La Couronne de Cuivre

Néanmoins la boutique n'était pas si distante de son point de chute qu'il ne finisse par parvenir à sa destination, l'hôtel de ville, toujours aussi grouillant de soldats et de fonctionnaires divers. Son capitaine lui avait laissé quartier libre jusqu'au soir, ce qui lui laissait encore deux ou trois bonnes heures avant la nuit - heures qu'il pouvait passer à se distraire, à manger, à dormir ou à discuter avec ses camarades de chambrée. Curieux contraste que ce temps mort avec l'entrevue qu'il venait d'avoir Lothringen, ou les âpres combats de la veille... Et le lendemain, à la même heure, sans doute serait-il déjà reparti pour Aghoralis, y découvrir de nouvelles façons de risquer sa peau.

Si on le laissa assez facilement entrer au pied du bâtiment, les soldats de garde se montrèrent plus défiants à mesure qu'il s'y enfonça. Quand il approcha des quartiers de la garde blanche, l'un de ses camarades dut intervenir pour qu'on le laisse passer.

Le ciel était dégagé. Il laissait présager une belle journée, demain, pour entamer un long périple jusqu'à Aghoralis... ou ailleurs. Rien n'indiquait qu'ils ne seraient pas une nouvelle fois retardés dans leur campagne vers les lieux de l'affrontement. Ils n'auraient probablement pas le temps de s'attarder sur des soucis parallèles, mais Lothringen pouvait en décider autrement. Sauf que cette fois, ils seraient accompagnés d'un gosse... Mornagest fronça les sourcils en se remémorant leur conversation à son sujet. Cela ne lui disait pas grand-chose qui valût, mais ils n'avaient aucun moyen de contrevenir aux souhaits du clergé de Tymora. Et puis, c'était en partie lui le responsable de cette histoire, même s'il n'avait pas cherché à se faire assassiner, tout de même.

Le guerrier arriva bientôt en vue de l'hôtel de ville. Il entra sans problèmes, mais fut refoulé un peu plus loin. Curieux, comme il suscitait de la méfiance de la part des gardes de faction. Il portait pourtant son équipement de la Garde Blanche... y aurait-il quelque chose d'anormal qui se serait produit durant son absence ? Son camarade ne lui ayant rien annoncé, il supposa que non, mais préféra s'en inquiéter par acquis de conscience.

"Tu as une idée de la raison pour laquelle les soldats sont réticents à me laisser passer ?"*Il n'avait rien contre la prudence, mais tout de même, c'était surprenant.

Son interlocuteur haussa les épaules.

« Le message est passé selon lequel des espions circulent autour, voire dans l'hôtel de ville... Alors, malgré l'uniforme, ils trouvent étrange de te voir te promener tout seul. »

D'autant que l'uniforme de la Garde Blanche était somme toute le plus facile de tous à contrefaire : une simple cape... Tout en raccompagnant « Hugues », son camarade ajouta :
« J'imagine que ce type de désagrément est inévitable. C'est pour ce genre de raisons que cet endroit semble rendre nerveux sire Rowan et le conseiller, et je ne suis pas loin de partager leur sentiment. Bah, nous repartirons sous peu, je pense... »

Mornagest acquiesça, en songeant à ce fichu "messager" venu délivrer une missive à Lothringen. Un espion, très probablement, il en était de plus en plus convaincu. Que ne l'avait-il pas arrêté aussitôt ? Ils auraient eu davantage de chances d'attraper les autres, en l'interrogeant soigneusement. Quant à savoir pour qui ils manœuvraient... Melandis, très certainement, mais il soupçonnait aussi les luméniens de jouer un jeu double. Halaster avait démontré sa faculté de prendre ses aises sur le territoire qu'il considérait comme conquis ; le gouvernement luménien pouvait très bien souhaiter en savoir plus sur les forces et faiblesses de son allié forcé...

"Le plus rapidement possible, j'imagine. J'espère. Les embuscades sont plus simples à organiser en ville." Sans compter qu'elles pouvaient même venir de l'intérieur. Le souvenir amer de la prise d'otage que sire Rowan avait imposée à son compagnon lui trottait encore en tête. Tant d'événements en si peu de temps...

"Tu as d'autres nouvelles ? Tout à l'heure, quand sire Rowan nous a interrogés, je n'ai pas pris le temps de m'informer sur la guerre, notamment..." Le départ des troupes laissait une impression de vide en ville.

"Il n'y a pas de grande évolution... Les troupes sont en route, comme prévu ; les intempéries ont retardé la rencontre avec la colonne mélandienne qui descendait au sud, mais c'est pour après-demain au plus tard. Cette bataille promet d'être une boucherie... On a eu quelques nouvelles de victoires mineures dans la péninsule de Paymill, de la mise en place d'un blocus luménien sur Anarelis et plus récemment sur Archik - rien de bien décisif."

S'il y avait des informations plus précises, ce n'était pas auprès des autres gardes qu'il les apprendrait, en tout cas. Tout en cheminant au fil des couloirs, ils approchaient des dortoirs alloués aux gardes du corps. Son interlocuteur reprit :

"Ah, j'oubliais, il y a des nouvelles alarmantes rapportées par les mages qui assurent la liaison d'urgence avec Aghoralis : la cité serait sur le point de céder..."

La guerre ne faisait que commencer, en somme. Les escarmouches se multipliaient avant l'affrontement général, qui pourrait être rapide et décisif, au contraire du siège d'Aghoralis qui semblait pouvoir s'éterniser. Mornagest connaissait déjà la nouvelle par son compagnon, mais il fit mine de l'apprendre.

"Si vite ? J'ai toujours cru qu'Aghoralis était imprenable !" Il était mal à l'aise en sachant que toute la population civile risquait d'être réduite à l'esclavage, sinon exécutée, une fois que les remparts et les défenseurs seraient tombés. Reprendre ensuite la cité serait probablement ardu : les forces mélandiennes n'étaient pas négligeables...

Et Lothringen qui voulait s'y rendre... il comprenait ses motivations, mais la réalité du terrain était dure. Et le spectacle qu'ils verraient bientôt là-bas promettait d'être lugubre.

"Instruit sans doute par les précédentes guerres, l'empereur a mis les moyens... Les mages mélandiens ont rapidement réussi à créer une ou plusieurs brèches, et défendre ces dernières épuise précocement les défenseurs."

Après un temps de silence, il reprit plus sombrement :

"Ma famille est originaire des campagnes à proximité d'Aghoralis, et je doute de les revoir vivants..."

Il s'arrêta brusquement ; ils étaient arrivés devant les dortoirs plongés dans la pénombre. En y jetant un oeil, Mornagest put constater que beaucoup de ses camarades avaient mis à profit leur temps libre pour récupérer leur retard de sommeil ou achever leur convalescence. Il n'était pas certain qu'ils seraient tous tout à fait remis le lendemain...

Il n'osa pas dire qu'il compatissait ; il était censé être originaire d'Aghoralis, mais... un mensonge dans un moment pareil était malvenu, il le sentit. "Il ne faut pas perdre espoir. La ville n'est pas encore tombée !" fit-il. C'était évidemment optimiste... mais pour l'instant, en effet, les murs tenaient bon. Peut-être l'armée arriverait-elle à temps pour sauver Aghoralis.

En voyant les autres se reposer, Mornagest demanda au garde : "C'est ton tour de garde ? Tu devrais peut-être dormir un peu... j'ai pu le faire plus tôt, si tu veux, je prends ta relève."

"Je commence en effet dans un gros quart d'heure, mais... Aeron m'a dit que vous aviez veillé toute la nuit au temple de Valkhur ?"

Voyant que Mornagest n'osait nier, il hocha la tête en signe de refus. Il n'était pas suffisamment mal en point pour accepter l'offre, si alléchante fût-elle. Du reste, sire Rowan ne l'aurait sans doute pas permis...

"Je te remercie, mais... repose-toi encore, tu as fait largement plus que ta part. Les occasions de s'épuiser ne manqueront pas. J'espère juste qu'elles comprendront un peu moins de démons à l'avenir", acheva-t-il sur un pâle sourire.

Inutile de dire qu'il était d'accord avec ce souhait. Avec un peu de chance, ils n'auraient plus à en affronter. Mais l'adversaire mélandien risquait d'être rude, également. Des magiciens, des guerriers... et la ténacité de l'empereur, gonflé de certitudes et d'orgueil, qui ne lâcherait rien... l'affrontement serait violent.

"Merci... repose-toi aussi dès que tu le peux : les jours à venir seront difficiles. Mais sans démons, je pense. Cette affaire était vraiment exceptionnelle, à mon avis. J'espère !" conclut-il, un sourire plus franc sur le visage. Il ne voulait pas rester sur une note pessimiste, et il sentait bien que son camarade n'en avait pas besoin.

De son côté, il n'avait pas encore réellement besoin de dormir, même s'il sentait qu'il aurait pu, en se forçant un peu. Il avait envie de flâner un peu, et de prendre le temps de penser à des choses plus agréables que la guerre et les massacres à venir.

Il allait être difficile d'oublier la guerre s'il demeurait dans les couloirs de l'Hôtel de ville, qui, s'ils n'évoquaient pas la veillée d'armes, dénotaient néanmoins l'effervescence d'un état d'urgence. Si besoin, les visages crispés et les barrages de gardes un peu partout lui rappelleraient que l'ambiance n'était pas vraiment à la flânerie... Mornagest avait donc la possibilité de retourner en ville, ou d'aller se promener dans les jardins tout proches, qu'il pouvait apercevoir depuis les fenêtres du bâtiment. Ils avaient l'air calmes et bien entretenus, à défaut d'avoir la beauté des grands parcs manostiens ou la majesté des hauts arbres qui entouraient le Palais des Murmures. Mais il ne servait à rien de faire le difficile : la cité ne pouvait en rien rivaliser avec la capitale.

Un peu de calme avant la tempête... ou entre deux tempêtes, d'ailleurs. Cela ne lui ferait pas de mal. Mornagest se dirigea vers le parc sitôt qu'il l'aperçût, et constata qu'il ne risquait effectivement pas d'être dérangé par grand-monde. Il devait être un des rares à disposer d'un peu de temps pour lui. Il en ressentit une pointe de honte, car il avait l'impression de bénéficier d'un traitement de faveur implicite. Le comportement de sire Rowan à son égard le laissait quelque peu perplexe, et il songea que Lothringen lui avait peut-être laissé des instructions à son sujet. Mais c'eut été prendre un risque considérable pour bien peu de choses : il se serait accommodé d'un tour de garde supplémentaire ou de préparatifs longs et rébarbatifs, comme les autres.

Il s'assit sur un banc, faisant face à un parterre de fleurs colorées dont il ignorait presque jusqu'à l'existence. Le climat, ici, était différent de celui de Melandis, sans parler de l’Épine Dorsale du monde... il huma l'air frais du soir qui allait bientôt tomber. Il était chargé d'odeurs variées, certaines agréables, d'autres nettement moins. Le renfermé du bâtiment se propageait jusqu'ici, mais la présence de buissons et de fleurs masquait en partie l'odeur. La rosée qui n'avait pu s'évaporer durant la journée donnait également un peu de fraîcheur dont le guerrier raffolait toujours autant.

Et son esprit se promenait, tandis que lui restait immobile sur le banc, à fixer ces fleurs. Le démon vaincu, le rêve de Lothringen, leur fornication brutale et passionnée... tant de choses en moins d'une journée ! Il n'arrivait pas encore réellement à se remettre de toutes ces émotions contradictoires. La peur, la tristesse, l'érotisme s'étaient succédés à un rythme effréné, pour le laisser psychiquement épuisé. Ce n'était pas dans un état comme le sien qu'il parviendrait à tenter de se remémorer ce fameux "rêve" de trois jours. À moins que, au contraire, il eût besoin de se trouver dans une sorte de demi-sommeil pour mieux se replonger dans ce monde si étrange et onirique où rêves et cauchemars essayaient chacun d'attirer l'âme vers eux ? Mornagest n'en savait rien. Peut-être cela reviendrait-il spontanément, comme sa mémoire entière lui était revenue alors qu'il se mourait sur les pavés sales du port de Manost.

Il manqua s'endormir et sursauta alors que son corps penchait en avant, menaçant de s'affaler au sol. Des visages. Il venait encore d'en revoir, aussi brièvement que nettement. Quatre personnes... un elfe, une humaine, une sorte de demi-démon un peu effrayant, et un visage qu'il reconnaissait entre tous : celui de son amant. Étaient-ils avec lui dans ce rêve ? Qui étaient les autres ?

Pourquoi revoyait-il encore ces visages inconnus ? Avaient-ils partagé ce rêve, ou n'étaient-ils que des inventions de son propre esprit ? En se concentrant sur eux, il put affirmer avec certitude qu'il n'avait jamais vu les deux femmes, ni l'humaine, ni l'hybride. Que faisaient-elles là ? Elles ne semblaient avoir aucun rapport avec Lothringen, ni avec lui... En revanche, les traits du troisième individu se précisèrent dans son souvenir : il s'agissait de l'elfe - un elfe blond, relativement jeune pour sa race. Il le voyait nettement désormais, les traits tirés par la colère et la haine à son égard, avide de vengeance. Il le reconnaissait. Et cela le renvoyait à une période de son existence qu'il n'aimait guère se remémorer...

Le meneur de la révolte d'esclaves à Melandis. L'infiltré qui avait habilement su conquérir le respect des nobles de la cité pour ensuite repérer à son aise les endroits où il pourrait soulever les pauvres et les pousser à reverser la dictature. Taliesin... comment, par les dieux, pouvait-il se retrouver dans un "rêve" commun avec Lothringen et lui ? Par quelle sinistre perversion cela pouvait-il être ? Quelqu'un souhaitait-il le voir se faire assassiner par Taliesin ? Ce dernier, s'il était encore en vie, devait être bouffi de soif revancharde à son encontre. À juste titre... les atrocités commises alors qu'il était chancelier, il ne les ignorait pas. Il en encourageait même une partie... il sentit une vague de malaise l'envahir en repensant à tout cela. La folie des grandeurs, l'attrait du pouvoir, l'envie de nuire... qu'est-ce qui pouvait justifier ses actes ? Rien...

Mornagest essaya de repousser son mal-être en essayant de comprendre pourquoi les deux jeunes femmes faisaient, elles aussi, partie de ce coma imposé. Qui étaient-elles ? Il ne connaissait pas beaucoup de femmes, et il était certain qu'il ne parvenait pas à faire un lien entre les visages dont il se souvenait et quelqu'un qu'il avait pu rencontrer. Mais... son passé était long... cependant, la femme hybride l'aurait marqué. Quant à la femme blonde, impossible de savoir.

Quelle signification tout ceci avait-il ? Devait-il avertir Lothringen dès maintenant ? Il n'était pas certain qu'il s'attendait à de si menus détails, mais... la présence de Taliesin n'en était sans doute pas un. Et puis, il valait mieux le tenir au courant aussi rapidement que possible : il était lui-même touché par des souvenirs précis de leur épisode d'absence...

Il se leva d'un bond, pleinement éveillé, et se mit en quête d'un morceau de parchemin et de quoi écrire quelques mots dessus. Il y aurait bien quelque scribe ou greffe pour lui fournir cela.

Quand il pénétra à nouveau dans l'Hôtel de ville, il fut assailli par les odeurs de soupe et de boeuf bouilli, qui l'informèrent de la direction des cuisines, sur sa gauche. Le soir n'allait plus tarder à tomber et le repas serait bientôt prêt, ce qui lui fit songer que mieux vaudrait ne pas le rater comme il avait raté celui de la mi-journée. Après une progression toujours aussi difficile dans les couloirs encombrés, il finit par trouver sans trop de peine des bureaux de fonctionnaires que la présence du conseiller n'avait pas mis au chômage technique. Leurs locaux ressemblaient du reste à celui où il avait rencontré Lothringen quelques heures plus tôt - une table, un plumier, un encrier, quelques parchemins... Après en avoir croisé deux ou trois très affairés, il tomba par chance sur un bureau vide. Tous les employés de Graëlon n'avaient pas la même rigueur dans le respect des horaires de travail, apparemment. Le matériel d'écriture était toujours là, proprement rangé sur un coin du bureau.

Mornagest n'en aurait guère pour longtemps, mais il n'était pas vraiment à l'aise lorsqu'il s'assit au bureau et s'empara de la plume pour rédiger quelques mots rapides pour Lothringen. D'autant qu'il perdit un temps précieux à chercher une formulation neutre qui permettrait à son compagnon de comprendre l'essentiel. Pour finalement abandonner l'idée d'un langage codé écrit : ils le mettraient au point tous les deux... il se décida à lancer quelques mots banals, en comptant sur la perspicacité de Lothringen pour comprendre qu'il avait simplement du neuf sur leur affaire.

"Messire,

Comme vous me l'avez ordonné, je me suis enquis de ma tâche. J'ai reçu une réponse orale à celle-ci, que je vous transmettrai dès que vous m'aurez convoqué.

Respectueusement,

Hugues Montfort"

Il replia le parchemin et rangea la plume, puis se leva. Il ne lui restait plus qu'à trouver un messager. Puis, par l'odeur alléché, il irait prendre un bon repas avant de se reposer confortablement, sans doute la dernière fois avant longtemps.

L'exécution de ce programme ne présentait pas de difficulté particulière. Mornagest n'eut qu'à regagner le secteur des dortoirs, où il tomba sur sire Rowan - son capitaine avait une sorte d'instinct très sûr qui semblait le mettre en mesure de retrouver rapidement n'importe lequel de ses hommes lorsqu'il en avait besoin, ce dernier fût-il en permission. Peut-être gardait-il un oeil vigilant sur chacun d'entre eux, quoi qu'il fasse... Pour mieux les protéger, ou par défiance ? Quoi qu'il en soit, l'officier informa Hugues de ce qu'il reprendrait son service de sentinelle à minuit, en sa compagnie : la perte de deux hommes obligeait à bouleverser les tours de garde. Il lui demanda aussi de procéder à l'inventaire des fournitures qu'il avait utilisées lors de l'assaut de la veille, et de passer aux cuisines se procurer quelques rations de survie ; il aurait le temps de procéder à ces diverses tâches le lendemain en matinée, s'il ne traînait pas, mais pouvait commencer le soir-même. Voilà en tout cas qui devrait rassurer Mornagest sur l'existence d'un éventuel traitement de faveur à son égard - on lui avait accordé un répit en raison de son épuisement total constaté en matinée, mais il n'était pas dispensé des charges ordinaires pour autant.

Ayant confié son message au capitaine qui l'assura qu'il transmettrait, le guerrier put se rendre au réfectoire. Il y retrouva quelques uns de ses compagnons d'armes, déjà attablé à l'écart des miliciens de la cité. C'étaient certains de ceux qu'il connaissait le mieux : Losha, les jumeaux Hadlis et Haldir, et Aeron, qui venait de se lever. A en croire leur appétit, les anciens blessés reprenaient rapidement du poil de la bête, et leur santé, du moins, se rétablirait rapidement. Question d'habitude... Si le démon avait été repoussé, si une partie des villageois avaient pu être sauvés, la victoire était cependant amère pour eux - ils avaient perdu deux camarades, et ils seraient longs à oublier le souffle fétide du démon, l'horreur des mort-vivants et des sacrifices humains. Ils n'en parlaient pas. Mais ils baissaient la voix pour se passer le sel...

Avec tout ça, il avait une tâche assignée, et il savait désormais qu'il aurait intérêt à prendre un bon repos avant de commencer son quart. Ce n'était pas particulièrement une bonne nouvelle pour lui, mais au moins, il ne se sentait plus honteux d'avoir dormi longtemps...

La salle des repas était un peu sinistre : on y parlait bas, ce qui se comprenait évidemment au vu de la situation, mais n'encourageait pas à la rencontre et à l'appétit. Cependant, Mornagest n'avait pas envie de faire l'impasse sur le seul repas de la journée qu'il pourrait prendre, ni de rester à l'écart des autres qui avaient sans doute besoin d'honorer les défunts en relatant leurs exploits et en se remémorant les bons souvenirs. Il alla donc s'installer à côté des autres gardes, en les saluant d'un signe de tête et d'un sourire léger. Comment, malgré tout, penser à des choses réjouissantes après cette mission si meurtrière ? Sans parler de l'affrontement qui approchait, et auquel ils prendraient forcément part, à un moment ou un autre.

Mornagest ne prit pas la parole, souhaitant d'abord savoir de quel sujet ils parlaient entre eux.

Dans un premier temps, ils n'ouvrirent pas la bouche, sinon pour y laisser entrer la cuillère. Non que la présence de Mornagest les gêne ; le guerrier passait plutôt pour un bon camarade, et s'il avait pu susciter un peu de défiance lors de son intégration forcée, elle s'était depuis longtemps estompée. Sire Rowan n'était pas le seul, du reste, à trouver qu'il s'était bien comporté la veille, au combat, et rien de tel pour se gagner le respect de la Garde. Ils passèrent donc de longues minutes à déguster ce repas chaud et assis qui leur semblait un délice après les longues journées de campagne.

Des morts, il n'était pas question. Ils ne les oubliaient pas, mais sans doute était-il encore trop tôt...

Puis Hadlis, sans lever le nez de son assiette, l’interpella calmement.

"Tiens, Hugues, peut-être pourras-tu nous départager. Je recueille les paris sur notre prochaine destination. J'ai une voix pour Manost, deux pour la bataille dans les plaines, une pour le front de Paymill, une autre pour l'antre du Demogorgon, et deux pour Aghoralis. Qu'en penses-tu ?"

Quelques uns de ses camarades oublièrent de mastiquer. Il n'était un secret pour personne que Mornagest avait passé deux longues heures dans l'après-midi en compagnie du conseiller. Peut-être en savait-il davantage ?

Mornagest mangeait avec appétit, malgré l'ambiance un peu morose. Il avait, comme de coutume, faim, et entendait bien combler son manque. Aussi laissa-t-il le silence établi tranquille pendant qu'il prenait son repas. Son esprit était plus calme qu'auparavant, et il se changeait un peu les idées malgré les circonstances. Il fut donc ramené brusquement à la réalité lorsque Hadlis l'interrogea. Pris au dépourvu, il rougit légèrement, espérant vaguement ne pas être vu de ses compagnons de tablée.

"Euh... j'espère ne pas décevoir trop de monde en disant que ce sera probablement Aghoralis. Mais je n'en ai aucune certitude..." ajouta-t-il prudemment. Il n'avait pas eu le temps d'inventer quoi que ce fût. Et de toute manière, à quoi bon tenter de nier ? Lothringen avait dû longuement interroger Hugues sur la disposition de la cité assiégée, puisqu'il en était originaire. Il la connaissait comme sa poche et pouvait sûrement révéler des secrets que le conseiller ignorait. En réalité, c'était même peut-être vrai, car Mornagest s'était rendu à plusieurs reprises dans la cité frontalière.

Hadlis haussa les épaules avant de répondre avec philosophie.

"Je ne sais si je serais déçu... Là-bas ou ailleurs, il y a plus d'une façon de jouer son rôle dans cette guerre. Et je ne suis pas devenu un combattant aguerri pour cirer de mes semelles les parquets de Manost. A Aghoralis, en tout cas, quel que soit le péril, nous serons au coeur de l'action."

"Mais ce n'est pas pour autant que nous pourrons influer sur celle-ci, le coupa son frère. Si la situation là-bas est aussi critique qu'on le dit, notre mission de protection risque d'ailleurs d'être très difficile à remplir, en un tel chaos..."

Losha, encore très pâle, gardait le regard fixé devant lui. Forcé de se convertir pour continuer à pouvoir jouer son rôle de sentinelle, le guerrier/clerc n'avait pourtant pas oublié ses convictions helmites. Il bougonna :

"Le conseiller Lothringen est un diplomate, et il m'est étrange de songer que c'est lui qui nous mène dans les zones de guerre. Une guerre qu'un autre a décidée... Où est donc le Grand Émissaire à présent, quand on a le plus besoin de lui ? Je ne peux m'empêcher de m'interroger encore. Tout ce mystère quand il nous a congédiés... "

Connaissant comme lui la réponse pour les raisons que l'on sait, Hadlis glissa un regard en coin à Mornagest, et ne pipa mot.

Le sujet devenait sensible, et Mornagest n'osa pas répondre sous peine de vendre la mèche sans le vouloir... de toute manière, il n'était pas censé être concerné, il n'avait rencontré le Grand Émissaire qu'une seule fois, de longues années auparavant. Et ç'avait été très fugace, d'ailleurs. Le guerrier soupira tout de même :

"Quoi qu'il en soit, l'affrontement est inévitable. À Aghoralis, dans la campagne, à Paymill... il ne nous reste qu'à nous consoler en se disant que la probabilité d'affronter d'autres démons est faible..." Les mélandiens n'étaient pas que des cultistes cinglés qui passaient leur temps à converser avec les entités abyssales. Comme ailleurs, la plupart n'avaient sans doute pour seule volonté que de sauver leur peau et voir cette guerre s'achever sans trop tarder. Pour sa part, Mornagest préférait en tout cas engager le combat contre un autre guerrier plutôt qu'un lanceur de sortilèges. Et évidemment, contre une entité extérieure...

Aeron grinça : "Pour autant que je sache, ces cultistes étaient aussi mélandiens que les autres. Et je ne m'aventurerai pas à faire des pronostics sur la créativité des cyriciens en matière d'horreur et de démence..."

Haldir se tourna vers Mornagest pour lui expliquer :
"A plusieurs reprises, le Grand Emissaire est intervenu dans des affaires sordides d'assassinats perpétrés à Manost par cette engeance. Il y avait un type qui vidait les crânes de ses victimes à la cuillère, un jeune garde dont on a tiré les boyaux depuis la barre d'un navire pour former un soleil de Cyric ..."
"On est à table, Haldir", protesta son frère.
Ce dernier s'excusa. "Enfin, on peut aussi avoir affaire à un siège classique, bien sûr. Je dois dire que ça nous changerait avantageusement..."

La conversation se poursuivit ainsi quelques temps encore, spéculant et se remémorant, tandis que les assiettes se vidaient. Le repas fini, le groupe remonta sans se hâter vers les dortoirs.

Vint la fin du repas sans que le sujet des membres de la garde défunts ne fût abordé. Mornagest ne savait s'il devait se sentir soulagé ou non ; quelque part, il faudrait bien que le deuil se fît. Cela viendrait en son temps, sans doute. Si le temps ne leur manquait pas trop...

Harassés par la lassitude et la fatigue, la plupart des gardes pourraient se reposer, eux aussi. Le guerrier ne se fit pas prier pour piquer un petit somme en attendant d'être réveillé pour son quart. Le ventre plein, la tête vide... il s'écroulerait sur son lit et ronflerait bien vite, tel qu'il se connaissait. D'ailleurs, aussitôt dit, aussitôt fait. Le temps de se défaire - encore une fois ! - de son armure et de se dévêtir, et il s'allongea avec délectation.

Il sombra quasiment instantanément. Sans rêve, cette fois.

Quand on vint soudain lui secouer l'épaule, Mornagest se réveilla tout aussi rapidement. Il distingua dans l'obscurité sire Rowan qui déjà se redressait tout en bouclant son ceinturon. Le guerrier n'avait que le temps de s'équiper avant de le rejoindre devant les appartements du conseiller, où deux de leurs collègues attendaient d'être relevés. Mornagest se sentait alerte et réactif, comme s'il avait fait une longue grasse matinée plutôt que d'avoir été tiré de son premier sommeil. Était-ce l'habitude qui venait enfin ?

Lui et son capitaine effectuèrent leur tour de garde sans incident notable. Sire Rowan lui confirma avoir remis la lettre : le conseiller n'avait pas de réponse à transmettre, mais avait demandé à ce qu'ils soient tous deux présents devant son bureau personnel à dix heures, heure à laquelle il recevrait les Tymorans.
"J'ai cru comprendre qu'il souhaitait les recevoir en notre présence", précisa-t-il, sans autre commentaire. Mais il paraissait plutôt satisfait de voir le conseiller se défier de ses coreligionnaires.

Le quart ne fut pas si difficile que cela ; sans doute grâce au long sommeil dont il avait bénéficié plus tôt dans la journée ? Toujours était-il qu'il ne se sentait pas exténué comme il aurait pu le penser, à la fin du tour de garde. Une bonne chose... il allait devoir s'endurcir encore sur ce plan.

Mornagest fut surpris lorsque sire Rowan lui déclara que Lothringen souhaitait leur présence lorsque les tymorans viendraient. Il n'aimait pas vraiment l'idée d'encore passer pour celui qui était systématiquement consulté par le commandant ou le conseiller... néanmoins, il savait en partie ce qui allait se passer. Lothringen aborderait le sujet de l'enfant qui les accompagnerait. Voire, même, présenterait l'enfant s'il était déjà là. Mornagest se demanda s'il était le seul à être dans la confidence...

"Le conseiller craindrait-il quelque chose ?", s'enquit-il. De la part du clergé de sa déesse, cela pouvait paraître surprenant. Il se demanda si sire Rowan avait un avis sur la question.

Sire Rowan hocha la tête en signe de dénégation. Il parlait à voix basse, afin de ne pas réveiller le conseiller qui dormait à côté.

« Je ne pense pas, mais après tout il n'a jamais rencontré ces personnes et ne voit peut-être pas de raison de faire pour elles une exception à ces règles de sécurité que je lui ai demandé d'adopter dernièrement pour ses audiences. Un ou deux gardes ont toujours été présents aujourd'hui lorsqu'il a reçu ses maître-espions. Vous faites partie des rares exceptions, mais sans doute en devinez-vous mieux que moi les raisons...

En outre, le conseiller m'a annoncé qu'il avait reçu une requête singulière de la part de ces personnes - une demande de l'accompagner lors de notre prochaine campagne - et j'ai demandé à être moi-même présent lors de leur réception, histoire de pouvoir me faire une opinion par moi-même sur le risque que cela fait courir à sa sécurité. J'avoue que je suis suffisamment inquiet de l'expédition qui se prépare et que je me passerais volontiers de devoir me soucier d'une suite encombrante. »

Ainsi, Lothringen avait averti le capitaine de la Garde Blanche et ce dernier serait présent à sa propre demande. Quant à Mornagest, outre le fait que Lothringen voulait son opinion, comme il le lui avait dit plus tôt... sire Rowan semblait considérer sa convocation comme la conséquence directe du rapport sibyllin qu'il venait d'adresser au conseiller, et ne s'en inquiétait pas davantage.

Mornagest affecta de prendre un air étonné suite à la réponse de son commandant.

"Des suivants ? En temps de guerre ? C'est de l'inconscience... les tymorans ne sont pas réputés pour être les plus batailleurs, il me semble." Il partageait l'inquiétude de sire Rowan quant à cette affaire. D'autant qu'il en savait plus, et que cela laissait augurer des événements futurs qui ne tourneraient pas forcément en faveur de son compagnon. À nouveau, la question du prix à payer pour sa résurrection lui revint à l'esprit, et il fit grise mine. Que n'avait-il fui plus tôt de Melandis ! Ils n'en seraient pas là, à devoir composer avec des comploteurs religieux de tous bords. Peut-être agiraient-ils pour la fin de la guerre, mais de façon moins impliquée. Et moins risquée...

"Détrompez-vous, ils sont nombreux parmi les aventuriers... Mais rien ne nous dit que ce sera le cas de ceux-là. D’autant qu'il y aurait un enfant dans le lot."

Sire Rowan eut un rictus de contrariété. Il ne savait rien des relations de Lothringen avec le clergé de Tymora, et partant, estimait plutôt une bonne chose que le conseiller garde certaines distances envers lui. Quant à son opinion sur l'implication du semi-drow dans les querelles religieuses, il l'avait déjà fait connaître un peu plus tôt - juste avant que cela ne mette le feu aux poudres en le décidant à enlever le conseiller. Il y avait fort à parier que ses relations avec les tymorans seraient tendues...

Le capitaine ne fit pas d'autre commentaire - il en avait déjà dit beaucoup eu égard à sa prolixité ordinaire -, il ne réagit pas non plus à la fausse surprise que manifesta son auditeur en "apprenant" l'existence de l'enfant, et sembla considérer que la discussion était close. Le tour de garde prit fin et Mornagest put retourner finir sa nuit.

Mornagest songea qu'il faudrait qu'il demandât à Lothringen, dès qu'il en aurait l'occasion, ce qu'il révélait à sire Rowan. Cela pourrait lui éviter des déconvenues pour en avoir trop dit... ou au contraire, feint l'ignorance alors que son commandant était au courant. Restait à attendre cet entretien, au cours duquel bien des choses pouvaient se décider. Et toutes auraient de grandes conséquences pour leur avenir à tous, au sein de la Garde Blanche et de celui qu'elle protégeait.

Il retourna bientôt se coucher, mais le sommeil tarda à venir, cette fois. Il réfléchissait trop à cette affaire pour pouvoir se détendre et sombrer... il y parvint toutefois, à force de lassitude et de retournements incessants dans son lit. Une nuit hachée, c'était tout de même moins reposant... il se réveillerait d'humeur morose, au petit matin.

La Couronne de Cuivre

Quête : Les caprices de Fortune - à Graëlon