La Couronne de Cuivre

" Vous vous méprenez, dit l'écrivain. Vous pouvez vous renseigner, vous auriez tort de ne pas le faire ! Non, c'est si vous me disiez que vous avez déjà rédigé trois volumes sur le sujet, que je deviendrais vert..."
Il rougit, plutôt.
" Je rédige une thèse, vous voyez. Sur les villages qui portent le même nom à des endroits différents... et les similitudes, ou pas, entre les légendes qui leur donnent ces noms. Il y a un Montsilence dans ma région natale. Je suis des environs de Solarcis, tout au nord de l'île. Et donc voilà... je compare. Je crains que je ne sois plus ici quand vous reviendrez, cependant... Il y a quatre villages qui m'intéressent par ici, mais ensuite, je descendrai au sud de Luménis."
Il jeta un oeil au ciel.
" Bon. Je vais descendre manger à l'auberge. Il parait que c'est de l'agneau, ce soir. Merci pour cette petite conversation. C'était bien agréable. Les érudits sont rares, sur les routes."

-C'est moi qui vous remercie pour cette conversation. Je vous souhaite une bonne soirée.
Il y avait cependant des chances qu'ils se recroisent dans la salle commune de l'auberge...
Dans l'immédiat, toutefois, il avait deux gosses à ramener au bercail...
-Les gars, il est temps de rentrer ! leur lançait-il peu après.

Victor et Baptiste se montrèrent à nouveau parfaitement obéissants... mais Taliesin découvrit, en les voyant approcher, que leurs vêtements avaient souffert de l'aventure. Ils étaient couverts de taches d'herbe, du genre qui ne part pas aisément à la lessive, et piqueté de brins. Ils en avaient également dans les cheveux, mais semblaient ne pas du tout s'en soucier... ou s'en rendre compte.
" C'était pas mal, remarqua Victor en tirant nonchalamment sur les pans de sa chemise.
— On peut dire ça."

-Content que vous vous soyez bien amusés, fit-il, souriant. Mais, je le crains, vous êtes bons pour vous laver et pour vous changer avant le repas : si je vous laisse paraître en pareil état dans la salle commune, je vais passer pour un être irresponsable et... il y a des risques que cela arrive aux oreilles de Galathée, puisque nous ne sommes pas encore très loin de la maison.
La dernière partie de sa tirade était une plaisanterie, évidemment. Mais pas la première.

" On peut aller à la rivière, plutôt, pour se laver ? demanda Victor. Ici, ça va prendre des plombes, d'avoir de l'eau !"
Baptiste fit la grimace en lissant ses cheveux.
" Il fait plus si chaud... Je crois que le bain, c'est quand même mieux...
— C'est les vêtements qui sont sales ! Nous on peut juste se débarbouiller et se laver les mains."

-Et la transpiration de la journée ? Et les brindilles dans les cheveux ?
Il sourit à nouveau.
-Bon, s'il est trop long d'avoir de l'eau chaude en quantité, vous pourrez vous contenter d'ablutions. Mais on va faire ça à l'auberge : si on part à la rivière, on risque de rentrer après le repas. A présent, en route, mauvaise troupe !

L'aubergiste parut d'avis que le débarbouillage sommaire suffirait. La grande salle de l'auberge était déjà comble et il paraissait peu ravi à l'idée de débloquer du personnel pour préparer un bain à une heure aussi peu propice. Il indiqua donc à Taliesin le chemin de la cour et de la pompe, où les garçons pourraient se rincer à l'eau froide.
Ils trouvèrent ainsi un large abreuvoir de pierre un peu moussu, dans lequel ils pataugèrent un moment, avec plus ou moins de sérieux. Taliesin dut monter chercher des serviettes dans leur chambre, ainsi que des vêtements de rechange pour les deux sacripants. Moins d'une demi-heure plus tard, l'affaire était réglée et ils gagnèrent la table qui leur était réservée. Comme l'avait dit l'écrivain, on leur servit de l'agneau au romarin, parfaitement cuit et bien goûteux. Deux musiciens jouaient des airs tranquilles dans un coin de la pièce et sinon, une bonne quarantaine de personnes devisaient autour d'une assiette ou d'un verre. Un soir banal à l'auberge, somme toute...

Lui qui, des décennies durant, avait été habitué à assurer l'animation dans les tavernes, cela lui faisait toujours un peu drôle de n'être que simple client. Mais ce n'était pas désagréable non plus et, ce soir-là, il avait juste envie de profiter du repas, de l'atmosphère... D'être en vacances, en somme. Nul doute cependant que s'il fallait renflouer leurs finances en cours de route, c'est avec plaisir qu'il sortirait son instrument de musique et proposerait ses services dans les établissements qu'ils croiseraient.

Baptiste était fatigué et il ne traîna pas longtemps après le repas, s'excusant auprès de ses compagnons. Victor, par contre, bouillait de son habituelle énergie. Taliesin le connaissait bien : quand il se mettrait au lit, il tomberait endormi en moins de trois battements de coeur, là où Baptiste se retournerait sans doute un certain temps avant de trouver le sommeil.
Le jeune Desmoulins avait faim, aussi, signe qu'il était en pleine croissance. Il demanda un dessert, englouti une grosse part de tarte aux cerises, puis se mit à observer les gens autour d'eux avec attention. Il y avait au moins deux groupes de marchands, une troupe d'hommes d'armes, sans doute la milice privée d'un seigneur local, quelques paysans, des habitués qui bavardaient avec l'aubergiste. Taliesin nota que son interlocuteur de l'après-midi était assis au coin du feu et écoutait avec attention le récit d'une grand-mère voûtée qui parlait avec de grands gestes.

Cette scène décida Taliesin a ne pas poser davantage de questions sur la légende de Montsilence. Même si le sieur de Floralie n'était pas territorial, il se voyait mal mener l'enquête dans la même salle que lui, d'autant que l'écrivain lui avait déjà narré l'histoire... Il préféra donc commander un digestif, bourrer sa pipe de tabac et continuer à passer une soirée purement oisive jusqu'à ce que la fatigue ne rattrape Victor et ne le pousse à aller se coucher. Et si elle ne le faisait pas assez tôt... Il interviendrait !

Victor finit par dodeliner de la tête et le barde dut intervenir pour qu'il ne s'endorme pas sur la table. Ils grimpèrent donc jusqu'à leur chambre où Baptiste reposait tranquillement, sa respiration régulière soulevant la couverture. Evidemment, il avait bougé dans son sommeil et reposait en travers du lit, ce qui suscita chez Victor maintes récriminations, même après que Taliesin ait délicatement déplacé son frère. Cela dit, il se montra fidèle à lui-même, et sombra avant même que le barde ait terminé de se changer.
La nuit fut relativement calme, mais l'auberge était effectivement courue et il y avait régulièrement du mouvement à l'étage inférieur et dans le couloir, même si les gens, respectueux, s'efforçaient de faire le moins de bruit possible. Les lattes des planchers craquaient, les murs laissaient passer le murmure des conversations, certains des lits grinçaient.
Le petit matin était lumineux, Baptiste était levé quand Taliesin ouvrit les yeux. Victor, par contre, complètement enfoui sous ses couvertures, paraissait très loin d'émerger.

Malheureusement, qu'ils aient la chance de trouver quelqu'un pour les conduire jusqu'au Pont des Trois Sires ou qu'ils doivent faire le trajet à pied, ils ne pouvaient pas se permettre de partir tard. Par conséquent, il n'hésita guère avant de se pencher sur Victor et de lui secouer doucement l'épaule.
-Allez marmotte, le jour est levé, tu dois en faire de même ! Les monstres et autres bandits de grand chemin ne nous attendront pas !
Il prit toutefois la précaution d'adresser un clin d’œil à Baptiste, pour que celui-ci ne s'inquiète pas...

Baptiste terminait de ranger ses affaires et il s'assit sur le lit du barde en attendant que Victor s'arrache aux brumes du sommeil. Il finit par se redresser sur son séant, d'un air passablement vaseux, et s'étira en poussant un bâillement formidable. Il n'était décidément pas du matin.
Ils gagnèrent la salle commune peu après, et constatèrent que la plupart des clients étaient déjà levés, eux aussi, et sans doute pressés de reprendre la route. Le tenancier leur servit un petit déjeuner roboratif "spécial voyageurs" avec des oeufs pochés, du pain, du gruau aux fruits secs et quelques fruits de saison. Taliesin constata que Baptiste prenait des notes dans son petit cahier, tandis que Victor mâchonnait encore d'un air absent.
Martha, la fille de l'aubergiste, vint peu après s'asseoir à leur table.
" P'pa me dit que vous voulez aller au Pont ? Y'a Boris qui s'y rend. C'est le marchand qu'est là. Mais il fait jamais rien gratuitement, c'est l'être le plus pingre de la région. J'peux lui d'mander, si vous voulez, combien y demanderait pour vous prendre..."

Il lui adressa un sourire reconnaissant.
-Pourquoi pas ? Cela ne coûte rien de demander... Et si ces tarifs sont hors de nos moyens, nous marcherons, simplement. A quelle distance se trouve le pont ?
Ce n'était que le deuxième jour de voyage : les garçons n'étaient pas encore fatigués et lui non plus. Alors s'il fallait poursuivre sans moyen de transport jusqu'au prochain relai de coche, ce n'était pas un problème. Et cela vaudrait toujours mieux que de vider d'emblée leurs réserves pécuniaires...

" Oh, il va pas vous demander de sous, ça non. Il va vous demander un coup de main."
Elle grimaça.
" La dernière fois qu'il a embarqué un client, il lui a demandé de l'aider à repeindre son chariot... Ça a pris deux jours... Fallait deux couches, vous comprenez.
— Ouais moi je veux bien faire de la peinture !" s'exclama Victor, subitement réveillé.
Baptiste grimaça.
" Ça va nous faire reperdre le temps qu'on aura gagné..."

L'elfe rit joyeusement.
-C'est sûr qu'à ce compte-là, on fait mieux de marcher et de profiter du paysage.
Il refit face à Martha.
-Vous n'avez qu'à lui demander, si cela ne vous dérange pas : si le travail qu'il veut nous confier n'est pas trop long... Pourquoi pas.

" D'accord." dit la jeune femme.
Elle les abandonna à leur petit déjeuner et se rendit jusqu'à la table du marchand. C'était un homme entre deux âges, le cheveu filasse, vêtu très strictement, de vêtements fonctionnels plusieurs fois réparés. Apparemment, sa pingrerie s'étendait à lui-même. Martha s'entretint quelques secondes avec lui puis revint en arrière.
" Il dit que ça dépend de ce que vous savez faire... Il dit... heu... que vous n'êtes pas très costauds, tous les trois. Et il demande aussi si les enfants savent rester calmes."

Il leva les yeux au ciel.
-Je suis barde, nous vivons dans une ferme et sommes donc habitués aux travaux difficiles et les garçons, oui, savent se tenir tranquilles. Mais ils sont en vacances et je me vois mal leur infliger de rudes tâches.
Il sourit.
-Merci pour vos démarches, Remerciez également Boris pour avoir étudié notre demande. Mais je pense que nous allons opter pour une paisible promenade jusqu'au pont.
Obliger les enfants à rester calmes et à trimer, tout ça pour avancer un peu plus vite, ça n'avait pas de sens.

" Vous êtes barde ? dit la jeune femme. Ça pourrait l'intéresser. Il cherche à..."
Elle baissa le ton.
"... séduire une fille de son village... mais vu comme il est pingre... et mal attifé... Il voudrait lui écrire quelque chose mais... c'est loin d'être un poète... Si vous lui proposiez de lui composer une ritournelle ou un poème pour sa belle... Il pourrait peut-être vous conduire jusque là."

-Oh... Alors il y a peut-être moyen de s'arranger, effectivement.
Il réfléchit quelques instants à la question.
-Peut-être le mieux serait-il que j'en parle directement avec lui ? Cela vous éviterait de devoir jouer les commissionnaires et ce serait sans doute plus simple pour s'entendre...

"C'est peut-être mieux, oui..."
Le dénommé Boris regarda Taliesin s'approcher avec une légère inquiétude. Il était en train de terminer son petit déjeuner et reposa sa cuillère, essuyant rapidement les gouttes de gruau qui lui dégoulinaient sur le menton.
" Vous voulez aller au Pont, alors ? Je suis pas cocher, vous savez..." dit-il, sur la défensive.

-Je le sais bien, répondit-il, affable. Pour ma part, je suis barde, et j'ai ouï dire que les bons offices de quelqu'un de ma profession pourraient peut-être vous intéresser. Cela pourrait constituer un dédommagement pour le service que vous nous rendriez en nous conduisant jusqu'au Pont des Trois Sires...
Il était prêt à tenter le coup mais pas non plus à négocier âprement : si l'autre ne voulaient pas d'eux à son bord, tant pis.

Mais le regard de l'homme s'était éclairé, avant que son teint ne s'empourpre et qu'il se voûte insensiblement. Il lui fit signe d'approcher.
" C'est une affaire très confidentielle et très privée, murmura-t-il. Mais oui... Oui, je serais très intéressé... Il faudrait, bien sûr, que vous me cédiez... Les droits d'auteur, vous voyez... C'est... important que la personne visée pense que j'ai écrit le poème moi-même."
Il lui lança alors un regard mi-implorant, mi-furieux, comme s'il était extrêmement humilié de se retrouver en pareille situation.

-Ne vous en faites pas. Une telle affaire tombe évidemment sous le coup du secret professionnel et je ne donne pas cher de la carrière de celui qui l'enfreindrait inconsidérément. De surcroit, il n'est pas le moins du monde questions de droits d'auteur : le texte sera le vôtre à tous points de vue.
Il n'avait jamais effectué ce genre de travail. Pourtant, il savait que cela se faisait et, pour avoir lui-même, dans son jeune temps, écrit quelques lettres d'amour enflammées, il pendait pouvoir ne pas trop mal s'en sortir.

" Bon, alors l'affaire est entendue. Je vous attends aux écuries dès que vous êtes prêt. J'espère juste que vous avez du parchemin et de l'encre, parce que moi, je n'en ai pas."
Il tendit la main au barde pour sceller leur marché, puis s'excusa et fila au comptoir, manifestement pour régler sa note. Le marché avait été plutôt rapidement conclu...
Les deux garçons accueillirent le barde avec des regards interrogatifs, curieux de savoir comment s'était déroulé son échange... Victor parut déçu d'avoir à voyager en chariot, Baptiste plutôt satisfait. Ils ne se firent pas prier pour rassembler leurs affaires, cependant, et furent bientôt prêts à partir...

Il les conduisit alors à l'écurie et, après leur avoir soufflé que ce serait mieux s'ils ne s'agitaient pas trop durant le voyage, il entreprit de charger Minuit et d'équilibrer son bât : rapiat comme l'était le marchand - lui demander de fournir l'encre et le papier, il fallait oser, tout de même ! - il serait bien fichu de leur demander un autre service pour l'espace occupé par leur paquetage. Une fois l'opération terminée, il prit leur monture par la bride et tenta de localiser leur convoyeur du jour.

Le chariot de Boris le marchand n'était pas vide, loin s'en faut. Il contenait des cageots de légumes et même quelques volailles vivantes, poules et canards, dans des cages exiguës. S'il invita le barde à monter à l'avant, avec lui, il fallut que les garçons se trouvent de la place à l'arrière, parmi tout ce fatras de denrées alimentaires.
" J'espère que vous avez vos provisions. Pas question de vous servir dans mes marchandises, mes gaillards." leur dit-il, avant de se fendre d'un sourire tordu à l'adresse de Taliesin.
Il n'en avait manifestement aucune habitude...
Tandis qu'il retournait vers l'avant, Victor sourit d'un air matois. Baptiste, lui, semblait plutôt intéressé par la fouille exhaustive des trésors comestibles du marchand.

-Soyez sages, leur dit-il, souriant.
Après leur avoir cependant jeté un regard appuyé, pour bien leur signifier qu'ils devaient s'abstenir de toute bêtise - il n'avait vraiment pas envie de se disputer avec le marchand à l'issue du voyage -, il récupéra de quoi écrire dans son sac puis alla s'installer sur le banc du conducteur. S'il pouvait s'acquitter de sa mission en cours de route puis passer à autre chose sitôt arrivé au pont, ce srait tant mieux !

Pendant qu'ils cheminaient, Boris lui donna quelques informations sur la dame de son coeur. Elle était blonde, elle avait quarante ans, c'était une veuve sans enfants, elle faisait commerce de dentelles, qu'elle fabriquait elle-même avec l'aide de ses deux soeurs. Tout ce beau monde vivait dans la même maison, mais heureusement chacune avait sa chambre. Il l'avait rencontrée au Bal des Cochonnailles, trois ans plus tôt, et cherchait à la séduire depuis, sans avoir la moindre idée de comment s'y prendre.
Le marchand, s'il était acariâtre, devint de plus en plus prolixe au fur et à mesure du trajet, racontant anecdote après anecdote soporifique sur la demoiselle en question — Hilde de son prénom. Cette litanie finit par faire glousser les garçons — Taliesin les entendit au travers de la toile du chariot, et donner au barde un léger mal de tête qui ne facilitait pas son inspiration...

Bah, qu'importe si sa prose n'était pas au meilleur de sa forme : s'il avait débordé d'inspiration, il aurait été sans doute peu crédible que la lettre émane du marchand...
Cela ne l'empêcha pas, néanmoins, de faire les choses sérieusement. Il écouta avec attention - jusqu'à ce que cela devienne par trop ennuyeux -, nota ce qui, chez la dame, avait le plus touché l'homme épris, tenta de repérer, chez ce dernier, des choses à mettre en avant et, surtout, des tournures de phrases...
Avec tous ces éléments, il fit un premier brouillon qu'il lut ensuite à son commanditaire, pour avoir son avis.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La campagne luménienne