La Couronne de Cuivre

Malgré ses louables efforts de discrétion, Surya ne manqua pas d’attirer quelques regards curieux voire parfois – elle en aurait juré – un brin amusés de la part des guerriers s’affairant autour des couchages. Le petit déjeuner était prêt néanmoins, ce qui permit à la barde d’exaucer un de ses souhaits, matérialisé en un thé corsé mais chaud et adouci de miel. Toutefois, si la boisson apaisa quelque peu les grattements désagréables du fond de sa gorge, la jeune femme découvrit que sa voix était atone, réduite à un murmure, quand elle chercha à parler pour la première fois…

Là non plus, l’incident ne put rester secret du fait de la proximité d’un grand nombre d’hommes en un si petit espace. Et Surya put parfaitement entendre les réflexions murmurées entre certains d’entre eux, vouant une homélie à leur dieu pour avoir apporté une nuit frisquette les débarrassant pour un temps de leur « voyageuse incapable de se taire autrement ». Comble pour une barde, si la jeune femme trouvait sans peine quoi répondre, ses cordes vocales lui faisaient défaut pour ne serait-ce qu’attirer l’attention des rustauds de cavaliers.

Galariel s'apprêta en étouffant un énorme bâillement, de meilleure constitution que Surya elle n'avait pas trop souffert du froid mais inconsciemment elle ne faisait pas confiance à des gardes exclusivement mâles, et donc elle n'avait dormi que d'un œil, sursautant à chaque craquement de brindilles ou d'autres bruits charriés par la bise nocturne.
En voyant la barde tousser et éternuer, elle se dit que la journée commençait mal.

Peut-être la journée commençait-elle mal en effet. En tous cas, elle réserverait d’autres surprises bonnes ou mauvaises car il était prévu d’arriver au hameau de Chêne-des-clercs dans la matinée, le but de leur voyage. C’est d’ailleurs sans ménagement que le sergent annonça le départ tout proche :

- Dames, nous partons dans cinq minutes… Si vous voulez bien ranger vos couchages, il est temps. Surya, souhaitez-vous que je demande à maître Tristan de vous examiner. Il ne s’agirait pas de laisser dégénérer cette toux.

Surya grimaça. Jusque-là, elle s'était efforcée de se faire aussi discrète que possible, chose qui dans son état aurait dû être infiniment aisée. Or non seulement tout le monde avait remarqué qu'elle ne pouvait plus parler -certains se permettant même des remarques limite déplaisantes-, mais le responsable de l'expédition lui-même s'en préoccupait. Elle devait vraiment passer pour une demeurée incapable de s'occuper seule d'elle-même... ce qui n'était au reste pas tout à fait faux, du moins la seconde partie de l'allégation.
Toujours est-il qu'être privée de voix, pour une barde, c'était la pire chose. Ce n'était pas la première fois, et elle en connaissait le remède : ne pas parler pendant des heures, voire plus probablement des jours. Ce qui, apparemment, aurait de quoi réjouir ses compagnons, mais qui lui enlevait toute utilité en cas de combat. Oh, et puis, cela n'était pas si grave : elle aurait ainsi un excellent prétexte pour rester en arrière et se contenter de regarder de loin les opérations, prenant mentalement des notes pour ses chansons.
Mais elle ne pouvait guère avancer cet argument devant le sergent, n'était-il pas vrai ? Elle se résigna donc à accepter son offre, hochant affirmativement la tête avec un vague haussement d'épaule signifiant "comme vous voulez". Elle était sensée vouloir se montrer utile, tout de même...

Galariel avait remisé ses affaires dans la moitié du temps imparti par le sergent, heureusement parce qu'elle mit autant de temps à monter sur son cheval. Elle attendit Surya avant de rejoindre le reste de la troupe, foudroyant du regard au passage tous les soldats qui se permettaient de se moquer de sa compagne barde.
La jeune femme inspira l'air matinal encore frais à grands poumons pour se réveiller complètement.

Les soldats composant la petite colonne avaient affronté bien pire que les regards noirs d’une guerrière aussi la plupart se contentèrent de l’ignorer d’un haussement d’épaules. Mais la plupart des hommes n’étaient-ils pas de parfaits goujats de toutes façons ? La plupart seulement alors. Car Tristan ne fit aucune difficulté pour s’occuper des petits problèmes de Surya, prenant son rôle de guérisseur très à cœur.

Tristan -> Guérison des maladies -> Surya

Pour ne pas se mettre en porte-à-faux vis-à-vis de ses compagnons ou juste pour faire preuve d’humour, il ajouta après un sourire adressé à la jeune femme :

- Ne vous fiez pas au léger mieux immédiat ! Vous êtes guérie mais votre gorge restant fragile, mieux vaut éviter de la solliciter dans la mesure du possible. Mettons, jusqu’au retour au campement. Mais c’est juste une recommandation, pas une prescription.

Surya lui rendit son sourire.
- Ne vous en faites pas. Ma voix c'est mon outil de travail, je la connais, je sais quand elle est sur le point de flancher ou simplement fragile... Et là, après vos soins, je la sens plutôt bien revenue. Cela dit, si vous voulez que je m'abstienne de chanter pour encourager la marche, il suffit de me le demander ! Moi je voulais juste rendre service...
Nul ne l'empêcherait de chanter autant qu'elle le voudrait : elle n'était pas du genre à se laisser freiner dans ses envies. Mais elle pouvait mettre une sourdine pour ne pas se mettre la troupe à dos. Et dire qu'elle voulait juste remplir de son mieux son office de barde... Bah, tant pis pour eux, qu'ils se débrouillent après tout ! Mais qu'ils ne viennent pas se plaindre ensuite, en cas de combat imprévu, de manquer d'allant !
Cela dit, il semblait que pour le moment, le sergent souhaitait plutôt de la discrétion. Donc elle se tairait. peut-être.

Le clerc avait rendu son sourire à la jeune barde et même - elle aurait pu en jurer - une sorte de clin d’œil pouvant tout signifier et son contraire, comme par exemple qu’il n’était pas dupe qu’elle ne tiendrait de toute façon aucun compte de ses recommandations et n’en ferait qu’à sa tête, comme tout barde se respectant.

Ce contretemps étant réglé, le sergent ordonna que la colonne se mette en marche, atteignant rapidement une allure soutenue pour rattraper le retard sans doute. Comme l’avait annoncé le sous-officier, il leur fallut moins de trois heures pour atteindre la zone où était censée se trouver le village mais ce dernier était encore dissimulé par les collines bien plus escarpées en ces lieux qu’au début de leur chevauchée. Le sergent se fendit alors d’un laconique :

- Hans, Hubert. Vous savez ce que vous avez à faire.

Les deux hommes désignés mirent pied à terre et s’éloignèrent discrètement, laissant le reste de la troupe en arrière. Le sergent se porta près des deux femmes pour leur expliquer de quoi il retournait et ce qu’il attendait d’elles :

- Manœuvre de reconnaissance standard. Le village se situe entre ces collines mais nous devons nous assurer s’il est encore occupé et par qui avant de nous risquer à découvert.

Le trajet du campement jusqu'aux abords du village s'était passé sans encombres et même si elle avait scruté de toutes parts à l’affût de la moindre menace, Galariel avait également profité du paysage, notant au passage quelques similitudes avec le Nord qu'elle connaissait si bien. Elle avait même repéré une fleur ressemblant à une marguerite pourpre qu'elle pensait seulement propre à la vallée du Delimbiyr.
Maintenant, à califourchon sur Grisette - c'est le surnom qu'elle avait donné à sa monture, qui n'était pas grise? - elle attendait comme tout le monde que les éclaireurs se ramènent.

Surya observa les deux éclaireurs qui s'éloignaient, plus discrets qu'elle ne le serait jamais. Le sergent prenait leur mission très au sérieux. Il n'avait pas tort : le village pouvait très bien avoir été pris par l'armée mélandienne après tout, même si celle-ci était sensé être encore loin... Ou alors, peut-être qu'ils étaient passé à l'ennemi de leur propre chef ? Ou peut-être même que c'était un piège, une embuscade, et que leurs deux éclaireurs ne reviendraient pas, et qu'ils seraient assaillis par une armée infiniment supérieur à leur maigre troupe ? Elle vérifia, avec une grimace, que le chemin par lequel ils étaient arrivés était toujours praticable sans risque, au cas où une retraite précipitée soit nécessaire.

Obéissant -du moins en apparence- aux ordres du clerc, la barde s'était abstenue de chanter durant cette dernière étape. En réalité, elle souhaitait surtout ne pas attirer l'attention d'un ennemi éventuel sur leur troupe. Elle avait occupé son esprit toujours en ébullition à tenter de mettre en vers leur expédition. Et elle attendait avec impatience de voir de ses yeux ce que ce village leur réservait.

Les abords de la route que la colonne venait d’emprunter semblait parfaitement à même de couvrir leur fuite si nécessaire et celle-ci demeurait aussi vide qu’à leur arrivait. Si un ennemi souhaitait leur tendre une embuscade et les piéger dans le village, il ne s’était pas encore manifesté ou attendrait certainement qu’ils aient avancé à découvert. L’attente commença…

… Suscitant mille questions sans réponses. Puis, un bon quart d’heure plus tard qui avait paru s’étirer à l’infini, les deux éclaireurs revinrent d’un bon pas. Quand ils furent à quelques mètres du sergent, Galariel et Surya purent notre leur teint blême, à la limite de l’épouvante, même.

- S.. Sergent. C’est ce que nous craignions… Nous sommes restés à la périphérie du village mais...

Le second éclaireur dut prendre le relais pour conclure le rapport, n’en menant pas plus large :

- Un vrai massacre. Nous avons trouvé un survivant toutefois.
- Mais il est mal en point. Dément même.
- Il porte l’uniforme manostien…

Le sergent se tourna vers le reste de ses hommes avant de dispenser ses ordres d’une voix calme :

- Tristan, Hector avec moi. Galariel et Surya, vous pouvez nous accompagner mais je comprendrais que vous préfériez vous abstenir. Les autres, montez un campement et organisez un périmètre de défense et une ligne de tir sur la route.

Surya sentit un étrange noeud dans son estomac en voyant revenir les soldats. A voir leur expression, les nouvelles n'étaient pas bonnes. Il parlait de massacre... Tous les habitants du village étaient-ils morts ? C'est ce qu'il semblait affirmer. Tous, sauf un. Et apparemment... ce qui les attendait là-bas devait être terrible pour que des soldats aguerris soient aussi blêmes.
Elle n'eût pas à se refréner pour se taire : son envie de bavardage semblait pour une fois tarie. Elle se contenta d'acquiescer silencieusement lorsque le sergent leur suggéra de le suivre. Certes, elle aurait pu rester en arrière. Le spectacle devait être affreux et y aller ne servirait à rien. Mais sa curiosité l'emporta, comme toujours, sur son inquiétude.

Galariel n'était pas du genre à rester en arrière, elle décida d'accompagner le trio luménien. Son arbalète de poing serrée dans une main, et l'autre proche de la poignée de son épée prête à être dégainée si la situation le nécessitait. De son bras, elle bloqua Surya qui allait la dépasser et murmura:

- Reste derrière moi je suis plus à même de te protéger que le contraire, essaye de te tenir à une distance de deux pas. Et ouvre l'oeil on ne sait pas ce qui nous attends

Cette dernière remarque était superflue, si la population du village avait été massacrée il n'y avait plus de raison à ce que le ou les auteurs soient encore présents, mais pouvait-on vraiment le savoir?

Le sergent se tourna vers les deux jeunes femmes et leur adressa un regard approbateur avant de prendre la tête de leur petite escouade, remontant le chemin escarpé emprunté par les éclaireurs. Au bout de deux minutes à peine, le village de Chêne-des-Clercs se découpa à leur vue, encaissé au bout d’un vallon et ceint par une barricade là où la montagne ne le délimitait pas. De loin, le village semblait juste un peu trop paisible, sans mouvement mais sans trace d’attaque non plus. Deux gardes semblaient même guetter leur approche depuis le chemin de ronde. Ce n’est qu’après avoir avancé encore un peu discrètement qu’ils aperçurent les premiers signes qu’une attaque avait eu lieu : les portes en bois de la ville avaient été calcinées. Les deux gardes étaient décidément trop immobiles et la vue perçante de Galariel lui dévoila ce mystère. Les deux hommes étaient liés par des entraves à la barricade pour donner l’impression d’être encore en vie. Ce qui n’était plus le cas et ce depuis des jours.
En revanche, un signe de vie attira leur attention près d’une mare pleine de vase à l’extérieur de la barricade. Un homme était accroupi dans la boue, échevelé, son visage et son ancien uniforme maculé de terre. En remarquant les nouveaux venus, il leva vers eux des yeux blancs, vide d’expression et partit d’un rire dément tout en les invectivant :

- Hihihi ! La cavalerie, hein ? En retard comme toujours, hein ? Oui, oui, je l’ai déjà dit aux autres. Vous arrivez trop tard. Hihi ! Trop tard même pour enterrer les morts. Ils en avaient marre de vous attendre faut croire. Alors ils marchent la nuit. Je les entends. Je les entends tout le temps. Parce que je demeure vigilant moi ! Oh oui !

Il partit d’un nouveau rire dément et se mit à fouailler frénétiquement la boue devant lui avant de bondir vers la marre et une grenouille qu’il venait de surprendre. Il s’affala lourdement et éclata cette fois en sanglots de n’avoir pas su attraper son prochain repas.

La présence de cet homme dément prouvait au moins une chose, l'absence de toute menace immédiate. Si les auteurs de ce massacre abject auraient encore été présents, le pauvre hère serait mort. Délaissant le survivant qui se lamentait toujours sur la fuite de l'amphibien, Galariel examina attentivement le spectacle macabre qui s'étalait devant eux. Elle commenta à l'adresse de Surya:

-Si nous doutions encore du bien fondé de notre implication dans ce conflit, voilà de quoi nous conforter dans nos opinions. Jamais je ne serai du côté d'hommes capables d'une telle cruauté envers des innocents, à condition que ce soit bien des hommes.

Surya hocha la tête à l'adresse de Galariel. Elle observait la scène d'un air songeur - et anxieux. Ainsi, les officiers luméniens avaient vu juste. Il y avait eu un massacre, et probablement une mise en scène pour saper le moral des troupes manostiennes. Pour l'heure, c'est surtout son moral à elle qui en prenait un coup...
Elle n'osait imaginer ce qui se trouvait à l'intérieur. S'ils avaient laissé deux cadavres attachés en guise de garde, peut-être avaient-ils fait de même pour les autres... L'odeur devait être insoutenable, songea-t-elle. Et cette pensée fut suivie d'une pointe de culpabilité : se soucier de l'odeur alors que tant de gens étaient morts...
Elle réalisa qu'elle n'avait aucune envie d'aller voir ce qui se tramait à l'intérieur des murs. Pourtant, elle le devait, elle était ici pour voir cette guerre de ces yeux, comme témoin pour les ménestrels, et elle n'allait tout de même pas être lâche au point de ne pas pouvoir tenir ce rôle ?
Pour se donner une contenance, ou peut-être pour retarder ce moment, elle s'approcha du dément. Sans doute un soldat manostien à voir son uniforme. Elle se dit que le massacre avait dû être affreux pour qu'un soldat en perde la raison.
- Ils marchent la nuit, vous dites ? Les morts ?
Au milieu de son délire, pouvait-il livrer une information utile ? Ou peut-être ne ferait-il que l'inquiéter davantage pour rien.

L’homme se mit reculer précipitamment, tombant sur les fesses mais toujours en cherchant à s’éloigner de la petite barde qui s’approchait de lui. Mais il ne restait pas muet pour autant, presque cohérent malgré son expression terrorisée :

- Oh oui les morts marchent, les grands, le tout petit. Ils sont plus libres que les vivants. Même ceux qui n’ont plus de jambes marchent, même ceux qui ne savaient pas encore ou qui ne pouvaient plus. Ils marchent tous maintenant. C’est drôle non ? Oh oui, les vivants sont bien plus à plaindre. Eux ils marchent aussi mais je ne les vois pas. Ils hurlent peut-être aussi mais je ne les entends pas. Vous n’allez pas entrer, dites ? On leur a dit qu’ils ne pouvaient pas mais ils sont entrés même. Puis, ça a commencé.

Surya frissonna.
- J'espère qu'ils ne marchent que la nuit, vos morts, et qu'on ne les croisera pas... Mais vous parlez de vivants aussi. Il y a encore des vivants là-dedans ? Ou bien sont-ils tous morts ?
Il parlait certainement des vivants d'avant, des habitants du village. Il était peu probable qu'il en reste... Mais il valait mieux le vérifier tout de même. Les soldats s'en chargeraient, bien sûr, c'était aussi leur rôle. Mais des soldats ont généralement tendance à négliger les rares informations qu'on peut extraire du discours incohérent d'un dément.
- Et s'il y a des vivants, où se cachent-ils ?
Elle chassa la pensée insidieuse que cet interrogatoire était inutile et n'était qu'un prétexte pour repousser la confrontation avec la réalité. Mieux valait explorer toutes les pistes possibles, non ? mais elle savait bien, au fond d'elle-même, qu'elle avait peur d'aller voir ce qui les attendait derrière les palissades.

L’homme répliqua d’un voix stridente, démente, incohérente. Et pourtant, pour qui savait écouter entre les lignes comme une barde pleine d’imagination, les implications étaient concrètes, réelles, plausibles :

- Des questions, des questions encore des questions. Eux aussi en posaient des questions. Curieux comme vous. Mais vous non plus vous me laisserez pas tranquille après. Alors moi aussi je peux en poser des questions. Des vivants, des morts, quelle différence ? Des non-morts ici, des non vivants là-bas. C’est pareil, non ? Les morts sont plus libres que les vivants mais les vivants sont pas obligés de rester ici. Ils vont ailleurs. Même s’ils ne savent pas où. Même s’ils ne décident plus.

- Pourquoi ne décident-ils plus ? Sont-ils... prisonniers, peut-être ? Ou sous l'emprise de quelqu'un ?
Non, elle avait beaucoup trop d'imagination. Mais il était possible qu'ils aient fait des prisonniers. Possible, oui... mais improbable. Ca n'avait pas de sens : que feraient-ils de simples villageois ? A cette question surgit aussitôt de multiples réponses toutes plus déplaisantes les unes que les autres : les emmener en esclavage ? S'en servir comme otages ? Les utiliser pour tendre un piège à d'éventuels sauveteurs ? Non, elle réfléchissait beaucoup trop.
- Pardonnez-moi, je sais que vous en avez assez des questions... Vous dites qu'eux aussi vous en posaient... mais que voulaient-ils donc savoir ?
Quelle information pouvaient-ils espérer soutirer à un soldat manostien ? Des information sur la position de l'armée ? Cet homme en uniforme était-il, par hasard, le second messager disparu ? Ou le village disposait-il de quelques soldats affiliés à sa protection ?

C’est en se posant cette question que la jeune femme pensa à regarder plus en détail la tunique de l’homme. Et bien que copieusement maculée de boue, elle distingua un symbole brodé sur sa poitrine : un cavalier stylisé portant une sacoche. Surya put alors se souvenir avoir vu le même qui était brodé sur la sacoche trouvée dans l’antre de l’Ath-Atch. C’était, à n’en plus douter, le second messager qui se tenait devant eux. L’homme avança en rampant à demi dans la boue, sans doute apaisé par le ton calme de la petite jeune femme et répondit d’une voix peut-être un tout petit peu moins hystérique :

- Plein de questions oui. Mais ils se moquaient de la plupart des réponses. Ils voulaient juste… juste, je ne sais pas, s’amuser. Oh, oui, ils riaient, riaient. Leurs rires sont pires que les cris. Je les entends tout le temps. Plein de questions : qui doit mourir ensuite ? Qui on emmène avec nous ? Comment on massacre celui-ci, celle-là.

Galariel fit comme le reste de la troupe, elle observait les alentours et se gardait bien d'intervenir dans la discussion entre Surya et le dément, la chultienne se débrouillait très bien. Au moins l'homme semblait être un public plus accommodant que les soldats luméniens. Bien que leur dialogue était assez surréaliste, certaines répétitions de phrases faisaient leur chemin dans l'esprit de la jeune femme. Une partie des villageois avait peut-être été emmenés et il y avait donc une chance qu'ils soient vivants.

Surya écoutait, enregistrait soigneusement les réponses, essayant de trier ce qui était pur délire et ce qui était des faits avérés. Et beaucoup de choses semblaient des faits avérés, hélas... Elle croisa les yeux de l'homme dément, songeuse, réfléchissant aux implications de ses dernières phrases. Ils avaient emmené une partie des villageois. Peut-être pouvait-on encore les sauver. ou peut-être était-ce un piège...
Mais ce n'était pas la seule chose que disait l'homme. Elle comprenait mieux qu'il soit devenu fou... Avec douceur, avec toute la compassion qu'elle put ressentir un bref instant, elle demanda doucement :
- C'est à vous qu'ils posaient ces questions ? Ils vous demandaient de décider...?
C'était presque plus une affirmation qu'une question. Pauvre homme.

L’homme réagit de façon tout à fait imprévisible à la dernière question de la barde alors qu’il avait semblé placide jusque-là, comme bercé par son ton compatissant.

- Oh non, oh non ! Pas qu’à moi ! Pas de favoritisme ! On se garde les jolis petits lots de côté bien sûr mais pour le reste, c’est Beshaba qui décide. Et tout le monde participe au jeu, oh oui. Même les enfants ! Même les nourrissons : c'est bien plus juste ainsi !

Il était évident qu’il ne faisait que répéter ces dernières paroles, changeant inconsciemment jusqu’à son timbre de voix pour les prononcer, comme pour rester le plus fidèle à ses souvenirs.

Surya frissonna. Ces hommes étaient des monstres... Ils ne pouvaient pas être des soldats, tout de même ? Des soldats sont sensés obéir aux ordres, sans état d'âme, mais sans cruauté. Ou alors les ordres étaient d'être cruels, mais dans ce cas ils auraient dû refuser... Ou ils ne méritaient plus le nom d'êtres humains !
Elle se rappela le peu qu'elle avait lu, les rares rapports sur Mélandis. Une cité dominée par des divinités maléfiques. Apparemment, c'était Baine le dernier en vogue. Dans une cité si cruelle, les hommes pouvaient-ils devenir des monstres ? Les soldats pouvaient-il obéir à de tels ordres sans sourciller, sans même avoir la moindre once d'hésitation, de remords ? Apparemment, oui...
- C'est fini... murmura-t-elle à l'adresse du pauvre hère. Ils sont partis maintenant. Ils ne reviendront plus. Le sergent et ses hommes vont y veiller...

Le carnage présent rappela à Galariel un poème épique entendu lors d'une grande fête passée à la Citadelle de la Lune voici quelques années, elle ne se rappelait plus de toute l'histoire mais elle se souvenait de la trame générale.
Il était question des premières expériences de la guerre de deux jumeaux pourtant opposés physiquement, Caramon et Raistlin Majere, l'un grand guerrier et l'autre magicien frêle et malingre. Ils firent leurs armes dans une force mercenaire d'un baron solamnique qui fut engagé par un roi pour mater une rébellion dans la cité de Findespoir. Avec eux il y avait l'armée du roi, en réalité une force du général Ariakas qui préparait en secret la plus puissante des armées pour sa maîtresse Takhishis - une Tiamat d'un autre monde à ce qu'elle se rappelait. Les soldats de cette armée se révélèrent être des gens cruels et sanguinaires, qui à ne point en douter devaient laisser dans leur sillage des horreurs telles que celle présente ici.

L’ancien messager ne semblait pas vouloir quitter la proximité de sa marre, ne réagissant pas aux nouvelles tentatives de Surya de l’apaiser. Il ne semblait pas vouloir non plus révéler de nouvelles informations, à moins qu’on sache quelle question lui poser en tous cas. Les deux jeunes femmes entendirent la voix du sergent dans leur dos, révélant à ses hommes qu’il comptait plusieurs dizaines de traces de sabots. Difficile d’évaluer le nombre de cavaliers à partir de ces constatations mais l’hypothèse qu’ils soient plus nombreux que la petite colonne de reconnaissance, et surtout qu’il s’agisse d’éléments hostiles, semblait la plus crédible. Au milieu de la boue, il y avait également d’autres traces, de piétons quittant le village cette fois. Tristan intervint à son tour :

- Je sens une aura de mal absolu ici. Je peux tenter de me mettre en harmonie avec ses résidus, y chercher des informations. Mais il va falloir entrer dans le village…

Le sergent hocha la tête et ajouta simplement :

- Oui, d’autant qu’il pourrait y avoir d’autres survivants. Galariel, Surya, êtes-vous prêtes ?

Pour l’heure, à part une place de terre battue et quelques bâtiments à un ou deux étages, la palissade masquait la majorité du hameau, et d’éventuelles traces de vie.

Prête ? Non, elle ne l'était pas, certainement pas. Elle était morte de peur à l'idée de ce qui les attendait là-bas, et s'il ne s'en était tenu qu'à elle, elle aurait plutôt pris ses jambes à son cou pour filer en sens inverse chercher du renfort auprès de l'armée luménienne. Mais ce n'était pas elle qui prenait les décisions. Et puis, elle ne pouvait pas avouer à ces soldats aguerris à quel point elle avait la trouille, non ? Et surtout, elle avait une mission : elle devait voir cette guerre de ses propres yeux, pouvoir en témoigner. Allons, il fallait qu'elle s'endurcisse le coeur, l'esprit. Ce n'était qu'une guerre, comme il y en avait sans doute plein d'autres sur la surface de Toril. Plus tard, on en ferait des chansons, peut-être même en serait-elle l'auteur. On raconterait même ce qui s'était produit ici, à titre d'avertissement, peut-être, pour les générations suivantes.
Elle devait cesser de se répéter les paroles de ce dément, si floues et pourtant si claires, chasser les images qu'elles évoquaient. Les mots devaient rester des mots, porteurs d'une histoire, mais elle ne devait pas les transcrire en image, et encore moins en émotion. Elle devait garder son sang-froid. Suivre en silence, observer, écouter... et, oui, s'imprégner des émotions qui émanaient d'ici. Juste assez pour les traduire un jour en mots, mais en gardant ses distances. Elle n'était pas concernée par ce qui s'était produit ici. Elle n'y connaissait personne, ces gens ne lui étaient rien. Elle n'était qu'un témoin.
Elle masqua donc de son mieux sa peur et acquiesça d'un signe de tête, évitant ainsi à sa voix de la trahir.

Galariel était prête, ce n'était pas la première fois qu'elle affrontait le mal et elle comptait bien que ce ne soit pas la dernière fois. Il était certain que ce qui les attendait à l'intérieur du village était pire que l'ath-atch affronté la veille, mais il n'était pas question de reculer. Elle se tourna vers Tristan:

- Allons-y prêtre, nous vous couvrons.

Le petit groupe de militaires se regroupa et franchit les portes défoncées de la palissade en compagnie des jeunes femmes. Dès qu’ils furent de l’autre côté de la palissade, Tristan marqua un temps d’arrêt tandis que le village livrait ses premiers indices de la bataille : quelques portes de maisons défoncées, et une ou deux traces de sang sur certains pas de porte. Mais les signes étaient bien maigres et il en manquait un essentiel : en dehors des deux gardes repérés sur le chemin de ronde, il n’y avait nul cadavre. Sur leur gauche, le groupe pouvait voir une première maison à un étage qui livrerait peut-être de nouveaux éléments. Devant eux, un bâtiment plus imposant arborant le symbole du vigilant. Sans doute un temple dont les portes étaient barrées. Et devant le temple, une place et un puits à margelle. Sur une éminence se dressaient d’autres maisons simples ainsi qu’une bâtisse d’aspect bien moins modeste à trois niveaux ornementés. Non loin de la demeure se dressait un somptueux chêne qui avait sans doute donné son nom au village. Mais il était quasiment totalement masqué par les bâtiments de l’endroit où Galariel et Surya se tenaient. Restait à savoir par où elles décideraient de commencer leur exploration.

La Couronne de Cuivre

Quête : Guerre des Plaines Brûlantes – Galariel et Surya