La Couronne de Cuivre

" Mais je viens de te dire, ce que je voulais !" s'exclama Victor.
Baptiste haussa les épaules.
" Fais comme il a dit, c'est très bien. Honnêtement, ça m'est égal."
Ils entendirent alors la porte s'ouvrir et Marius parut, toujours dans sa couverture, mais les cheveux mouillés, et il leur jeta un regard tout à fait meurtrier. Comme le lit sur lequel il avait fait le guet était désormais occupé, il se rabattit sur le nouveau matelas.

A son regard assassin, l'elfe opposa un sourire amical.
-En règle générale, je raconte une histoire aux garçons avant qu'ils ne s'endorment. Alors à moins que tu n'y voies un inconvénient... Je vais le faire ce soir aussi. En ce moment, je leur narre les exploits de Gérard de Berge, un chasseur de monstres professionnel aux pouvoirs surhumains. Beaucoup d'aventure, donc, mais aussi des situations cocasses...
Il observa tour à tour les trois enfants.
-Si vous avez des envies particulières, c'est le moment !

Victor le gratifia d'un clin d'oeil appuyé.
" Il faudrait une jolie sorcière, aujourd'hui, demanda alors Baptiste, prenant son frère au dépourvu.
— Quoi ? Une sorcière ?
— Moi je trouve ça bien, une sorcière." intervint Marius d'un ton presque guindé.
Il s'était appuyé au mur derrière son lit et avait troqué sa couverture contre celle que lui avait apportée l'aubergiste.

-Je crois bien que j'ai ça en réserve.
Et de narrer son histoire.
Gérard de Berge, de passage dans un petit village, entendit parler de la ravissante sorcière qui s'était récemment installée dans les environs et que les habitants - les hommes en particulier, étrangement - s'empressaient d'aller voir pour qu'elle règle divers soucis. Se mettant en quête de celle-ci, le chasseur de monstres se rendit compte qu'il s'agissait en réalité d'une amie à lui, Clara Messe. Pour lui faire plaisir, il accepta d'accomplir un certain nombre de missions, l'une consistant par exemple à lever la malédiction pesant sur un donjon. Ses prouesses accomplies, Gérard se vit récompenser par un magnifique banquet... puis par un sortilège qui le fit plonger dans un profond sommeil, à l'issue duquel il découvrit que Clara s'était volatilisée et qu'elle s'était servie de lui pour rassembler de précieux documents susceptibles d'accroître ses pouvoirs. Dès lors, le chasseur de monstres décida de se lancer à ses trousses.
-La suite au prochain numéro, comme on dit ! conclut-il.

L'histoire avait fait son petit effet : Victor et Baptiste, bien sûr, étaient enchantés, mais Marius était tout simplement transfiguré. Pendant tout le récit, Taliesin l'avait vu frissonner, rire et sursauter, comme s'il était vraiment témoin à part entière de l'aventure, suspendu au moindre de ses mots, au moindre de ses effets.
" Bonne nuit !" dit Baptiste en s'emmitouflant dans ses couvertures.
Victor se releva, lui, pour aller satisfaire un besoin pressant. Marius resta emmitouflé dans sa couverture, à fixer Taliesin. Mais son regard n'était plus hostile, il paraissait davantage... confus.
" C'est dommage qu'elle était méchante, la sorcière." dit-il finalement, un réel regret dans la voix.

Mince, s'il avait su, il aurait sans doute modifié la fin - provisoire - de l'histoire.
-Peut-être n'était-elle pas méchante, peut-être avait-elle simplement peur que Gérard refuse de l'aider s'il connaissait ses réelles intentions, répondit-il, encourageant. Mais je ne peux pas en dire plus sous peine d'ôter tout intérêt au deuxième épisode.
Deuxième épisode que, malheureusement, Marius n'entendrait sûrement pas. En effet, le plus probable était qu'il se carapate sitôt à Togoria, pour éviter qu'on ne l'envoie à l'orphelinat.

" D'accord, dit Marius. A mon avis, en fait, elle est gentille. Je le sens."
Il se retira sous sa couverture comme un escargot dans sa coquille, mais Taliesin vit qu'il y ménageait une fente afin de le surveiller. Victor revint, bâillant de manière théâtrale, et s'installa dans son lit, soufflant sa bougie. Il ne restait plus que celle qui brillait sur la table de Taliesin et qui permettrait au barde, s'il le désirait, de veiller un peu plus tard que les enfants.

Ce qu'il fit, prenant son fameux livre et se plongeant dans sa lecture.
Mais pas plus que dans le coche, la concentration n'était vraiment au rendez-vous. En réalité, il voulait juste s'assurer que Marius s'endormait. Ensuite, il y aurait peu de chance que le gosse prenne la poudre d'escampette voire ne fouille dans leurs affaires. Attitude condamnable mais assez compréhensible, quand on était dans sa situation...

Mais Marius ne s'endormait pas : Marius le surveillait depuis la fente dans sa couverture. Victor avait bien évidemment sombré, Baptiste lui aussi semblait désormais endormi. Seul restait la petite boule de couverture, juste à droite du barde, qui se sentait surveillé. Et puis rien que l'absence d'une respiration tranquille le renseignait sur l'état d'éveil de son voisin. Sans doute attendait-il, lui aussi, que Taliesin s'endorme...

Alors il finit par souffler sa bougie et par s'étendre. De toute façon, il n'avait réussi à lire que trois paragraphes et pas véritablement à les comprendre.
Dans les ténèbres - qui n'étaient pas un obstacle pour lui -, il resta quelques minutes à observer le gosse, dans l'espoir u'il finisse par s'endormir. Espoir vain, probablement : celui-ci devait être tellement sur le qui-vive qu'il guettait probablement le ralentissement de sa respiration...
Bah, tant pis, advienne que pourra, finit par songer le barde en s'abandonnant au sommeil.

Taliesin sombra et se réveilla quelques secondes plus tard, en sursaut. Ou du moins ce fut l'impression qu'il eut. Il faisait encore noir, en tout cas, mais on chuchotait dans les ténèbres, avec véhémence.
" Puisque je te dis que c'est n'importe quoi ! disait Victor, tentant de garder un ton de voix le plus bas possible.
— Je te jure ! répondait Marius. Il faut se dépêcher, avant qu'il s'éveille ! C'est votre seule chance !
— On t'a raconté des bobards ! Les elfes, ça mange pas les enfants !
— Mais si ! Tout le monde le sait !"

Ne pas intervenir lui demanda un gros effort.
Comme ce fut le cas pour ne pas bouger, pour essayer de toujours respirer de la même façon.
Qui était ce "on" dont parlait Marius ? Pas ses garçons : Baptiste aurait refusé de raconter de tels bobards... Alors qui, des gens de la Trouée, de la Vallée ? Si c'était le cas, il n'aurait jamais imaginé que de tels racontars soient de mirs, surtout sur une île où le multiculturalisme était plus avancé qu'ailleurs...
Quoiqu'il en soit, il préféra pour l'heure laisser l'initiative à son fils. Il verrait ce que cela donnerait.

Il entendit un profond soupir venir de plus loin.
" Qu'est-ce qui se passe ? grommela Baptiste, émergeant manifestement d'un sommeil profond.
— Ce crétin veut qu'on s'enfuie parce qu'il dit que Taliesin va nous manger.
— Vous m'avez réveillé pour ça ? s'exclama le plus âgé des trois garçons, stupéfait.
— Moi j'essayais de pas te réveiller, tu vois...
— Mais c'est vrai ! Vous allez vous faire manger !
— Tais-toi Marius, tu veux ! Laisse-nous tranquilles.
— Vous êtes fous !
— Il dort, l'elfe, tu vois. Il mange pas les enfants.
— Quand il t'aura mangé, ce sera trop tard !
— Ah misère." fit Baptiste, défait.

Manifestement, ils n'arriveraient à rien avec ce gosse têtu comme une mule.
Il prit donc une profonde inspiration et se lança :
-Marius, ces garçons sont mes fils adoptifs. Cela fait plus de deux ans que Victor vit avec moi, et déjà plus d'un an pour Baptiste. Est-ce que tu ne crois pas que je les aurais déjà dévorés, si ce qu'on t'a raconté sur les elfes était vrai ? Oh, et est-ce que tu ne crois pas que si j'avais eu pareille intention à ton égard, je me serais embêté à te ramener jusqu'ici, plutôt que de te bouloter tranquillement en pleine nature ?

" Désolé de t'avoir réveillé." dit Victor, penaud.
Marius bougea dans le noir. Taliesin vit qu'il était toujours sous une couverture, assis au bout du lit de Victor.
" C'est parce qu'il faut attendre que la viande soit bonne pour le saucisson, dit le petit garçon sans se démonter. Et pour le pâté de foie. Et les brochettes. Et le rôti. Et le coeur farci pour le roi de Loth Imharil.
— Ben voyons." siffla Baptiste.

Il leva les yeux au ciel.
-Dieux, mais qui t'a raconté pareilles âneries ? Non parce que j'en ai entendu de toutes sortes à propos des elfes, à commencer par le fait qu'ils ne se nourrissent que de verdure, mais alors là, qu'ils dévorent les enfants, c'est une grande première.
Il grimaça.
-Est-ce que des elfes t'auraient fait du mal ? A toi ou à ta famille ? demanda-t-il, beaucoup plus sérieux.

" Non, répondit le gamin, sans véhémence particulière. C'est la chanson qui le dit. Faut pas aller à la Lorien, les elfes mangent les gamins. Tout le monde la connait. C'est comme ça qu'on sait où on doit aller. C'est comme... comme une piste. Mais j'imagine que si tu n'es pas un elfe de la Lorien, alors ça va. C'est pour ça que tu fais pas du saucisson avec eux. Tu as perdu tes racines.
— Maintenant que tout cela est clarifié... Est-ce qu'on pourrait dormir ?" demanda Baptiste, excédé.

Il se retint de rire. Que Baptiste montre à ce point sa mauvaise humeur, c'était quasiment une première ! Et c'était encourageant, quelque part.
-Victor, quand on rentrera à la maison, fais-moi penser de demander aux Merlus s'ils connaissent cette chanson. Ils vivaient tout près de la Lorien, après tout...
L'instant suivant, il se recouchait.
-allez, bonne nuit les gars. A demain.

Baptiste grommela quelque chose, Victor le reprit en écho, et Taliesin entendit un bruit de couvertures qui se froissent. Puis il eut la certitude que quelque chose le regardait. Se retournant, il découvrit Marius, toujours dissimulé, debout à côté de lui, comme un fantôme d'opérette version rustique.
" Les elfes mangent les enfants, souffla-t-il avec conviction. Mais j'ai quand même envie de savoir si la sorcière est gentille. Tu promets que tu me mangeras seulement après l'histoire ?"

A un tel niveau, le mot "têtu" ne convenait plus...
-Je te promets que je ne te mangerai ni avant, ni après que tu aies entendu la fin de l'histoire, dit-il, solennel.
Puis il sourit dans les ténèbres.
-Allez, va dormir, à présent. Si nous continuons à faire du bruit, j'en connais un qui va être furieux !

Marius opina du chef et retourna se coucher. Taliesin s'endormit cependant à nouveau avant lui. Au petit matin, quand les oiseaux accueillirent le jour, le barde s'éveilla dans une chambre inondée de lumière. Les nuages avaient disparu et il faisait bleu au dehors. La montagne, derrière la fenêtre, paraissait majestueuse et magnifique.
Les trois lits qu'occupaient les enfants étaient vides. Celui de Baptiste avait été sommairement refait, celui de Victor était explosé comme si on y avait dansé une sarabande et il manquait la couverture de celui de Marius.
Une fois habillé, l'elfe put gagner la salle commune où il découvrit, sans réelle surprise, les trois garçons attablés devant leur petit déjeuner. Marius fit mine de redisparaître sous sa couverture en l'apercevant mais n'en fit finalement rien. Comme il était encadré par Victor et Baptiste, sans doute se sentait-il protégé. L'aîné des enfants avait un petit carnet ouvert à côté de lui, déjà bien entamé. Victor, lui, mangeait avec son appétit habituel. Ils l'accueillirent joyeusement (enfin, pas le plus jeune, bien sûr).

Estimant que la meilleure chose à faire était de se comporter naturellement, il s'installa à table et sourit aux trois gamins.
-Bien dormi ?
Lui-même n'avait pas à se plaindre de son sommeil. Toutefois, il n'avait pas encore totalement émergé, si bien qu'un thé corsé ne serait pas de trop pour affronter les quelques préparatifs incontournables avant la montée dans le coche.

" Si on excepte les animations nocturnes, pas trop mal." dit Baptiste avec un léger sourire.
Apparemment, sa mauvaise humeur était de l'histoire ancienne, et les enfants avaient probablement déjà abordé le sujet entre eux avant l'arrivée du barde. Marius se contenta d'opiner sérieusement du chef. Victor bâilla.
" Je me suis levé plus tôt que toi, tu noteras. Bon, on m'a réveillé, mais je me sens en forme."
Ce qui était relativement ordinaire vu l'énergie habituelle du personnage.
L'aubergiste survint et déposa une théière fumante pour Taliesin, puis prit sa commande pour le petit déjeuner : c'était du costaud, du montagnard, comme il pouvait en juger à ce que mangeaient les enfants.
" C'est peut-être de la saucisse d'enfant." remarqua alors Marius, d'un ton dégagé où perçait ce qui ressemblait à une très légère pointe d'humour.

Il prit un air horrifié.
-J'espère que non, sinon il me faudrait m'abstenir...
Il mima une longue hésitation.
-Allez, comme notre hôte n'est pas un elfe, je pense que le risque est très faible.
Et de commencer à manger avec appétit.

" De toute façon, si tu n'as jamais mangé d'enfant, tu ne goûterais pas la différence, remarqua Marius. Et le dicton dit... L'ignorance, c'est mieux. Ou quelque chose du genre."
Lui-même avait pratiquement terminé son assiette qui, à voir ce qui la maculait encore, avait dû être aussi volumineuse que celle de Victor.
" Victor m'a dit que vous alliez près de la Lorien. Vous devrez quand même faire attention.
— C'est comme ça depuis l'aube, l'informa Baptiste. On essaie de dévier la conversation, mais il est tenace."

-Bah, c'est plutôt gentil à lui de se préoccuper ainsi de notre sécurité.
Il avait parlé très sérieusement.
-Mais tu sais, Marius... Il y a deux ans, nous avons vécu un été entier en lisière de la Lorien. Un ami qui avait malheureusement perdu sa ferme est même venu nous rejoindre avec tous ses enfants : il n'y a pas eu la moindre disparition. Pour autant, nous serons prudents, car dans la forêt, il y a des bêtes sauvages... Je pense que c'est d'ailleurs l'origine de la chanson dont tu nous as parlé, même si elle met en scène des elfes plutôt que des animaux : s'aventurer seul dans les bois n'est jamais prudent, pour un enfant.

Baptiste releva les yeux de son assiette.
" En fait, cette chanson est une sorte de guide touristique de la région, dit-il en tapotant son carnet du bout de son crayon. A Haradhar, on prend la mer, à Eredhun, on devient prêtre, à Togoria, on se rapproche du Nirvana...
— Et près de la Lorien, on devient du boudin, fit Victor.
— C'est une chanson très importante, ajouta Marius, les yeux brillants. C'est comme ça que je sais que je dois aller à Togoria."

Taliesin sentit son cœur se serrer.
Pauvre petit bonhomme : il avait tout perdu et se raccrochait à tout crin à cette dérisoire comptine, la prenant pour parole d'évangile...Le pire, c'est qu'il n'était pas le seul à nourrir cet espoir aussi fou que voué à l'échec.
-Est-ce que tu as une idée de ce que tu vas y faire ? demanda-t-il sur le ton de la conversation.

Marius haussa les épaules.
" Une fois à Togoria, je chercherai ceux qui connaissent le chemin jusqu'au paradis et ils me diront où c'est." dit-il avec aplomb.
Baptiste leva les yeux au ciel.
" C'est un endroit où personne a faim ou soif ou froid ou peur, et en plus, on peut faire ce qu'on veut !"

Ce malheureux gosse était décidément bien parti pour connaître de cruelles désillusions...
-Il faudra quand même que tu sois très prudent. Il n'est pas rare que les gens qui promettent monts et merveilles et qui prétendent connaître des lieux aussi paradisiaques cherchent juste à profiter de ceux qui les croient. Fie-toi plutôt aux gens dont les promesses sont certes plus terre-à-terre mais aussi plus... réalistes : avoir un toit sur la tête, un bon lit où dormir, de la nourriture dans ton assiette et des gens bienveillants pour veiller sur toi, ce ne serait déjà pas si mal, non ?
Un orphalinat, en somme...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Route du Nord