La Couronne de Cuivre

Alexiel n'avait jamais été suffisamment patient pour apprendre plus que les rudiments de l'art culinaire, aussi fut-il bien heureux de s'en remettre à Fhiongan pour l'apprêt de son précieux canard. Il revint à la carte, estimant ne pas encore avoir fait le tour de la question.

"Je suppose qu'il va falloir aller vérifier par nous-mêmes ce que vaut le tracé de ce document. A quelle durée estimez-vous le temps de route jusqu'à l'entrée des souterrains ?"

Il n'avait jamais vraiment apprécié les voyages paisibles, d'autant qu'il se trouvait seul combattant dans ce groupe, et pour l'heure, un combattant singulièrement privé de bataille ; aussi, de son point de vue, le plus tôt serait le mieux.

- Ah, si nous étions des chauves-souris ou des oiseaux... Une grande journée, disons une trentaine d'heures... Mais à pied, il nous faudra bien trois jours jusqu'à ce qui semble être un village. Ensuite, toujours vers le nord, deux jours... Nera, tu dois savoir cela ?

Nera Allar, qui suivait du regard Chance avec quelque étonnement, sursauta.

- Pardon ? Je n'écoutais pas, je le crains.
- Que peux-tu nous dire sur la durée du voyage, de ce point-ci à celui-là ?

La jeune fille fronça les sourcils. L'étude n'était pas son fort, on le sentait bien.

- Eh bien... Je peux vous dire qu'entre les deux il faut quatre jours.
- Quatre jours ?
- Oui, le terrain est fort accidenté.

Eldurvellir se pencha sur la carte.

- Oui... Mais ici, nous avons une vallée, dont le dénivelé est tout à fait acceptable.
- Cette vallée est noyée sous des pluies torrentielles. Une malédiction, dit-on, lancée depuis des temps immémoriaux. Tellement immémoriaux que ça ressemble fort à une légende, d'ailleurs.
- Eh bien ! nous devrons y réfléchir. Soit perdre une journée en contournant cette vallée, soit tenter tout de même de la traverser...
- Et moi je propose qu'on y réfléchisse après dîner ! c'est prêt, dames et sires !

Fhiongan avait écarté les braises fumantes, sur lesquelles les raves cuites dégageaient une odeur délicatement sucrée. Le canard, à la broche, dégageait une odeur encore plus exquise, la peau dorée craquelait. Fhiongan mit des raves dans chaque écuelle et posa le canard débroché dans une grande écuelle de bois ovale.

- P'tit mago, tu penses vraiment à tout. Et tu as de la mémoire ! et tu t’es bien souvenu de la torture dont je t’avais menacé. Mais tu sais, la torture, ce n’est pas si simple. On fait rarement ce qu’on aimerait faire. Et puis, c’est salissant. Et bruyant. On n’imagine pas… C’est un art, en fait.

Fhiongan étira ses bras devant lui et fit craquer ses doigts, souriant à son auditoire. Chance et Nera s'approchaient et s'installèrent. Tout le monde fut rapidement servi, et le bandit put continuer son discours.

- Par exemple, l’inconvénient majeur, c’est que le client crie. Beaucoup, souvent, longtemps. Et même dans le feu de l’action, ça peut être fort désagréable. Evidemment, il y a toujours la possibilité d’entailler un peu la gorge pour empêcher le type de crier. Mais du coup, il ne peut plus parler… Et en général, on le torture pour ça, pour qu’il parle. Donc là, c’est raté. Et même si on veut juste s’amuser, un client qui ne gueule pas du tout, c’est tristounet.

Fhiongan cracha un peu de cartilage sur le côté, le plus loin possible des dames. On était raffiné ou on ne l’était pas.

- Il faut doser. C’est là où on peut parler d’art. Donc en fait, concrètement, dépeçage et mutilation, on évite. Pour le tout-venant, les menaces suffisent parfois… Mais pour s’amuser tout de même, on fait couler un peu le sang. On les picote, on leur fait de jolies balafres qu’ils pourront montrer à leurs gosses à la veillée… Ca leur fait un beau souvenir !

Un second crachat, aussi élégamment exécuté que le premier, ponctua l’exposé du bandit.

- Mais évidemment, il y a aussi quelques durs à cuire. Les guerriers, les clercs… Bon, le chevalier noir, on évite. Déjà, il y a de fortes chances que le type s’en tire. Et s’il vous retrouve, gare. Le paladin, lui, c’est un peu du gâchis… Ces types adorent subir des horreurs, ils résistent en couinant après leur foutu dieu. Là, on fait simple : on coupe quelque chose. Un doigt, une oreille… Les bijoux de famille, on menace, mais en général on n’y touche pas. Sauf si on compte liquider le client après : là, on peut se lâcher.

Le dîner s'achevait alors Fhiongan terminait sa petite conférence.

- Bref, tout ça pour dire que la vie est parfois plus compliquée qu’il n’y paraît. Et comme on dit, le dragon rouge est dans les détails. Remarquez, moi, j’aime bien.

Lorsque Chance réapparut, elle paraissait presque surexcitée. Elle ne tenait jamais en place après avoir pris de la drogue, du moins pas les deux premières heures. L'astuce était de ne pas prendre une trop grande dose à chaque fois histoire de minimiser les effets secondaires. Cela avait plus ou moins de succès, mais en général Chance n'échappait jamais à l'excitation et à la faim dévorante qui accompagnait la prise. La vue du canard qui dorait tranquillement sur le feu lui mit donc l'eau à la bouche.

- Vous croyez qu'il y en aura assez ? s'inquiéta la tieffeline. J'ai tellement faim que je mangerai un cheval en salade !

Une fois le repas servi, elle eut envie de se ruer sur sa portion, mais l'image de son visage dégoulinant de sauce l'en dissuada. Le bruit des mastications était accompagné par le bavardage inutile de Fhiongan à qui Chance prêta tout de même une oreille attentive. Ce type était un rustre. Avait-on vraiment idée de discuter torture en plein repas ? A bout de patience, elle lui envoya un petit os de canard en pleine tête puis éclata de rire.

- Ahaha ! Excusez-moi, j'avais juste envie que vous la fermiez, s'exclama t-elle en riant.

L'hilarité semblait l'avoir définitivement gagné. Autre effet secondaire. Fâcheux parfois. En l'occurrence il l'était.

Depuis le début du repas, Alexiel faisait grise mine et se tenait coi. Une bonne semaine de route encore ! Sur un voyage aussi long, nul doute que les petits défauts des uns et des autres - le bavardage de Fhiongan, les "absences" et sautes d'humeur de Chance, les besoins pulpeux d'Eldurvellir - n'allaient commencer à lui paraître insupportables. Là, par exemple, tandis que le voleur déblatérait à propos d'un sujet sur lequel le chevalier noir aurait pu lui donner deux ou trois cours autrement plus circonstanciés, il lui venait des envies de meurtre que la mort récente du sieur Ratois et le délicieux fumet de ce canard n'apaisaient pas tout à fait. Evoquer à table ces images déplaisantes de chair humaine avariée, c'était un tel manque de savoir-vivre... Quand la voleuse interrompit enfin l'importun, Alexiel mordit dans une cuisse à pleines dents pour mieux dissimuler son sourire.

- Ah !

L’os de canard habilement lancé avait atteint la pommette de Fhiongan. Eldurvellir éclata de rire.

- Fhiongan, tu parles trop, je crois ! et choisis, la prochaine fois, un autre moment que le dîner pour parler de ce genre de sujet… Mais bravo, très bel exposé, et je m’y connais ! mais je gage qu’Alexiel pourrait nous développer une partie également intéressante… Une autre fois, sans doute. Tenez ! nous avons même un dessert, après ce succulent canard aux raves.

Le mage sortit quelques fruits de sa besace. Noix fraîches et prunes furent bien accueillies.

Enfin ils s’allongèrent pour la nuit, Alexiel prenant le premier tour de garde. Il fallut partager les couvertures : deux devraient faire l’affaire pour trois personnes. Eldurvellir, de loin le moins baraqué des trois hommes, s’installa auprès des dames, du côté de Nera. Les nuits étant de plus en plus fraîches, il se rapprocha de la jeune femme jusqu’à la toucher ; elle ne protesta pas. On l’entendit chuchoter du plus discrètement qu’il put, et Nera lui répondre encore plus bas. Puis le silence se fit, seulement ponctué par les craquements du bois en train de brûler, des ululements des oiseaux de nuit et du vol d’une Tiamandis repartie en chasse. Les tours de garde passèrent : Chance, Fhiongan, en dernier Eldurvellir. Le statut de Nera, mal défini, ne lui octroyait pas suffisamment de confiance pour que le groupe lui propose un tour de garde. Enfin un soleil froid et timide réapparut, et tous s’éveillèrent.

Eldurvellir et Nera avaient disparu.

La nuit fut longue, très longue.

Chance ne trouva pas facilement le sommeil et entendit bien malgré elle le manège des deux protagonistes à ses côtés. Lorsque ce fut à son tour de monter la garde, elle laissa Fhiogan dormir une heure de plus que ce qui avait été convenu et retourna dans ses couvertures à regret.

Bien qu'elle ait passé une bonne partie de la nuit à s'agiter inutilement pour extérioriser son trop plein d'énergie, le réveil ne fut guère difficile, à croire qu'elle avait dormi un cycle complet sans interruption. Comme les autres, elle remarqua presque immédiatement l'absence de Nera et d'Eldurvellir, mais sa réaction fut tout sauf paniquée.

- Je vous proposerai bien de les abandonner ici, où qu'ils soient et quoi qu'ils puissent faire, mais j'imagine que vous allez refuser.

A propos de ce qu'ils étaient en train de faire, la tieffeline avait d'ailleurs sa petite idée, ce qui renforça son envie de ne surtout pas courir à leur recherche.

- Ce mage mériterait presque de se retrouver avec un poignard entre les côtes.

Une fois passé son tour de garde, Alexiel ne dormit pas non plus volontiers. Non que la journée n'ait été bien remplie ni riche en découvertes, mais la fatigue était plus nerveuse que physique, et le chevalier noir ne jugeait pas comme une bonne nouvelle la réévaluation du temps de trajet. Il allait falloir composer avec tout ce petit monde pendant tout ce temps, et il craignait un peu d'avoir perdu l'habitude de contrôler ses humeurs... Il entendit, comme les autres, le manège pas si discret du mage et de Nera, et se retourna en grognant. Au réveil, en revanche, quand il fallut constater l'absence des deux tourtereaux, il en tira un bilan beaucoup plus négatif que Chance.

"Si seulement il ne mettait en péril que lui-même, à la bonne heure ! Mais il a laissé le campement sans surveillance alors que c'était son tour de veille, et là, c'est de nos vies qu'il s'agit. Par conséquent, il ne faudra pas compter sur moi pour ménager sa pudeur."

Le chevalier noir se mit à explorer les environs immédiats du campement, en quête d'une paire d'imbéciles étendus dans les fourrés. Il marchait sans discrétion aucune, l'épée tirée, piétinant toutes les branches mortes avec ostentation. En réalité, il était plus inquiet qu'il ne le laissait voir, car il lui semblait qu'Eldurvellir était tout de même trop intelligent pour se montrer aussi imprudent.

Un cri strident et rageur fusa, en réponse à l’activité matinale d’Alexiel. Tiamandis voletait au-dessus du camp.

- Eh là, compagnons ! on me hait tant que ça ?

Eldurvellir venait de surgir de derrière un orme, l’air épanoui, une brassée d’herbes variées dans les mains.

- Nous aurons besoin de potions, pour ce voyage. J’avais besoin de simples. Je suis resté dans les environs immédiats du campement, ne craignez rien. Et Tiamandis surveillait les alentours. Nera, viens, je pense que nous avons assez.

Nera Allar, une énorme brassée d’absinthe et de millepertuis serrée contre elle, le voile de soie rouge sombre flottant au vent léger du matin, semblait une apparition féérique. Eldurvellir dut lutter pour se retenir de la fixer avec admiration.

- Bien dormi, chère Chance ?

Ce fut le tour de Fhiongan d’y aller de sa petite réflexion.

- Et toi, p’tit mago ? Bien, ton droit de cuissage ?

Eldurvellir lui jeta un regard peu amène.

Il fallait reconnaître que Nera Allar ne s'était pas montrée bien farouche, et que son besoin de s'acquérir un "protecteur" au sein du groupe avait dû jouer davantage que le charisme très raisonnable du mage... De la part du chevalier noir, il n'y eut qu'un haussement d'épaules blasé. Tant que ça n'interférait pas avec leur objectif, le semi-elfe se fichait éperdument des muqueuses où Eldurvellir entreprenait de tremper son biscuit. Mais il ne se faisait pas vraiment d'illusion : d'une manière ou d'une autre, cela interférait toujours.

Alexiel rentra flegmatiquement son épée et se détourna sans autre commentaire, regagnant le campement. Il avait faim.

Voilà. Elle avait bien fait de ne pas s'inquiéter.

Quand Eldurvellir lui demanda si elle avait bien dormi, elle se contenta de lui sourire. Ou plutôt de lui montrer ses dents, comme si elle avait l'intention de le mordre. Il était tentant de lui lancer quelque remarque acerbe sur ses activités nocturnes, mais Fhiongan s'en chargeait déjà et Chance préféra éviter d'alourdir l'atmosphère. Elle ne savait pas pourquoi le comportement de cet homme éveillait son antipathie ; il était frivole, soit, mais ce n'était pas une raison, elle l'était elle aussi, quoique de façon différente.

Elle secoua la tête : mieux valait éviter de trop creuser cette question. Eldurvellir était un peu le "chef" de cette expédition, s'il y avait bien une personne avec qui elle était forcée de composer c'était bien lui. Sa compagnie serait peut-être un peu plus supportable lorsque Nera aurait quitté ce groupe, du moins elle l'espérait. Combien de temps avant qu'elle parte déjà ? Quatre jours ? Elle soupira et commença à rassembler ses affaires.

Fhiongan s’approcha d’Alexiel.

- Y’a pas de justice… Franchement, Alexiel, nous ne sommes donc pas si beaux que ça ? Nous, des costauds, des vrais hommes ! et c’est cette crevette d’Eldurvellir qui récupère la belle fille… Je suis sûr que vous, Chance, vous avez meilleur goût que ça ! enfin, personnellement j’aime plutôt les femmes girondes, bien dodues où il faut. Chacun ses goûts, hein.

Un air rêveur se peignit sur les traits du bandit, qui finit par pousser un long soupir. Eldurvellir rit.

- Fhiongan, tu es assez intelligent pour savoir que les muscles, aussi parfaits soient-ils, ne font pas tout ! si tu continues, tu vas juste passer pour le crétin que tu n’es pas… Bon sang, je ferais bien avec une bonne bière, moi ! et même une mufflée, histoire de passer le temps…

Eldurvellir feuilleta rapidement le journal de Fénelone Doublange et compara les plans qui y étaient esquissés.

- Fénelone Doublange mentionne donc une espèce de malédiction… Ah ! moi je serais d’avis de ne pas risquer de gâcher bêtement notre équipement. A flanc de montagne, donc, qu’en dites-vous ?

La belle fille ? Nera ? C'était donc que Chance était repoussante ? Non, bien sûr, elle n'était pas repoussante, elle avait juste des cornes sur le front, et une queue, c'était suffisant pour en rebuter plus d'un. Au moins, elle avait la satisfaction d'avoir été choisie pour ses talents et non pour... d'autres critères douteux.

- Vous essayez de me faire comprendre que je ne suis pas votre genre ? demanda t-elle au bandit avec un air faussement blessé. Et moi qui pensais à vous chaque soir avant de m'endormir...

Rien que l'idée la faisait frémir d'horreur mais l'expression furtive sur le visage de Fhiongan en valait la peine.

Alexiel semblait bien le seul du groupe à ne pas se dépiter de l'incident. Il faut dire qu'il ne se posait pas vraiment de questions sur sa capacité à séduire quand il s'en donnait la peine, et même quand il ne le souhaitait pas. Il était beau, troublant, et il le savait. Le hic, c'est que la gent féminine disponible pour le moment n'était vraiment pas à son goût, qu'il avait fort difficile, forcément. Il aimait les femmes de caractère, chevalières comme lui, prêtresses, démones ou nobles... Pas les voleuses à la petite semaine toxicomanes ou les Marie-couche-toi-là.

"Ah, Fhiongan, toutes ces occasions qui s'enfuient... Vous devriez forcer la chance un peu plus !" sous-entendit-il sur un demi-sourire qui ne fut pas compris.

Il reporta enfin son attention sur la question d'ELdurvellir, qui sonnait assez cryptique pour qui n'avait plus en mémoire la conversation de la veille.

"Pff, une malédiction qui fait pleuvoir - plutôt une vallée encaissée au pied de sommets qui arrêtent les nuages, oui... A vous de voir, je crois comprendre que nous ne sommes plus à une journée près, au point où nous en sommes."

Eldurvellir, avait entendu les paroles de Chance. Il la regarda, la détaillant aussi discrètement qu’il put. Elle est petite, mais si vive et piquante ! et son petit fumet de diablotine, c’est charmant...

- Fhiongan, je suis probablement bien mal placé pour te donner un tel ordre, mais laisse-donc ces dames tranquilles… Finissons ce déjeuner et partons. La route de la montagne, pour les bons voyageurs que nous sommes.

Ils prirent donc le chemin de la montagne, qui s’avéra praticable bien qu’assez escarpé. Ils durent plusieurs fois mettre pied à terre pour franchir des passages particulièrement difficiles. Enfin, au bout de trois heures d’une marche harassante, le groupe rencontra une mauvaise surprise : le chemin s’était effrondré, suite à un éboulement semblait-il. La route de la montagne était désormais infranchissable. Fhiongan lança une bordée de jurons fleuris. Autour d’eux, la forêt, très dense et broussailleuse, ne permettait aucun détour.

Les jurons de Fhiongan étaient un parfait écho des pensées de la tieffeline.

Trois heures de marche dès plus pénibles, tout ça pour être finalement obligé de rebrousser chemin... Comme si la route jusqu'à leur destination n'était pas déjà assez longue.

- Merveilleux. Que faisons-nous maintenant ?

La carte qu'ils avaient trouvée au village devait bien mentionner d'autres itinéraires, quoique sans doute plus longs que celui-ci. Rallonger leur trajet n'était pas au goût de la tieffeline, mais ils n'auraient peut-être pas d'autre choix. La mine sombre, Chance commençait à frémir d'impatience.

Hé bien, il fallait croire qu'ils allaient devoir affronter la fameuse vallée "maudite", finalement, constata Alexiel avec un fatalisme proche de l'indifférence. Trois ou six heures de plus ou de moins n'étaient pas grand chose pour son endurance, et ce genre d'aléas était assez inévitable quand on s'enfonçait dans des régions aussi sauvages. Il ne poussa donc aucun juron, ne fit aucun commentaire, et se contenta de flatter l'encolure d'Eclipse, qui soufflait et écumait d'avoir escaladé cette côte, et n'apprécierait pas non plus la descente sur les pierres glissantes, il en jurerait.

Eldurvellir parvint à retenir un soupir. Ce n’est pas le moment de décourager le groupe, pensa t-il.

- Espérons que la route sera moins pénible que prévu.

Ils revinrent sur leurs pas. Le chemin, désormais connu, fut heureusement moins pénible qu’à l’aller : en moins de deux heures et demie ils furent de retour au croisement.

- Nous y voilà, et…

Un grondement, suivi de quelques secousses : tous levèrent la tête en direction du bruit. La partie du chemin qu’ils venaient juste de franchir s’effondrait lentement.

Le groupe s’engagea dans la vallée. La route était boueuse et l’humidité palpable. Au bout d’une demi-heure de marche, la pluie commença à tomber et le ciel gris clair vira au gris de plomb. Eldurvellir assura la besace qui contenait les vivres. Il les avait protégées en les enroulant dans un tissu épais enduit d’un onguent de sa composition qui les tenait parfaitement à l’abri de l’humidité. Prudemment, il y plaça également ses documents.

Soudain, la pluie devint torrentielle, formant un véritable rideau d’eau grise. Il devint quasi impossible de voir à cinq pieds devant soi. Fhiongan avisa un arbre immense.

- Je suppose que s’arrêter un moment n’est pas une si bonne idée que ça ?

Voilà qui tombait à pic, eux qui n'avaient justement pas eu l'occasion de prendre un bain ce matin. Heureusement, juchée comme elle l'était sur sa monture, elle évitait au moins de ruiner ses bottes en pataugeant dans la boue. Ce qu'elle détestait la boue, ce qu'elle détestait cette fichue expédition ! Ce n'était certainement pas un hasard si elle n'avait jamais cherché à quitter le confort de la ville, elle avait du sentir que la vie d'aventurière n'était pour elle.

L'arbre que désigna le bandit fut plus que bienvenu, elle sentait sa cape s'alourdir de pluie à mesure que le temps passait.

- Si, si. C'est même une très bonne idée.

Sans attendre les autres, elle fit galoper sa monture jusqu'à l'abri qu'offrait le dense feuillage de l'arbre.

Alexiel observa sans broncher la voleuse qui se précipitait vers une destinée intense et brève. Une petite voix lui disait que certaines personnes méritent leur fin, et s'il n'avait pas encore eu besoin d'elle, il aurait volontiers abandonné Chance à sa propre bêtise. Il n'avait encore jamais vu d'humanoïde se faire frapper par un éclair : cela doit valoir le coup d’œil, non ? Ce serait pour une prochaine fois.

"Ce n'est définitivement pas une bonne idée, encore moins sous cet arbre immense et isolé. Il va attirer la foudre... ", finit-il par crier sous la pluie battante. Et il fit signe de la main de poursuivre vers le couvert des arbres, certes, mais en un endroit un peu moins éminent, et donc moins susceptible de concentrer les décharges électriques.

Galoper… Les sabots du malheureux petit Arald s’enfonçaient dans la boue et s’en extrayaient à grand peine, projetant des morceaux de terre gluante à l’entour. Le groupe suivit Chance, mais resta à l’écart de l’arbre.

La pluie ne tarissait pas. De temps à autre des grondements se faisaient entendre, sans qu’on sache véritablement s’il s’agissait d’orage ou pire, d’autres éboulements. Les vêtements collaient ; les couvertures, avec lesquelles ils avaient tout d’abord tenté de se protéger, étaient trempées. Nera se serrait contre Eldurvellir, son mince drap de soie en guise de vêtement ayant été le premier trempé.

Fhiongan regarda les autres arbres. La forêt, moins dense, offrait moins de couvert que la route de la montagne, mais ils trouvèrent cependant un endroit à l’abri.

- Mettons pied à terre. Pour se laver, ce sera simple !

La pluie torrentielle serait parfaite pour se laver. Fhiongan grimaça.

- Ah ! je donnerais cher pour être à l’auberge, avec une bonne grosse ribaude à be…
- Fhiongan ! les dames…
- Les dames ? Ah, bien sûr… Enfin, une dame, probable… Pour l’autre, j’ai ma petite idée…
- Que tu vas garder pour toi, histoire de maintenir la bonne entente du groupe.
- Eldurvellir, tu lis dans mes pensées. Bien sûr ! je suis un homme du monde.

L’homme du monde envoya un magnifique crachat, résidu de sa chique, par-dessus son épaule.

Chance et Fhiongan partageaient au moins ce souhait : une auberge, enfin sans grosse ribaude pour sa part. Une auberge avec un feu ronflant tranquillement dans la cheminée. Et une baignoire remplie d'une eau tiède et propre, pas comme cette pluie qui lui laisserait probablement les cheveux poisseux. Au bout de quelques minutes, elle abandonna l'idée de conserver quoi que ce soit au sec et s'éloigna des branchages. Trempée pour trempée... Avec un peu de chance la pluie cesserait dans une petite heure, et elle pourrait espérer sécher d'ici une journée ou deux. Elle soupira et concentra toute son attention sur le déluge, si bien que le babillage de Fhiongan se transforma en un bourdonnement à peine gênant.

A quoi bon s'arrêter ? Alexiel avait peine à s'imaginer qu'ils puissent monter un bivouac les abritant pour de bon de cette interminable pluie battante, et si ce n'avait tenu qu'à lui, il aurait poursuivi sa route en serrant les dents, jusqu'à tant qu'ils aient quitté ce vallon. Trempé pour trempé, il savait qu'il avait très peu de chances de réussir à dormir, et beaucoup de voir les membres du groupe tomber malades, les uns après les autres. Contrairement aux autres, il ne s'empressa donc pas de mettre pied à terre, et gronda :

"Je serais plutôt d'avis de continuer... Nous n'avons aucune chance de faire du feu, de nous sécher ou de fermer l'oeil, tant qu'il pleuvra de la sorte. Si c'est limité à une zone particulière, le plus tôt nous en sortirons, mieux ce sera !"

- Des deux possibilités : tenter de passer une nuit qui ne sera probablement pas reposante, et continuer pour sortir au plus vite de cette vallée infernale, j'opterais aussi pour la seconde... Il y a plus d'une soixante d'heures de marche, mais j'ai dans ma besace une boisson de ma composition qui nous permettra de nous dispenser de sommeil.

- En tous cas, on ne risque pas de se faire attaquer ici !

- Non… Mais je crains le froid, inévitable par une telle humidité. Et les chevaux vont aussi souffrir. Si nous campons ici, il nous faudra dormir serrés les uns contre les autres, blottis contre les bêtes, afin d’éviter une pneumonie. Bref, en toute sincérité, mon avis est de continuer. Nous ne pouvons même pas envisager de faire un feu sous ces torrents de flotte glacée.

Chance n'était pas faite pour supporter un tel climat, une seule nuit sous la pluie risquait de la tuer. Grelotant déjà sur son cheval, la route qui allait suivre risquait d'être encore plus pénible que ce à quoi elle était habituée. C'était sans doute l'occasion ou jamais de tester l'efficacité des potions d'Eldurvellir, bien qu'elle avait elle aussi ses propres méthodes pour supporter la fatigue ; elle regrettait simplement que cela ne la protège ni du froid ni de la maladie.

Elle n'avait pas quitté le dos d'Arald et se tenait déjà prête à reprendre la route dès que ses compagnons seraient prêts. Ce n'était pas insurmontable, il fallait seulement serrer les dents et attendre que ça passe. Mais malgré ces pensées positives, son visage resta crispé tout le long de la route.

- Voici les potions.

Eldurvellir sortit de sa besace plusieurs flacons, de taille inégale.

- Le plus petit pour vous, Chance. Les grands flacons pour vous, Alexiel et Fhiongan. Les moyens, pour Nera et moi. Je vais également en donner aux chevaux. Mais attention, cependant ! des effets un peu… spéciaux vont faire leur apparition, au bout d’une dizaine ou d’une douzaine d’heures selon les personnes. C’est pour cela que je fais attention au dosage et remets à chacun une fiole de taille différente.

Le mage donna les potions.

- D’ici dix à douze heures, vous ressentirez un fort sentiment de puissance, doublé d’une bonne envie de rire. Rire, ce n’est pas dangereux en soi, mais le sentiment de puissance peut vous conduire à surestimer vos capacités face à un éventuel ennemi. Il vous faudra donc lutter pour le contrôler. Remarquez, je doute que nous rencontrions en ces lieux beaucoup de monde.

Eldurvellir fit boire un peu de potion aux chevaux, qui semblèrent en apprécier le goût et ne renâclèrent pas.

- Allons-y ! mes remarques concernent aussi les chevaux, en principe. Mais le dosage étant moindre pour eux, je ne pense pas qu’ils nous poseront problème. Il faudra juste être vigilant. Fhiongan, je te confie le soin de veiller à ce que Chance n’ait pas d’ennuis, elle n’a pas grande expérience des chevaux.
- Volontiers. Mais ne vous inquiétez pas, Chance, ce petit bourrin est un amour.

La description des effets secondaires du breuvage aurait soutiré un ricanement amusé au chevalier noir, s'il n'avait pas été aussi trempé. Il y aurait donc une boisson capable de le rendre plus vaniteux, plus sûr de lui, plus dévoré par l'ambition de puissance ? L'idée seule était pour le moins cocasse. Il but la potion d'un trait, sans réfléchir. Elle avait un goût désagréable d'eau de vaisselle, laissant son palais pâteux et irrité. Mais si elle pouvait limiter les effets de la fatigue, elle serait bien utile dans les longues heures à venir. de même pou Eclipse - il aurait regretté de perdre son destrier aussi bêtement.

Il avait retenu le chiffre, lancé à la va-vite par le mage : soixante heures... Deux jours et demi de marche sans interruption sous une pluie acharnée à vous ronger les os goutte après goutte... Il serra les dents - qui laissaient à leur tour un goût de vaisselle dans sa gorge - et se remit en route. Il y avait fort à parier qu'il devrait se passer ses humeurs sur quelques victimes, quand tout ceci serait fini.

Un sentiment d'euphorie et de puissance ? Voilà qui ressemblait fort aux effets secondaire de sa propre drogue, dommage que l'effet le plus intéressant n'y figure pas, à savoir l'insensibilité totale à la douleur. Chance s'en contenterait, elle était même surprise que le mage soit assez doué pour créer lui-même des potions de cette nature ; et s'il s'avérait qu'elles étaient capable de remplacer les siennes pendant un temps, alors Eldurvellir gagnerait un subit intérêt à ses yeux, et pas des moindre.

Elle avala d'une traite la fiole qu'on lui tendit, regrettant que celle-ci soit si petite en comparaison des autres : habituée comme elle l'était à ce genre de substance, elle craignait que l'effet s'en retrouve diminué sur elle. Enfin, elle aurait toujours la possibilité d'en réclamer un peu plus tard, si l'envie s'en faisait ressentir, et vue la façon dont Eldurvellir semblait soudain la materner, il ne lui dirait sûrement pas non.

Eldurvellir avait observé l'air vaguement dégoûté d'Alexiel. Ma potion n'a pourtant pas mauvais goût... A part la dernière, celle que j'avais inventé pour m'amus... Ô Tiamaat !
C'était une potion a l'effet effectivement amusant. Sauf que là, cela risquait d'être aussi fatigant. Le mage se remémora mentalement les ingrédients. Pas de risque majeur, mais Alexiel va se mettre à parler à tort et travers ou à chanter à tue-tête assez longtemps... Et cela n'améliorera pas son humeur, s'il s'aperçoit que son état n'est pas dû aux effets secondaires de la potion qu'il aurait dû prendre...

Alexiel se repassa plusieurs fois la langue sur ses dents souillées, tâchant en vain de se débarrasser de cet arrière-goût infâme. Et cette pluie qui n'en finissait pas. Des coups, sans cesse, sur les épaules, sur la tête, sur les bras, c'était... assommant, littéralement. Dommage que l'agresseur n'ait pas le cran d'aller jusqu'au bout, cela lui raccourcirait au moins le voyage. Il se recroquevillait malgré lui contre l'adversité, tassé sur sa selle, les yeux réduits à deux minces fentes, comptant les PLOC retentissants sur son armure. Il avait envie de pourfendre des élémentaires d'eau, leur inventait mille supplices à base d'évaporation dans la fournaise et de vase concentrée... Évidemment, personne en face. Il fallait se contenter de résister, sans que l'ennemi ne daigne seulement prouver son existence. Bon, on pouvait encore provoquer. Cela lui passerait un peu sa rage, au moins. Il se mit à crier tout seul sous la pluie battante.

"Alors, où te caches-tu, petit Ao de service ? Oh, ne fais pas l'innocent, je sais que tu es là. Après les douches de sang, les déluges ? Tu t'amuses bien, j'espère ? Et la prochaine fois,tu nous videras quoi sur le râble, un pot de chambre ? un seau de fumier ? des pétales de rose ? On fait silence, là-haut ? Si je ne peux pas t'atteindre directement, tant pis pour toi. J'ai un solide répertoire de chansons à boire, de chansons de marche et de liturgies sacrilèges, prends-toi ça en guise d'avant-goût à mon inévitable vengeance."

Et il entonna avec force et conviction une chanson de troupe dont les paroles avaient autant de valeur poétique que la mélodie de subtilité.

"Compagnons de fortune, pillards et déserteurs,
Lie de la plèbe, graines de potence,
Lourds de rancune et comploteurs,
Nids à gangrène - violons la chance !
EN AVANT !!

-Nous culbuterons la donzelle
- Nous pèlerons son protecteur
- Nous pillerons leurs chapelles
- Nous les arderons en choeur !
EN AVANT !!"

...
Ce n'était qu'un début. Il y en avait dix couplets.

Chance prêta une oreille distraite aux propos qu'hurlait Alexiel sous le déluge. A Melandis, le risque de se prendre le contenu d'un pot de chambre sur la tête en se promenant tranquillement sous les fenêtres était faible mais pas inexistant. C'était une expérience désagréable mais pas autant que la pluie battante qui les harcelait depuis plusieurs heures déjà. Alors, à choisir entre les deux, la tieffeline avait une préférence pour le pot de chambre. Après tout, un bon bain et on n'en parlait plus ! Alors que là, il lui faudrait sans doute plus qu'un bain pour réchauffer son corps transi, ou pour l'empêcher d'attraper la mort. La chanson qu'entonna le chevalier noir dérida légèrement la tieffeline, pendant quelques minutes. Puis le temps passa et avec lui d'autres chansons, et d'autres répertoires, si bien qu'elle se mit à souhaiter très fort qu'Alexiel se noie dans sa propre armure.

La Couronne de Cuivre

La route au nord de Melandis