La Couronne de Cuivre

« Non, c’est vrai. » fit Albérich avec une grimace. « Enfin, au besoin… Tu sais où me trouver. Probablement jusqu’à ce que le temps s’éclaircisse et qu’il soit possible de circuler, du moins. Mais j’imagine que les choses auront évolué d’ici là. »
Il s’interrompit, conscient d’avoir pris une décision juste en la verbalisant. Une minute plus tôt, si on lui avait posé la question de ses intentions, il aurait été bien incapable de répondre.

-Je l'espère; en tout cas... dit César.
Il dévisagea un instant Albérich, puis se concentra sur son thé.
-Tu as des idées de ta destination future ? demanda-t-il au bout d'un moment.f
Il se tut, grimaça. Reprit, sur un ton embarrassé :
-Enfin, ne te sens pas obligé de me répondre. Tu n'as pas de comptes à me rendre.

L’ancien clerc sourit.
« Il n’y a pas de mal, ce n’est pas un secret d’état. En fait, je comptais me rendre à Erhedun, dès le départ… C’est un ami au Temple, Alaric, j’imagine que tu en as aussi entendu parler, qui m’a convaincu de faire escale un temps à Combeloup… Mais j’ai toujours eu l’intention de pousser jusqu’à la Sereine et la ville où je me suis défini. C’est un peu un passage obligé avant la suite, quelle qu’elle soit. »
Et s’il y en a une, songea-t-il par devers lui.

César haussa les sourcils.
-Alaric ? Tu veux dire le Alaric ? Alaric d'Antelucas, celui qu'on surnomma l'Ours ?
Soudain pensif, il lorgna sa tasse presque vide.
-J'en ai plus qu'entendu parler : je l'ai connu. Un peu, du moins, alors qu'il faisait ses premiers pas à Luménis. Il était très jeune, encore, mais déjà fort prometteur... Je l'ai croisé à l'occasion de certaines réceptions, et nous avons partagé quelques pintes...
Il releva les yeux.
-Je lui dois donc de chaleureux remerciements pour t'avoir envoyé ici... Même si je comprends, je crois, ton besoin de retourner à Erhedun.

Ainsi Alaric l’avait su. Albérich s’en était douté, cela rendait les choses un peu moins improbables. Les deux hommes devaient avoir pratiquement le même âge. Ce qui était certain, ce que le clerc l’avait ancré dans la vie de la manière la plus solide possible. Ce ne serait peut-être pas suffisant, mais c’était subtil de sa part, il fallait le reconnaître. L’ours était doublé d’un renard.
« Je lui dois des remerciements moi aussi. » fit-il finalement. « Mais je ne suis pas certain que mes pas me porteront vers Luménis avant longtemps. »

Il acquiesça doucement.
-Je comprends... Mais si tu en ressens le besoin, tu peux toujours lui écrire. Que ce soit d'ici, via les oiseaux d'Ada, ou plus tard... Je ne sais pas dans quelle mesure tu désires couper les ponts, être libéré de tout ce que tu connaissais jadis, mais... Je crois tout de même probable qu'il soit heureux d'avoir de tes nouvelles.

« Je ne sais pas… Peut-être sont-ils tous au contraire très soulagés de s’être débarrassés de moi… Je ferais mieux de m’en tenir à ma décision de couper les ponts. Osciller ne me fait aucun bien. Mais il reste Erhedun. Lorsque je m’y rendrai, je passerai immanquablement par le sanctuaire. Même si je ne le faisais pas, ils finiraient bien par apprendre que je suis en ville. L’aubemestre local aura tôt fait d’en informer son homologue de Luménis, et les choses finiront par remonter jusqu’à Alaric. Il a déjà beaucoup fait pour moi. Et je le connaissais à peine. Les Lathandrites luméniens doivent aller de l’avant, pas regarder en arrière, c’est le fondement de nos croyances. Et moi je suis le passé révolu, rien de plus. Je suis l’antithèse de la philosophie de l’aube. »
Il avait essayé de ne pas laisser percer d’émotions dans son bref discours, mais elles étaient juste sous la surface. Il ne voulait pas leur donner de nom. Ce serait les rendre trop puissantes. Les nier était la seule manière de les faire taire.

Le vieil homme parut sur le point de répondre dans l'instant, mais il s'abstint, se contentant d'observer son fils, un instant, avant de vider ce qu'il restait de thé dans sa tasse. Peut-être pour ce donner une certaine contenance.
-Je pense que tout le monde, au Sanctuaire, ne voyait pas en toi que l'aubemestre... dit-il enfin, lentement, comme s'il cherchait ses mots.Tu devais avoir des amis qui t'aimaient pour ce que tu étais, toi, au-delà de ta fonction... Ceux-là ne sont certainement pas soulagés de te voir parti. Ou alors ils sont soulagés pour toi, espèrent que ce nouveau départ te sera profitable... Cela n'enlève rien au fait qu'ils puissent vouloir de tes nouvelles autrement que par la voie hiérarchique, qu'ils puissent être heureux de savoir que tu vas bien, ou... que tu avances.
Il soupira.
-Mais pardonne-moi : je me mêle de ch oses qui ne me regardent pas. Tu dois avant tout te fier à ton ressenti, et je suis bien mal placé pour te donner des conseils : les circonstances étaient différentes, certes, mais j'ai moi-même coupé tous les ponts. Avec ma famille, avec mes amis... C'était nécessaire, sans doute. Pour eux, pour moi... Mais, bien plus tard, j'ai regretté de ne pas avoir repris contact. De ne pas avoir répondu à ceux qui me recherchaient. Ou de l'avoir fait trop tard...
Il passa une main dans sa barbe, pensif.
-Enfin, c'est une autre histoire, et les circonstances étaient bien différentes : je devais me cacher... Au moins au début.
Il s'arracha un sourire.
-Pour changer de sujet... Si, après ton voyage à Erhedun, tu n'as pas de projet particulier... Je pourrais te donner des adresses. Tu as de la famille. Qui serait heureuse de te connaître; Alors, si l'envie t'en prend... n'hésite pas. C'est seulement une proposition, en rien une obligation, évidemment... Tu dois faire comme bon te semble.

Albérich demeura silencieux. Il comprenait le point de vue de César, mais ne pouvait pas y adhérer. Il aurait voulu pouvoir lui expliquer qu’il ne pouvait se définir autrement que comme aubemestre du temple, même s’il ne l’avait pas été très longtemps. Il ne pensait pas non plus que ses pairs l’aient perçu en dehors de sa fonction. Il l’avait habitée toute entière, une fois passée la surprise de sa nomination. Il n’avait été conseiller que quatre mois mais il avait été aubemestre plus longtemps, et même s’il ne s’était jamais senti des velléités de leader, il avait aimé ce rôle jusque dans ses plus modestes tâches. Bien sûr, le gouvernement luménien avait réduit drastiquement le temps qu’il avait pour le temple, mais il s’était donné sans compter. Il y avait tant de choses à rattraper, à reconstruire, à rénover. Le culte avait souffert de ses démêlés avec Morféa, de la cabale qui l’avait précédée, des problèmes de recrutement permanents qui frappaient toutes les églises de l’île. Le Temple était en ruines mais la foi des Luméniens suivait une courbe ascendante que la victoire sur le tyran avait renforcée. Le moment historique dans lequel ils se trouvaient tous avec quelque chose d’exaltant. Et Albérich n’avait pas échappé à ce vent d’espoir, à cette confiance en un changement possible, en un renouveau plus éclatant que jamais. Et puis tout s’était écroulé. Quelque part, il ne voulait rien savoir de ce qui se passait désormais derrière lui. Il savait que même s’il souhaitait aux Lathandrites de Luménis de surmonter ce nouvel écueil, il souffrirait de ne pas en faire partie. De surcroît, il ne servait à rien d’aller à la source : dès qu’il mettrait les pieds dans le temple d’Erhedun, Molwen ne manquerait pas de lui annoncer les nouvelles toutes fraîches de la capitale. Le nouvel aubemestre était certainement plus doué, mieux placé, plus adéquat, plus à même de relever les défis cruciaux qui se posaient au culte. Le vieux barbon avait suffisamment répété tout le bien qu’il pensait d’Albérich, il ne manquerait pas de se réjouir d’avoir vu juste. D’entre tous, il serait sans doute le moins surpris de le trouver vidé de toute présence divine. Car Albérich savait qu’il ne l’abuserait pas une seconde : les clercs d’expérience perçoivent l’aura de leurs pairs en un fragment de seconde. Finalement, Erhedun était peut-être une mauvaise idée.
Mais il reprit pied dans la conversation, sourit à César.
« Tu m’as pris de vitesse. » dit-il doucement. « Les rencontrer, je ne sais pas... Mais je voulais justement... te demander de me parler d’eux... de ta famille... de ta fille... sauf si c’est trop douloureux... et pas forcément au petit déjeuner... »

César sourit.
-Oh, ce n'est pas douloureux, non... Et j'ai tellement peu l'occasion d'en parler...
Il se leva, alla rajouter une bûche dans le feu, puis revint s'assoir.
-De la famille dont je suis issu, je ne pourrai te raconter que de vieux souvenirs : j'ai très peu de nouvelles de ce côté-là, sinon aucune. En revanche, j'en ai davantage de tes frères et sœurs.
Il regarda son assiette où un fond de gruau était en train de se figer, puis la repoussa doucement.
-Catherine, la mère de Bastien, était l'aînée de la fratrie. Elle avait presque le même âge que sire Eudes, D'ailleurs, ils ont passé beaucoup de temps ensemble, enfants, adolescents : le père du baron tenait, comme son fils, à ce que ses rejetons soit au contact de ceux sur lesquels ils devraient veiller... Ils étaient donc un petit groupe qui galopait dans la campagne, allait battre les bois... Catherine adorait monter à cheval, c'était une excellente cavalière... Et une très bonne chasseuse, aussi. Je pense qu'elle avait hérité une partie de mon caractère aventureux... En tout cas, elle était décidée, volontaire, et quand elle avait une idée en tête, difficile de l'en faire sortir. Quand Eudes s'est marié, ils ont presque arrêté de ce voir, comme on pouvait s'y attendre... Mais quand la baronne est morte, c'est vers elle qu'il est venu pour trouver un peu de réconfort.

" Qui songerait à l'en blâmer..." murmura Albérich, songeur.
Elisa avait raison, les barrières de son rang avaient sans doute empêché Eudes d’épouser la jeune fille qu’il aimait. Et il avait dû être terrible de perdre coup sur coup deux femmes en couches. Le Luménien se demanda comment le baron avait pu survivre à autant d’injustice… de malchance. Car avec Ada et Eloi dans les environs, il avait fallu que les choses tournent vraiment mal pour que pareils accidents se produisent. Et César avait perdu sa fille. En voyant la souffrance qui avait entouré le calvaire de Bastien, il n’osait imaginer ce que ces hommes avaient déjà affronté et vaincu. Mais son père semblait calme, évoquant le souvenir de son aînée avec une fierté tranquille. Dix ans déjà.

-Pas moi, en tout cas... fit le vieil homme. Mais les choses sont allées plus vite que prévu, Catherine est tombée enceinte très rapidement et... Eudes a eu peur du scandale. Peur de ce que diraient les nobles du voisinage, très attachés aux règles... Peur de ce que diraient ses autres enfants... Alors ils ont convenu que Catherine s'éloignerait quelques temps, qu'elle reviendrait plus tard, qu'ils aviseraient à ce moment là... Et se marieraient, qui sait. Après tout, ça n'aurait pas été une si grande mésalliance : ma famille avait un nom respectable, un blason, même si je m'étais bien gardé de les mettre en avant...
Il soupira.
-Nous sommes donc partis tous les deux, prétextant une visite chez ton autre sœur. Nous y sommes demeuré jusqu'au terme de sa grossesse, jusqu'à l'accouchement. La suite, tu la connais : seuls Bastien et moi sommes rentrés au village, près d'un an après notre départ. Les apparences étaient sauves : Catherine avait très bien pu rencontrer quelqu'un lors de son voyage.

Son autre sœur. César avait parlé de frère, aussi. Albérich se demanda subitement combien ils étaient et pourquoi, s’ils étaient si nombreux, César vivait-il seul avec la charge d’un enfant. Combeloup n’avait probablement pas séduit tous ses rejetons…
« Ça a dû être terrible… » murmura finalement le Luménien. « Pour toi, de partir porteur de vie et de ne revenir qu’avec un bébé, pour Eudes de vous laisser partir… »
En même temps, s’il avait eu le courage…
Pourquoi les hommes sont-ils si lâches ? ne put-il s’empêcher de songer. Pourquoi aiment-ils pour abandonner ?
Les femmes semblaient faire immanquablement les frais de ces multiples aventures. Les hommes aimaient, ensemençaient, et les femmes mourraient. En couches, de chagrin... Et les mâles continuaient. Stoïques. Vaquaient à leurs affaires. C'était presque inouï. Les enfants étaient victimes collatérales. Et les petits garçons deviendraient des hommes qui, peut-être, s'inséreraient à leur tour dans le cycle.
Il frissonna malgré lui.

-Terrible, ça l'a été, oui... répondit César d'un ton maîtrisé. Moi... Hortense m'a soutenu, tant que je suis resté chez elle. Et après... j'avais promis à Catherine de veiller sur le petit. Je l'ai donc fait, et malgré le chagrin, j'ai trouvé là bien du bonheur. Quant à Eudes...
Il soupira à nouveau.
-C'est à Catherine qu'il se confiait, pas à moi. Mais il aurait fallu être aveugle pour voir ne pas voir à quel point il était affecté. Et pour imaginer comme c'était douloureux, pour lui, de... de ne pas pouvoir témoigner de tendresse à Bastien, de ne pas pouvoir s'en occuper. Il a songé plusieurs fois à le reconnaître, n'a jamais osé. Peur du qu'en-dira-t-on ? Je ne crois pas, cette fois. Peur, surtout, de bouleverser l'univers de son fils. Et je ne peux l'en blâmer : je n'ai pas vraiment agi différemment.

Albérich s’en voulut d’avoir abordé un sujet aussi douloureux. Il se demanda aussi si Bastien, qui les écoutait en silence, comprenait ce qui se disait derrière sa façade régressive, l’identité de son père qu’il avait lui aussi ignorée, et une seconde, il se sentit proche du gamin, même si leurs destins avaient été complètement dissemblables.
Il sentait qu’il aurait dû dire quelque chose pour déculpabiliser César, pour le rassurer quant à la voie qu’il avait empruntée, mais les mots ne vinrent pas facilement. Il se promit de ne jamais faire volte-face s’il venait un jour à semer un enfant quelque part.
L’univers de Bastien, qu’on avait voulu protéger, était désormais sans dessus dessous. Et sans père ni mère. Beau résultat.
« C’est dommage… mais c’est trop tard. » fit-il finalement. « Elisa… et d’autres… pourront évoquer Eudes pour Bastien, lorsqu’il en aura besoin. »
Il soupira une seconde, esquissa un sourire douloureux.
« Et j’ai donc une autre sœur. Demi-sœur. Hortense. »

-Et oui ! répondit-il, d'un ton plus léger. Hortense a deux ans de moins que Catherine, et elle a quitté Combeloup sitôt qu'elle l'a pu. Elever du bétail, crapahuter dans la forêt ou monter à cheval, ça n'était pas son truc... Ce qui l'intéressait, c'était les livres, et surtout ceux qui parlaient des arcanes. Il n'y en a guère, ici, sinon aucun. Et comme aller à l'Université de Luménis n'était guère envisageable, compte tenu... de mon passé, elle s'est cherché un maître ailleurs. Elle en a trouvé un entre la cité de Sailoroth et la Lorien, s'est installée dans sa tour comme apprentie. Elle y est demeurée après sa mort, au milieu de nombre de grimoires.

« Un mage. » lâcha Albérich, surpris.
Evidemment, il n’y avait aucune raison pour laquelle une telle chose eut été impossible. Cependant, il n’avait jamais vécu qu’avec une bande de frères dont les perspectives de carrière étaient restées purement matérialistes, à compter les pièces d’or dans les entrepôts du port. Il avait du mal à croire que quelque part sur l’île, il avait une sœur qui maîtrisait les arcanes. C’était surréaliste.
« Combien d’enfants as-tu eu ? » finit-il par demander de but en blanc.

César sourit.
-Quatre après toi. Deux filles, dont tu peux à présent te faire une vague idée, et deux garçons : Aubin et Renaud. Enfin, sir Renaud, devrais-je dire : il a été adoubé, appartient à un ordre errant qui parcourt Hélonna pour tenter de porter secours à qui en a besoin. Quant au plus jeune, Aubin... S'il est toujours par monts et par vaux, ce n'est pas exactement pour la même raison. Il est barde.

« Bon sang. » lâcha-t-il simplement.
Il se carra sur sa chaise et demeura un instant silencieux, en proie à un semblant de vertige. Ça en faisait du monde. Mais ils ne se connaissaient pas. Ils étaient juste des parents potentiels.
« Mais ils ne savent pas que j’existe, bien évidemment. » souffla-t-il à moitié pour lui-même.
Il ne savait pas exactement ce qu’il ressentait. Ces gens ne lui étaient rien. Comme César quelques jours plus tôt.

César parut embarrassé.
-En fait, si, ils savent que tu existe... Elayne, ma femme, était au courant : je n'ai pas voulu lui cacher cette partie de mon passé. Et les enfants l'ont appris aussi : il a bien fallu que je leur explique pourquoi j'étais venu à Combeloup. De plus, je me disais... Je ne sais pas... Peut-être qu'ils auraient envie de... Ou que moi-même, je me déciderai, finalement... Enfin bref, ils savent.

Tout le monde savait qu’il existait et personne n’avait songé à le chercher. Que César ait des scrupules, Albérich pouvait le comprendre. Qu’aucun des autres n’ait eu la curiosité de venir le trouver, c’était plus étonnant. Mais l’ancien clerc ne fit pas de commentaires.
« Viennent-ils parfois te rendre visite ? » demanda-t-il simplement, un peu embarrassé.

César acquiesça.
-Cela arrive... Hortense, rarement : elle est toujours très prise par ses recherches. Mais elle envoie des lettres : je crois qu'elle est plus à l'aise pour dire les choses par l'écrit que par la parole... Quant aux garçons, cela dépend de leurs voyages. Renaud passe aussi souvent qu'il le peut, au moins deux ou trois fois par an. Aubin, c'est plus irrégulier : il peut se passer des mois sans que j'ai la moindre nouvelle. Il arrive aussi qu'il débarque un beau matin, son bardas sur le dos, et reste plusieurs semaines ici... Je tiens donc sa chambre toujours prête, on ne sait jamais quand surviendront ses visites.

Le vieil homme était beaucoup moins livré à lui-même que ne l’avait craint Albérich et il sentit comme un poids se lever de sa poitrine. Il avait un moment pensé que le devoir le forcerait à rester pour s’occuper de César et de Bastien, mais il existait une cohorte d’autres possibilités, des gens plus proches du gamin et de son grand-père, qui pourraient les aider ou les accueillir au besoin. Cette famille n’était pas la sienne, il en avait profondément conscience. Il n’avait pas grandi parmi eux, ne saurait les reconnaître dans une foule, et sa curiosité était tempérée par le sentiment qu’on ne s’improvisait pas frère ou sœur, parce qu’on le devait. Il avait eu des proches, avec lesquels il avait tout partagé ou presque, et il ne savait même pas ce qu’ils étaient devenus. Où était Marcus, par exemple. Ou ses amis d’adolescence, ses compagnons de noviciat et de confirmation, comme Thibault et Reynald. Et Euryale.
Il esquissa un sourire.
« Et bien… Ça te fait un sacrée ribambelle de rejetons… et pour le moins différents, dirait-on. Je n’aurais pas imaginé que Combeloup susciterait des vocations aussi diverses. »

César hocha la tête.
-C'est sûr que dans la plupart des villages, les jeunes gens viennent souvent à exercer le métier de leurs parents, qu'ils soient forgerons, maréchaux ferrant, paysans ou bergers. Et c'est le cas ici aussi, pour beaucoup. En même temps, que ce soit à Combeloup et ailleurs, ils savent que le monde est vaste, qu'il y a beaucoup de choses à découvrir, beaucoup d'opportunités... La tentation de prendre son balluchon et de quitter un univers trop familier et trop limité est grande. J'ai bien connu ça, pour ma part, alors même que j'étais citadin...
Il sourit.
-Bon, mais c'est vrai aussi que Combeloup est un cas particulier. Bien des résidents ont un passé riche en événements, des parcours bien différents de celui d'un villageois ordinaire... Alors, forcément, ça donne des idées à leurs enfants.

Albérich sourit. Hormis les aventures de César et ce qu’Umberto avait trouvé dans le paysage vallonné de Combeloup, il ignorait ce que les uns et les autres avaient apporté dans leurs bagages. Pourtant, si Umberto était le plus récent des derniers arrivés, bon nombre de Combelupins avaient dû naître dans le hameau et s’y trouver suffisamment bien pour y demeurer. Restait l’énigme Ada. La petite halfeline était assez âgée pour avoir vécu plusieurs existences et tandis que les enfants de César étaient barde, chevalier ou mage, elle pouvait être les trois et plus encore. Il avait cependant l’impression que le pourquoi des choses n’avait pas de réelle importance. Peut-être finirait-il par poser des questions pour satisfaire sa curiosité, mais rien n’était moins sûr. Il n’avait jamais été à la recherche des mystères des autres. Mais on s’était beaucoup confié à lui, un aspect du métier qu’il avait toujours beaucoup aimé et auquel il s’était consacré avec droiture et empathie, depuis son premier jour d’Eveillé jusqu’à son dernier jour avant la chute. Il n’irait pas fouiner.
« Je peux imaginer. En tout cas, c’est tout à ton honneur, à celui d’Elayne, de les avoir encouragés chacun dans leur voie. »

Le vieillard haussa les épaules.
-Cela nous paraissait tout naturel... Les parents ne sont pas là pour imposer des choix à leurs enfants, pour les modeler, en faire ce qu'ils voudraient qu'ils soient. Ou en faire ce qu'eux-même n'ont pas pu être... Leur rôle, à mon sens, c'est plutôt de tenter de leur offrir des clefs pour comprendre le monde, pour se faire leur propre opinion à son sujet, et qu'ainsi, ils soient en mesure de prendre des décisions en toute connaissance de cause, en leur âme et conscience. Bien sûr, ce n'est pas toujours évident, on voudrait parfois les diriger dans telle ou telle direction... Et puis, parfois, la nécessité fait loi.
Il sourit doucement.
-Heureusement, la nécessité ne s'est pas imposé à nous. Nous avions de quoi vivre largement, ils n'ont pas été contraints de travailler dès leur plus jeune âge... Sans doute le doit-on au cadre si particulier de Combeloup. Un cadre restreint mais... Protégé, en quelque sorte, permettant de s'épanouir. Jusqu'à ce que le désir de voir ailleurs soit le plus fort. Ou disparaisse, c'est selon.

Albérich se demanda si César réalisait à quel point ses propos étaient douloureux pour lui. Ce qui lui semblait tellement naturel avait été ravi au Luménien, et de savoir que la femme du vieil homme, que ses enfants, n’avaient rien ignoré de son existence ajoutait encore à son amertume larvée. Tout le monde avait su. Megrall, son épouse, son amant, sa progéniture. Il n’aurait pas été étonné d’apprendre que les autres fils de Siegfried aient été au courant et que leurs accusations de bâtardise avaient été autre chose que des moqueries douteuses entre enfants dissemblables. Pourquoi avait-on laissé les choses en l’état ? Comment pouvait-on à ce point se leurrer sur ce qui était bien, mieux ou souhaitable ? Pour le gamin qu’il était, découvrir qu’il n’était pas le rejeton de l’un mais celui de l’autre aurait été comme la réalisation d’un rêve, de ces souhaits que l’on prononce le soir, sur un coin d’oreiller, au travers de larmes. Je suis le fils du roi, on m’a kidnappé, mais tôt ou tard, ils enverront les chevaliers me sauver. Personne n’était venu. Sauf les gens du Temple, indirectement. Et il les avait laissés tomber.
Il était conscient que ce fond de rancune, renvoyant à des événements vieux de presque quarante ans, était alimenté par sa faiblesse et son désarroi plus globaux. S’il avait été bien avec lui-même, il aurait fait preuve de beaucoup plus de compréhension. Mais dans les circonstances présentes, où les regrets étaient constants en dépit de ses efforts, la découverte de cette famille était à double-tranchant. Quelque part, il était trop tard pour rattraper le temps perdu. Ils ne seraient jamais allés le chercher s’il n’était pas venu jusqu’à eux. Il était excédentaire, inutile, la petite légende familiale désincarnée qui soudain se pointe à la porte. Il espérait qu’aucun des fils de César ne passerait au village pendant son court séjour à Combeloup. Ce qu’il observerait risquait de l’achever.
Il avait perdu le fil de la conversation et reposa les yeux sur son père, qui s’étonnait probablement de son silence.
« Mal dormi, je suis désolé. » souffla-t-il avec un demi-sourire.

-Ne sois pas désolé, voyons. Je ne suis moi-même pas très éveillé...
César n'était probablement pas dupe : il devait se douter que l'absence d'Albérich n'était pas due qu'à la fatigue. Mais qu'il ait mesuré ou non sa maladresse, il n'insista pas, respectant l'excuse invoquée par son fils.
Cependant, il préféra ne pas laisser le silence s'installer.
-J'avoue en tout cas que l'avenir de celui-ci m'inquiète... fit-il en désignant Bastien. C'est peut-être un peu tôt pour s'en préoccuper, mais au regard de ce qui s'est produit...

La diversion était bienvenue et Albérich s’y engouffra.
« Ne t’inquiète pas avant l’heure… » répondit-il. « Je comprends que la situation soit difficile, mais il est revenu à lui il y a à peine deux jours. Si dans un mois, les choses n’ont pas évolué, il sera temps d’agir. Il faut laisser le temps à l’âme de guérir. »
Il était bien placé pour le savoir. On attendait toujours trop, trop vite. Les bien portants ne réalisaient pas quelle pression ils exerçaient sur ceux dont l’esprit souffrait.

César secoua la tête.
-Je me suis mal exprimé, pardon... Je ne songeais pas à son état actuel : je suis certain qu'il se rétablira. Non, je voulais parler de... son futur métier. Jusqu'ici, la question ne se posait pas, les choses étaient fixées, paraissaient évidentes : il serait le nouveau rôdeur de Combeloup. A présent... Difficile de dire ce qu'il adviendra.

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