La Couronne de Cuivre

" Je suis celui qui se retrouve accusé de vos méfaits !" s'exclama la voix de l'autre côté de la porte.
Il avait dit ça sans agressivité, juste avec une petite pointe de fatalisme.
" C'était joli, cela dit. Mais vous vous êtes fait quelques beaux ennemis mortels. Enfin, ils l'étaient sans doute déjà, depuis que vous avez pris la poudre d'escampette."

Astrée grimaça.
- J'avais hésité à filer, ce jour-là... Mais je n'étais pas sûre de parvenir à les convaincre de me laisser libre de mes mouvements, ils se seraient méfiés. Je crois que j'ai bien fait...
Elle se demandait bien pourquoi elle lui expliquait ça. Qu'est-ce que ça pouvait lui faire après tout ? L'important, c'était qu'il était enfermé à cause d'elle, apparemment. Il n'avait donc aucun intérêt à garder le silence sur sa visite. Elle était fichue. Quelle argument pourrait-elle trouver ? Lui promettre une évasion ?
Et pourtant... pourtant il parlait sans agressivité. Parce qu'il était sûr de la coincer ? Ou... parce qu'il n'était pas du côté de ses ennemis ? Il ne semblait pas s'être inclus dans le lot... Et s'il était soupçonné, était-ce parce qu'il était connu pour sa sympathie envers les centaures ? Il fallait qu'elle le fasse parler, qu'elle sache.
- Et je suis sincèrement désolée que vous soyez soupçonné à ma place. Je n'aurais jamais cru qu'ils puissent accuser l'un des leurs.
Bon, elle aurait pu se douter, tout de même, qu'ils allaient chercher un coupable en voyant la lanière sectionnée. Mais ils auraient pu imaginer qu'elle était revenue par l'autre côté, comme la première fois...
- Pourquoi donc vous croient-ils coupable ?

" L'un des leurs ? Qu'est-ce que ça veut dire, ça ? Pensez-vous que les groupes soient monolithiques ?" demanda-t-il, un peu moqueur.
Elle l'entendit se déplacer, s'appuyer contre la porte. Il toussa dans son poing.
" On m'accuse parce que j'ai toujours milité pour qu'on accorde un peu plus de respect aux centaures. En même temps, je pense qu'ils savent bien que je n'aurais jamais fait une chose aussi folle que d'aller libérer une capture. Mais en l'absence d'autre suspect, et bien... Il en faut bien un."

Astrée resta un instant silencieuse.
" Je suis désolée...", murmura-t-elle à nouveau.
Mais être désolée ne servait à rien, elle en était bien consciente.
" Je ne savais pas qu'il y avait des personnes qui se souciaient de défendre les centaures dans le village. J'aurais dû me douter, pourtant..."
Les hommes qu'elle avait vus sur la place, l'autre nuit, en faisaient-ils partie ?
" Mais qu'est-ce... qu'est-ce que vous risquez, en étant accusé d'avoir libéré un centaure ? "
Ils n'allaient tout de même pas le condamner ? Sans preuve ? Et... à quoi ? Elle frissonna. Ils étaient en guerre, et ça justifiait beaucoup de choses...

" Je n'ai pas encore été jugé, dit l'homme. Mais je pense que je devrais y survivre, si c'est ce qui vous inquiète."
Il ne semblait pas particulièrement accablé, même plutôt tranquille.
" Evidemment, ça va mettre un sérieux coup de frein à nos tentatives d'améliorer la condition des esclaves, mais... c'est de ma faute, je suppose. J'ai manque de subtilité. Mais la subtilité ne soulève pas facilement les montagnes."

Bon, si ce qui l'inquiétait était l'amélioration des conditions des esclaves, il n'aurait peut-être plus à s'en faire longtemps... si toutefois Neffen et elle réussissaient à parvenir à bout de leur idée. Seulement, elle ne pouvait bien sûr pas le lui dire.
" Sur ce point, j'aurais plutôt tendance à être de votre avis... D'ailleurs on ne peut pas dire que j'aie donné dans la subtilité."
Et ça allait être bien pire dans quelques jours... Il était clair que libérer tous les centaures n'avait rien de subtil, et s'apparentait plutôt à soulever les montagnes. Cet homme et ses amis pourraient-ils les y aider ? Certes, il valait mieux ne pas leur parler d'un projet de révolte des esclaves. A moins qu'ils l'envisagent eux-mêmes... Et surtout ne pas leur dire que les centaures comptaient les obliger à quitter leur village.
" Mais donc, vous employez le terme d'esclaves. Je croyais que les esprits étaient tellement conditionnés, habitués à ce qui se faisait ici, que la plupart des montequins ne considéraient les centaures comme de simples bêtes et ne se rendaient pas compte qu'il s'agissait d'esclavage..."
Bien sûr, les plus anciens savaient, forcément...
" Et... Vous êtes nombreux à essayer de... d'améliorer les choses ?"
Peut-être le prêtre ? Si c'était lui qu'elle avait vu lancer un sort à Sheldon. Et s'il s'agissait d'un sort de soin...

" Oh mais les gens assument parfaitement le fait d'avoir des esclaves, dit le prisonnier. Civiliser une race inférieure de la sorte n'a rien de franchement scandaleux. Peut-être un peu sur Hélonna, mais c'est une pratique parfaitement fréquente en de nos nombreux endroits. Il n'est pas nécessaire d'être un fanatique pour pouvoir rationaliser ce genre de choses."
Il prit une profonde inspiration.
" Quant à notre nombre... Nous sommes quelques uns. Mais je ne voudrais pas être trop précis. D'autres sont nettement plus subtils que moi et je ne voudrais pas qu'ils aient des ennuis."

Race inférieure... Le moins qu'on puisse dire était qu'ils n'étaient pas vraiment sur la même longueur d'onde. Mais la rôdeuse savait, pourtant, que Neffen avait raison quand il disait que les gens classent instinctivement les races les unes par rapport aux autres. Sauf qu'elle-même n'avait pas la sensation que les centaures étaient inférieurs.
" J'avoue que je serais curieuse de savoir sur quel critère vous les jugez inférieurs aux humains, fit-elle simplement remarquer. Mais peu importe après tout... Pour ma part, il se trouve que mon histoire personnelle me rend particulièrement sensible à tout ce qui ressemble de près ou de loin à de l'esclavage, ce qui explique que je ne puisse guère rationaliser ce genre de pratique.
Elle haussa les épaules.
" Quant à vos amis... Je n'ai pas l'intention de leur causer des ennuis, d'aucune sorte. Et je ne vois pas, du reste, ce qu'ils pourraient risquer même si je connaissait leur identité, puisque tout le monde ignore ma présence ici. Mais je posais la question par pure curiosité. Cela dit, je crois bien en avoir croisé quelques-uns, une nuit, près du chef des centaures. Peut-être y étiez-vous d'ailleurs. C'était la nuit précédant l'évasion.
Une affirmation sans aucun fondement, juste un ballon d'essai, pour voir sa réaction. Si ça se trouve ça n'était pas eux... et dans ce cas il y avait fort à parier qu'ils faisaient effectivement du mal à Sheldon. Mais si c'était eux... et bien elle aurait la quasi-certitude que le prêtre en faisait partie, ce qui correspondrait finalement assez à son obédience. Et ça pouvait, surtout, lui donner un atout : l'homme pourrait craindre qu'elle les dénonce. Assez, peut-être, pour comprendre qu'il était de son intérêt de ne pas la dénoncer.

" Vous circulez bien beaucoup dans Montequine, dites donc, fit-il avec un rire bref. Mais c'est vrai que nous n'avons plus eu à nous défendre contre des adversaires humanoïdes depuis bien longtemps. Les remparts doivent être en piteux état, avec plein de bonnes prises pour grimper... Et je ne suis pas surpris qu'il reste des passages à travers la falaise. Nous n'avons jamais pris le temps de la cartographier convenablement... Il faut dire que certaines zones sont sous contrôle centaure depuis des lustres et que s'y glisser demande culot et compétence."
Il revint au petit volet.
" Quel est le plan, alors ? Vous espérez libérer le roux ? Il va vous recevoir de manière spectaculaire, vous savez. Tant d'abnégation, il doit y avoir quelque chose là dessous... Peut-être quelque chose de moins altruiste et formidable qu'on ne le penserait au premier abord..."

Oui, les remparts étaient tout à fait accessibles pour des humanoïdes, elle le savait pertinemment... y compris pour des orques.
Elle éluda à demi sa question.
" Oh, pour le moment, je veux juste lui parler... Je sais bien qu'il se méfie de moi comme de tout être humain, qu'il va s'imaginer que je cherche à l'aider pour quelque obscure raison inavouable."
Elle était prévenue de tout ça. Par Neffen, par Dymphéa.
" J'espère bien le convaincre de me faire un minimum confiance... Mais à vous entendre, j'ai l'impression que vous avez déjà essayé et que vous vous y êtes cassé les dents, non ?"
Elle savait qu'il lui serait excessivement difficile d'obtenir la confiance de Sheldon. Probablement impossible. Mais il avait confiance en Neffen, et Neffen était avec elle. Donc il coopérerait, malgré sa défiance envers elle, quand il comprendrait qu'il s'agissait de sauver tous les centaures.

" Moi ?! Je ne suis pas fou ! Parler avec ce monstre !? J'ai bien des usages plus utiles pour ma langue, vous êtes gentille. En plus, qu'est-ce que j'aurais à lui dire ?"
Il rit doucement.
" Je crois que vous vous méprenez sur mes intentions. Ce n'est pas parce que je veux améliorer le quotidien des centaures que j'ai l'intention d'ouvrir la cage aux oiseaux ! Ce qui peut arriver de mieux à cette créature, c'est qu'elle soit tuée. Elle ne se fera jamais à la détention qu'on lui imposera. Malheureusement pour lui, il sera certainement castré d'ici quelques jours. A partir de ce moment, il s'effondrera. Tous les mâles sauvages s'effondrent dans ces conditions. Mais pour Caribert, c'est concéder la défaite que de devoir y recourir. Paradoxalement, c'est son meilleur allié."

- Je comprends bien...
Seulement, elle ne pouvait guère compter sur Sheldon pour laisser le moindre espoir à Caribert et gagner ainsi quelques jours. Quoique, il était rusé : il pouvait peut-être le faire s'il savait que la délivrance était proche. A moins qu'il ne soit trop fier pour ça ?
- Et je suis d'accord avec vous, il préférerait cent fois mourir que rester prisonnier. Sans doute est-ce la meilleure solution dans son cas. Il n'a pas le même... profil... que son compagnon.
Le tuer. C'est ce que Byron lui avait demandé, en cas d'échec de son évasion. Et si vraiment elle ne parvenait pas à mener à terme l'évasion des centaures... aurait-elle le courage de tuer Sheldon ? Oui. Elle le ferait s'il le lui demandait. Avec bien moins d'hésitation que pour Byron. Sauf qu'elle comptait bien tout tenter d'abord pour le libérer... et y réussir. Mais il valait mieux rassurer un peu son interlocuteur sur ses intentions.
Elle se demandait si Sheldon pouvait entendre ses paroles, du fond de sa cellule. Les centaures avaient-ils une ouïe meilleure que les humains ? Et comment pouvait-il, dans ce cas, les interpréter ?
- Et d'ailleurs, il lui reste encore combien de temps avant d'être castré ?
Elle avait un peu perdu le décompte des jours depuis tout ce temps. Un peu plus d'une demi-veille ?

" Difficile à dire. Cela pourrait arriver demain ou le jour suivant, ou dans une veille. Mes possibilités d'assister au dressage et de savoir où en sont les choses sont relativement limitées, voyez-vous." dit-il non sans une certaine ironie.
Elle l'entendit s'éloigner de la porte.
" S'il n'est pas déjà castré, c'est soit que Caribert espère encore le plier entier, et donc qu'il doit montrer des signes de faiblesse, soit que Philémon veut l'utiliser comme reproducteur. Mais vu son mauvais caractère, et la tendance qu'à ce genre de choses à se transmettre à la génération suivante, c'est très peu probable. Je dirais donc que c'est juste Caribert qui continue à obtenir ce qu'il veut. Je crois que le conseil lui avait fixé un délai, mais dans le fond, je ne suis pas certain qu'ils entendent le respecter au jour près. Cela dit, l'évasion du gris a rendu la situation de son chef très précaire. Aucun risque ne sera pris."

Bien sûr, l'évasion de Byron n'arrangeait rien. On pouvait même considérer qu'ils avaient de la chance de ne pas arriver déjà trop tard.
Il allait donc falloir que Sheldon soit patient, qu'il tienne bon, mais qu'il laisse aussi un vague espoir à Caribert. C'était loin d'être simple. D'autant qu'elle ne pourrait pas forcément lui parler librement : si sa cellule était proche, l'homme risquait de les entendre. Il pouvait certainement ouvrir le volet de l'intérieur. Comment, dans ce cas, lui annoncer discrètement la présence de Neffen ?
Elle ralluma son briquet, et l'approcha de l'ouverture.
" Bon, plutôt que de discuter dans le noir... peut-être pourriez-vous me rendre ma bougie ? Le briquet ça n'est pas très confortable. Et puis je dois continuer ma tournée des cellules...

L'homme avait battu en retraite dans les profondeurs de la cellule, aussi ne put-elle le voir.
" Pourquoi ferais-je une chose pareille ? demanda-t-il. Si on vous trouve ici demain matin, coincée dans le noir, je serai disculpé, je pourrai sortir d'ici, tout le monde s'excusera, et je deviendrai subitement plus fréquentable que je ne l'ai jamais été. De surcroît, votre jusqu'au-boutisme contrastera avec mes positions modérées, ce qui ne pourra que les rendre moins extrêmes et donc plus acceptables. Non, je n'ai vraiment aucune raison de vous aider."

Astrée garda un calme aussi imperturbable que possible.
" Malheureusement pour vous, je pense pouvoir sortir d'ici même dans le noir..."
A tâtons, elle retrouverait la cheminée, sa corde pendait toujours... bon, ça ne serait pas simple, peut-être faudrait-il l'aide de Prince, et elle risquait surtout de laisser des traces. Mais comme de toute façon elle n'aurait pas pu grimper en tenant sa lumière, ça ne changeait pas grand-chose pour elle. Non, le vrai problème était qu'il pouvait mentionner sa visite, et en apporter la preuve grâce à sa bougie.
Elle soupira.
" J'espérais simplement que vous ne vous incluiez pas dans le nombre de mes ennemis mortels dont vous parliez tout à l'heure... Mais apparemment j'ai eu tort. Cela dit, je pense qu'au contraire vous auriez intérêt à ne pas trop me mettre de bâtons dans les roues : si je fais à nouveau parler de moi pendant que vous êtes enfermé, vous seriez totalement disculpé, là aussi..."

" Mais je pourrai simplement dire que je vous ai vue, fit-il, tranquillement. Et je suis certain que je ne suis pas le seul. Arsène a poussé des cris, tout à l'heure. Vous avez probablement laissé plein de traces dans la poussière du couloir. Et dans les ténèbres, vous ne parviendrez pas à les effacer. Je ne sais pas par où vous êtes rentrée... mais là aussi, vous aurez laissé des traces. Je leur expliquerai que vous avez escaladé la muraille."
Il poussa un bref soupir.
" Même si j'aimerais que certains respectent davantage les centaures, je ne vais pas vous donner les moyens de libérer un monstre sanguinaire sous prétexte que vous êtes devenue la petite copine de ces quadrupèdes."

Astrée eût un petit rire. Qu'elle jugea bien trop jaune. Mais elle avait à nouveau éteint son briquet inutile, pour qu'il ne puisse déchiffrer son expression.
" Parce que vous croyez sérieusement que je pourrais le libérer ? D'abord, vous me surestimez : J'ai déjà eu beaucoup de chance de parvenir à libérer celui que je m'étais promis d'aider, et je sais parfaitement qu'il me serait impossible de réitérer l'exploit dans les conditions actuelles. Et surtout, vous extrapolez trop mes intentions. Le gris, je lui avais promis de le sauver parce que justement il n'était pas un monstre sanguinaire. Je suis bien placée pour savoir ce que vaut le roux..."
Il fallait qu'elle se replace dans l'état d'esprit dans lequel elle était lorsqu'elle avait découvert le village caché. Qu'elle oublie un moment ses longues discussions avec Neffen ou Dymphéa. A l'époque, elle n'avait pas envie de libérer Sheldon. Elle l'aurait peut-être tué pour abréger ses souffrances...
" Mais croyez ce que vous voulez, ça n'a guère d'importance après tout... Vous voulez me dénoncer, libre à vous. Si vous parlez, et s'ils me trouvent, j'en ferai autant. Cela dit, je me débrouillerai pour qu'ils ne me trouvent pas. Je tiens à la vie..."

Cette fois, l'homme ne répondit rien. Il demeura silencieux, dans les ténèbres, estimant probablement qu'ils n'avaient rien à se dire de plus, que la conversation était close. Astrée percevait juste sa respiration tranquille et lointaine. Pour le reste, le couloir était désormais plongé dans une obscurité absolument totale, que ses yeux humains ne pouvaient percer.

HRP : il me semble que les briquets de l'époque font juste des étincelles... pas vraiment une flamme qu'on peut maintenir comme aujourd'hui.

hrp : j'en sais rien... mais j'imagine que ça doit être ça oui, vu qu'il n'y avait pas de réservoir...

Astrée poussa un soupir. Mais à tout hasard, elle essaya, une dernière fois :
" J'imagine qu'il n'y a aucun moyen de vous convaincre de ne pas parler de ma visite ? Rien qui puisse vous faire changer d'avis ?"
Finalement, ce type était un Montequin exactement comme les autres. Un poil moins cruel que Caribert, c'est tout. Peut-être ne valaient-ils pas la peine qu'elle fasse tout son possible pour éviter un massacre par les orques... Mais non, elle n'allait tout de même pas se laisser aller, par frustration, à de tels sentiments. Elle devait penser aux enfants, par exemple. Donc elle ferait tout son possible pour éviter le massacre de tout le village. Mais elle était consciente que par son intermédiaire, non seulement ils allaient se retrouver avec un monstre sanguinaire en liberté... mais avec toute son armée à ses côtés.

Elle attendit encore un instant ou deux, au cas où l'homme daigne renouer la conversation. Ensuite... et bien elle ne comptait pas se décourager pour autant. Comme il était guère probable qu'elle ait à nouveau l'occasion de revenir, elle devait finir son exploration ce soir. Elle allait rejoindre la prochaine porte à tâtons, ouvrir le volet, écouter attentivement. Si elle percevait une présence, elle arracherait un bout de tissu à ses vêtements pour l'enflammer et identifier l'occupant.

L'homme poussa un bref soupir.
" Pouvez-vous me rappeler pourquoi je devrais taire votre visite, déjà ? Il me semble que vous ne m'avez donné aucune raison de le faire. Je ne sais rien de vos intentions, sinon que vous avez libéré un centaure. Je me considère comme quelqu'un d'altruiste, mais il ne faut pas pousser la matriarche dans les orties. Après tout, vous êtes responsable de ma situation précaire, et vos excuses ne me sont bonnes à rien."

Bon... il daignait parler à nouveau. Cela dit, elle n'avait guère de garantie à lui offrir. Aucun argument susceptible de le convaincre. Il n'avait, objectivement, absolument aucune raison de taire sa visite, au contraire. Il ne semblait pas craindre qu'elle parle au sujet de ce qu'elle avait vu, donc c'est que cela ne le concernait pas... ou qu'il bluffait.
" Et bien... Il est effectivement injuste que vous soyez accusé à ma place, et je comprends que vous m'en vouliez suffisamment pour me dénoncer, même en sachant que je risque bien plus que vous. Parce qu'à mon avis vous ne risquez pas grand-chose, ils n'ont aucune preuve vous concernant. Mais je veux bien vous promettre de faire en sorte que vous ne soyez pas condamné à ma place, si vous voulez, et qu'ils apprennent la vérité avant votre procès, même si je m'arrangerai pour ne pas finir mes jours en prison ou pire. Et sachez que je tiens toujours mes promesses... mais j'imagine que vous ne me croirez pas."
Elle soupira.
" Je pense tout de même qu'il n'est pas dans votre intérêt que je révèle ce que j'ai pu surprendre au cours de mes journées et nuits oisives, donc qu'il vaut mieux pour vous que je quitte le village rapidement, comme j'en ai l'intention, sans risquer de vous causer le moindre tort. J'ai juste besoin d'un jour ou deux pour tenir une promesse. Mais rien qui puisse vous nuire ou nuire à quiconque, si c'est ce qui vous inquiète. Vous n'avez rien à craindre...

" Vous êtes bien naïve, si vous pensez que je ne risque rien. Et vous me croyez bien naïf si vous pensez que je vais gober vos affirmations, dit-il calmement. L'un dans l'autre, cela fait beaucoup trop de naïveté pour rester bien longtemps vivant à Montequine. Continuez votre route, demoiselle. Vous n'avez rien à m'offrir et votre loyauté est acquise. J'ai peut-être manqué de chance, mais je ne suis pas un imbécile."

Et dire qu'elle faisait tout ça, en partie, pour leur éviter un massacre, et que ce type risquait de tout ficher en l'air. Et elle ne pouvait rien faire pour l'en empêcher.
" Oh, je ne compte pas m'éterniser à Montequine, rassurez-vous, je tiens à la vie. Et comme vous dites, je ne vois guère ce que je pourrais vous offrir. Vous avez décidé que j'étais folle ou inconsciente, et menteuse qui plus est. Ça m'agace que vous puissiez me considérer ainsi, ou me croire loyale à je-ne-sais-qui, mais je perdrai mon énergie à vous faire changer d'avis.
Elle soupira.
" Par contre, effectivement, je n'ai pas la moindre idée de ce que vous risquez, ni moi d'ailleurs. J'imagine qu'ils peuvent considérer cet acte comme de la haute trahison en temps de guerre... Mais la guerre est finie non ? Vous l'avez gagnée. Donc que pensez-vous risquer comme condamnation ?
Question de pure curiosité, au fond. Elle n'avait rien à espérer de sa part. La réponse lui donnerait juste l'importance que pouvait avoir, pour lui, sa capture.

" Mais la guerre n'est jamais finie, en ces contrées, dit l'inconnu avec un rire. Où vous croyez-vous ? A Luménis ? Tant qu'il y aura un centaure hargneux au dehors, la guerre contre leur harde continuera. Et oui, le chef est tombé. Mais son compagnon s'est évadé... Trahison en nos murs... Les gens de Montequine sont prêts à tout pour préserver leur mode de vie, ne l'avez-vous pas compris ?"
Il remua la paille.
" Une culture assiégée est toujours violente, c'est l'instinct de conservation, voyez-vous. Vu votre métier, vous devriez comprendre."

Culture assiégée, mwouais... N'empêche que ceux qui se trouvaient en état d'infériorité, en l’occurrence, c'était les centaures. Misère, qu'elle en avait marre de cette guerre et de cette haine... Et ils étaient prêts à tout, bien sûr, pour maintenir l'esclavage. Peut-être devrait-elle finalement laisser faire les orques ? Mais... non. Il devait bien y avoir dans cette ville des gens qui n'étaient pas d'accord avec ce qui se faisait... Et puis, il y avait des enfants. Et puis... Non, par principe, elle ne voulait pas d'un massacre aveugle.
" Je comprends, ne vous en faites pas, et je ne me fais aucune illusion. J'ai libéré sans doute le seul centaure qui n'était pas plein de hargne, mais personne ne le croira, et personne ne se souciera d'en comprendre la raison : c'était un ami d'un de mes proches. "
Même ça ne suffirait sans doute pas à le convaincre qu'elle n'en libérerait pas d'autre. Elle soupira.
" Votre guerre ne s'arrêtera que quand vous les aurez tous tués, j'imagine. J'espère juste que lui pourra fuir avant. Et je ferai tout de même en sorte que vous ne soyez pas condamné à ma place, avant de fuir... Je laisserai un mot, une trace, quelque chose. Et tant pis si la guerre vous rend trop méfiant pour me croire, j'ai ma conscience pour moi."
Bon sang, cet homme était intelligent, mais on ne pouvait lui faire absolument aucune confiance. Pas étonnant que ses concitoyens le jugent dangereux. Et il osait se dire altruiste...
" Et donc vous ne me rendez pas ma bougie ? Ce n'est pas grave, je me débrouillerai autrement."

L'inconnu se tut un moment puis se leva et Astrée l'entendit, sans pouvoir le voir, revenir dans sa direction. Elle devina qu'il était campé à plus ou moins un mètre de la porte.
" Je n'ai pas non plus dit que je partageais le point de vue de mes concitoyens, dit-il finalement, toujours très calme. Mais je suis aussi conscient de la gravité de la situation et du fait qu'il est trop tard pour beaucoup de choses qui auraient peut-être été possibles il y a quinze ou vingt ans. Alors que voulez-vous que je fasse, exactement ? J'aurais pu me faire révolutionnaire, me faire exécuter à 18 ans, et ça n'aurait rien apporté à personne. J'ai choisi une voie médiane, que vous trouverez sans doute tiède, avec vos yeux d'étrangère pétrie de grands jugements en noir et blanc. Mais ces gens sont mes camarades de classe, mes cousins, ma famille. Je gage que vous trouveriez moins aisé de défendre vos principes de marbre dans ces conditions. Ou peut-être pas. Mais dans ce cas, c'est qu'il vous manque quelque chose à la place du coeur."

Astrée sentit la tension se relâcher légèrement en elle.
" Je sais. Et croyez-moi, je ne cherche pas à juger les gens qui sont nés ici et qui ont grandi dans ce système. Je sais à quel point il est difficile de lutter contre le courant dominant, et vous avez bien plus de mérite que moi d'y parvenir..."
Elle soupira.
" Mais dites-moi... Qu'est-ce qui aurait été possible il y a vingt ans et qui ne l'est plus désormais ? Vous dites qu'il est trop tard... Pourquoi, et trop tard pour quoi ?"
Il fallait le faire parler. Pour tenter de savoir ce qu'il avait au fond du cœur.

" Je ne sais pas. La conciliation. Le pardon. Le changement. Mais les centaures ne sont pas comme nous, dame. Je ne dis pas qu'ils sont moins que nous. Mais les humains... les humains se battent et s'entretuent, se torturent, se violent, se massacrent, et puis ils signent des accords de paix, ils font des concessions, ils pardonnent, et ils s'efforcent de continuer à vivre ensemble malgré les torts et les injustices passées. Parce que les humains sont gris, peut-être, ou qu'ils ont la mémoire courte. Les centaures ne sont pas comme ça. Ils n'oublient rien. Ce n'est même pas une question de rancune, c'est quelque chose de beaucoup plus... viscéral. Je ne pense pas qu'ils en soient responsables, dans le sens où il s'agirait juste d'une valeur sur laquelle ils devraient pouvoir évoluer. Et je ne juge même pas de la valeur d'une attitude par rapport à l'autre. Je pense que ce sont des traits qui renvoient à l'essence de la race. Bref, peu importe. Le problème, c'est que cet état d'esprit — ou cet instinct — rend toute conciliation impossible. Les centaures ne pardonnent jamais. Une fois l'offense commise, elle est inscrite dans le marbre... Et donc... Rien n'est plus possible. Peut-être depuis le tout début, en fait. Et beaucoup de ceux qui désirent aujourd'hui leur annihilation en sont conscients. Quand on ne peut plus revenir en arrière, on ne peut aller que de l'avant."

" Vous semblez bien connaître les centaures", fit remarquer Astrée.
Tout était gravé dans le marbre, définitivement, en un sens... Et de ce qu'elle en savait, ça se faisait par l'intermédiaire de la mémoire de la harde, donc transitait par le shaman. Mais cette mémoire remontait loin, elle contenait aussi les errements du passé, les autres offenses et les pardons, qui, peut-être, avaient suivi parfois, avant d'être à nouveau trahis.
" Je dirais qu'ils ont la mémoire longue, très longue. Ils se méfient donc forcément des humains, qui les ont déjà trahi autrefois, il y a des générations sans doute. Mais ils ont aussi la mémoire des conciliations passées, car il y en a certainement eu. Et je pense qu'une réconciliation, un pardon, était tout à fait envisageable les premières années... Mais effectivement, après trente ans, c'est autre chose. Ils ne vous feront pas confiance comme ça... Sans doute après plusieurs années, voire quelques générations, mais pour tout changer du jour au lendemain c'est effectivement compromis..."
Elle savait que c'était impossible. Mais elle répugnait à l'admettre clairement devant lui.
" Et donc, comme vos concitoyens, vous estimez que leur extermination est la seule issue qui reste ?"

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine