La Couronne de Cuivre

Reynald sourit lorsqu'elle lui tendit l'instrument et s'assit en tailleur sur le lit.
" Il est tôt, se justifia-t-il. Si je joue, je ne dérangerai pas encore nos voisins."
Il tira quelques accords de son instrument puis soupira et le déposa à côté du lit.
" Mais je ne suis pas vraiment d'humeur, à vrai dire."
Il ferma un moment les yeux, puis tendit la main pour l'attraper et l'étendit près de lui.
" Que ne suis-je un mage qui maîtriserait l'arrêt du temps ! Je le lancerais sur nous et cette soirée ne prendrait jamais fin. Je pourrais te faire l'amour pour l'éternité et curieusement, j'ai l'impression que je m'en contenterais..."
Son sourire se fit rêveur.
" Je me suis toujours dit qu'un jour, je pimenterais mes ébats d'un sortilège ou deux... Tu me sembles être une candidate parfaite pour ce genre d'expérimentations... Malheureusement, quel est l'intérêt de faire l'amour dans la brume ou sous la pluie ? Pour l'heure, rien dans mon répertoire ne me semble prometteur... Nous pourrions nous téléporter en faisant l'amour... ou changer de plan en faisant l'amour... je pourrais convoquer un hibou ou un élémentaire d'eau qui nous regarderait faire l'amour... Bof. Je pourrais décupler mon charisme, ou le tien, ou... Ah peut-être améliorer un moment notre résistance, histoire de tenir des heures et des heures et des heures encore... Mais c'est peu spectaculaire. Un jour, cependant, peut-être, j'aurai dans mon escarcelle un don des dieux propre à pimenter une étreinte... Ce jour-là... Où que tu sois en ce monde, je viendrai te trouver, frapperai à ta porte et exigerai un présent de ta part !"

Astrée se mit à rire. Les idées de Reynald étaient toutes plus invraisemblables les unes que les autres pour elle qui ne connaissait rien à la magie. Et puis, il avait déjà un charisme et une résistance exceptionnels...
La fin de sa tirade la laissa songeuse.
- Ce jour-là... Tu m'auras peut-être oubliée, remplacée par, je ne sais pas moi, une elfe à la beauté époustouflante peut-être...
Elle sourit, plus espiègle.
- Et puis tu n'as pas besoin de pimenter quoi que ce soit je trouve... Mais quel genre de présent exigerais-tu de moi, ce jour-là, si tu parviens à me retrouver au bout du monde - et je ne doute pas un instant que tu y parviennes ?

" Mais j'exigerais une nuit en ta compagnie, bien sûr ! Quelle question ! Je te kidnapperai sur ton propre cheval miel, t'emmènerai dans une vieille tour de ma connaissance, et nous ferons l'amour dans la poussière, mais... galvanisés par la magnifique magie de Milil ! Je peux déjà l'imaginer... Ensuite, j'en tirerai une chanson, bien évidemment."
Il sourit, très fier de lui, puis se rembrunit.
" Mais est-ce la réputation qu'on m'a donnée ? D'être un être volage qui picore les femmes au fil de mes voyages ? Une dans chaque port, comme un vieux loup de mer indélicat ?"
Il la regarda droit dans les yeux.
" On t'a menti. Contrairement à ce qu'ils racontent, contrairement à ce que tu imagines, ma reine, je ne suis pas un barde ! Je ne distribue pas mes affections au petit bonheur la chance, changeant comme les saisons ! Ce sont des calomnies qui visent seulement à... ah... qui visent sans doute à rendre les choses plus faciles."

- Tous les bardes ne sont pas aussi volages, j'en sais quelque chose... Ou alors je suis tombée sur une exception... Ou bien je n'ai rien vu.
Elle sourit, amusée. Puis reprit d'un ton grave, la voix un peu voilée par l'émotion.
- Tybert m'a dit... que vous ne vous étiez pas séparés une seule fois durant toutes ces années. Donc je sais que tu n'es pas comme ça. Ça aurait sans doute été plus facile, en un sens, tu as raison...
Elle soupira.
- C'est assez incroyable qu'un homme comme toi, beau, séduisant, charmeur, drôle, et en même temps si tendre, si... adorable... soit resté célibataire toutes ces années. Qu'aucune femme ne t'ait mis le grappin dessus. Ou que tu ne te sois pas laissé séduire, peut-être... Et que tu te retrouves à parcourir les routes juste avec un ami...

" Ah... Je n'ai pas exactement été chaste toutes ces années... Il y a une multitude de variations entre le séducteur volage et le moine pudibond. Mais c'est vrai qu'aucune n'a réussi à me garder... ou alors, soyons honnêtes, je n'ai réussi à en garder aucune."
Il eut un petit soupir triste.
" Mais tu te méprends... Tybert n'est pas "juste" un ami. C'est mon ami de toujours. Ce que nous partageons n'a rien à voir avec l'amour et en même temps, ce n'est pas si différent. Il est part de moi et je suis part de lui. Et si je prends un plaisir immense, indicible, à être avec toi, à voyager par monts et par vaux à tes côtés... Tybert me manque. Et il me manque chaque jour un peu plus. Peut-être aurais-je été capable de me poser il y a cinq ou dix ans. Mais aujourd'hui... Il faudrait que Tybert se pose lui aussi, et que la demoiselle accepte de l'avoir auprès de nous continuellement. Il faudrait qu'il l'accepte, lui aussi. Et entre nous... Nous ne nous poserions sans doute pas vraiment."

- Je sais, soupira Astrée. Je sais que Tybert et toi, vous êtes un peu comme un couple. Tout l'un pour l'autre, ou presque. Je sais que vous ne pouvez pas vivre durablement l'un sans l'autre. Et je crois qu'il n'y a pas vraiment la place pour une femme avec vous. J'aimerais tellement pouvoir croire le contraire... mais je pense que Tybert ne l'accepterait pas vraiment, que ce serait trop... déséquilibré, comme situation. Ce ne serait pas viable à long terme.
Elle sentait son coeur se serrer. Elle savait pourtant, depuis le début, qu'elle n'avait rien à attendre, rien à espérer.
- J'aurais juste voulu... je ne sais pas... être à la place de Tybert, parcourir les routes avec toi, au gré du hasard. J'aurais aimé cette vie...
Elle avait envie de pleurer.
- J'aurais voulu que ce voyage ne se termine jamais... conclut-elle d'une toute petite voix.
Elle savait, pourtant, que le bonheur ne dure jamais... Elle sentit ses yeux s'embuer, et détourna la tête pour le cacher de son mieux.

" Hé..."
Il l'attrapa par les épaules, la prit contre lui, l'embrassa sur les joues, le front, les yeux, la bouche.
" Ne pleure pas... Nous ne pouvons pas transformer le passé, et nous devons l'un et l'autre faire face à nos engagements présents... Mais il reste le futur..."
Un sourire léger anima ses traits.
" Vis ton aventure et reviens-moi... Qui sait, nous pourrions trouver une accorte demoiselle pour Tybert et voyager à quatre ! Ou alors tu pourrais t'amouracher de lui également et nous... non... Ce serait un peu trop scandaleux, je suppose."
Relâchant son étreinte, il écarta les cheveux de ses yeux, la regarda tendrement.
" Mais je pense que... que cette séparation nous sera profitable. Nous vivons dans un tourbillon de lumière depuis quelques jours... La sagesse recommande que nous puissions y réfléchir posément, à présent. Je suis conscient que je ne pourrai plus être pleinement heureux en renonçant à mon mode de vie... Tu as toi aussi un passé dont tu t'es dégagée au cours de ce voyage... et je pense qu'il est important que tu puisses le rappeler à ton souvenir..."

Astrée eut un pauvre sourire entre ses larmes.
"Un clerc est toujours la voix de la sagesse..."
Elle savait que non, jamais Tybert ne trouverait de belle damoiselle. Ça serait trop beau. Elle soupira.
"Et je sais bien que tu as raison. On s'est laissé emporter par un torrent de passion, c'était merveilleux, magique... Et j'aurais juste voulu que ça ne cesse jamais... Mais je sais très bien que ce n'est pas possible, et aussi qu'il faut que je prenne un peu de temps pour réfléchir à tout ça, à l'avenir que je veux... Et que tu as besoin de prendre du recul, toi aussi...
Elle se blottit contre lui, cédant à un besoin irrépressible de tendresse.
"Je sais depuis le début que c'est une histoire sans avenir, que je n'ai pas le droit d'espérer quoi que ce soit... Et pourtant je t'aime quand même..."

" Je t'aime aussi." répondit-il en la serrant contre lui.
Il lui caressa les cheveux, elle eut l'impression, plusieurs fois, qu'il allait reprendre la parole, ajouter quelque chose, mais il n'en fit rien. Elle sentit son désir grandir peu à peu, son souffle se faire plus profond, plus laborieux. Puis il glissa une main sous sa chemise, lui frôla le sein, le saisit à pleine paume. Il l'embrassa avec plus de fougue, la coucha sur le dos et pesa sur elle, peu à peu envahi par un besoin irrépressible de se fondre en elle, qu'elle avait appris à reconnaître au fil des jours. Mais, comme chaque fois, elle savait aussi qu'il attendrait qu'elle lui donne un signal clair de sa propre envie avant de continuer. Et peut-être la mélancolie des derniers instants avait-elle mouché tout désir en elle...

Astrée n'avait attendu qu'un peu de tendresse, qu'un peu de douceur. Elle le croyait, du moins, en se blottissant contre lui. Mais le simple contact d'une main sur son sein, quelques baiser passionnés, suffirent pour accélérer les battements de son coeur, tendre son corps vers lui. Elle avait envie de lui, encore, toujours. Il lui suffisait d'un baiser pour que tout son corps s'enflamme. Elle ne chercha pas un seul instant à contrôler cette pulsion irrésistible, au contraire. Son corps savait exprimer, mieux que des mots, combien elle l'aimait... Elle l'embrassa avec fougue, laissant ses mains glisser le long de son corps, sachant les gestes qui augmenteraient encore son désir, retardant le moment où leurs corps se fondraient l'un dans l'autre. Jusqu'à ce que le feu devienne trop ardent et qu'elle le laisse exploser en elle.

Elle resta ensuite blottie dans ses bras, le corps alangui, parfaitement détendue. Elle s'efforça, sans y parvenir complètement, de ne penser à rien, d'oublier le temps qui avançait, si vite. Elle était si bien dans ses bras. Il fallait juste vivre le présent. Mais il était trop court désormais...

Reynald finit par la couvrir et se lever. Il se rhabilla rapidement et sortit, pour remonter quelques minutes plus tard avec un plateau et de quoi les nourrir. Il posa le tout sur la petite table coincée sous la fenêtre, leur servit du vin, retourna s'asseoir sur le lit. Il demeura silencieux un moment, caressant l'épaule puis le dos, enfin les jambes de la jeune femme.
" Quelques musiciens sont en train de s'installer en bas. Je ne sais pas ce que tu en penses... Nous pouvons descendre, profiter de leur musique, peut-être danser ? Je ne suis pas très calé en bourrées montagnardes, mais en général, je ne piétine personne. A moins que tu ne préfères que nous restions en tête à tête jusqu'à demain..."

Astrée avait réussi, durant sa courte absence, à repousser la tristesse toujours latente, tapie au bord de sa conscience. Elle ne devait pas penser. Pas maintenant. Juste profiter de ces moments de bonheur. Même si c'était de plus en plus difficile de faire abstraction de l'avenir. Et si elle proposait de les accompagner, lui et Tybert ? Non, l'Eldathien refuserait sans doute. Bah, elle verrait le mois prochain...

Son retour, chargé d'un beau plateau, ramena un sourire sur ses lèvres. Et sa proposition, après un bref instant d'hésitation, fit pétiller ses yeux.
- Ce n'est pas une mauvaise idée... L'autre jour, Goran m'a proposé de danser. Et moi, je n'avais qu'une envie, danser avec toi. Alors pour une fois que ce n'est pas toi qui fais l'animation, autant en profiter !
Elle s'assit, lui vola un baiser, et s'habilla à son tour.
- Je te préviens, je n'ai pas souvent l'occasion de danser. Je me laisserai guider ! Je suis sûre que tu fais ça très bien...

Ils se mirent donc à table pour manger, encore un petit plat du terroir brillant par son absence de finesse.
" Il s'agira de danser toute la nuit si nous voulons quitter cet endroit sans avoir doublé de volume..." grimaça Reynald en jetant un regard critique à son ventre, qu'il avait parfaitement plat, au demeurant.
Le vin était, bon, par contre et il lui en resservit deux fois, pour la "décrisper avant la danse", selon ses termes. Ils avaient tous les deux la tête un peu légère en descendant les escaliers et le clerc manqua renverser le plateau. Heureusement, Astrée, même éméchée, put compter sur ses excellents réflexes. Reynald n'était pas l'être le plus adroit de la création.
Lorsqu'ils parvinrent au rez de chaussée, le petit orchestre était en pleine action et à peine la jeune femme eut-elle posé les pieds sur le plancher que le Sorlyn lui saisit la main et l'entraîna dans la danse. C'était une gigue plutôt énergique, intuitive, dont elle trouva le rythme aisément. Lui-même était manifestement un habitué des bals populaires, et ils enchainèrent les trois danses suivantes sans ralentir, sans accrocs, la rôdeuse parvenant à suivre son cavalier sans la moindre difficulté, portée par son enthousiasme.

C'était magique de danser dans ses bras. Astrée oublia en quelques instants toute sa fatigue, et même le fond de tristesse qui l'animait quelques minutes plus tôt. Elle se laissa porter par le rythme, guider par son cavalier, tournoyant sur la piste sans se lasser. La tête lui tournait, peut-être de l'alcool avalé au cours du repas, peut-être à cause de la danse si vive, si rapide. Elle reconnut une gigue, puis une bourrée, puis une sorte de polka très rapide. Elle s'accrochait à son cavalier, avec la sensation grisante que c'était le seul moyen pour garder l'équilibre, qu'elle s'écroulerait si elle relâchait une seule seconde cette étreinte. Elle gardait ses yeux fixés sur les siens, et le monde autour se fondait dans une sorte de brouillard flou, mouvant, insignifiant. Plus rien n'existait que lui.
Elle pouvait danser toute la nuit ainsi. Mais elle finit tout de même par ralentir, les yeux brillants, un sourire émerveillé toujours accroché aux lèvres.
- Je veux bien danser avec toi toute la nuit comme ça, c'est merveilleux... Mais que dirais-tu de boire un verre pour se redonner un peu d'énergie ? J'ai soif...

" Tout ce que tu voudras, ma reine, répondit-il en l'embrassant. Je pourrais m'abreuver toute une vie dans ton regard... Mais je ne voudrais pas que tu tombes d'inanition."
Il l'entraîna vers le comptoir et la percha sur un tabouret en la soulevant par la taille. L'ivresse semblait lui donner des forces.
" Bon, qu'est-ce qui te ferait plaisir ?
— Excusez-moi... Vous êtes Reynald d'Eredhun, n'est-ce pas ?"
Il leva les yeux au ciel et se retourna.
" Reynald qui ?
— C'est bien vous."
C'était un des musiciens, un jeune elfe souriant, une flûte appuyée nonchalamment sur l'épaule.
" Mérindel !?
— J'étais sûr que vous me reconnaîtriez !
— Qu'est-ce que tu fais ici ?
— J'itinère.
— Ce verbe n'existe pas.
— Je me promène.
— Ta mère est au courant ?
— Oui, bien sûr. J'ai même sa bénédiction.
— Par tous les dieux...
— Je me demandais... si vous accepteriez de jouer avec nous. Juste un morceau ou deux.
— Oh misère..."

Astrée grimaça. Pourquoi fallait-il que le sorlyn soit aussi connu ? Et que ce musicien vienne leur gâcher la soirée ?
Elle avait envie d'intervenir, de dire que Reynald avait réservé sa soirée rien que pour elle et qu'il était en vacances. Mais ce n'était pas son habitude... Et puis, le clerc était bien assez grand pour décider lui-même de ce qu'il préférait, non ?
Elle hésita un instant. Il lui semblait évident que Reynald n'avait pas vraiment envie d'accéder à la requête de l'elfe, qu'il avait simplement envie de profiter de la soirée avec elle. Peut-être qu'au fond cela l'arrangerait qu'elle intervienne pour lui éviter ça. Mais elle ne voulait pas s'imposer non plus...
Elle s'efforça de trouver une formulation presque neutre, mais son ton n'était pas assez léger, trahissant indirectement ses regrets.
- Pour une fois que tu te pensais en vacances, que tu voulais juste danser un peu... Tu es décidément trop connu, Reynald !

Le jeune elfe se tourna vers Astrée et grimaça. Il avait l'air d'être à peine adulte, peut-être même pas, et il s'empourpra sous le regard de la rôdeuse.
" Ecoute, Mérindel, je ne vais pas jouer avec vous... J'ai envie de danser avec cette demoiselle, au son de votre musique formidable... Ce n'est pas tous les jours qu'on a l'occasion de valser au son du pipeau d'un prince elfe...
— Chut, messire, je suis ici incognito, murmura l'adolescent.
— Bien sûr, pardonne-moi. Mais Dame Astrée sera silencieuse comme la lune."
Le clerc posa la main sur l'épaule du musicien.
" Mais je jouerai le dernier morceau de la soirée, si tu veux.
— Ce serait fantastique !
— Alors c'est entendu.
— Merci beaucoup, messire..."
Puis, sur une courbette, il s'esquiva parmi les convives qui se rafraichissaient.
" Désolé. Je dois ménager mes relations."

Astrée sourit.
- Je comprends... Et puis, tu ne peux pas refuser ça à l'un de tes grands admirateurs, si j'ai bien compris. Mais l'essentiel est que je puisse danser encore avec toi presque toute la soirée !
Elle but le verre qui leur avait été servi, puis, les yeux brillants de curiosité, ne résista pas à l'envie d'interroger Reynald.
- Et j'espère bien que tu me raconteras comment tu connais un prince elfe... Serait-ce en lien, par hasard, avec ta dernière aventure à Bortheias ? Il me semble que tu avais parlé d'un prince elfe à notre arrivée à l'auberge de Maedron... Ou alors tu en connais plusieurs, en ce cas tu es vraiment un personnage très haut placé !
Elle rit.
- Je te promets de n'en rien dire à personne, bien sûr. A l'expresse condition de danser avec toi encore toutes les danses de la soirée...

" Entre nous, prince elfe, c'est comme clerc humain ! Ils pullulent, dans cette satanée forêt. Mais il n'y a pas des masses de rois, par contre. J'en déduis donc que c'est un titre de noblesse assez répandu... Et non, Mérindel n'est pas le même prince que celui de la chanson de Bortheias. Je le croyais d'ailleurs calé à Anarion pour au moins encore deux ou trois cents ans ! Sa mère n'est pas du genre commode, pour te dire la vérité. J'espère que ce filou lui a réellement demandé la permission d'aller courir les routes... Ça me parait extrêmement suspect."
Il sourit.
" Mais peu importe ! Ce ne sont pas mes affaires : je n'ai de toute façon pas le temps de l'escorter jusque chez lui, je dois être chez Goran dans deux jours et jusque là, j'ai bien l'intention de danser avec toi, de t'embrasser et... aussi de faire d'autres choses plus privées..."
Il se pencha vers elle et posa les lèvres sur son cou.
" Allons-y, ils vont recommencer sans nous !"

Astrée lui vola un baiser avant de sourire joyeusement.
- Allons-y ! fit-elle en entrelaçant ses doigts au siens et en l'entraînant par la main jusqu'à la piste de danse.
Et ils dansèrent, infatigablement. Astrée ne se lassait pas de tournoyer dans ses bras, vibrant aux rythmes endiablés, savourant les airs plus langoureux qui les rapprochaient, volant parfois un baiser entre deux danses. C'était la seule occasion qui leur était donnée de danser ensemble et elle entendait ne pas en perdre une miette, et danser jusqu'au bout de le nuit, quitte à être épuisés le lendemain. Elle s'accorda toute juste un verre légèrement alcoolisé pour étancher sa soif, lui tournant encore davantage la tête mais pas autant que la danse finalement...
Elle finit par se dire que si elle continuait à l'accaparer de la sorte, Reynald serait peut-être trop épuisé pour chanter... mais il saurait bien lui dire quand il voudrait arrêter.

Mais la soirée touchait doucement à sa fin, les derniers convives quittaient la piste de danse, les uns pour regagner leurs maisons, les autres pour monter vers leur chambre, les derniers pour boire un dernier verre, et le petit groupe de musiciens, épuisé, joua son dernier morceau. Reynald et Astrée tournoyèrent encore un moment dans le silence qui suivit les dernières notes, puis il la guida, en virevoltant, jusqu'à une table, l'embrassa, et partit à la rencontre de Mérindel et son équipe. Ils devisèrent un moment, Reynald serra le manche du luth, puis s'intéressa à la harpe d'une jeune femme, laissa ses doigts courir le long des cordes et parut satisfait. Il ne restait plus qu'une dizaine de convives attablés, mais ils furent rejoints par les quatre ménestrels et Reynald s'installa sur le tabouret, renversant ensuite l'instrument sur son épaule.
" On m'a demandé de clôturer la soirée, alors je vais vous interpréter un morceau qui s'appelle "Bonne nuit", tout simplement..."
Il prit ensuite quelques secondes pour accorder la harpe, l'oreille attentive, avant de dérouler la mélodie. Il commença par jouer sans chanter, une fois n'est pas coutume, se laissant porter par le son cristallin de l'instrument, pendant quelques minutes où le temps sembla complètement suspendu.
" On raconte qu'autrefois,
Aux confins de la terre,
Vint à naître une princesse,
Dont la beauté enchanteresse,
N'était pas ordinaire,
Même pour une fille de roi.

Mais le monde s'en souciait peu,
Car la princesse si belle,
Loin d'être humaine comme toi,
Vivait dans les sous-bois,
Et seules mouches et sauterelles,
Sur elle posaient les yeux.

C'est la princesse luciole,
Petite fée de lumière,
Danse, danse, vire et vole,
La nuit dans les clairières

Et la lune, elle, veillait
Dans son océan d'étoiles
Sur la princesse si leste
Dont les lueurs célestes
Décoraient son grand voile
Et la lune, la lune riait

Mais des lucioles, la vie
Est courte et éphémère
Comme la nuit qui s'en va
Le soleil qui sera,
Il nous faut, soeurs et frères,
Regagner nos doux lits.

Car la princesse luciole,
Déjà s'en est allée,
Danse, danse, vire et vole,
Est morte et enterrée."

Astrée avait la tête qui lui tournait légèrement. L'arrêt des musiques et des danses la laissait comme en suspens, ses pieds, ses jambes attendant de danser encore malgré son épuisement. Elle aurait dû avoir sommeil, mais ne ressentait pas l'ombre d'une somnolence.
Elle ne quitta pas des yeux Reynald alors qu'il s'installait, le corps encore vibrant de tous ces pas de danse, le goût de son dernier baiser sur ses lèvres. L'image de son regard clair, qu'elle n'avait pas quitté des yeux de toute la soirée alors qu'ils tournoyaient au milieu du flou de la piste de danse, était gravée de façon indélébile dans sa mémoire.
Elle sourit en le voyant prendre la harpe. C'était un instrument si beau, au son cristallin si pur. Elle se laissa porter par la mélodie, tandis que ses doigts couraient sur l'instrument de façon si spontanée qu'on aurait pu croire que seul le hasard les guidait. Elle ignorait qu'il savait en jouer si bien...
Elle posa ses coudes sur la table, s'installa confortablement, le menton entre ses deux mains, et écouta, souriant aux anges, la douce mélodie qui clôturait la soirée. Sa voix l'envoûtait tant qu'elle mit quelques instants, lorsqu'il eut égrené les dernières notes du dernier accord, à réaliser que la soirée était terminée et à applaudir de toutes ses forces. Un peu trop peut-être, sous l'effet de l'alcool et de l'euphorie de la soirée. Mais pour une fois, elle se souciait éperdument de ce que pouvaient remarquer ou non les autres personnes de la salle.

Reynald finit par venir se planter devant elle, un sourire hilare sur les traits.
" Toi, tu es bonne à mettre au lit." remarqua-t-il d'un ton mutin.
Il lui prit ensuite la main, la mit debout et l'enlaça.
" Allons, allons... Plus qu'une volée d'escaliers..."
Ils se dirigèrent vers l'étage, Reynald la soutenant d'un bras léger autour de la taille, puis remontèrent le couloir en tentant —peine perdue— de garder le silence. Une fois à l'intérieur de leur chambre, ils se déshabillèrent à la hâte, s'aidant l'un l'autre de gestes maladroits, puis le clerc s'étendit, nu sur le lit.
" Pas d'ettercaps dans les auberges..." fit-il avec un sourire.
Si Astrée avait encore de l'énergie, Reynald paraissait parfaitement prêt à l'épuiser.

Astrée n'avait pas sommeil. Elle aurait dû, pourtant. Elle était moulue de fatigue. Mais elle n'avait pas sommeil. Et elle le fit clairement comprendre à son compagnon en s'allongeant sur lui, comme s'il était un simple matelas... mais un matelas qu'elle couvrit de baiser et de caresses jusqu'à le rendre fou de désir.

La nuit était bien avancée lorsqu'ils finirent par se blottir l'un contre l'autre, alanguis, heureux. Astrée avait le sourire aux lèvres, des étoiles dans les yeux. Des yeux qu'elle sentait sur le point de se fermer...
- Je t'aime, souffla-t-elle doucement à l'oreille de son compagnon, se calant confortablement au creux de son bras. Merci pour cette merveilleuse soirée...

Reynald l'embrassa dans les cheveux.
" Merci à toi, reine de la nuit... souffla-t-il. Ah, je suis mort."
Il rit doucement, comme pour lui-même, puis poussa un soupir, et Astrée entendit sa respiration se faire plus ample alors qu'il sombrait dans le sommeil. Epuisée elle aussi, elle le suivit rapidement dans les limbes.
Elle s'éveilla pourtant en cours de nuit, pour trouver le lit vide à côté d'elle, encore tiède. Reynald n'était pas loin, cependant, assis sur le bord de la fenêtre, observant la nuit, immobile. Il ne l'avait pas entendue se réveiller et il fredonnait à voix basse.

Astrée le contempla un moment en silence, hésitant à le déranger. C'était agréable de rester allongée à l'écouter fredonner. Mais tout de même, elle avait un peu la sensation de l'espionner dans son intimité, aussi finit-elle par se lever sans bruit et s'approcher de la fenêtre.
- Tybert dit que quand tu ne dors pas et que tu te mets à chanter la nuit, c'est que quelque chose te tracasse... murmura-t-elle avec douceur, posant la main sur son épaule.

Reynald lui sourit et couvrit sa main.
" Un peu de vague à l'âme, ça va passer... J'ai parfois l'alcool un peu triste et... Je me rends compte que le contraste entre ces derniers jours et ce qui m'attend dans les veilles à venir va être difficile..."
Il soupira doucement.
" Goran sera correct, bien sûr, mais il ne manquera pas de me rappeler sans cesse qu'il est le maître et que je me dois d'obtempérer... Nous avons eu nos désaccords, et... notre dernière brouille remonte à un moment où j'ai refusé de jouer pour lui et ses invités. C'était... stupide de ma part, mais j'étais en colère et... ça a été une humiliation terrible pour lui de voir son barde d'un soir lui faire un tel affront. Autant dire qu'il va m'en faire baver. J'aurai un excellent lit, et de la nourriture fabuleuse, mais ce seront deux mois difficiles... et puis tu ne seras pas là..."

- J'aimerais être là, avec toi..., murmura Astrée. Pour t'apporter un peu de réconfort, pour t'aider à tenir le coup...
Mais quand donc cesserait-elle de vouloir des choses impossibles ?
- Mais il n'accepterait jamais ce genre de chose, ajouta-t-elle avec une grimace.
Et puis, il faudrait bien qu'elle redescende sur Luménis, retrouver Miranda et rendre compte de sa mission. Mais à Luménis il y aurait Kasumi également. Kasumi qui, s'il savait, ne pardonnerait peut-être pas, Kasumi qui lui semblait faire partie d'une autre vie. Elle préférait ne pas s'appesantir sur cette question-là. Pas aujourd'hui. Pour échapper aux questionnements, aux doutes, qui menaçaient de l'envahir, elle l'enlaça tendrement, concentrant ses pensées sur sa tristesse à lui et non sur le gros point d'interrogation qu'était devenu son propre avenir.
- Je viendrai, à l'équinoxe. Je ne sais pas trop comment ça se passera mais... Si, grâce à Prince, il se trouve en quelque sorte le héros de la journée, peut-être que ça le mettra de bonne humeur pour le mois suivant, peut-être qu'il s'adoucira.
Elle soupira.
- Ça risque d'être difficile s'il nous laisse à peine nous croiser, juste échanger des regards... J'espère qu'on trouvera un peu de temps à nous...

" Nous verrons."
Il l'attira près de lui, l'embrassa sur les lèvres.
" Tu devrais retourner te coucher. Je suis un vieil habitué des nuits sans sommeil, cela ne m'empêchera pas de chevaucher demain... et puis je veillerai sur ton sommeil."
Il se leva, la ramena vers le lit.
" Veux-tu que je te chante la complainte sylvestre ? Tu finiras par la connaître par coeur..."

Astrée sourit.
- Oui, je veux bien. Je l'aime bien, cette chanson. Je commence à connaître la mélodie d'ailleurs. Pour les paroles c'est plus compliqué !
Elle repoussa la couverture pour s'allonger, gardant la main du clerc dans la sienne.
- Je ne comprendrai décidément jamais pourquoi Goran tient tant à t'avoir deux mois chez lui comme barde, alors que visiblement vous ne vous supportez pas...

La Couronne de Cuivre

[Quête] Dans les contreforts des Pics des Orcs