La Couronne de Cuivre

L'empressement du gosse ne manqua pas de le décontenancer quelque peu. Il ne pouvait pourtant pas ignorer que Victor était partie prenante dans l'opération...
-Baptiste... commença-t-il. Victor va m'aider, pour le poulailler. Et si, dans l'absolu, j'aimerais beaucoup que nous nous en chargions tous les trois, je crains que ce ne soit difficile...
Il s'interrompit, cherchant comment expliquer les choses sans blesser le petit garçon.
-La situation est assez compliquée, pour lui. C'est pour ça que j'essaie de passer du temps en sa compagnie, que ce soit pour les loisirs ou pour le travail, afin qu'il se sente plus en confiance. Quand ce sera le cas, j'ai bon espoir que tout soit beaucoup plus simple.
Il lui sourit.
-Mais ne t'y trompes pas : je te suis très reconnaissant pour ta proposition d'aide et c'est à regrets que je dois la décliner. Pour autant, j'ai bien l'intention que nous passions davantage du temps ensemble, nous aussi.

Baptiste parut interloqué.
" Je... je ne comprends pas, dit-il à mi-voix. C'est lui qui m'a dit que c'était mon tour, vu qu'il avait travaillé avec toi hier, et qu'aujourd'hui, c'était moi qui..."
Il s'interrompit.
" Oh."
Il pinça les lèvres et blêmit.
" Je vois."
Il esquissa un sourire mais le coeur n'y était pas.
" Je ne voudrais sûrement pas le priver de ce plaisir."

Spontanément, il posa une main sur l'épaule de l'enfant et la serra.
-S'il te plait, explique moi ce qui s'est exactement passé, ce qu'il ta dit et quand il l'a fait.... J'ai besoin d'y voir clair dans cette histoire.
S'il n'aimait pas l'idée que Victor ait pu jouer un mauvais tour à Baptiste, ce qui le mettait le plus mal à l'aise, c'est la "fausse joie" que cela avait causé à ce dernier, qui avait pu penser à une démarche positive de l'autre garçon et découvrait qu'il n'en était rien. L'elfe entendait donc en apprendre davantage et dès que ce serait le cas, il en discuterait avec sa compagne.

Baptiste n'avait manifestement pas envie de s'attarder car il avait peine à contrôler ses émotions.
" Hier soir. Il a juste dit qu'il avait passé l'après-midi avec toi aujourd'hui et que donc, c'était mon tour aujourd'hui. Pour le poulailler. Rien d'autre."

Après une brève hésitation, Taliesin se pencha pour être à sa hauteur.
-Je vais tirer cette affaire au clair. Mais s'il s'avère que Victor a vraiment voulu te jouer un mauvais tour, essaie de ne pas trop lui en vouloir. Comme je te le disais, la situation n'est pas simple pour lui non plus... Alors, il faudra du temps, mais je suis sûr que vous finirez par bien vous entendre.
En tout cas, il l'espérait.
-Bon, je vais réfléchir à tout ça. Mais quoi qu'il en soit, ne t'éloigne pas trop, d'accord ? Car Victor a au moins eu raison sur un point : c'est ton tour, aujourd'hui, alors nous passerons du temps ensemble, même si ça n'est pas pour le poulailler. Enfin, si tu es d'accord, bien sûr... Moi, ça me ferait plaisir.

Mais Baptiste se contenta d'acquiescer avant de détaler vers l'intérieur de la maison, où il disparut. Guéric, qui était justement sur le point de sortir, dut se garer pour ne pas être percuté. Il haussa les sourcils en gagnant la cour et vint vers Taliesin, le sourire aux lèvres.
" En voilà un qui était pressé, remarqua-t-il. Est-ce que je peux te parler une seconde ?"

Le barde, dont le malaise avait cru avec la vive retraite de Baptiste, mit quelques instants à reprendre pied. Il baissa les yeux sur le halfelin et lui sourit, même si le cœur n'y était pas vraiment.
-Bien sûr, répondit-il.
La conversation avec Galathée pouvait attendre quelques minutes.
Pas beaucoup plus, cependant.

Guéric regarda par-dessus son épaule.
" Un souci ? Tu as l'air d'avoir avalé une noisette pourrie. Y'a rien de plus dégueulasse qu'une noisette pourrie. Les gosses te font des misères ?"

-Disons qu'ils se font des misères entre eux, avoua-t-il. Comme si la situation n'était déjà pas assez compliquée comme ça... Enfin, comme le disait Galatée il y a quelques temps, peut-être qu'une bonne crise fera avancer les choses...
Il secoua la tête puis revint à son ami.
-Mais bref : j'irai tenir un conseil de guerre avec elle et nous trouverons une solution pour aujourd'hui. Mais pour l'heure, de quoi voulais-tu me parler ?
Sans doute de son proche départ...

" Tu sais, les gamins, c'est toujours comme ça. Surtout à cet âge, souviens-toi... Tu es mon meilleur ami le premier jour de veille, je te déteste le suivant, je voudrais que tu habites chez moi le troisième, je monte une cabale contre toi le surlendemain... Je ne m'inquiéterais pas de leurs petites haines quotidiennes... Enfin. Les elfes grandissent peut-être différemment des humains... et des halfelins... mais dans mon souvenir, c'est un âge où on se tape volontiers dessus pour un rien, et on s'balance des grandes vérités sans les réfléchir..."
Il haussa les épaules.
" Enfin, c'est tes mômes, je te dirai pas comment faire. Je venais te voir parce que je pense partir après-demain. Le temps passe et mes obligations me rattrapent peu à peu..."

Les remarques du halfelin étaient fondées. Cependant, dans le cas présent, il était question de deux mômes qui en avaient vu de rudes et qui, pour des raisons diverses, se sentaient dans une position précaire...
-Tes obligations ? Allons, Guéric, ne cherche pas de prétexte à ton désir de fuite éperdue ! D'ailleurs, je suis déjà très surpris que tu aies tenu si longtemps...
Son sourire se fit plus franc.
-Non, je plaisante, bien sûr. Tu vas me manquer, mon vieux, mais je compte sur toi pour revenir nous rendre visite lors de ta prochaine escale à Luménis et pour nous faire le récit de tes lointains voyages.

" Je n'y manquerai pas. Et je ne suis pas encore tout à fait parti. Je me disais qu'il y avait peut-être certains messages que je pouvais faire passer pour toi... ou requérir certaines choses. Je sais que Kerun avait l'intention de t'envoyer ton avocat dès que je serais de retour à Luménis... Il peut sans doute t'apporter des trucs spéciaux... si tu as besoin de quoi que ce soit. Je sais que tu as assez de tabac pour les prochaines années et ta cave est plutôt pleine, mais... On ne sait jamais. Je sais que si je déniche des grands crus au cours de mes voyages, je dois te les apporter."

La mention de l'avocat et surtout la perspective de leurs conversations lui arracha un frisson. Cependant, il chassa ces pensées avec vivacité : chaque chose en son temps.
-Tu ne devras pas non plus oublier des variétés exotiques de café, des tabacs rares si tu en trouves, une certaine variété de chanvre, pourquoi pas...
Il retrouva son sérieux.
-Blague à part, je vais y réfléchir. Mais honnêtement, hormis te demander de passer le bonjour à nos connaissances communes, je ne vois pas quelle requête émettre, d'autant que tout ce dont nous pourrions avoir besoin pour le quotidien est aisément trouvable à Luménis... Il n'empêche : merci beaucoup pour ta proposition.

" C'est normal. Ecoute, de toute façon, tu as encore quelques jours pour y réfléchir."
Il sourit.
" Bon... Je vais m'occuper de ces ruches. Je ne veux pas partir avant qu'elles soient terminées. Et je viendrai goûter à la première récolte, crois-moi. Avec le terrain que vous avez ici, je suis certain que le miel sera succulent. Je te souhaite une belle journée au poulailler."

-Promis, on veillera bien sur tes réalisations. Et, qui sait ? Peut-être parviendrons-nous à utiliser une partie du miel pour préparer de l'hydromel...
Il lui tapa sur l'épaule.
-Bon courage pour le boulot, Guéric, et à plus tard !
Sur un sourire amical, il se dirigea vers la porte de la maison. Le moment était venu de présenter la situation à Galathée... et de discuter avec elle de l'attitude à adopter.

Galathée était en cuisine quand Taliesin la débaucha. Elle l'accompagna dehors et s'assit sur le banc. Elle l'écouta ensuite faire son récit.
" Je ne suis pas surprise, mais il faut sévir. De manière ferme, Taliesin. Pas en enrobant les choses dans de la commisération. Il a mal agi et il le savait. Je vais m'en occuper, si tu veux. Je n'ai pas peur."

-Ça m'ennuie de te refiler le morceau mais je crois que c'est mieux. Je n'ai pas peur non plus et, si je n'aime pas sévir, je sais le faire quand c'est nécessaire. Toutefois... Comme mes liens avec lui sont encore complexes... comme je ne suis pas encore tout à fait son père... Je pense que ça passera mieux si ça vient de toi, dans la mesure où... Vos liens sont plus fermement établis.
Il soupira.
-Reste à savoir comment je dois agir de mon côté pour ne pas envenimer la situation ou faire doublon avec ton intervention. Le mieux serait peut-être que je me charge seul du poulailler.

Galathée parut songeuse.
" Non. Je vais me charger de ce poulailler, avec Victor. Toi, tu vas aller peindre et installer les ruches, avec Baptiste et Guéric. Victor doit assumer et être puni pour sa malveillance. Faisons comme ça. C'est le mieux. Et puis avec ton sens artistique, tu vas me choisir des belles couleurs, non ?"
Elle sourit et se radoucit, l'embrassa sur le nez.
" Et n'en fais pas une montagne, c'est exactement ce que Victor veut."

-Je me doute... Ah, je suis trop jeune et trop inexpérimenté pour être le père de gosses aussi âgés. Jouer les grands frères ou les oncles amusants, ça va bien, mais alors endosser véritablement le rôle de parent... Enfin, voyons le bon côté des choses : ces deux-là essuieront les patres et je serai à peu près au point pour les jumeaux.
Il la serra contre lui, un instant.
-Ma pauvre, c'est toi qui va avoir besoin d'huiles parfumées... ajouta-t-il d'un ton plus léger.

" Ne te morigène pas. Tu t'en sors très bien : c'est une situation difficile et si ça se trouve, je me trompe, moi aussi. Tu dis ne pas avoir l'âge ! Pense à moi, c'est bien pire !"
Elle sourit.
" Et ne t'en fais pas pour les odeurs : je sens déjà la charogne les trois-quarts du temps... et tu oublies mon arme secrète : je n'ai pas d'odorat ! Tu me diras que toi, tu en as... Certes. Nous reparlerons de ces huiles parfumées."
Elle prit une profonde inspiration.
" Baptiste est dans la cuisine. Je vais aller dénicher Victor mais c'est sans doute mieux si vous êtes déjà partis quand nous redescendons."

Décidément, la cuisine semblait être devenue un véritable refuge pour Baptiste...
-Très bien. Nous allons nous éclipser au plus vite.
Il l'embrassa puis se leva.
-Bon courage, vraiment, lança-t-il avant de s'éloigner.
Restait à espérer que cette affaire n'empirerait pas la situation dans les jours à venir...

Baptiste aidait à la vaisselle en discutant avec Mathilde. Leur conversation tournait autour de Luménis, du métier de servante et de la manière de s'introduire dans de bonnes maisons. Quand ils aperçurent Taliesin, la jeune fille sourit, tandis que le gamin se figeait, manifestement mal à l'aise.
" Et toi, Taliesin ? Tu connais de bonnes maisons à Luménis ?"

Il secoua la tête.
-Non, hormis le seigneur Artwin, que tu connais également... Mais il pourrait sans doute te renseigner. Pour ma part, le seul endroit où je me sois vraiment attardé, c'est la taverne de la Bienveillance. Remarque, le patron est également susceptible d'avoir de bons tuyeaux...
Il sourit à Baptiste, revint à Mathilde.
-M'en voudrais-tu beaucoup si je te privais de ton assistant ? Guéric et moi allons nous occuper des ruches et... J'aimerais qu'il vienne nous aider.

Baptiste parut stupéfait, puis incertain, puis il finit par sourire.
" Je crois qu'il faut bien choisir les couleurs, pour que les abeilles aiment revenir à la ruche !" dit-il en abandonnant le torchon dont il se servait pour essuyer la vaisselle.
Il jeta un coup d'oeil un peu inquiet à Mathilde, mais elle lui fit un clin d'oeil et il bondit à la suite de Taliesin. Comme Victor la veille, il apparut rapidement au barde qu'il n'avait pas l'intention de revenir à l'incident qui avait eu lieu quelques minutes plus tôt.
" Guéric a déjà fabriqué toutes les parois, et tout ça, mais il faut encore les assembler... Je crois qu'il est dans la remise."
Effectivement, le halfelin s'y trouvait, avec Elliot. Celui-ci, voyant débarquer les renforts, s'esquiva rapidement.

Si fut embarrassé par le prompt départ du garde, dont la présence commençait à ne plus du tout le déranger, il n'en sourit pas moins largement à son ami.
-Je ne vais plus te lâcher d'une semelle dans les deux jours qui viennent ! lança-t-il joyeusement.
Il regarda autour de lui, en quête des éléments des ruches.
-Tu préfères qu'on peigne ici où à l'air libre ?
Si le halfelin optait pour la deuxième solution, mieux vaudrait se hâter pour éviter de croiser Galathée et Victor.

" Je comptais les peindre une fois assemblées, je dois dire. Une petite couche suffira... juste pour les protéger des intempéries. Maintenant, il faudrait charger tous les morceaux dans la brouette... et la porter jusque là-bas. Comme tu as fait peur à Elliot, c'est toi qui devras la pousser. Moi, elle m'arrive aux oreilles, donc je n'irai pas loin."
Il sourit et désigna les divers panneaux de bois qui jonchaient le sol.
" Baptiste, essaie de ne pas les mélanger. Tout est numéroté, mais autant ne pas perdre de temps... et moi je vais vite chercher le plan que j'ai oublié à l'intérieur."
Sur ce, il s'éclipsa.

-Si Guéric ne ressentait pas aussi fortement l'appel de la mer, nous pourrions ouvrir une boutique de meubles et en tirer de substantiels revenus... commenta l'elfe.
Il se pencha alors sur les différentes pièces de bois.
-Bon : ranger ça sans tout mélanger. Je crois qu'on va s'en tirer.
Il ne pouvait s'empêcher de se demander comment Galathée s'en tirait avec Victor. Il espérait que l'échange n'était pas trop vif mais... C'était hors de son ressort, désormais, et il ne doutait pas que la rôdeuse s'en tirerait haut la main.

Ce qui est certain, c'est qu'ils n'entendirent rien. Guéric revint avec son plan, ils chargèrent les dernières planches, glissèrent les pots de peinture et les pinceaux dans la brouette, et se mirent en route vers le jardin. Le halfelin menait leur trio, son plan entre les mains, tandis que Baptiste demeurait près de la brouette au cas où quelque chose déciderait d'en tomber. Ils s'immobilisèrent à l'orée du bois.
" Bon. Galathée a dit deux vers le bois, trois vers les champs. Au boulot, mes lascars. On va mettre les deux premières à trois toises l'une de l'autre. C'est pas difficile... ça s'emboîte."
Il se dirigea vers la brouette.
" Ce morceau-là dans celui-là, et ça, c'est le plancher. Ceci le toit. Et ça tient avec les tenons qui sont ici et là. Compris ?"

Taliesin, qui avait continué à surveiller sa route - ce serait tout de même ballot que la brouette butte sur une pierre et que tout son ontenu soit renversé pêle-mêle sur le sol - opina légèrement du chef.
-Je crois. Mais au pire, tu me réexpliqueras ça une fois sur place.
Il eut un sourire en coin.
-Mais permets-moi dès à présent de m'étonner. Ne manque-t-il pas une pièce essentielle, à savoir... les abeilles ? Aurais-tu oublié de les fabriquer ?

" Les essaims viendront plus tard. C'est ta tendre et douce qui doit s'en occuper. Mais la saison est terminée, donc... ce sera sans doute pour le printemps prochain. Sauf si elle déniche une ou deux ruches sauvages qu'elle décide de nous ramener... Ça, tu verras avec elle.
— C'est pas un peu dommage d'aller exposer les ruches à l'hiver, si y'a rien dedans ?" demanda Baptiste.
Le halfelin le dévisagea avec une grimace.
" Dis donc, tu m'ennuies, toi."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins