. Ou au moins, une occasion de vérifier les talents martiaux du nouveau venu. Il n'était pas tellement plus vieux, et s'il avait longtemps vécu loin de la ville, ne pouvait sans doute pas avoir bénéficié des leçons d'un véritable maître d'armes. Non pas qu'il faille le sous-estimer, mais leurs niveaux seraient sans doute comparables, à moins qu'il n'ait quelque talent caché.

Assurément, oui, le lendemain serait intéressant.

Pourtant, le jour suivant commença de manière tout ce qu'il y a de plus ordinaire. Contrairement à ce qui s'était passé la veille et l'avant veille, son père et son oncle ne se retrouvèrent pas pour un discret entretien, le premier vaquant plutôt à ses occupations tandis que le second sortait en ville, ce qu'il n'avait point encore fait depuis son arrivée. Quant à Antin, il ne dérogea pas à son habituelle discrétion : Claris ne tomba pas sur lui par hasard et tout ce qu'elle apprit des serviteurs, c'est qu'il était allé très tôt se promener un moment dans le parc du manoir avant de regagner sa chambre.

Que les deux hommes aient décidé de faire autre chose était on ne peut plus normal. Antel-Cregon était un stratège et un homme d'action, invincible sur le champ de bataille, mais les réunions et les conciliabules avaient parfois tendance à le terrasser mieux que ne l'aurait fait une armée d'adversaires de sa trempe. Passer plus de deux jours d'affilée dans le cabinet de travail de son frère était sans doute au dessus de ses forces. Claris se demanda si sa sortie en ville l'amènerait jusque dans l'étrange boutique qui avait été le point de départ de sa première véritable aventure…
Reuel, quant à lui, avait certainement des informations à recueillir auprès de son réseau. S'il prévoyait, comme son enfant l'envisageait, de s'en prendre à quelque famille rivale, il ne le ferait pas sans avoir apprit sur sa cible tout ce qu'il lui serait possible d'apprendre, ni sans s'être assuré qu'aucun incident fâcheux ne risquait de subvenir durant la réalisation de son plan.

Eh bien, soit : puisque ce n'était pas les adultes, ce serait le nouveau venu. De Corvimande ne tarda pas à se rendre à sa salle d'entraînement pour s'échauffer un peu, après avoir envoyé sa demoiselle de compagnie prévenir Antin que, s'il souhaitait l'y rejoindre, ils pourraient mettre son assurance à l'épreuve.

Sans doute désireux de ne pas la faire attendre et peut-être impatient de l'affronter, le jeune homme ne fut pas long à se manifester. Il avait revtu une tenue simple et pratique, idéale pour les exercices martiaux, et une rapière battait sa hanche : soit on l'avait informé de l'arme de prédilection de Claris, soit leurs goûts étaient similaires en ce domaine.
-Désirez-vous vous échauffer davantage ou préférez-vous que nous nous y mettions sans tarder ? s'enquit-il après s'être fendu d'un impeccable salut.
Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il ne tournait pas autour du pot.

« En ce qui me concerne, nous pouvons commencer. Désirez-vous que nous nous battions avec ou sans… éléments extérieurs ? »

Claris avait, d'un geste du bras, présenté sa salle d'entraînement à Antin. Il y avait là l'espace requis pour s'affronter à terrain découvert, mais l'autre extrémité de la pièce était chargée de caisses, d'étals, et de divers objets destinés à reproduire les conditions que l'on aurait rencontré en se battant véritablement dans l'une des rues commerçantes de Melandis – les commerçants eux-mêmes en moins, bien évidemment.
Par ailleurs, divers mécanismes étaient installés permettant de simuler quelques aléas d'un combat extérieur, en particulier quelques projectiles plus ou moins dangereux qui semblaient n'attendre qu'un mystérieux déclencheur pour pleuvoir sur les combattants. Mise au point grâce aux moyens de Reuel et aux idées d'Antel-Cregon, la salle d'entraînement, quoique moins grande que celle dont le Chevalier Noir disposait au domaine familial, était assurément très impressionnante.

« Bien sûr, dans le second cas, je peux vous laisser quelque temps pour vous familiariser avec l'endroit. »

Le jeune homme avait commencé par observer avec attention la salle, jaugeant ses aménagement et ses dimensions, avant de reporter son regard sur les coffres désignés par Claris.
-Belles installations, commenta-t-il en refaisant face à la jeune aristocrate. Et je dois l'avouer, je suis curieux de découvrir en quoi consistent ces divers éléments extérieurs. Néanmoins, si vous en êtes d'accord, je propose de commencer sans. Ensuite, vous pourrez voir si ce prime échange ne vous a pas déçu et si vous souhaitez continuer en complexifiant quelque peu les choses.

Claris avait déjà son épée en main et prit place dans la zone découverte, sourire aux lèvres.

« Alors, à vous de jouer. »

L'enfant de Reuel attendait les premiers coups pour évaluer la force et la technique de son adversaire, et ne contre-attaquerait qu'ensuite. Ne pas dévoiler toutes ses cartes au premier abord était souvent préférable, afin de garder quelques surprises. Antin avait sans doute un certain talent, et quoique ce combat soit amical, il ne fallait pas le sous-estimer.

Cela valait mieux, sans doute, d'autant que Claris eut d'emblée l'impression que son adversaire était dans le même état d'esprit qu'elle. Bien sûr, il se fendit de quelques assauts, ce qui révéla sa souplesse, son adresse, sa maîtrises indéniables. Mais loin de tout miser sur l'attaque, comme beaucoup de jeunes bretteurs fougueux aimaient à le faire, il adoptait une attitude plutôt défensive : manifestement, il essayait de la jauger. A moins qu'il ne soit simplement moins habile qu'il n'en avait l'air ou qu'il craigne de blesser la fille de son hôte, hypothèses qui n'étaient pas à écarter...

Claris préférait considérer que son adversaire savait ce qu'il faisait. Il était peu probable qu'il ait peur de lui causer quelque blessure – s'il estimait qu'on lui tiendrait rigueur d'une telle éventualité, alors il avait manqué une importante part des us et coûtumes qu'il semblait avoir bien assimilé jusque là : l'entraînement des membres de la famille de Corvimande était sérieux, et les risques étaient réels, faute de quoi cela n'avait aucune valeur. L'enfant de Reuel avait déjà eu plusieurs occasions de finir en sang dans cette salle, et si cela se produisait cette fois encore, ce ne serait sans doute pas la dernière. Mais ce n'était pas pour autant que cette issue serait la plus facile.

Désirant inciter son adversaire à prendre l'initiative et à se dévoiler, Claris se mit à prendre quelques risques calculés, en commettant de légères erreurs ou en laissant quelques failles dans sa défense. Rien de trop évident, bien sûr, et rien qui ne soit pas sous contrôle ; mais sans doute cela amènerait Antin à réagir…

Et il réagit, profitant des ouvertures ménagées à dessein sitôt qu'elles se présentaient. Toutefois, pas plus que précédemment il n'attaqua bille en tête : comme Claris ne tarda pas à le constater, il demeurait prompt à se replier, se tenait prêt à parer les contre-offensives dont elle se fendait. Pour autant, cette prudence ne l'empêcha pas, en au moins deux occasions, de quasiment prendre de vitesse son adversaire ; elle ne l'empêcha pas, non plus, de se mettre lui aussi à lui ménager des opportunités d'assaut aux allures d'invitations... Si la jeune fille s'était bien gardée d'encore montrer tout son potentiel martial, il semblait donc que ce soit également le cas du sieur de la Noirelande.

La Couronne de Cuivre

[Bâtiment] Le manoir de Corvimande