La Couronne de Cuivre

" Je pense qu'il a le souci de bien faire..."
Il eut un sourire un peu mélancolique.
" Il faut bien que je tienne ce trait de quelqu'un, je suppose... Dans sa lettre... Il disait qu'il ne m'a vu que deux fois. Quand j'étais bébé. Que malheureusement... Bref... Beaucoup de regrets... mais en même temps, un certain... fatalisme, je suppose. Je ne sais pas quoi en penser. J'ai peur de le détester dès que je le verrai. Ou alors le contraire. Ou alors qu'il me déteste. Je ne sais pas."

-Te détester ? Honnêtement, Baptiste, je ne vois pas comment on pourrait te détester, à plus forte raison en une seule rencontre. Quant à ta propre réaction...
Il haussa les épaules.
-Tu verras en temps voulu. Quelle qu'elle soit, ton père fera preuve de compréhension. Et tu auras le temps, ensuite, d'y réfléchir, d'y repenser à tête reposée... Au besoin, je serai là pour en discuter avec toi.

" Je sais. Mais... tu es aussi impliqué dans tout ça, alors ce n'est pas facile. Il me faudrait presque... quelqu'un de neutre. Mais ça n'existe pas, évidemment."
Il soupira.
" Je suppose que les choses sérieuses commenceront demain, de toute façon. Il avait l'air impatient... maintenant que tu lui as écrit, il va revenir vers nous."

-En effet.
Taliesin choisit soigneusement ses mots avant de poursuivre;
-S'il est vrai que je suis impliqué dans tout cela, je m'efforce malgré tout d'être le plus impartial et le plus transparent possible. Je ne t'ai pas caché que la situation était douloureuse pour moi mais, dans le même temps, je ne fais rien pour te détourner de ton père, pour te pousser à vouloir rester avec nous. Au contraire : quand je t'ai proposé de venir vivre avec nous, j'ai accepté le fait d'être responsable de toi, c'est-à-dire d'avoir toujours à l'esprit ton intérêt supérieur. En l'occurrence, cela implique de tout mettre en œuvre pour que tes retrouvailles avec ton père et ce qui doit s'ensuivre se passent au mieux. Et crois-moi, j'ai à cœur d'y parvenir.

Baptiste secoua la tête.
" Je sais. Je ne doute pas de ça."
Il poussa un bref soupir, puis s'arracha un sourire.
" Où est Victor ? Tu l'as laissé sous la pluie ?"

-Il aurait bien aimé mais... non, ça m'aurait fait passer pour un père indigne. En revanche, je lui ai laissé quartiers libres dans l'auberge. Tout ce que je sais, c'est qu'il s'y trouve. Pour le reste, ma foi...
Il sourit à son tour.
-Je me demande bien quels amis il se sera faits d'ici le repas !

" Je devrais peut-être le chercher, murmura Baptiste. S'il fait une énorme bêtise, on te reprochera de ne pas l'avoir mieux surveillé et ta réputation en prendra un coup encore pire que si tu l'avais laissé courir sous la pluie... Il est sûrement plein de bonnes intentions au départ, mais c'est plus fort que lui... Il ne contrôle pas complètement le flot de ses bonnes idées..."

-Mais il sait que les circonstances sont très particulières : nous en avons discuté. Dès lors, je préfère ne pas être en permanence sur son dos : c'est le meilleur moyen de lui montrer que je lui fais confiance, ce qui est important.
Il sourit.
-Par ailleurs, Victor sait très bien s'attirer la sympathie des gens : je suis donc sûr que même s'il venait à faire une bêtise, on ne lui en tiendrait pas trop rigueur. Et à moi non plus.
Il l'espérait, en tout cas.

" A moi, il a raconté qu'un jour, il a ouvert un enclos de vaches qui ont ensuite mangé des réserves de nourriture... Il riait beaucoup en me le racontant, mais dans son souvenir, les gens n'étaient pas super contents. Toi y compris, si j'ai bien suivi."
Baptiste eut un large sourire.
" Ta trop grande confiance te perdra, en ce qui le concerne."

-Peut-être. Mais il se peut aussi qu'elle le responsabilise : je l'ai déjà vu agir avec beaucoup de sagesse dans pas mal de circonstances, tu sais...
Il sourit;
-Enfin, qui vivra verra ! De toute façon, je ne compte pas jouer la comédie face à ton père, incarner un rôle ou des habitudes qui ne sont pas les miens. J'arrondis juste un peu les angles, histoire de ne pas trop surprendre, de ne pas trop causer de vagues. Mais dans le fond.. Je ne change vraiment pas grand chose.

" A mon avis, tu sais, de toute façon, il se sera renseigné sur toi quand il était à Luménis... et par rapport à tout ce qu'il aura entendu, le fait que Victor mette le feu à une auberge, ma foi, ce sera un grain de poussière..."
Baptiste eut un léger haussement d'épaules.
" Tu n'as plus vraiment la possibilité de n'être que ce que tu veux bien montrer de toi."

-Tu sais, les paladins ne lui ont pas révélé mon identité lorsqu'il est venu à Luménis. Il ne l'a découverte que lorsque je l'ai moi-même contacté. Mais ça ne veut pas dire, bien sûr, qu'il ne s'est pas renseigné depuis...
Il haussa les épaules.
-De toute façon, je n'ai honte ni de ce que je suis, ni de la manière dont je m'occupe de vous. Je commets des maladresses et des erreurs, c'est certain, mais je fais de mon mieux. Et comme vous n'avez pas l'air trop malheureux...

Baptiste sourit.
" Je pense que c'est mieux de voir les choses comme ça..."
Il pinça les lèvres, comme s'il songeait à quelque chose, puis son expression se détendit et il sourit à nouveau.
" Je vais chercher Victor... Ne t'endors pas !"

-Il n'y a pas de risque.
Taliesin lui rendit son sourire.
-Et fais donc. Mais je suis prêt à parier que Victor n'est nullement en train de faire une bêtise.
Ce n'était pas vraiment un vœu pieux, d'ailleurs.

Quelle que fut la réalité, Taliesin n'en sut rien car les deux garçons ne reparurent que juste avant le repas. A la teneur de leur conversation, Taliesin devina qu'ils s'étaient trouvé au moins trois camarades, qu'ils avaient joué à cache-cache (a minima) et qu'ils avaient des plans pour leur soirée.
" On est en vacances, non ? anticipa Victor. C'est pas très grave si on va se coucher tard !
— Surtout qu'après toutes ces journées de voyage... On a besoin un peu de bouger !" renchérit Baptiste.

Il soupira.
-Désolé, les gars, mais vous devrez aller au lit sitôt après le repas, déclara-t-il, très sérieux. Ce sont les règles en vigueur, dans les bonnes familles, et il est impératif que nous apparaissions ainsi aux yeux de tous.
Mais déjà, il souriait.
-Allez, bien sûr que vous pourrez profiter de votre soirée. Du moment que vous ne créez pas trop de chambard et que vous regagnez la chambre à une heure raisonnable, vous avez ma bénédiction.

L'heure raisonnable se révéla passée minuit. Mais Taliesin ne put rien y faire : il ne parvint pas à les localiser avant cela. Ils ne firent cependant pas de chambard et quand ils reparurent, ils se mirent au lit sans rechigner et s'endormirent en quelques minutes. Pendant la nuit, la tempête s'apaisa. Au petit matin, lorsque la lumière filtra au travers des rideaux pour arracher le barde du sommeil, il pleuvait toujours, le ciel était sombre, mais l'orage avait fait place à un petit crachin qui magnifiait curieusement les couleurs de la ville, les toits gris, les façades blanches, la verdure ici et là. Il y avait beaucoup plus d'animation dans les rues : piétons, chariots, quelques cavaliers. Il était clair que ce type de météo n'effrayait personne à Athrey. L'été, ici, avait cédé le pas à l'automne.

Et c'était bien dommage, malgré les attraits esthétiques de cette saison.
Enfin ! L'important, c'est qu'à l'instar des habitants, le crachin ne les empêcherait pas de sortir et de profiter un peu du village - même s'il faudrait sans doute insister pour que Baptiste les accompagne.
D'un autre côté, il n'était pas impossible que la réponse de son père leur parvienne tôt dans la matinée...
Bref, autant ne pas tirer de plan sur la comète, aviser en fonction des événements.

Si Taliesin était réveillé, ce n'était pas le cas des deux garçons, qui lui opposèrent une résistance farouche lorsqu'il tenta de les arracher à leur lit. Il fut donc contraint à petit-déjeuner en solitaire, de pain frais et de garnitures diverses, dans une salle à demi-pleine. Il arrivait au bout de son repas lorsqu'un des serveurs s'approcha pour lui porter un pli. Comme l'avait anticipé le barde, son correspondant local n'avait pas permis une minute.

Messire,

C'est avec une grande joie que j'apprends que vous êtes désormais à Athrey ! Vous auriez pu venir immédiatement au Domaine : j'avais prévu de vous y recevoir, dans un cottage à quelques pas du Manoir. J'espère que vous accepterez dès lors mon invitation à m'y rejoindre au plus vite. Si vous avez besoin d'un cocher, faites-le moi savoir et j'enverrai quelqu'un vous chercher à l'auberge.

Dans l'impatience de vous rencontrer,

Bien cordialement,

Maurin d'Averlande

Au moins ne resteraient-ils pas dans l'expectative...
Ayant lu la lettre, il choisit de ne rien décider dans l'immédiat et d'attendre que le rejoignent les garçons. Que le rejoigne Baptiste, en particulier, à qui il lui semblait important de laisser en partie la main sur les événements. Il comptait lui suggérer de rendre visite à son père en début d'après-midi et, s'il obtenait son aval, de répondre en ce sens à la lettre du sieur d'Averlande. Mais si le gamin préférait se rendre au domaine dès le matin, histoire d'éviter des heures d'attente et d'appréhension... Il ne s'y opposerait pas.

Baptiste se montra indécis, optant pour une solution, puis pour l'autre, jusqu'à ce que Victor, agacé par ses tergiversations, le somme de se décider avec plus d'aplomb que le barde. Baptiste n'en prit pas ombrage, au contraire, comme s'il avait eu besoin qu'on lui mette la pression.
" Allons-y en début d'après-midi, alors. De toute façon, vu l'heure qu'il est, c'est un peu court pour lui s'il veut nous recevoir à déjeuner. Mais je pense toujours que ce serait poli d'arriver avec quelque chose... Même si ça vient du village voisin."

Il lui ramenait déjà son fils sans faire d'histoire, malgré l'injustice de la situation : n'était-ce point suffisant ?
Mais il pouvait comprendre la position de Baptiste.
-D'accord. Si tu veux, je te donnerai de l'argent et tu pourras faire les boutiques pour lui trouver quelque chose, proposa-t-il.
Puis il se tourna vers Victor.
-Je vais rédiger un message pour annoncer au père de Baptiste que nous nous présenterons chez lui en début d'après-midi. Serais-tu d'accord pour le porter au relais de poste ? Et pour aller prévenir Kolia que nous aurons besoin de ses services ?

" Bien évidemment !" s'exclama joyeusement Victor, ravi à l'idée d'aller se dégourdir les jambes.
Baptiste sourit, embarrassé.
" Merci. Je serai plus à l'aise comme ça."

-Je comprends.
Il sourit.
-Alors on fait comme ça. Je vais sans tarder aller rédiger cette lettre.
La bonne humeur de Victor contribuerait à alléger l'ambiance. Et, peut-être, à détendre Baptiste...

Victor trépigna pendant tout le temps que Taliesin prit pour rédiger son courrier, puis l'emporta au pas de course et disparut, non sans savoir promis qu'il serait de retour pour le repas du midi. Baptiste, de son côté, préférait aussi faire ses emplettes seul, aussi Taliesin se retrouva-t-il bientôt esseulé à l'auberge. Il avait le choix entre y demeurer cloîtré, ou partir explorer Athrey à son tour, en solitaire.

Il songea d'abord à remonter dans sa chambre pour apporter la dernière touche à la traduction dont l'avait chargé la prêtresse elfe d'Eredhun. Mais il décida finalement de réserver cela pour les moments où il aurait vraiment besoin de recourir à sa vieille méthode - travailler pour ne pas trop broger. En attendant, tant qu'il était d'humeur, mieux valait visiter le village.
Ce qu'il s'attela à faire d'un pas tranquille, faisant comme tout le monde fi du crachin.

Sous bien des aspects, Athrey était un bourg classique : on y retrouvait l'une ou l'autre taverne, un forgeron et un boulanger, un relais de poste, un moulin un peu excentré, un boucher à l'étal bien garni. Mais le village avait quand même ces spécificités : des marchands de bougies et de miel nombreux, parfois grossistes, parfois petites échoppes familiales, des artisans à l'avenant, spécialisés dans les ruches et tout le matériel nécessaire à l'élevage des abeilles, même un guérisseur animalier spécialisé dans les abeilles ! Dans un autre registre, il y avait aussi de très nombreux ateliers d'artistes et de petites galeries d'art : peintres, sculpteurs, poètes, ils étaient plusieurs dizaines à avoir pignon sur rue dans le hameau, et, de ce que Taliesin put en voir, la qualité était très variable, du franchement médiocre au franchement magnifique.

Après s'être intéressé aux artisans, c'est sur les artistes qu'il se concentra. Sur ceux qu'il jugeait les meilleurs, en tout cas.
C'était étonnant d'en découvrir une telle concentration dans un lieu si isolé. Certes, il fallait tenir compte de la spécificité de la région, comme Kolia l'avait souligné. Néanmoins, cela restait original.
Et bienvenu, en l'occurrence : voir de belles œuvres d'art, cela changeait les idées, pour dire le moins !

La plupart des peintres s'intéressaient aux paysages accidentés, et il y avait de nombreuses représentations de landes sous un ciel plombé, d'une pierre dressée solitaire, d'Athrey dans le creux d'un vallon. Mais il y avait de temps en temps quelqu'un qui sculptait des abeilles géantes, peignait des scènes bucoliques ou dessinait des visages au fusain. D'autres utilisaient les matériaux du cru : des pierres moussues ou des morceaux de bois que le vent avait tordus. Il était difficile de passer d'artiste en artiste car la plupart surgissaient dès l'apparition d'un visiteur, pour sonder ses intentions : acheteur ou curieux, oreille attentive prête à écouter leurs états d'âme ? Taliesin devait jouer de son charme pour pouvoir s'en dépêtrer sans vexer personne, mais c'était le genre de choses qu'il savait faire avec brio.

Il faut dire que cela faisait partie de son métier, dans la mesure où il arrivait que les bardes sortent du monde du spectacle pour endosser des fonctions de conciliation, de diplomatie...
Ménager les artistes ne fut donc pas son principal problème. Non, celui-ci consista plutôt à ne pas laisser trop filer le temps, ce qui n'était pas forcément évident lorsqu'on admirait des œuvres et discutait avec leurs créateurs. Or, il ne pouvait pas se permettre d'être en retard pour le repas : ils avaient une obligation cet après-midi-là. Et quelle obligation...
Il prit donc grand soin de retourner à l'auberge dès midi. Outre manger, il faudrait s'assurer que les garçons soient présentables ce qui, concernant Victor et eut égard à la météo peu amène, risquait de requérir un peu de travail.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Route d'Erhedun à Rohan