La Couronne de Cuivre

« Quoi ? Déjà ? »

Théo n’en croyait pas ses yeux. Comment se pouvait-il que le temps soit passé si vite ? Il n’y comprenait rien. Mais il ne voulait pas passer pour un idiot devant sa merveilleuse Nedjma. Alors il but le verre, se proposa aussitôt daller en chercher un autre et ne tarda pas à retourner chez lui.

« Et bien, vous vous êtes amusez comme des fous ! » déclara Fatima à sa fille, sitôt que le garçon eut quitté l’appartement.

Elle-même retourna à son ordinateur. Nedjma avait désormais tout le loisir d’appeler sa copine. Avec les incroyables photos reçues, elle ne pouvait que mourir d’envie d’en savoir d’avantage !

Nedjma rentra dans sa chambre et referma la porte pour éviter tout intrusion maternelle. En règle générale, quand cette dernière était sur l'ordinateur, on pouvait être tranquille, cela dit. Tout en composant le numéro d'Imane, elle ressentait une petite boule au ventre. Est-ce que tout ceci avait bien été réel ? Imane n'allait-elle pas lui dire qu'il n'y avait rien sur les photos, et la traiter de mytho ?

"Allo Imane ? ça y est, je suis enfin seule, on peut parler."

« Nedjma !!! C’est quoi ce délire ?! Comment t’es arrivé à faire ça avec cet abruti de Théo ? D’hab, il se pisse dessus rien qu’à l’idée de désobéir à sa maman ! Et tu l’as fais se mettre à poil ! A poil ! J’y crois pas ! T’as failli me tuer de rire, tu sais ?! »

Au ton de la jeune fille, il était clair qu’elle avait bien reçu les photos.

Nedjma soupira de soulagement, heureuse d'avoir confirmation de ce que ce qui s'était passé tout à l'heure était bien réel. C'est qu'elle se sentait un peu devenir dingue, ces derniers temps... Bon, évidemment, Imane avait beau être sa meilleure amie, elle ne pouvait pas tout à fait tout lui dire. Jamais Imane ne goberait l'histoire des chocolats ensorcelés de la voisine, pour commencer, et ne parlons même pas des rêves de peluches monstrueuses.

"Oh bah tu sais, quand maman n'est pas là, monsieur se lâche un peu... Bien sûr, il assumera jamais, c'est pour ça que j'ai pris les photos. Je suis même sûre qu'il nierait si on en lui reparlait !" Elle éclata de rire.
"Il m'a fait un strip tease de la mort, c'était trop drôle."

Présenté ainsi, la nouvelle passa comme une lettre à la poste auprès d’Imane. Les deux filles, comme à leur habitude, restèrent un moment à papoter, d’abord sur ce Théo plus surprenant qu’on aurait pu le croire, puis sur divers autres sujets, dont un film d’horreur pas mal qui passait demain au cinéma. "Les Dents de l’Espace" avait été une sympathique farce. Là, ce serait du sérieux avec de vrais effets spéciaux et même un scénario qui semblait tenir la route.

Aucun événement digne d’être raconté ne se produisit durant le reste de la journée. Nedjma finit par se coucher, en compagnie de sa nouvelle peluche... qui persistait à vouloir être la seule sur le lit. Bien vite, le sommeil fut là... avec ses rêves étranges...

Voilà Nedjma de retour dans la vaste pièce de pierre. Au centre, surgissant d’un trou dans le sol, le brasier nimbait les environs de ses lueurs rougeoyantes. Au-delà, tout n’était que ténèbres. Puck, comme la première fois, se tenait à côté du feu. Son ombre démesurée s’étendait derrière lui, ondulant légèrement au gré des flammes furibondes.

Bon, il était temps de soutirer à la peluche géante quelques informations complémentaires. Toute cette histoire était complètement délirante, absurde et... elle ne voyait toujours pas le lien entre Puck et la voisine. Ou ses propres hallucinations... Autant elle s'était bien amusée à faire tourner Théo en bourrique, autant elle aurait bien aimé cesser de voir tout et n'importe quoi en plein éveil, comme les jours précédents !

Elle décida d'y aller doucement, et offrit à son interlocuteur le plus gracieux de ses sourires, celui des anniversaires bien garnis. Qui sait, il était peut-être dangereux...

"ça a marché avec Théo et les chocolats, c'était drôle. Dis-moi, Puck, la voisine, c'est qui, en vrai ?"

Puck se détourna des flammes afin de faire face à la jeune fille. Lui-aussi souriait et ce pratiquement jusqu’aux oreilles. Les deux grosses émeraudes qu’étaient ses yeux pétillaient de malice. Bouille de petit diable.

« Je sais, dit-il. J’ai tout vu. Et je suis fier, très fier de toi Nedjma. »

Il s’approcha d’elle de quelques pas et croisa les bras. Il l’observa un instant, puis reprit :

« La voisine est une sorcière. Mais tu n’as pas à avoir peur d’elle, au contraire. Elle est là pour toi. Car elle t’a choisie. N’as-tu jamais rêvé d’avoir de grands pouvoirs ? N’as-tu jamais voulu avoir tous les autres à tes pieds ? »

« Oh si, bien sûr », répondit-elle naïvement. Avec d'autres, elle aurait pris un peu plus de précautions, mais quelque chose lui disait que Puck vivrait très bien cette déclaration. « Qui n'en rêverait pas ? »

Elle se repassa alors, mentalement, ce qu'il venait de lui dire. La voisine, une sorcière. Bon, elle s'en était doutée. Ça n'excusait pas tout à fait son goût pour le rouge et noir criard, les cigarettes sans filtres, ni l'attentat contre Dolphi. Une sorcière, cela avait de grands pouvoirs, c'est sûr. Mais cela vous faisait voir aussi tout et n'importe quoi. Et en règle générale, ça ne voulait pas du bien aux enfants. Dans les contes, elles les mangent, non ? Comme un bon petit alien maléfique. Nedjma était maigrelette et déjà corrompue jusqu'à la moelle, alors, la question était...

« Mais elle ferait pas ça pour mes beaux yeux, hein ? Qu'est-ce qu'elle veut de moi en retour ? »

Effectivement, Puck apprécia la réponse de Nedjma. Et quand vint la question, il répondit avec malice.

« On ne le dirait pas comme ça, mais celle que tu connais sous le nom de Claudia Briston a déjà plus de cent ans. Même les sorcières doivent mourir un jour. Il est temps pour elle de préparer sa succession. En échange de son savoir, de ses pouvoirs, tu poursuivras sa mission. Rien de très compliqué : il s’agit juste de répandre la peur, la peine, la douleur et la mort. Tel est le travail d’une sorcière. »

La créature tendit la main vers la jeune fille :

« On est amis, n’est-ce pas ? Alors vient danser ! »

Mais Nedjma ne réagit pas tout de suite. La peur, la peine, la douleur et la mort. Cela faisait un peu peur, comme programme. Oh, bien sûr, une petite méchanceté par-ci par-là, se moquer des gens qui la prenaient de haut, tourner en ridicule les imbéciles ou regarder danser comme un chippendale ce coincé de Théo, elle adorait ça. Mais là, ça devenait du sérieux. Une sorte de vocation, de... qu'est-ce que Puck avait dit ? de mission, voilà, de mission. Ce n'était pas comme un film d'horreur, où tout s'arrête quand l'écran s'éteint et que les lumières de la salle se rallument. C'est du plein temps, et elle devinait que dans la profession, on ne démissionnait pas facilement. Elle en était là de ses réflexions quand Puck voulut à nouveau l'entraîner pour danser. Décidément !

"Hum, fit-elle après quelques pas, avec un sourire mauvais, tu devrais savoir que je préfère regarder danser les autres. Allez, danse, Puck, si tu veux !"

« C’est vrai. Une attitude très respectable. »

Puck cessa de tendre la main. Il ne perdit pas son sourire malfaisant. Avant de reprendre la parole, il laissa toutefois passer quelques secondes durant lesquelles il fixa Nedjma assez intensément.

« Je danserai, si tu veux. Je suis ta peluche. Tu es ma maîtresse. Enfin, tu le seras vraiment lorsque tu auras fait tes preuves. Le premier test, tu l’as remporté haut la main. Demain, il va te falloir en relever un nouveau. Tu dois retourner chez Claudia Briston. Tu emporteras avec toi toutes tes précieuses peluches. Moi-aussi, tu m’emporteras. Théo doit t’accompagner. Pas ta mère. Juste Théo. Claudia te dira quoi faire ensuite. Ce sera... amusant. »

Puck s’approcha.

« Tu t’en sens capable ? »

Nedjma doutait qu'un sort radieux soit promis à ses peluches et au malheureux Théo, mais c'était le cadet de ses soucis, après tout. Elle n'avait que faire de ses vieilles peluches : Puck était tellement plus drôle ! Et son jeune voisin, même s'il l'amusait quelquefois, était d'ordinaire un poids mort assez ennuyeux. Il avait tellement moins à promettre que Claudia Briston... Non, ce qui provoquait chez la petite fille un rictus d'intense réflexion, ce n'était pas vraiment un scrupule moral. C'était plutôt la considération des difficultés d'ordre pratique liées à ce qu'on lui demandait.

"Hum, il ne me sera pas vraiment facile de le convaincre de m'accompagner. Mais... je trouverai bien."

Et elle n'y aurait sans doute pas grand mérite - le garçon n'était pas une lumière. Elle sourit.

"Est-ce que je te verrai un jour autrement qu'en rêve, Puck ? J'ai hâte de te voir danser pour de vrai. Tu pourras même garder la fourrure."

« Si tu es aussi brillante demain qu’aujourd’hui, oui, tu pourrais bien me voir pour de vrai. Et je danserai volontiers pour le plaisir de ma maîtresse ! »

Sur ce, Puck entama une chorégraphie souple et tribale. Alors qu’il tournoyait autour du brasier, tout se mit à tourner, à se mélanger, à se fondre en un chaos indescriptible. Voilà Nedjma de retour dans son lit. Elle tenait Puck, redevenue peluche, contre elle. Une fois de plus, la balle était dans son camp. A elle de triompher de cette nouvelle épreuve. A elle d’être à la hauteur. A travers les volets clos, la lumière du jour filtrait. C’était le matin.

Nedjma resta au lit encore quelques temps, étreignant Puck et tentant d'élaborer une stratégie de circonstance. Les mères risquaient d'être un problème. Il allait leur falloir un mensonge pour elles aussi. Et puis, est-ce qu'elle pouvait faire confiance à Puck, à la sorcière ? Jusqu'ici, tout s'était déroulé comme annoncé, mais... Non, tout compte fait, puissante comme elle était, la sorcière n'avait pas vraiment besoin de tout ce scénario pour lui faire un mauvais sort. mmmh.

Profitant de ce que sa mère, comme d'habitude, dormait encore, Nedjma se leva, s'habilla, déjeuna, et sortit de l'appartement pour faire un tour à l'étage du dessus. Elle fit beaucoup de bruit dans la cage d'escalier, tout en montant les marches. Elle demeura assise sur le palier du haut un bon moment, Puck dans les bras. Puis redescendit en martelant toujours ses pas, et retourna dans l'appartement, où elle se donna pour mission de s'assurer que Fatima ne dormait plus.

Fatima avait à peine émerger suite aux bruits de la cage d’escaliers. Mais le retour de sa fille acheva de la réveiller. La voilà en train de bailler, de s’étirer. Elle avait une vraie tête de déterrée. Le matin, ce n’était clairement pas son moment de prédilection. Elle, elle était du soir. Chaussé de ses pantoufles, vêtue de son pyjama vert pastel, coiffé par un néo-artiste ivre, elle prit doucement la direction de la cuisine.
« Ho, déjà habillée ma chérie... tu as bien dormi ? demanda-t-elle. Moi, pas des masses. Tu vas rire mais j’ai rêvé de la voisine. Pas un rêve très drôle. Elle est sympa mais elle fait quand même un peu peur. Là, si droite, si sévère. J’ai cru que j’étais de retour à l’école. Tu sais à quel point j’aime l’école ! »
Nedjma le savait en effet. Sa mère l’avait quitté très tôt. Le seul diplôme qu’elle avait obtenu, c’était à l’issue d’une formation pour adultes en secrétariat.

Nedjma préférait ne pas s'imaginer son auguste mère en train de suivre un cours. Elle devait être du genre cancre, mais pas le cancre qui faire rire tout le monde et tourne en ridicule la maîtresse, non, plutôt celui dont on moque la bêtise, qui crève de honte et se cache dans un coin en essayant de se faire oublier.

"Oh. Et elle te faisait un cours, je suppose ? ça se passait comment ?"

Qui sait ? Peut-être la sorcière envoyait-elle des rêves à d'autres qu'à elle, ça valait toujours le coup de se renseigner avant d'en venir au fond du sujet.

Question judicieuse de la part de la fillette. Sa vivacité d’esprit n’était plus à prouver. Toutefois, s’il y avait eu le moindre message dans ce cauchemar, le moindre indice, Fatima fut incapable de le restituer.

« Ben, heu, pas vraiment. J’ai déjà à moitié oublier. J’la vois juste, bien droite, avec sa tasse de café, ultra sévère. Et moi, à côté, je sais plus ou me mettre. C’est pas possible d’être aussi sérieux que ça ! J’ai jamais compris les gens comme ça. On dirait que rire, ça leur fait mal, ou que c’est pas assez bien pour eux. Alors, moi, je me sens forcé de détendre l’atmosphère. Et c’est de pire en pire. A chaque mot, je m’enfonce. Brrr ! Heureusement que je suis réveillé ! Des rêves comme ça, non merci ! Elle t’a pas fait le même effet ? »

Nedjma prit place dans la cuisine, se préparant un bol de céréales. On y était.

"Non, vraiment pas. Je l'ai trouvé gentille. J'ai tellement aimé ses chocolats que je suis retournée la voir ce matin, quand tu dormais. Elle était un peu plus bavarde qu'hier. Peut-être que toi aussi, tu l'intimides ! Je lui ai parlé de mes peluches, de ma collection, de Dolphi qui a disparu, et de Puck, le petit dernier. Elle m'a proposé de venir jouer chez elle tout à l'heure, pour les lui montrer. Bon, le salon rouge et noir me fait quand même un peu peur, alors j'espère pouvoir convaincre Théo de m'accompagner."

Et, fière de son mensonge, elle se mit à verser généreusement le sucre en poudre dans son bol de lait frais.

« Ha... je me disais bien que j’avais entendu quelqu’un dans les escaliers. C’est chouette si tu t’entends bien avec elle. C’est très chouette même ! D’habitude, les gens, ils ont vite une dent contre toi, je sais pas pourquoi. Mais c’est bien, ça change ! J’espère que tu t’amuseras bien chez elle, ma chérie, et Théo aussi ! »

Fatima, un peu moins épave qu’au moment de sortir de son lit, mais toujours loin d’être vraiment réveillée, se prépara son propre déjeunée. Le mensonge était passée comme une lettre à la poste. Néanmoins ce n’était là que l’étape la plus facile. Convaincre le garçon du palier et sa mère soupçonneuse allait être une autre histoire.

Nedjma termina son petit-déjeuner sans se hâter. Après tout, elle était en vacances, et une visite de trop bon matin paraîtrait suspecte à ses voisins. Effectivement, la mère de Théo allait être un problème. C'était toujours un problème, celle-là. Mais bon, rendre visite à une vieille dame, c'était un noble dessein, non ? ça pouvait presque passer pour de la gentillesse. La petite fille alla jouer dans sa chambre, attendant avec impatience que l'aiguille des heures avance jusqu'à la suivante. C'était comme un jeu, et elle sentait l'excitation la gagner. Il fallait reconnaître que le coup des chocolats de la veille était un sacré tour, elle avait hâte d'en voir d'autres. Dans ses bras, Puck arborait un fier sourire carnassier. Lui aussi devait être impatient de voir ça.

Quand elle jugea le moment opportun, elle alla sonner à la porte d'en face, une de ses vieilles peluches dans les bras. Son petit doigt lui disait que Puck n'était pas la recommandation idéale.

Nedjma dût poiroter un petit moment avant d’entendre des pas de l’autre côté de la porte. Ce fut la mère de Théo qui ouvrit finalement. Comme à chaque fois, ses yeux noisettes tombèrent sur la fillette en formulant des reproches par anticipation, ou des mises en garde éloquentes. "Fait gaffe, je te surveille !" était un peu le message récurant, avec divers variantes selon l’humeur et la situation. Son visage, quant à lui, adoptait tant bien que mal la politesse de convenance. Diplomatie de pallier obligeait...

« Oui Nedjma, qu’est-ce que tu veux ? »

Bien plus soignée et efficace que Fatima, elle avait une dégaine tout à fait convenable. Derrière elle, dans le couloir, la jeune fille put apercevoir l’aspirateur, certainement sortit depuis peu car il n’avait pas encore été mis en marche. La bouille de Théo se montra furtivement depuis l’angle du couloir, façon de signaler à sa petite amie qu’il était là mais que... maman avait pris les choses en mains. Et maman était toute puissante !

La petite fille ne se démonta pas. Toutes les grandes personnes la prenaient toujours de haut, et ça ne les rendait pas moins bêtes. La mère de Théo ne l'avait pas empêchée de l'emmener au cinéma voir ce qu'elle voulait, et elle ne l'empêcherait pas d'obtenir ce qu'elle voulait cette fois non plus. Non mais !

"Bonjour madame ! Je voudrais voir Théo, bien sûr ! La voisine du dessus m'a invitée à venir jouer chez elle, alors je voulais savoir s'il voudrait bien m'accompagner. Vous savez, la nouvelle voisine, qui vient d'emménager ? Madame Briston."

La mère de Théo fut un peu prise de court. Madame Briston paraissait tellement convenable, tellement strict, voir un brin snob, comment imaginer qu’une petite racaille de Nedjma puisse avoir été invité et surtout, ait accepté cette invitation ? La logique aurait voulu une franche hostilité entre ces deux individus tellement incompatibles !

« Ha bon ? Vraiment ? »

N’était-ce pas là un mensonge de la jeune fille ? Elle leva les yeux vers l’étage supérieur. Il était facile de vérifier si les enfants montaient belle et bien les escaliers. Et si c’était le cas, Claudia Briston représentait une sacré garantie anti-bêtise. Après une seconde de réflexion, la maman reprit :

« Et bien pourquoi pas. »

Elle tourna la tête vers son fils.

« Théo, c’est Nedjma pour toi. Elle te propose de l’accompagner chez la voisine du dessus. »
« Quoi ? Vraiment ? Chez la voisine ? La nouvelle voisine ? »

Le garçon s’approcha jusqu’à se retrouvé à côté de sa mère. Il fixa sa petite amie, visiblement pas très emballé. Avec son courage au raz les pâquerettes, la simple perspective d’affronter la présence de cette vieille psychorigide devait l’effrayer. Il serra un peu plus fort les jouets qu’il tenait en main, des figurines anthropomorphiques du film d’animation qu’il n’avait pas pu voir, puisque Nedjma l’avait entrainé vers "Les Dents de l’Espace".

« Heu, tu veux pas plutôt venir chez moi ? »

"Bah, écoute, je suis allée la voir ce matin et elle m'a invitée à revenir lui montrer mes peluches. On va voir si Puck a aussi peu de succès qu'avec toi ! D'habitude, c'est toujours Simba qui gagne au concours du plus mignon..."

Comme elle voyait le garçon décidément manquer d'enthousiasme, elle tenta de réveiller le chevalier blanc qui devait dormir quelque part, profondément enfoui dans ce coeur de couard.

"Allllez ! Tu sais, elle m'intimide un peu... j'aimerais mieux être accompagnée."

Théo hésita encore un instant, mais Nedjma avait l’art de trouver les arguments qu’il fallait. Elle poussait le vice jusqu’à s’être présenté avec l’une de ses mignonnes peluches, détail qui n’avait pas échappé au garçon.

« Bon ben, heu, pourquoi pas. Ça peut être chouette », finit-il par répondre, tout heureux de pouvoir rassurer sa petite amie face à l’impressionnante Claudia.

Il se gratta la tête et ajouta :

« C’est sûr que Puck peut pas gagner. Dis, heu, je peux aussi emporter mes propres nounours ! Ça fera un super concours ! »

La mère, toujours présente, toujours attentive, était un peu troublé car pour une fois, elle n’avait rien à redire à ce projet. Nedjma avait-elle décidé de se comporter en fille convenable ?

Nedjma hésita un moment. Puck avait dit que Théo devait venir sans les adultes, mais pas qu'il ne pouvait pas apporter ses propres peluches. S'il n'y avait que cela pour le mettre en confiance. Mais, elle répugnait un peu à toute part d'imprévu. Les peluches pouvaient apparemment jouer un rôle important dans l'affaire. Témoins Puck et Dolphi...

"Ecoute, on va déjà monter avec les miennes, ça nous fera les bras suffisamment chargés. Et puis on reviendra prendre les tiennes après si tu veux !"

Elle ignorait délibérément les regards scrutateurs de la mère. Des yeux comme ça, soit on les ignore, soit on se laisse hypnotiser et à la longue on devient un timoré comme son fils.

« Ok, d’accord, mais je veux pas tenir Puck ! Il a l’air trop vilain ! »

Théo commença à suivre Nedjma vers son appartement. La mère du garçon resta un instant sur le pallier. Elle devait nourrir quelques derniers soupçons, mais n’en montra rien. Elle rappela juste à son fils qu’elle allait passer l’aspirateur et que donc, il était inutile de l’appeler s’il avait quelque chose à lui dire, il fallait aller la voir. Effectivement, lorsque les deux enfants, les bras chargés de peluches, s’engagèrent dans l’escalier, le ménage avait débuté.

Peu après, la fillette frappait chez Claudia Briston. Tout d’abord, il n’y eu aucune réponse. Théo stressait, cela se voyait comme le nez au milieu de la figure. Ostensiblement placé derrière sa petite amie, qu’il était théoriquement sensé rassurer, il serrait plus fort les doudous en sa possession. Puis des pas, enfin. Un verrou qui tournait, la porte qui s’ouvrait. La sorcière, cigarette au bec, était toujours aussi sévère d’aspect. Elle adressa aux visiteurs un mince sourire et s’écarta de l’embrasure.

« Entrez ! Le salon est à votre disposition ! »

Et le salon, déjà assez sinistre la veille avec ses meubles rouges et noirs, l’était plus encore ce matin. D’office, les yeux tombaient sur une grosse marmite qui trônait au centre de la pièce. Perché sur ses trois pieds robustes, il y avait dessous un petit tas de bois qui ne devait attendre qu’une allumette pour s’enflammer. Au fond, la grande horloge en ébène qui rythmait le temps d’une bien sinistre manière. Tic tac... Tic tac... Non loin de cette dernière, la table basse où Fatima et Claudia avaient pris le café. Seul un cendrier l’occupait présentement.

Théo resta bouche bée à la vue de cette salle si atypique. Déjà il interrogeait Nedjma du regard. Madame Briston, elle, avait gagné la cuisine.

Nedjma n'eut aucunement à se forcer pour rendre à Théo son regard de surprise ; ça ne se passait pas vraiment comme elle l'avait imaginé. Elle s'était dit que le plus gros était de convaincre le garçon de l'accompagner, et qu'une fois là-haut, Claudia prendrait les choses en main et lui dirait quoi faire. Et là... Elle se trouvait un peu stupide, à se demander à quoi ce chaudron était censé servir. Le doudou bouilli, ça n'est quand même pas fameux. A moins que la sorcière ne cuise les petits enfants, comme dans les contes ? Brr. La fillette avait beau être maigrelette et pas du tout appétissante, son instinct de conservation commençait à crier vers la porte.

Alors elle fit mine de plaisanter, autant pour se rassurer que pour rassurer son compagnon.

"Hé bien, je trouvais déjà la déco bizarre, mais là, on bat les records ! Viens, on va poser les peluches..."

Elle plaça les siennes sur la table basse, de manière à se libérer les bras, avant d'aller jeter un oeil curieux par dessus le bord du gros récipient. Vraiment strange, tout ça...

Théo fut à deux doigts de rebrousser chemin. Mais finalement, il suivit Nedjma et déposa également les peluches qu’il tenait. Pendant ce temps, la jeune fille, dressée sur ses pieds, put apercevoir à l’intérieur de la marmite un liquide noire et luisant. Il lui rappela tout de suite cette chose dans laquelle elle avait retrouvé son dauphin. Le garçon s’approcha, sans oser regarder, et demanda :

« Y’a quoi dedans ? »
« Une mixture très spéciale ! » lui répondit Claudia, d’un ton professoral.

Il sursauta. La vieille se tenait à l’entrée du salon, une tasse de porcelaine en main. Ses yeux d’acier tombèrent sur les peluches.

« Elles sont toutes là ? » fit-elle à l’intention de Nedjma.
« Heu... il, il manque les mienne », hasarda le garçon, en se tordant les doigts.
« Ho, il y en a bien assez pour s’amuser. Puis-je vous proposer un bonbon ? »

De sa main libre, elle attrapa le coffret contenant les fameuses friandises ensorcelées. Elle l’ouvrit et le présenta aux enfants. Théo hésita. Tic tac... Tic tac... Sinistre était l’atmosphère.

Il fallait faire, ou dire quelque chose, vite, histoire de ne plus entendre l'horloge ni les battements de son coeur, qui commençaient à lui dire qu'elle avait fait une abominable sottise, lui suggérant de courir à toute vitesse vers l'étage d'en-dessous. Mais d'une certaine manière, elle était trop fière pour l'admettre avant d'en avoir la démonstration évidente. Nedjma avança donc la main vers les bonbons et en prit un.

"Oh oui, bien sûr !"

Evidemment, elle n'avait aucune intention d'en manger un. C'était juste pour que Théo en fasse autant, par mimétisme.