La Couronne de Cuivre

L'elfe haussa les sourcils, signe de tout le bien qu'il pensait de cette dernière remarque.
" C'est extrêmement salissant, dit-il finalement. Si vous avez des vêtements à sacrifier pour cette tâche, alors pourquoi pas. Mais vous êtes sous mes ordres. Le gamin y compris."
Il hésita.
" J'imagine qu'il ne parle pas un mot d'elfique."

-Non, mais je lui traduirai vos consignes. Et vous ne devez pas nous inquiéter quant à notre discipline : j'ai déjà fait partie d'un équipage et... lui aussi, en quelque sorte.
Après avoir joué les passagers clandestins mais... Il ne valait mieux pas le mentionner.
-Nous allons nous préparer de ce pas.
Il profiterait de leur séjour dans la cale pour cadrer Victor, histoire de pallier à tout ennui.

Victor suivit Taliesin sous le pont en bondissant comme un cabri joyeux, tant et si bien qu'il manqua le dernier barreau de l'échelle et se retrouva assis par terre. Mais cela n'entama en rien sa bonne humeur et il fouilla dans son sac, à la recherche de ses vêtements les moins frais, comme un chien creuse son trou. Satisfait, il entreprit de se changer en chantant à tue-tête.

Bigre, serait-il tombé sur la tête durant la nuit ?
-Victor, je me réjouis que tu sois plein d'entrain mais... Je compte sur toi pour être très concentré et très appliqué, d'accord ? Nous serons sous les ordres directs du capitaine : il faudra faire exactement ce qu'il nous dit. Et sois certain qu'à la moindre imprudence, à la moindre incartade, il te renverra ici. Ce qui est logique : c'est un travail d'adulte auquel tu vas participer. Mais je suis sûr que tu t'en tireras très bien et que tu seras discipliné au point de satisfaire pleinement notre supérieur.

" Oui, oui, t'inquiète." dit le gamin tout en nouant les lacets de sa tunique.
Il releva la tête.
" Comment on dit : à vos ordres, mon capitaine ! en elfique ?"

Comme l'intéressé ne s'était pas offusqué des tentatives similaires de Baptiste, il finit, après une brève hésitation, par apprendre la phrase à Victor. Il prit cependant soin de la lui faire répéter jusqu'à ce que sa prononciation devienne à peu près correcte, jusqu'à ce qu'il ne puisse plus y avoir d'ambiguïté sur ce qu'il avait voulu dire.
Enfin, s'étant lui-même changé, il gagna le pont, le gosse sur les talons.

" Amin naa lle nai Nykarim !" s'exclama Victor répétitivement, tout en remontant l'échelle, puis sur le pont, en marchant d'un pas martial.
Les elfes l'observèrent à nouveau, vaguement incrédules, jusqu'à Voronwë lui-même, qui le regarda approcher avec inquiétude.
Nremyn éclata d'un rire joyeux.
" Faites quand même attention : prétendre qu'on parle une langue, quand on ne la parle pas, peut mener à des désastres."
Victor était allé se placer juste devant Voronwë, raide comme un piquet, la mine trop sérieuse pour être honnête, et le capitaine ne semblait pas savoir qu'en faire.

Rester sérieux ne fut pas simple. Il s'y efforça, pourtant.
-S'il vous plait, mon capitaine, faites-lui l'honneur de le considérer comme une manière de mousse provisoire le temps que durera cette opération. Il est prêt à vous obéir au doigt et à l’œil et sait ce qu'il risque s'il fait l'imbécile.
C'était quand même cocasse, il fallait le reconnaître.

Voronwë se pencha vers Victor et, pour la première fois depuis qu'ils l'avaient rencontré, il s'exprima en commun. Il le parlait avec un accent elfe léger mais une grammaire irréprochable.
" Retiens ceci, Aier. Tampa signifie stop. Tula sinome signifie viens ici. Tira ten' rashwe signifie attention. Répète.
— Heu... Tampa... c'est stop. Tula... sign...
— Sinome.
— Tula Sinome. Et le dernier, vraiment...
— Retiens Tira.
— Tira. Attention.
— Ça ira. N'oublie pas: je commande. Reste avec ton père pour l'instant."
Voronwë se redressa.
" On bouge." dit-il, à nouveau en elfique.

Il jeta un regard en direction de Baptiste qui, à son avis, avait déjà noté les phrases dans son carnet.
Il traduisit ensuite l'ordre pour Victor et veilla à demeurer près du garçon.
Les heures à venir promettaient d'être fatigantes. Mais ça ne le dérangeait pas du tout. De surcroit, si le capitaine pouvait être fier de son fils, si celui-ci adoptait un comportement irréprochable... Ce serait la cerise sur le gâteau.

Les deux jeunes elfes mirent la barque à l'eau en la passant au-dessus du plat-bord. Voronwë y descendit le premier, puis Gaelin lui envoya le matériel. Taliesin et Victor furent ensuite invités à descendre, puis les deux elfes, enfin le quartier-maître. Seuls Baptiste et Nremyn demeurèrent à bord de l'Ecureuil. Les deux jeunes elfes prirent les rames et ils commencèrent à progresser, contre le courant, en direction de l'épave.
" La structure va être instable, dit Voronwë. Nous allons nous encorder par deux. Alyan avec Gaelin, Rissien avec moi. Victor avec Taliesin. Les arbres qui bloquent le bateau peuvent servir de point d'ancrage. Nous devons le détruire sans laisser filer de trop gros morceaux, sinon nous causerons des risques en aval. Essayez d'assurer les morceaux qui menacent de se rompre. Personne ne se met inutilement en danger."
La barque était arrivée au contact de l'épave, mais ils se rangèrent contre les racines d'un orme pesant qui surplombait la rivière. Il était temps de grimper sur la Bergeronnette.

Il allait commencer par bien s'encorder avec Victor : même si le gosse était un excellent nageur, il n'était pas de taille à lutter contre le courant de la rivière.
Ensuite, il laisserai évidemment les elfes passer en premier : ils repéreraient un itinéraire relativement sûr qu'il pourrait suivre en limitant les risques.
Enfin débuterait le travail proprement dit, qui réclamerait des efforts, de la patience et, surtout, une grande vigilance...

Une fois encordés, Victor et Taliesin suivirent Gaelin et Alyan à bord de la Bergeronnette. La chaleur était encore intense, même si la section centrale du pont n'avait pas brûlé. Il y avait par contre de larges traînées sanguinolentes sur le bois et le cadavre d'un gobelin à moitié sectionné en travers d'un bastingage. Dès qu'ils y posèrent le pied, le navire bougea sous leurs pas et un craquement de mauvaise augure se fit entendre.
" Allez vous positionner près de la berge, dit Voronwë à Taliesin. Nous allons faire une chaîne."
Et ils commencèrent aussitôt à travailler. Le plus léger des elfes débitait le bateau, en commençant par la partie calcinée, et leur lançait les morceaux qu'ils acheminaient jusqu'à la berge. Voronwë était d'avis d'abandonner un minimum de bois dans la rivière, pour en respecter l'équilibre. Il ordonna cependant qu'on lâche deux morceaux brûlés, hérissés de flèches, vers l'aval, une manière de prévenir les gens plus loin de ce qui s'était produit. Ils travaillaient vite mais le rythme était élevé et fatiguant. Victor semblait tenir la cadence, mais il serait sûrement très fatigué ensuite...

Tout comme lui.
Mais ils s'étaient engagés et, dès lors, à moins d'y être contraints, se dédire serait pour le moins malvenu... Bref, il fallait essayer de maitnenir le rythme, avec la perspective encourageante d'un travail ainsi plus rapidement mené.
Tout en s'échinant, il songea à Baptiste, espérant qu'il ne se sentait pas trop isolé. Mais avec un peu de chance, Nremyn lui tenait compagnie d'une manière ou d'une autre.

Ils firent une pause pour manger à la mi-journée. Le soleil était haut dans le ciel, surplombant la rivière. Le feu terminait de consumer l'arrière du bateau qui s'effritait dans la rivière. Ils s'installèrent sur le pont de la Bergeronnette, à un endroit encore plus ou moins intact, même si on voyait l'eau circuler sous les lattes disjointes. Le quartier-maître distribua du pain, du fromage et du poisson fumé à chacun, ainsi que des légumes vert clair, croquants, au goût légèrement piquant.
" Aucun corps, capitaine, dit soudain un des jeunes elfes.
— Je sais, répondit Voronwë.
— Il y avait combien de personnes, sur ce rafiot ? demanda Gaelin.
— Six."

Il en manquait donc cinq.
S'ils étaient simplement tombés à l'eau, comme celui de leur malheureux collègue, ils les auraient vu passer, sinistres ballots portés par les flots.
S'ils avaient été capturés, les elfes auraient remarqué leurs traces en suivant celles des gobelins.
Dès lors, trois hypothèses : soit ils se consumaient dans la cale, soit ils étaient bloqués sous les décombres du bateau, soit ils avaient réussi à s'enfuir. Malheureusement, il n'y croyait guère.

" Ce n'est pas de notre ressort, de toute façon." dit le capitaine en se relevant.
Il leur restait encore du travail avant que la rivière ne soit dégagée, mais le feu les avait aidés, et il ne leur fallut plus qu'une petite heure pour terminer. Il n'y eut aucun incident grave : un des jeunes elfes tomba à l'eau quand une poutre s'effondra sous son poids mais Gaelin le remonta sans mal à bord ; un gros segment de poutre se décrocha et fila vers l'Ecureuil pour être désintégré par Nremyn qui veillait ; Victor se tordit le pied en coinçant le bout de sa botte entre deux planches qui s'étaient désolidarisées mais Taliesin put le soulager aisément. La majorité de la Bergeronnette finit par disparaître soit dans les flots, soit sur la berge : le passage était dégagé. Ils n'avaient par contre trouvé aucune trace des matelots de la Bergeronnette.
" Avant de remonter à bord, nous allons nous laver, dit Voronwë tandis qu'ils regagnaient la barque. Pas question de remonter toute cette suie sur l'Ecureuil."
La petite embarcation vira donc vers la berge et un endroit où la rivière formait un repli moins agité.

Il eut une pensée pour Baptiste : il aurait peut-être apprécié de pouvoir se laver, lui aussi, après deux jours sans la moindre ablution. Malheureusement, il se voyait mal demander au capitaine de faire un crochet. Comme il se voyait mal aborder le sujet des marins de la Bergeronnette en présence de ses hommes. Pourtant, il estimait que chercher leurs traces n'aurait rien coûté, quand bien même les elfes n'appréciaient guère les humains : une forme de solidarité ne devait-elle pas prévaloir face aux monstres ? Peut-être lui en toucherait-il un mot s'il en avait l'occasion... Sinon, il ouvrirait l’œil : on ne savait jamais.

Les elfes se déshabillèrent et lavèrent leurs vêtements dans la rivière. Victor les imita sans faire de chichis, mais il avait l'air épuisé : ses gestes étaient incertains et par moments, il s'immobilisait, comme décrochant du réel. Même sans y prêter attention, Taliesin remarqua que le capitaine et son quartier-maître avaient tous deux le corps marqué par d'anciens combats. Quand ils en eurent terminé, ils remontèrent à bord de l'Ecureuil dans le plus simple appareil, les vêtements mouillés sur le bras. Nremyn prit les nippes humides en charge, celles des invités comme celles de l'équipage, et tout le monde partit se changer. Baptiste était toujours à la poupe, penché sur son carnet, mais il les accueillit d'un sourire et d'un geste.

Il lui adressa un sourire ainsi qu'un signe de la main mais gagna malgré tout la cale sans tarder, accompagnant Victor.
-Je sais que tu es épuisé, lui dit-il tout en enfilant une tenue propre, mais ne te couche pas tout de suite : attends d'avoir mangé.
Il lui sourit.
-Et laisse-moi te dire que tu as été exemplaire, tant au niveau de la discipline que du travail fourni. Je suis très fier de toi et je suis certain que tu as impressionné le capitaine et son équipage.

" Je sais pas. Je suis fatigué en tout cas."
Il paraissait vraiment sur le point de piquer du nez.
" Il est encore très tôt... Je peux juste faire une sieste... une heure... Ce sera bien."
Autour d'eux, ils perçurent le mouvement de l'Ecureuil qui reprenait sa route.

Le gosse semblant vraiment à bout de forces, il acquiesça.
-D'accord, mais pas plus d'une heure, sinon tu auras du mal à dormir, ce soir.
Il lui ébouriffa affectueusement les cheveux.
-Dors bien, bonhomme.
Et il regagna le pont pour rejoindre Baptiste.

Baptiste lui sourit lorsqu'il le rejoignit.
" Alors, ça a été ? Ça a duré plus longtemps que prévu, finalement... J'espère que c'était... pas trop horrible."
Il haussa les épaules avec une grimace.
" J'aurais dû aider, j'imagine... à présent... Je dois passer pour un tire-au-flanc."

-Je n'en suis pas certain : tu passes juste, peut-être, pour un intellectuel, ce qui n'a rien de scandaleux.
Il s'installa près de lui.
-Tu ne t'es pas trop ennuyé, au moins ? Tu as pu un peu échanger avec Nremyn ?
Restait à savoir si celui-ci aurait fait l'effort de parler en commun.

" Un peu. Enfin... Il est venu. Il a regardé ce que je dessinais, il semblait intéressé... Nous avons échangé nos noms... C'est un peu tout. Et nous avons mangé ensemble. Il m'a donné plein de noms compliqués pour les ingrédients... mais il n'a pas parlé commun. Je ne crois pas..."
Il baissa le ton.
" ... qu'il oserait."

Il opina du chef.
-Je pense que tu as raison.
C'était dommage mais... compréhensible.
-Je suis désolé que tu aies passé une journée si... solitaire. J'espère vraiment que ça ne se reproduira pas. Mais, de toute façon, nous devrions quitter définitivement le bateau demain soir.

" Oh, ne te méprends pas... Je ne me suis pas ennuyé une seule seconde, dit l'enfant avec un sourire calme. Et la journée est loin d'être finie : on doit être en milieu d'après-midi, grand maximum."
Taliesin nota alors que le mage s'était rapproché. Il lui jeta un coup d'oeil un peu embarrassé.
" Je m'en veux de vous arracher à un repos bien mérité mais... Nous devons rester aux aguets. Les gobelins ont sans doute suivi le cours du fleuve, et nous pourrions les rattraper."

-Très bien.
Il se leva.
-Baptiste, si je n'en ai pas la possibilité.. Pourrais-tu réveiller Victor dans une heure ? Il avait besoin de faire une sieste mais il ne faudrait pas qu'elle soit trop longue...
Puis, embarrassé d'être contraint de l'abandonner à nouveau, il s'en fut récupérer son arc et gagner son poste.

Il sembla à Taliesin que l'Ecureuil progressait moins rapidement qu'avant. C'était peut-être purement psychologique, lié à une vague inquiétude qui régnait sur le pont, mais c'était comme si la barge elle-même était prudente, avançant avec circonspection sur les flots gris-vert de la Sylvestre. Pendant un moment, ils ne virent rien, puis un des elfes épaula son arc sur la gauche, et tira. Taliesin eut juste le temps d'entrevoir ce qu'il visait : un corps pendu à un arbre, sur la berge, avant que la corde ne soit sectionnée et que le cadavre ne tombe dans les broussailles. Baptiste, qui releva la tête de son carnet, ne vit rien. L'Ecureuil ne s'arrêta pas et continua sa route. De temps en temps, ils apercevaient des signes de passage, toujours sur la rive à bâbord : branches cassées, herbes piétinées, des flèches plantées dans un tronc ou la vase, comme s'ils s'étaient amusés à tirer pour le plaisir...

Sauf qu'ils avaient probablement tiré sur des fuyards.
Voilà qui, en plus du cadavre, en disait assez sur le sort de l'équipage de la Bergeronnette.
Tout cela était terriblement sinistre. Terriblement révoltant, aussi.
Mais il ne pouvait rien faire et sans doute était-il trop tard pour faire quoi que ce soit, de toute façon.
Pour ne rien arranger, un affrontement paraissait de plus en plus probable. Sinon le jour même, au moins le lendemain.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Sur la Sylvestre...