[Lieu] Une route oubliée

[Taliesin]

Durant son absence, les premiers envoyés d'Ignace étaient apparus, attendant, les bras chargés de bois, qu'on leur indique où déposer leur fardeau. De plus, il semblait que les sentinelles ne tarderaient pas à être ravitaillées.
-Pas mécontent que cette journée se termine, fit Edgar. Mais je suis désolé que vous deviez rester sur le pont encore des heures et des heures, mon capitaine. A moins qu'en plus d'être insensibles aux maladies et aux froid, les paladins soient également immunisés à la fatigue, ça va pas être très marrant pour vous...

[Hubert de Maleval]

Hubert dirigea les premiers porteurs de bois. Il espérait que toutes les sentinelles seraient capables d'allumer un feu, sans quoi il lui faudrait intervenir.
" Les paladins n'ont malheureusement aucune protection contre la fatigue, mais la plupart d'entre nous sont relativement résistants, je suppose, répondit-il ensuite à la question de l'instructeur. Un peu comme n'importe quel soldat le devient par la force des choses, d'ailleurs. Mais honnêtement, Edgar, est-il vraiment nécessaire que tu te remettes à me vouvoyer ? Je n'en demande vraiment pas tant..."

[Taliesin]

-Désolé, déformation professionnelle, je le crains... répondit l'instructeur. Pour autant que je me souvienne, j'ai toujours vouvoyé mes supérieurs. Et puis, je me dis qu'il serait peut-être un peu étrange que je sois le seul de vos sous-officiers à vous tutoyer, cela ne serait pas très égalitaire... Enfin, si vous le souhaitez, je peux tenter de faire un effort, vous dire "vous" quand nous sommes en service, et "tu" quand nous ne le sommes pas. Mais, apparemment, vous allez être toujours sur le pont...

[Hubert de Maleval]

" Je ne serais pas contre que d'avantage de personnes me tutoient, je dois dire... Mais je me plierai aux usages, fit le paladin. L'idée n'est pas mauvaise mais effectivement, je serai probablement endormi aux moments où je pourrais profiter de ta familiarité."
Il sourit.
" Bon, mais tu as bien mérité d'aller te reposer. Et ne t'inquiète pas pour moi... Si je n'étais pas sur le pont cette nuit, je ne parviendrais probablement pas à trouver le sommeil de toute façon. Nous nous retrouverons demain matin. Merci pour le coup de main avec les sentinelles."
Hubert irait ensuite vérifier que tous les feux étaient allumés, le ravitaillement en cours, puis la nuit pourrait débuter... pas qu'elle les ait attendus, en réalité...

[Taliesin]

De fait, les ténèbres s'étaient abattues sur le monde, et il n'y avait guère qu'à l'ouest que le ciel conservait un semblant de luminosité. Heureusement, tout était prêt pour affronter les éventuels périls que les ténèbres étaient susceptibles d'amener avec eux. Toutes les sentinelles étaient en place et certaines d'entre elles se sustentaient déjà, tandis que les soldats encore actifs scrutaient les alentours. De même, tous les feux étaient allumés. Il s'agissait de petits foyers qu'il faudrait probablement entretenir en y jetant des roseaux coupés : Ignace l'avait dit, la communauté disposait d'abondantes réserves de bois, mais il était probable qu'elles s'avéreraient insuffisantes pour maintenir vivaces, nuit après nuit, une bonne vingtaines de brasiers, aussi modestes soient-ils.

[Galathée]

De son côté, Albérich avait accueilli leur arrivée à l'étape avec soulagement. Pas parce qu'il s'était lassé de la compagnie dans le chariot – une discussion collégiale concernant les remèdes anti-ronflements avait pris le pas sur les considérations plus personnelles qu'il avait échangées avec Marthe – mais parce que les ténèbres l'avaient immanquablement inquiété, petit à petit, et qu'il s'était demandé, sans oser le formuler à voix haute, s'ils allaient continuer à cheminer dans le marais obscur. Même si c'était un maigre réconfort, le bivouac était donc bienvenu, avec son cercle protecteur de véhicules, le brouhaha de la communauté, la lueur chaleureuse des feux et bientôt les odeurs de nourriture. Il s'était extirpé du chariot dès que le signal avait été donné et avait fait quelques pas au dehors, histoire de se dérouiller les jambes. Ce n'était pas la première fois qu'il passait une journée entière assis, mais il se sentait tout de même passablement ankylosé.
Peut-être un effet de l'âge, songea-t-il amèrement.
Un peu par réflexe, il chercha la silhouette d'Hubert, se demandant comment s'était déroulée sa chevauchée. Mais dans le chaos de gamins qui couraient en tout sens, la vue bouchée par les tentes et les chariots rangés, le flanc des chevaux, les gens qui circulaient, il en fut bien incapable. Il se rasséréna en songeant qu'il n'y avait eu nul combat à déplorer aux alentours de la colonne durant le jour écoulé. Le paladin avait sûrement de multiples choses à régler, encore. Ce n'est pas comme s'il avait ignoré qu'ils se verraient à peine dans les veilles à venir. C'était un peu ironique, compte tenu de ce qui avait présidé au premier chef à leur périple... Mais voilà. C'était ainsi.
Un moment désoeuvré, le Luménien n'osa cependant pas prendre de grandes initiatives, devinant que l'organisation d'Ignace, comme celle de Robert, devait être bien rôdée. Il aurait volontiers calqué son comportement sur Marthe, mais il devinait qu'en tant que conseillère, elle serait appelée dans des lieux où il n'était pas admis. Aussi décida-t-il de s'en remettre aux instituteurs et de les suivre où ils iraient.

[Taliesin]

Marthe les avait rapidement abandonnés, non s'en s'être au préalable excusée. Quant aux autres compagnons de route d'Albérich, ils s'étaient, comme lui, mis en devoir de se dégourdir les jambes. Cependant, quand une bande d'enfants vint à passer trop près d'eux, les instituteurs se replièrent en quatrième vitesse, sous le regard d'un Giovanni hilare. Ils n'étaient pas encore remontés dans le chariot, mais ils semblaient à deux doigts de le faire...
-Vous devriez nous imiter, Albérich... lança Rebecca. Ça sent le recrutement forcé de gardes-chiourmes "volontaires" à plein nez...
-Il est absolument hors de question que nous nous en occupions alors qu'ils sont à ce point déchaînés, enchaîna Agathe, catégorique.

[Galathée]

Mais Albérich se contenta de leur décocher une légère grimace tandis qu'elles détalaient. Il ne pouvait pas leur en vouloir : elles devaient gérer les enfants bien souvent et les conditions n'étaient pas optimales. De son côté, il se voyait mal battre en retraite alors qu'il ne les avait pour ainsi dire encore jamais côtoyés. Il ne chercherait pas à en obtenir la garde, mais il ne fuirait pas non plus s'il pouvait se rendre utile. De toute façon, vu ce qu'avait dit Marthe, il était fort probable que personne n'oserait lui demander de surveiller la marmaille...
" Vous avez l'air peu effrayé." dit-il cependant, à l'intention de Giovanni.

[Taliesin]

-Je suis la sérénité même, répondit l'intéressé d'un ton qui confirmait ses paroles. Tout est toujours tellement bien organisé au sein de cette communauté que je suis sûr que les conseillers ont déjà convaincu quelques-uns parmi les plus valeureux de nos compagnons d'accepter cette lourde tâche... Évidemment, il se peut que des renforts s'avèrent nécessaires mais si cela devait advenir, je doute que je sois la première personne qu'ils contacterons ! Et même si tel devait être le cas, et bien, je crois avoir assez d'imagination pour m'en tirer. A dire vrai, j'ai déjà quelques idées en tête...

[Galathée]

" Dans ce cas, vous devriez avoir pitié et vous proposer !" s'exclama Albérich.
Cette déferlante d'enfants ne cessait de le mettre mal à l'aise. Il avait vraiment du mal à comprendre ce qui était passé par la tête de leurs parents. Etait-ce le désespoir qui les avait poussés à tout abandonner et à risquer la vie de leur marmaille dans une aventure aussi incertaine ? Ou bien était-ce une confiance démesurée, similaire à celle qui l'habitait autrefois avant qu'il réalise combien elle était mortelle ? L'un dans l'autre, il trouvait cette situation folle. Il priait - n'importe qui - pour qu'il ait tort et que la communauté entière survive au périple. Il avait l'impression que si les gamins étaient restés en arrière, il se serait senti déjà nettement moins oppressé.

[Taliesin]

-Mieux vaut conserver mes idées en cas d'extrême nécessité, répondit Giovanni. D'autant que, puisqu'il faudra les occuper soir après soir, il est sans doute plus prudent de ne pas abattre toutes nos cartes d'un seul coup...
Quelques instants plus tard, des adultes commencèrent à sillonner le camp en demandant aux gamins de rallier la cantine. Mais comme seule une minorité obtempéra immédiatement, il fallut aux malheureux hérauts se lancer dans ce qui avait les allures d'une véritable chasse...
-Bon, comme la cantine va être envahie par une foule d'enfants, cela signifie soit que nous ne sommes pas prêts de manger, soit que notre repas nous sera apporté là où nous nous trouvons... reprit le barde.

[Galathée]

" L'avenir nous le dira." répondit simplement Albérich, se laissant gagner par l'indolence de son interlocuteur.
Il n'avait pas particulièrement faim, aussi se satisferait-il d'une solution comme de l'autre. En attendant, observer l'ingéniosité malicieuse des enfants cherchant à échapper à leurs poursuivants avait quelque chose d'étrangement distrayant.
" Je me demandais, si ce n'est pas indiscret, ce qui vous avait mené à rejoindre pareille aventure, dit-il alors. D'après ce qu'on m'a raconté, vous étiez très demandé, très reconnu dans votre domaine... Enfin... J'imagine que ça doit tenir à la nature aventureuse de votre profession de barde... Ou bien avez-vous toujours été intéressé par cet art "antique" que vous entendez retrouver dans la cité ? "

[Taliesin]

-Les deux. D'abord, cela faisait des années que j'allais te temple en temple sans trêve ni repos : non que cela m'ait ennuyé, bien au contraire, mais la perspective de pimenter quelque peu mon existence n'était pas pour me déplaire. Ensuite, l'histoire de l'art m'a toujours passionné, et la possibilité d'admirer des œuvres tombée dans l'oubli depuis des siècles et, qui sait, de m'en inspirer, m'a d'emblée paru formidable. Bref, cette expédition est à la fois une occasion de vivre une palpitante aventure et une chance sur le plan artistique. Sans compter que je ne resterai pas oisif une fois dans la cité :: on a dû vous parler de mon idée de fresque... Quant à mes commanditaires habituels, et bien, j'imagine qu'ils survivront quelques mois à mon absence ! Et si d'aventure un autre peintre s'est engouffré dans la brèche... Ma foi, la concurrence, cela ne fait pas de mal.

[Galathée]

" Donc votre intention est d'explorer, de peindre, et puis de repartir, si je vous ai bien suivi..."
C'était un projet qui débordait d'un enthousiasme tout à fait... typique. Albérich ne put s'empêcher de sourire.
" Et avez-vous des informations concernant la cité qui vous font penser que c'était un haut lieu artistique ? Ou bien vous attendez-vous simplement à y trouver les vestiges typiques d'une grande ville de l'époque ?"
En tant qu'amateur d'histoire, le Luménien n'entendait pourtant absolument rien à ces temps reculés. Il faudrait qu'il demande à Etienne ou Marthe s'il y avait quoi que ce soit les concernant à se mettre sous les yeux.

[Taliesin]

-Je n'en sais pas plus au sujet de la ville que tous les autres membres de l'expédition. Cependant, les documents que possède Étienne laissent entendre qu'elle était magnifique, opulente... Il serait donc logique que les artistes s'y soient pressés, qu'ils y aient rivalisé de prouesses... Si ces informations devaient s'avérer trompeuses, je gage que nous retrouverons malgré tout quelques œuvres intéressantes. Et si vraiment il n'y a rien... Bah, ce n'est pas tous les jours que l'on redécouvre une cité perdue ! Et je me chargerai de la décorer... En partie, du moins.

[Galathée]

Albérich ne put s'empêcher de sourire en imaginant Giovanni armé de ses pinceaux dans la ville en ruines, sous la neige, arpentée par des morts-vivants voraces. C'était bien sûr une image idiote : il était barde et expérimenté, certainement mille fois plus capable de servir efficacement la communauté que lui-même. Mais c'était néanmoins l'image qui lui venait à l'esprit, un effet secondaire bien logique de la mise du personnage.
" Rien que l'architecture devrait valoir le détour... et nous trouverons certainement mieux, même si la Catastrophe originelle, le temps et les maraudeurs ont terni le tableau... Vous ne serez certainement pas déçu."
Comme beaucoup de membres de la communauté, il semblait se réjouir d'un rien. Albérich enviait ces gens qui pouvaient se satisfaire de tout et de son contraire : leur vie devait être si simple !

[Taliesin]

-Même si la cité avait été complètement détruite, je n'aurais pas été déçu de m'être joint à cette expédition : notre périple donnera matière, je n'en doute pas, à de superbes histoires, à de magnifiques chansons. Toutefois Varamyr a visité et lieux, et il nous assure que la plupart des édifices sont encore debout. Il n'est pas entré à l'intérieur et n'était donc pas en mesure de me renseigner sur la décoration mais tout cela est fort prometteur...
Il sourit.
-J'espère qu'il fera beau, lorsque nous l'atteindrons. Pouvoir, à l'instar de ses fondateurs, admirer les étoiles se reflétant dans le lac... Ce serait un bon présage. Et un moment des plus poétiques.

[Galathée]

" En cette saison, ce serait effectivement un signe..." dit le Luménien.
Immanquablement, il repensa à sa conversation avec la jolie barde rousse, Roxane, lors de sa seconde visite au campement. Est-ce qu'un peu comme Hubert, Giovanni espérait qu'il y aurait du grabuge ? Rien de grave, mais de quoi tirer une épée pour aller au devant de la goule ? Rien de critique, mais de quoi composer quelques vers ? Les expéditions heureuses ne génèrent nul récit... Les bardes pouvaient-ils inventer l'angoisse, le danger et l'héroïsme quand rien ne se produisait ? Ou bien était-ce une forme de faute professionnelle ? Il ne s'était jamais posé la question.
En même temps, s'interroger était vain : des problèmes, il y en aurait. Rien ne servait de se leurrer. Les paladins et les conteurs y trouveraient leur compte.

[Taliesin]

-Je dois avouer que j'ai également très hâte de tester les bains, surtout s'ils sont alimentés par des sources d'eau chaude. Les Anciens étaient de véritables maîtres pour ce qui était de construire des thermes, et ceux de Clairétoile étaient particulièrement renommés, toujours à en croire les documents d’Étienne. Bien sûr, ils peuvent exagérer quelque peu, mais même si seule la moitié de ce qu'ils racontent est vrai, ce sera déjà formidable !
Les derniers enfants récalcitrants avaient été poussés vers la cantine. A présent, des hommes et des femmes dételaient les chevaux, ce qui signifiait qu'on avait fini de monter les écuries.

[Galathée]

Sans doute les bains de Solarcis avaient-ils été construits sur ce mode : Albérich ne se souvenait pas en avoir jamais fréquentés de meilleurs. En même temps, c'était un registre où il manquait totalement d'imagination... Que pouvait-on vouloir de plus qu'un bassin propre, chaud, profond, d'un décor aéré, reposant, et du silence ?
Regardant Giovanni en coin, il songea à nouveau à Thibault. Il se dit que cette aventure aurait pu être exactement ce dont le Sunite avait eu besoin au lendemain de ses déboires à Eredhun. Une quête un peu folle, une promesse de beautés insoupçonnées, ensevelies par le temps et le destin... Etienne avait manifestement arpenté la Trouée mais, à compter son faible quota de clercs, il avait probablement évité Eredhun. C'était sans doute sage : au moins trente-six temples auraient essayé de lui adjoindre des prêtres, dans une tentative peu discrète de récupérer partiellement son entreprise. Mais Albérich était surpris que personne n'ait tenté de mettre une couleur religieuse franche sur l'expédition. Ni Agnès, ni Barthélémy, ni Gabriel ne semblaient lancés dans des oeuvres de prosélytisme. Or, toute cité un peu digne de ce nom avait un dieu dominant. Etait-il possible que Fontbrune ait été particulièrement discret ? Ou bien les grands prêtres qu'il avait croisé l'avaient-ils négligé, estimant sa tâche folle et vouée à l'échec ?
Quoi qu'il en soit, Thibault avait manqué le départ... Où qu'il se trouve...

[Taliesin]

Après les enfants, ce fut au tour des chevaux de disparaître complètement du paysage. Ils furent remplacés par une cohorte de gardes fraîchement relevés qui, les traits tirés, cherchaient des endroits où s'assoir, se regroupaient pour discuter tranquillement, tiraient leurs pipes pour s'offrir quelques bouffées de tabac ou allaient s'enquérir des dispositions pour le repas : marcher ou cavaler toute une journée durant devait grandement ouvrir l'appétit... De leurs conversations, Albérich crut comprendre que ceux qui avaient constitué leur escorte seraient les premiers à pouvoir se restaurer.
C'est ce moment que choisirent les instituteurs pour réapparaître. Sans doute ne craignaient-ils plus la réquisition.
-Je me demande si on aura accès à la cantine ou s'il faudra manger dehors... dit Rebecca en s'approchant.
-Ce sera dehors, à mon avis, dit Agathe. Mais qu'est-ce que ça changera ? Ce n'est pas une toile de tente qui rendra l'atmosphère moins frisquette !
-Mais on aurait eu avoir des bancs...
-Bah, j'imagine qu'ils ont aménagé une sorte de place et qu'ils les y mettront...

[Galathée]

Albérich ne put s'empêcher de sourire en entendant Agathe et Rebecca... grommeler, comme de coutume. Il savait que c'était une forme de pose, mais c'était quand même relativement récurrent. Il fallait qu'elles aient abandonné un quotidien bien atroce pour s'être infligé pareil voyage. L'une et l'autre semblaient célibataires, ce n'était donc pas la faute à un époux plus entreprenant. Non, il n'était pas forcément nécessaire d'imaginer des choses affreuses, cependant : l'enthousiasme prend bien des formes. D'un autre côté, cette expédition était manifestement une sorte de rassemblements des blessés de la vie. Le Luménien n'était pas certain qu'il s'agisse là d'une bonne chose, car cela formait un échantillon trop particulier de l'espèce humaine, avec sa force mais aussi ses goufres.
Mais Rebecca avait quitté son emploi pour des raisons plus triviales, un désaccord pédagogique, il s'en souvenait désormais. D'Agathe, il ne savait rien. Il décida de leur emboîter le pas vers le centre du petit bivouac et ses hypothétiques bancs.
" Alors, Rebecca, que pensez-vous de l'odeur ? Par rapport à celle des chevaux, j'entends, évidemment..."

[Taliesin]

-Comment ? Vous me parler de cet horrible fumet alors que j'essaie à toute force de le nier ? s'indigna - faussement - l'institutrice. Serait-ce une stratégie pour me couper l'appétit et ainsi récupérer ma ration ? Vous êtes retors, Albérich !
Elle sourit.
-Mais ça ne marchera pas : j'ai trop faim pour être dégoûtée, même par cette odeur de marigot. Et je gage que d'ici un ou deux jours, j'y serai tellement habituée que je n'y prêterai plus la moindre attention.
On avait bel et bien aménagé une manière de place au centre du campement, où se dressaient déjà tables et bancs, pour l'heure occupés par la soldatesque. Le repas, conçu de sorte à réclamer le moins de vaisselle possible, comprenait malgré tout des plats chauds, dont un ragoût pour le moins appétissant. Les conversations des convives - et de ceux qui attendaient pour prendre leur place - formaient un joyeux brouhaha qui couvrait totalement les sons qui pouvaient éventuellement sortir de la cantine, quoique le nom ne soit plus guère approprié, vu l'usage que l'on faisait désormais de cette vaste tente. Cela signifiait donc que, quelles que soient la ou les personnes qui avaient accepté de s'occuper de la marmaille, celle-ci n'avait pas déclenché de chambard indescriptible, contrairement à ce que l'on aurait pu craindre.

[Galathée]

Albérich ne s'offusqua en rien des supputations honteuses de Rebecca, mais cela lui fit prendre conscience de la nécessité de surveiller ce qu'il mangeait. Il n'avait jamais été de stature légère, et les jours à venir — les veilles, peut-être — promettaient d'être sédentaires : il fallait qu'il tienne compte de la disparition de son heure d'exercice quotidienne. Heureusement, l'angoisse insidieuse qui lui bouffait les entrailles lui coupait partiellement l'appétit. Il savait qu'il faisait noir et qu'il n'y verrait rien, mais comme il fallait de toute façon encore attendre avant d'obtenir une place, il décida de quitter un moment le groupe pour gagner les abords du campement et jeter un oeil, un moment, dans ces ténèbres sinistres qu'il redoutait tant.

[Taliesin]

Le Luménien put bientôt constater que Robert et son second avaient pris autant de précautions que possible pour assurer la protection du bivouac. Sur le pourtour de la basse colline, à intervalles réguliers, étaient placés des duos de sentinelles : la majorité d'entre elles étaient des non-humains et un nombre non négligeable des enfants, comme il le savait déjà. A quelque distance des guetteurs, assez loin pour ne pas les aveugler, de petits feux avaient été allumés, repoussant péniblement l'obscurité. Et, au-delà... Les ténèbres. Absolues. Sans nuances...
...ou presque. Car, un instant, alors qu'il observait le "paysage" depuis deux bonnes minutes déjà, il sembla à Albérich distinguer une lueur fugace, dans le lointain. On aurait dit une flamme. Peut-être avait-il rêvé, cependant.

[Galathée]

Ou bien était-ce un de ces fameux feux follets contre lesquels on les avait mis en garde. C'était probable. De loin, comme ça, c'était presque joli. Inquiétant, mais joli. Albérich ne s'attarda pas en bordure du campement. Voir des gosses monter la garde aussi près des ténèbres le rendait malade. Il comprenait à peine qu'on ait embarqué les enfants dans l'aventure, mais qu'on les implique dans leur défense, les obligeant à risquer leur vie de la sorte... Il préférait ne pas y penser. C'était une chance qu'il ne soit pas conseiller dans la communauté, et une chance aussi qu'il ne soit pas tombé sur Hubert. Il aurait eu du mal à ne pas lui dire le fond de sa pensée. Il préféra battre en retraite vers la cantine, espérant retrouver son calme d'ici là.

[Taliesin]

Qu'ils aient éprouvé de la compassion pour les estomacs affamés de leurs compagnons ou qu'ils aient préféré se hâter afin de se retirer rapidement et d'être en forme le lendemain, la plupart des soldats avaient quitté les tables lorsqu'Albérich s'en approcha à nouveau. Des colons, pour la plupart adultes ou adolescents, les y avaient remplacés. D'autres patientaient toujours, parmi lesquels il remarqua les instituteurs et Giovanni, ou encore Roxane qui, croisant son regard, lui adressa un sourire et un salut de la main. En revanche, nulle trace des conseillers : sans doute s'étaient-ils réunis en quelque endroit tranquille.

[Galathée]

Espérant ne pas vexer ses compagnons de chariot, Albérich se dirigea vers la barde rousse. Il ne lui avait plus adressé la parole depuis leur toute première rencontre et il lui paraissait naturel de renouer un rien : il connaissait décidément très peu de monde dans la communauté, par rapport à Hubert, dont l'exposition et le rôle avaient garanti l'intégration. De plus, si son souvenir était bon, la jeune femme était du genre prolixe et il avait bon espoir qu'elle lui change rapidement les idées en se lançant dans une anecdote ou l'autre, histoire d'égayer la soirée. Il fit cependant un petit crochet par le ragoût car, comme le disait l'adage, ventre affamé n'a pas d'oreille.

[Taliesin]

Il n'était pas le seul, loin s'en fallait, à souhaiter se sustenter avant qu'une place ne se libère : une file d'une longueur non négligeable s'étirait donc à l'entrée des cuisines, où l'on servait des bolées de ragout. Cependant, l'opération était rondement menée, si bien qu'il ne lui fallut patienter que quelques minutes avant d'être servi. Quand ce fut chose faite, il put sans mal retrouver Roxane qui, elle, n'avait, pas bougé de place.
-Alors, Albérich, cette journée au sein de l'Académie roulante a-t-elle été agréable ? s'enquit la jeune femme, amicale, après l'avoir salué.

[Galathée]

" Dire le contraire serait grommeler pour le principe, dit le Luménien en s'immobilisant près d'elle. La journée a en effet été bien plus agréable que ce que j'anticipais. Bon... A mon avis, après dix jours de huis clos, nous ne pourrons certainement plus nous voir en peinture... Même Giovanni, si j'ai un peu de chance... mais jusqu'ici, c'était tout à fait plaisant. Et vous ? Avez-vous guetté la Lande ou profité d'un peu de temps pour rédiger le début de vos chroniques officieuses officielles ?"