La Couronne de Cuivre

" Tout d'abord, je vous réitère mes félicitations. Et j'y joins celles de Sire Robert, que vous avez protégé avec brio, dit le paladin. Nous n'allons pas prendre de décisions définitives ce soir. Cependant, je vous enjoins, si l'expérience n'a pas été à votre goût... et je parle du guet, pas de l'approche..."
Il se tourna vers Ruth et Alban, leur décochant un clin d'oeil.
" … de venir trouver Sire Robert ou moi-même, ce soir, demain, à votre convenance, pour nous avertir de votre décision. Il n'y a nulle honte à cela, et sachez que de toute façon, vous aurez mille autres occasions de vous rendre utiles et indispensables à la communauté et à la réussite de notre entreprise. Pour les autres, il est probable que nous fassions appel à certains d'entre vous pour renforcer l'équipe de guet dès le premier soir dans les Landes, mais nous vous avertirons individuellement, dès le matin, pour que vous puissiez prendre le repos nécessaire en journée. Je vous souhaite à présent un bon thé et une bonne nuit. Pour ceux qui sont trop sales..."
Son regard s'attarda sur certains.
" ... j'ai entendu dire qu'un décrassage à l'eau passablement tiède allait probablement être organisé d'ici un petit moment dans une tente voisine..."

Il y eut quelques grommellements semblant signifier "Mais pourquoi doit-on toujours en passer par là après s'être un peu amusés ?", mais ils cessèrent très vite. Sans doute la perspective de pouvoir profiter d'une eau non glacée, chose rarissime au sein du camp, avait-elle contribué à tuer dans l’œuf le concert de récriminations furieuses qui n'aurait probablement pas manqué d'éclater en d'autres circonstances.
-C'est assez terrible à dire, mais si un jour, nous avons désespérément besoin de discrets éclaireurs, nous saurons où chercher, souffla Robert, dont le regard avait suivi celui du paladin. Non seulement la boue des marécages ne les rebutera en rien mais, de surcroit, ils trouveront l'opération amusante... Enfin, j'espère quand même que nous n'en arriverons pas là...

Un instant, le paladin se demanda si son homologue était sérieux. L'idée d'utiliser des enfants comme Alban ou Ruth à des missions périlleuses était autre chose que de les imaginant monter la garde aux abords du camp. S'il ne partageait pas l'horreur d'Albérich à cette perspective, il n'était pas non plus complètement inconscient des risques : si la sentinelle manquait le signe crucial, elle était en première ligne pour se faire éventrer par la créature surgie de la nuit. Mais de là à envoyer les gosses directement dans le marais, pour espionner quoi que ce soit... Il en avait presque la nausée. Peut-être surtout parce que le chevalier semblait craindre qu'une telle chose soit un jour nécessaire. Il se souvint des Rouges, de Nwalk, de l'horreur que certains avaient contemplée, droit dans les yeux, tandis qu'il avait le cul sur une chaise rembourrée, dans un fortin luxueux, au soleil.
" Je l'espère, moi aussi." murmura-t-il.
Il s'éclaircit la gorge et reposa sa tasse de thé.
" Je vais aller préparer cette eau chaude... N'oubliez pas que j'irai vous tirer de votre lit si vous essayez d'y déroger. Mais vous pouvez passer le dernier, je ne vous en voudrai pas de chercher la tranquillité..."
Sur ces entrefaites, Hubert s'éclipsa de la cantine, encore vaguement mal à l'aise, et mit le cap sur la tente des ablutions, espérant que le matériel nécessaire y était encore entreposé.

La chance était avec lui car tout était encore en place, depuis le tonneau jusqu'aux baquets en passant par les seaux. Il put donc prendre deux de ces derniers et se rendre à la source près de laquelle il avait fait la connaissance des lavandières. Il dut ensuite, lourdement chargé, se diriger vers la cuisine, où un feu ne demandait qu'à être ranimé et divers récipients de métal, dont de volumineuses marmites, qu'à être remplis.
Puiser de l'eau, la faire chauffer, l'amener à destination... Même si les lieux n'étaient guère éloignés les uns des autres, l'opération risquait d'être longue, très longues. Heureusement, le paladin ne tarda pas à recevoir des renforts : Robert arriva bientôt, suivi comme son ombre par Alban. Puis ce fut Ruth, fermement décidée à continuer à jouer ses assistantes bien que le tournoi soit de l'histoire ancienne. En se répartissant bien les rôles, ils ne tardèrent pas à prendre le rythme, et les préparatifs allèrent bon train.
Hormis les deux "boueux" qui les aidaient, aucun autre ne se manifesta. Peut-être avaient-ils fui, ou décidé, simplement, d'opter pour un bain de mer pour ne pas avoir à trop attendre et pouvoir se coucher. Le plus probable, cependant, étaient qu'ils soient toujours à la cantine, en train de salir copieusement les bancs sur lesquels ils étaient assis et de dévorer les gâteaux jusqu'au dernier.

" Bon, je propose que vous y passiez les premiers, alors, les amis." fit Hubert à l'intention des enfants, en constatant que leurs autres clients étaient invisibles.
Il se tourna ensuite vers Sire Robert.
" Vous pouvez peut-être aller voir s'il y a d'autres amateurs pendant que je gère ces deux-là ? Autant essayer de ne pas y passer la nuit, si vous n'y voyez pas d'inconvénients..."

-Au contraire, plus tôt nous en aurons terminé, mieux ce sera. J'entends déjà mon lit m'appeler à corps et à cris...
Il sortit donc, tandis qu'Alban et Ruth s'observaient.
-Honneur aux dames, dit finalement le premier.
-Non, honneur aux messieurs.
-Ce ne serait pas galant.
-On s'en fiche, de la galanterie. Ici, c'est l'égalité !
-Mais un chevalier est tenu à un code de l'honneur très strict et;..
-Et t'es pas chevalier. Juste écuyer.
-Je suis quand même tenu par...
-Par la peur.
-J'ai pas peur
-Si, t'as peur.
-Non !
-SI !
-NON !

" Misère..." murmura Hubert.
Il les attrapa l'un et l'autre par le dos de leur tunique boueuse respective.
" Ruth, ici. Alban, là. Vous allez vous laver en même temps."
Il leur lança une serviette à chacun, au cas où ils étaient précocement pudibonds, puis entreprit de remplir les deux baquets désignés. Il n'avait pas l'intention de leur offrir des bains trop chauds, les incitant à y rester des heures, mais de leur permettre des ablutions agréables, les dernières avant les Landes.

Mais ni l'un ni l'autre n'esquissa le moindre mouvement, continuant au contraire à se défier du regard.
-Messire ? s'enquit Alban. Ne serait-il pas chevaleresque que je laisse ce bain à l'un de ceux qui va arriver, et que je continue à aider pour transporter les seaux ? Ça va vite refroidir, faudra rapporter de l'eau chaude...
-Messire, je crois que ce serait mieux si c'était moi qui m'en chargeais. Je suis plus costaude.
-Je ne suis pas sûr qu'on puisse dire ça.
-Ah ouais ?
-Ouais. Et de toute façon, je suis écuyer, c'est à moi de rendre service.
-Et moi, je suis juste serviable, j'ai pas besoin d'un titre pour aider.
-Moi non plus.
-Ben si, la preuve. Et JE suis la plus costaude, de toute façon. Toi, t'arrives à peine à soulever le bouclier de sire Robert.
-Menteuse ! C'est toi qui pouvais pas porter celui de messire Hubert !
-En plus d'être peureux, t'es bigleux ?
-Ni l'un ni l'autre !
-Les deux !
-Non !
-SI !

Hubert prit une profonde inspiration, esquissa un sourire forcé, puis mit les poings sur les hanches.
" Si dans une minute, vous n'êtes pas l'un et l'autre tranquillement en train de vous laver, chacun dans son baquet, où l'eau est déjà en train de refroidir, je vous promets deux choses. Un, je vous déshabille moi-même, deux, le bain chaud sera immédiatement suivi d'un bain froid dans la mer. Alors je vous laisse le temps de décider : est-ce que vous allez continuer à vous chamailler comme deux mômes, me prouvant que vous êtes bien loin de la sagesse qu'on est en droit d'attendre de nobles combattants, ou bien allez-vous gagner vos places respectives, en silence et avec célérité, comme les jeunes gens bien élevés que vous aspirez certainement à être ?"

Ses paroles firent forte impression, et les deux gamins baissèrent les yeux, penauds. Cependant, lorsqu'ils les relevèrent, ce fut à nouveau pour se dévisager l'un l'autre.
-Alban... Tu es un bon écuyer. Les bons écuyers sont obéissants. Donc, tu es obéissant.
-C'est très gentil de dire que je suis un bon écuyer, Ruth. Mais comme tu as été celui de messire Hubert durant le tournoi, je crois qu'il est important que je te laisse l'honneur de lui obéir en premier.
-Merci beaucoup, vraiment. Mais de nous deux, c'est toi, le véritable écuyer. Alors... Commence.
-Tu sais, le titre, c'est pas grand chose. Ce qui compte, c'est... Le caractère, le comportement. Et en ça, tu as été un excellent écuyer, et je suis sûr que tu tiens encore à l'être. Donc... A toi l'honneur.
-Si je commence, ce sera comme si tu avais été galant. Mais la galanterie, on n'en a pas besoin, dans la communauté, vu qu'il y a l'égalité.
-Justement ! Je te traite d'égale à égal ! D'écuyer à écuyer ! Donc vas-y ! En plus, ça refroidit !
-Ben c'est pour ça que je tiens à ce que tu profites de l'eau la plus chaude...
-Mais non, c'est moi qui tiens à ça !
-J'y tiens plus.
-Moi encore plus.

Hubert leur sourit avec, l'espérait-il, une lueur dangereuse dans le regard.
" Bon. Je vais compter jusqu'à cinq. A cinq, je vous conseille d'avoir, a minima, l'un et l'autre, retiré vos bottes. C'est un conseil d'ami, vous en faites ce que vous voulez."
Il croisa les bras.
" Un... deux... trois..."

A la lueur dangereuse répondit une lueur paniquée.
-Bon sang, Ruth, tu vois bien que messire Hubert plaisante pas !
-Je sais ! Il a promis, et les paladin, ils tiennent toujours leurs promesses !
-Alors pourquoi t'obéis pas ? T'es son écuyer !
-C'est TOI le VRAI écuyer ! Alors dépêche !

Hubert avait eu le temps de terminer son comptage pendant qu'ils se chamaillaient une ultime fois. Il poussa un profond soupir.
" Tant pis. Ça ne sera pas pire que la boue des Landes." déclara-t-il, le ton chargé de regrets.
Puis il se fendit comme le serpent, les saisit l'un et l'autre à bout de bras et les lâcha, de manière synchronisée, chacun dans son baquet.
" Vos vêtements sont crottés, de toute façon." se défendit-il, d'un air faussement contrit.

Ruth et Alban s'assirent dans leurs baquets respectifs, dont l'eau virait déjà au brun sombre. Passée la prime surprise, ils n'avaient pas l'air trop mécontents de la manière dont les choses s'étaient passées.
-Merci pour cette préparation, messire, fit Alban, timidement.
-Oui, merci, parce qu'en plus, on aura pas à faire de lessive !
-Exactement.
Puis, sans cesser de se surveiller l'un l'autre, ils se tinrent immobiles.
Toujours aucune nouvelle de Robert et des autres boueux. Peut-être le chevalier rencontrait-il aussi des difficultés, de son côté...

Hubert avait toujours les poings sur les hanches, mais il soupira et nicha son visage entre ses paumes.
" Allons, ayez pitié de moi, les enfants... souffla-t-il. Déshabillez-vous. Vos bottes vont être fichues, si elles marinent une seconde de plus dans ce jus... Je veux même bien remplacer votre eau... mais déshabillez-vous... C'est tout ce que je demande. Un bain chaud, misère, vous devriez être impatients d'y goûter..."

Le découragement du paladin et ce qui ressemblait fort à une supplique touchèrent plus encore les gamins que ne l'avaient fait ses menaces : ils parurent vraiment embarrassés, et même peinés, pour le coup.
-Mais j'étais très impatiente, messire...
-Moi aussi. Et je comptais bien me déshabiller.
-Moi aussi. Mais, ben... Je peux pas céder à un garçon. A un garçon de mon âge, je veux dire. C'est... impossible. Alors comme il voulait que je commence...
-Et moi, je peux pas céder à Ruth. Pas parce que c'est une fille, mais parce que c'est Ruth. Et puisqu'elle voulait que ça soit moi le premier...
Ils échangèrent un regard.
-Alors, si vous nous disiez qui doit commencer...
-Personne aurait cédé.
-Voilà.

" Mais je vous ai demandé de le faire en même temps ! Est-ce que c'est si difficile ? Tournez-vous vers les parois de la tente, qu'en sais-je, moi, comme ça vous ne saurez pas qui a retiré sa tunique le premier ! Vous savez, apprendre à réserver son énergie pour les combats qui en valent la peine, c'est aussi crucial que de mener ensuite le combat en question à son terme ! Il y a mille luttes possibles, en ce bas monde, et il faut choisir celles qui ont un sens. Celle-ci n'a pas de sens. Maintenant l'eau est froide, et absolument répugnante. Sortez, tous les deux. Ensuite, déshabillez-vous. Ruth, tu commences par le haut, Alban, tu commences pas le bas. Tournez-vous le dos, et moi je change l'eau. Misère, je ne suis pas fait pour ce boulot..."

Ils quittèrent aussitôt leurs baquets et, dégoulinants, entreprirent d'exécuter à la lettre les consignes d'Hubert. Moins d'une minute plus tard, deux tas de vêtements dans un état indescriptible gisaient au sol, et leurs propriétaires, immobiles, se tenaient toujours le dos, sans doute plus pour respecter les ordres du paladin que pour autre chose, car ils ne paraissaient guère gênés.
-On fait quoi maintenant, messire ? s'enquit Ruth.
-Il manque juste une chose, dans cette salle de bain : un feu, souffla Alban.

Hubert avait profité du temps qu'ils mettaient à se déshabiller pour vider la boue des deux baquets. Il restait cependant un dépôt un peu douteux dans le fond, qu'il rinça à l'eau froide.
" Vous retournez dans les baquets. Il reste de l'eau chaude. Plus assez pour laver cinquante personnes, mais comme personne n'a l'air de revenir de la cantine, elle est toute à vous !"
Il en remettrait à chauffer pour Robert et d'éventuels suivants. Il commençait cependant à se demander si le chevalier n'en avait pas profité pour aller se coucher...

Ce n'était pas impossible, vu qu'on ne le voyait toujours pas, et qu'on ne percevait aucun son annonçant son approche...
Les enfants, eux, avaient réintégré leurs baquets et, après avoir profité de l'eau éphémèrement chaude, entreprirent de se récurer de leur mieux - ils avaient de la boue jusque dans les cheveux.
-Messire ? finit par demander Alban, qui commençait manifestement à avoir à nouveau froid. Je viens de penser à quelque chose : on a pas pris d'habits de rechange... Ça veut dire qu'on va devoir courir tout nus jusqu'à nos tentes ?
-Les barbares, ils font souvent ça, intervint Ruth, tranquille.
-Oui, mais eux, ils ont l'habitude. Nous, on va geler sur place.
-Toi, peut-être...
-Ah ouais ?
-Ouais.
-Et ben on va voir ça !
Il se relevait déjà.

Décidément, ils étaient intenables. Hubert se promit de ne jamais, jamais, jamais avoir d'enfants. Pas qu'il ait jamais eu l'intention d'en avoir. Mais c'était à présent une décision ferme et irrévocable. Il leur tendit des serviettes.
" Alban, tu prendras ma veste, et Ruth, tu prendras ma chemise, dit-il en commençant à se débarrasser. Je ne vais pas vous laisser prendre froid au nom de je ne sais quel rituel barbare. Vous servez des chevaliers, et vous êtes tenus à un minimum de décence en public. Une fois hors de l'eau, remettez-y vos vêtements un moment."
Il ôta sa veste et la déposa près du baquet d'Alban, avant de délacer sa chemise. Il constata avec soulagement qu'elle sentait encore le propre. Et bien sûr, elle ne grattait pas. Ce souvenir lamentable le fit rougir de honte.

Mais il n'eut pas besoin de prêter sa chemise à Ruth, car Robert choisit ce moment pour entrer sous la tente : les traits tirés, les bras chargés de vêtements, il poussant devant lui une bande de gosses boueux.
-Content de voir que ça c'est bien passé, ici, dit-il à Hubert en esquissant un sourire. Parce que de mon côté... Je ne sais pas lequel de ses garnements a lancé la rumeur selon laquelle l'eau chaude était un mensonge, mais en tout cas, ils l'ont tous pris pour argent comptant et ce sont enfuis. Certains ont opté pour la mer : grand bien leur fasse ! Ceux-là, au contraire, ont filé chez leurs parents qui, bien sûr, ont refusé de les accepter dans cet état. Nous devons donc les leur renvoyer propres comme des sous neufs, et je crains que nettoyer leurs effets crasseux ne nous incombe...
Il jeta un regard en direction de son écuyer et de sa rivale.
-Enfin, le côté positif, c'est que ces deux là auront bien pu en profiter : ils l'avaient mérité. Alban, je t'ai pris des habits propres. J'en ai également pour toi, Ruth.
L'instant suivant, il déposait les vêtements, avant de se tourner à nouveau vers Hubert.
-Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je vais me charger de rapporter de l'eau chaude : j'imagine qu'il n'y en a plus assez. Et puis, pour parler franchement... Ted mérite une médaille, assurément, parce qu'ils sont insupportables, quand ils s'y mettent. Je crains donc de perdre patience si je m'éternise en leur compagnie... Sans doute vous débrouillerez-vous bien mieux : vous avez l'air de savoir vous y prendre, avec les enfants.

Hubert rougit d'embarras devant la mine lasse du chevalier. Il l'accompagna aussitôt dehors, à l'abri des oreilles indiscrètes, laissant le troupeau de gamins crasseux un moment dans la tente.
" Robert, allez-vous coucher. Cette épreuve était mon idée et c'est moi qui leur ai stupidement suggéré de ramper dans la boue, vous n'avez pas à en faire les frais. Je suis désolé de ne pas pouvoir honorer ma promesse concernant votre bain, mais je me rattraperai demain. Pour le reste... Je vais me charger de l'eau et des enfants. Allez vous reposer, vous l'avez mérité : vous avez eu une journée chargée, ce qui n'est pas mon cas. S'il vous plait."

Chose surprenante, il sembla d'abord que le chevalier allait accepter l'offre sans émettre la moindre protestation. Mais le sens du devoir reprit rapidement le dessus.
-Sincèrement, Hubert, cela m'ennuie... Si je vous abandonne sans vous donner ne serait-ce qu'un petit coup de main, j'aurais l'impression de vous infliger la vengeance faussement ourdie par nos instituteurs... Laissez-moi au moins faire un voyage pour l'eau chaude : cela ne sera pas long. Et puis, je peux toujours embaucher Alban et Ruth... Mais si vraiment vous refusez, je me verrais contraint de m'arroger le droit exclusif de faire la lessive, demain. Nous avons mené à deux cet exercice, il est juste que nous soyons deux à en assumer les retombées imprévues...

Hubert posa une main sur l'épaule du chevalier.
" Honnêtement, la vengeance des instituteurs était bien pire, et j'y ai échappé, fit-il. Je vois que vous brûlez d'aller vous poser, Robert, et je le comprends. Pensez aux mille choses que vous et vous seul pourrez régler demain. Nous avons tous besoin que vous soyez au meilleur de votre forme dans les jours à venir. Allez vous coucher. Je me charge d'Alban et de Ruth."
Pour les envoyer illico presto dans leurs lits.
" Bonne nuit. Je vous verrai demain."

Robert tergiversait toujours lorsque, provenant de l'intérieur de la tente, les échos d'un début de dispute firent définitivement pencher la balance.
-Très bien. Mais je vous interdis de toucher à la lessive. C'est un ordre.
Il se fendit d'un sourire las.
-Bonne nuit, Hubert. Et bon courage.
Il lui serra à son tour l'épaule puis s'éloigna dans la nuit.

Hubert soupira à voix basse, se plaqua un sourire sur les traits et fit volte-face. Ces gosses seraient sûrement plus faciles à impressionner que Ruth et Alban. Ou peut-être pas. L'un dans l'autre, il finirait par les maîtriser, immanquablement. En retournant dans la tente, il songea aux paroles de Robert, à son ordre concernant la lessive. Le paladin ne s'avouait pas vaincu.
" Bon, qu'est-ce qui se passe ici ?!" s'exclama-t-il d'une voix forte en écartant le pan de toile et se glissant à l'intérieur.

Les occupants de la tente s'immobilisèrent aussitôt, se turent instantanément. Selon toute apparence, aucun d'entre eux n'était décidé à jouer les rapporteurs, et le paladin dut donc s'en remettre à la scène qui s'offrait à ses yeux pour tenter de comprendre ce qui s'était passé. Plusieurs des nouveaux venus s'étaient placés devant le tas de vêtements rapportés par sire Robert, en interdisant l'accès à Ruth et à Alban. L'écuyer s'était quant à lui interposé entre eux et la fillette, qui semblait littéralement fulminer. Qui avait commencé ? Cette dernière, en lançant une provocation ? Les "toujours boueux", en profitant de sa situation défavorable pour se venger de quelque mauvais coup - au sens propre - passé ? Cela, Hubert n'avait aucun moyen de le déterminer. Il pouvait juste constater qu'il était revenu juste à temps pour éviter que n'éclate une bagarre générale.

Hubert avait espéré, un instant infime, pouvoir compter sur Ruth et Alban. Robert lui avait interdit de faire la lessive, certes, mais il n'avait rien dit des deux gosses, et le paladin avait eu l'intention de contourner son ordre en les mettant au travail. Mais voilà qu'il était obligé de constater qu'ils n'étaient pas plus fiables que les autres, que c'étaient des mômes, en somme, qu'il allait devoir... demander à Albérich de faire la lessive.
Ragaillardi par cette perspective finalement tout à fait enthousiasmante, il ne dit absolument rien, dépassa le groupe de boueux, prit la pile de vêtements et la tendit aux deux enfants propres.
" Habillez-vous rapidement, j'ai une dernière mission pour vous avant que vous n'alliez au lit."
Il se tourna vers les autres et sélectionna les trois plus grands.
" Vous trois, vous venez avec moi préparer l'eau. Les autres... Je vous jure que vous avez intérêt à vous tenir à carreau en attendant. Vous n'avez jamais vu un paladin en colère, je vous assure que vous n'avez pas envie que ce soir soit la première fois."

S'en voulant certainement beaucoup des tracas qu'ils lui avaient causés - et qu'ils lui causaient encore -, désireux sans doute de se rattraper en accomplissant au mieux la mission qu'il entendait leur confier, l'écuyer et sa rivale - ou , plutôt, son alliée de circonstance - furent vêtus en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire. Quant aux autres garnements, ils se tenaient immobiles, ne pipaient mot, visiblement très inquiets. Hubert nota que plusieurs d'entre eux coulaient des regards plein d'espoir en direction de la sortie de la tente. Escomptaient-ils un retour salvateur de sire Robert ? Envisagent-ils déjà de s'enfuir sitôt que le paladin aurait le dos tourné ? Questions insolubles...

La Couronne de Cuivre

[Quête] Dans la Campagne du Soleil