La Couronne de Cuivre

Son destrier l'attendait, fringant et complètement arnaché, au bout de la longe que tenait une Ruth fière comme Artaban. Soit elle avait pris le coup de main en un temps record, soit elle avait bénéficié de l'aide de quelqu'un car, un peu plus loin, Alban en était encore à serrer des sangles.
-Bonjour, m'sire ! fit la fillette. Grand Vent est en pleine forme. Vous aussi, d'ailleurs, on dirait !
Elle, la question ne se posait même pas, à l'inverse de nombre des palefreniers des environs qui, quoique travaillant avec application, semblaient ne pas encore avoir tout à fait émergé.
En tout cas, rien ne s'opposait à ce que le paladin mette son plan à exécution.

Le paladin sourit à la gamine et comme la veille, il la chargea en selle avant de grimper derrière elle et d'entraîner Grand Vent à l'écart. Proposer d'aider Alban aurait sans nul doute insulté le gamin, il valait mieux faire comme si de rien n'était.
" Merci pour ton travail, Ruth. Je suis effectivement en pleine forme. L'aube me manquait. A ce sujet, je voudrais te demander un service..."
Vu qu'il avait l'intention de continuer à dormir avec Alban, c'était peut-être inutile, tout compte fait...
" J'ai perdu l'habitude de me réveiller sans un coup de pouce le matin. Alban m'a dit que tu étais extrêmement matinale. Je me demandais si tu pourrais venir me chercher, dès que tu es sur pied. Pour un paladin de Lathandre, le lever du soleil est fondamental. Cela me serait vraiment utile."

Elle acquiesça vivement.
-Très bien, m'sire. Avec plaisir. faudra juste que vous me disiez comment je dois vous réveiller : avec la méthode Edgar ou avec une méthode plus discrète ?
Elle marqua une courte pause.
-Si vous dormez à nouveau à l'Académie, je crois... Non, je suis sûre que la deuxième méthode serait mieux.

" Je ne suis pas certain que je dormirai à nouveau à l'Académie... En tout cas, pas de sitôt."
Il sourit un instant dans le vide, comme l'énergie du petit matin faisait place aux pensées du jour. Il relâcha sa respiration, reprenant pied dans le réel.
" Où dois-je te conduire ? A ton chariot habituel ? Ou bien t'es-tu déniché une place plus à ton goût ?"

-J'ai pas osé embêter messire Robert, avoua-t-elle. Mais je suis allée voir Ignace. Comme vous m'aviez dit de rester avec lui pour lui rendre service, quand Alban a été enlevé... Puis je me disais qu'il aurait peut-être besoin de renforts avec le trésor et tout... Et en fait oui, il en avait besoin. Les bardes et les magiciens, ils vont regarder les objets magiques, pendant que les parents d’Émeric ils examineront les bijoux et les pierres précieuses pour voir combien ils valent... Et moi, ben... Avec d'autres, j'aiderai Ignace à compter les pièces. Donc voilà, si vous pouviez m'emmener à son chariot, ce serait très gentil.

Le paladin sourit, fier de sa jeune protégée.
" Je suis très heureux que tu te rendes utile de la sorte, fit-il. J'espère que la journée sera belle. N'hésite quand même pas à prévenir Ignace si tu as besoin d'une pause. Il comprendra certainement."
Compter des pièces toute la journée devait être une des tâches les plus horribles au monde, tout particulièrement pour une gamine réfractaire à l'école et sans cesse en mouvement. Il espérait qu'elle ne renverserait pas continuellement les piles. Mais il n'en était que plus fier d'elle : il se doutait qu'elle était consciente des risques encourus, elle ne manquait pas de jugeote, sous ses dehors emportés. Il la mena ensuite jusqu'à bon port.
" A tout à l'heure. N'oublie pas de te reposer un peu en prévision de la garde de nuit."

-Et de nos exercices, n'est-ce pas ?
Elle sourit.
-Vous inquiétez pas : j'ai dormi bien six heures, avec ça, je pourrais tenir toute une semaine sans me recoucher ! Bon, après, c'est vrai que me servir de ma tête, ça m'épuise. Et là, comme je suis une bille en calcul et comme faut pas faire d'erreur, je pense que je serai vannée. Mais au pire je ferai la sieste en fin d'après-midi, juste avant qu'on arrive au nouveau camp !
Elle sauta sur le marchepied.
-Bonne journée, m'sire ! A ce soir !
Et elle disparut.
A quelques mètres, au-delà du second cercle de chariots, le cordon de sécurité était déjà en place, où peu s'en fallait.

Hubert dirigea son cheval vers la périphérie du camp, histoire de superviser le mouvement des troupes d'un oeil tranquille. Il savait que chacun connaissait son rôle, mais être disponible et vigilant était son rôle. Il fallait aussi qu'il aille saluer ses officiers, s'enquérir de leurs besoins et de leurs remarques, rassurer les gens de sa présence, encourager au besoin l'un ou l'autre, repérer les hommes fatigués, puis scruter les alentours dans l'attente du départ. Il lui semblait qu'ils fonctionnaient désormais avec une mécanique bien huilée, ce qui était à la fois agréable et inquiétant. Les Landes étaient chaque jour plus imprévisibles, il ne fallait surtout pas l'oublier. Quand tout serait prêt, il irait, par acquis de conscience, échanger les salutations et les encouragements rituels avec Robert, puis la journée commencerait. Il s'agirait de garder l'oreille tendue, et les yeux fixés sur le marécage. Embuscades et tambours. Mais tout irait bien.

Du côté des officiers, tout était au beau fixe : Guillermo, habitué aux longues campagnes, était comme de coutume calme et concentré ; les chevaliers, animés par l'énergie et l'enthousiasme de la jeunesse, enchaînaient sans mal demi-nuits sur demi-nuits ; Edgar, bien que manifestement embarrassé, semblait également en forme. Du côté des troupes, rien d'inquiétant non plus : certes, certains hommes paraissaient peu réjouis à la perspective d'une nouvelle journée d'ennuyeuse chevauchée mais, pris dans le mouvement collectif, ils demeuraient attentifs et parés à obéir aux ordres.
Bref, le paladin avait de quoi être satisfait.

***

Un peu plus tôt, dans un certain chariot, la journée avait débuté comme toutes les précédentes.
-DEBOUT ! ON MET LES VOILES DANS CINQ MINUTES !
Plusieurs Académiciens se redressèrent en sursaut.
-Non, c'est pas vrai. Mais si vous voulez déjeunez, faut quand même vous hâter !
On grommela, on le maudit. Comme de coutume.
On obéit. Comme d'habitude.
A une différence près : Giovanni fut debout en même temps que Marthe et qu'Albérich. Il les avait rejoints pendant la nuit sans qu'il s'en aperçoivent, ne portait plus aucun stigmate de sa mésaventure de la veille et semblait plutôt de bonne humeur. Il les salua en souriant, leur annonça qu'il était réquisitionné par Ignace pour s'occuper des objets magiques et qu'ils ne se reverraient donc que le soirs venu.
L'instant suivant, il prenait congé et quittait le chariot...
...sans avoir remarqué que, près de l'entrée, avaient été abandonnés bon nombre de morceaux de papier soigneusement repliés et portant tous son nom, écrit de manières parfois fort originales.

Albérich le regarda sortir avec un léger sourire aux lèvres. Lunatique. Comme prévu.
Il le suivit peu après, enjambant son courrier en prenant garde de ne rien piétiner, et gagna l'air glacial du petit matin, bien emmitouflé dans son manteau. Le campement bourdonnait autour de lui, comme toujours, et il ressentit une pointe de culpabilité, à nouveau. Premiers couchés, derniers levés, c'était globalement honteux. Le sentiment était particulièrement terrible pour quelqu'un qui n'avait jamais cessé de chercher à se rendre utile et qui avait, jusqu'à un an plus tôt, dévoué sa vie entière aux autres, sans jamais songer à la sienne propre. Il attendit quelques minutes que Marthe le rejoigne à l'extérieur et la dévisagea un instant, cherchant à déterminer si elle était suffisamment réveillée pour supporter le discours qu'il entendait lui servir. Il fallait que les choses changent.

Un regard lui suffit à comprendre que la conseillère était non seulement parfaitement réveillée mais, de surcroit, d'excellente humeur elle aussi.
-Pensez-vous qu'Hubert sera jaloux quand il apprendra qu'il n'est plus la seule idole des jeunes ?
Elle le dévisagea et retrouva instantanément son sérieux.
-Vous, vous avez quelque chose de beaucoup moins trivial à me dire... Venez, éloignons-nous un peu, ce sera mieux pour discuter.
Et elle l'entraîna à l'écart de l'Académie.

Albérich sourit amicalement, pour dédramatiser ce que son expression reflétait.
" Hubert ne craint pas d'être l'idole des jeunes. C'est d'être l'idole des moins jeunes qui l'inquiète. Mais l'un dans l'autre, je ne crois pas qu'il sera jaloux, non. Quand on est populaire comme il l'est, on cherche toujours à l'être moins, je pense. Mais il n'est pas très doué. Un manque de conscience de lui-même."
Il soupira, revenant au sujet qui le troublait.
" Je réalise que vous vous attendez à de grandes déclarations, mais dans le fond, ce n'est pas à vous que je devrais en parler. Vous n'y êtes pour rien et vous n'allez pas solutionner mon problème."
Il ne pouvait cependant la planter là, sans de plus amples explications.
" Je me sens oisif, assisté, inutile, c'est une situation que je ne supporte plus. N'essayez pas de me dire que je vous aide sur la constitution : je n'y travaille que quelques heures par jour, le cul — pardonnez-moi l'expression — sur un coussin. J'ai besoin d'une responsabilité. N'importe laquelle. Celle des carottes ou des roues de chariot, je m'en fiche. Mais ça ne peut plus durer."
Il sourit, soupira.
" Mais ce n'est pas à vous de m'aider en la matière. Il faut que je trouve moi-même un endroit où on a besoin de moi. Ce n'est pas facile : votre communauté est déjà superbement organisée et tous les postes sont occupés. Mais je ne peux plus me satisfaire d'être une petite main d'appoint. Cela vous semble sûrement orgueilleux... Sans doute le suis-je, vous ne seriez pas la première à le penser... Mais peu importe, je suis ce que je suis. Je suis désolé de vous déballer tout ça. Comme je vous l'ai dit, ce n'est pas votre responsabilité, mais la mienne seule..."

-D'abord, et cela me paraît extrêmement important, vous ne devez pas être désolé, Albérich. Je suis heureuse que vous me fassiez assez confiance pour me parler aussi ouvertement. Vraiment. Pour le reste...
Elle observa le campement désormais en pleine ébullition.
-Pour le reste, je vous comprends. Car, bien que n'ayant pas votre parcours, j'éprouve un sentiment similaire et me retrouve dans une situation comparable. Comme vous, je passe quelques heures de la matinée à travailler sur la constitution. Et pendant que vous donnez un coup de main en cuisine, je participe à des conseils au cours desquels je ne trouve rien à dire, n'étant ni soldat, ni éclaireur. Ce sont les circonstances qui veulent cela : pour l'heure, les personnes capables d'assurer notre sécurité occupent le devant de la scène. Mais il en ira différemment dans quelques jours, quand nous aurons atteint la cité : dès lors, il ne sera plus question de gérer une communauté nomade, mais bien une société sédentaire. Il faudra alors relever de nouveaux défis et la majorité d'entre nous pourra enfin se rendre utile. Car ne vous y trompez pas : certes, nos éclaireurs, notre escorte, nos palefrenier et notre intendance s'activent beaucoup. Cependant, ils constituent une minorité : la plupart des colons, qu'ils soient fermiers, artisans, instituteurs, artistes ou que sais-je encore, doivent se contenter d'être convoyés, de demeurer jour après jour enfermés dans leurs chariots. Comme vous, comme moi. Toutefois, ce temps prendra bientôt fin. Dans une demi-veille environ. Ensuite... Une nouvelle vie, une nouvelle répartition des tâches... et de nouvelles élections.
Elle sourit.
-Néanmoins, si vraiment vous ne pouvez attendre, je ne doute pas qu'il vous soit possible de trouver dès à présent des responsabilités. Je peux me renseigner pour vous. Mais ce serait quand même mieux si vous aviez une petite idée...

" Ne vous chargez pas pour moi, Marthe. Mon insatisfaction est mienne... mais je sais que si je tarde trop à lui prêter oreille, je risque de m'enfoncer dans une humeur frustrée qui ne me fera aucun bien. Je devrais aller trouver Ignace et voir s'il n'y a pas un registre de l'intendance dans lequel je pourrais le décharger. Superviser n'importe quoi m'irait, je pense, même si je ne connais pas grand chose au montage de tentes... Je pourrais aussi remplacer définitivement Gabriel sur le front des gosses... mais je ne suis pas certain d'avoir les reins nécessaires. Je ne veux plus être le premier dans mon lit et le dernier à émerger. J'ai besoin d'être sur le pied de guerre... de... je ne sais pas... vérifier que tout le monde est à bord de son chariot... qu'il reste assez d'eau potable... qu'on a encore des navets... peu importe."
Il sourit.
" Je me répète, je sais désormais que vous me comprenez. J'irai trouver Ignace. Et si vous entendez quelque chose au conseil, je vous fais confiance pour me le relayer. Je suis volontaire. Même pour la gestion des latrines."

-Cela me rassure. Non que vous soyez prêt à superviser les latrines, entendons-nous bien, mais que vous acceptiez que je me renseigne pour vous. Parce que la première chose que vous m'avez répondu lorsque j'ai laissé entendre que je m'ennuyais ferme, c'est que je ne devais pas me charger... Admettez que c'était un peu déroutant.
Elle sourit derechef, non sans un soupçon d'espièglerie.
-Allez trouver Ignace, c'est effectivement le mieux. Et s'il n'a vraiment rien à vous confier, si je n'obtiens rien de mon côté... Vous pourrez toujours rejoindre les sentinelles ou l'escorte !

" J'ai bien l'intention de monter la garde dès que ce sera à nouveau nécessaire... Les rumeurs disent que j'ai fait exprès d'accompagner l'équipe du tumulus pour y couper."
Il n'avait rien entendu de tel, mais ça aurait été une bonne explication. Il sourit.
" Nous allons manquer le petit déjeuner. Je m'excuse de vous avoir déballé mes doléances... et pourtant je vous remercie de les avoir écoutées."
Il se sentit rougir un rien.
" Je dois faire l'effet d'un grand enfant gâté qui tape du pied... On ne me doit rien, je le sais bien. Je ne voulais pas sous-entendre autre chose."

-Vous faites l'effet d'un homme qui a toujours beaucoup travaillé, qui s'est toujours beaucoup investi et à qui l'oisiveté pèse énormément, rien de plus. Et s'il est vrai que la Communauté ne vous doit rien... Enfin, pas tout à fait, puisqu'elle est reconnaissante envers tous ceux qui se joignent à elle... Il est encore plus vrai qu'elle a besoin de vous. Je crois vous l'avoir déjà dit, je pense que quelqu'un ayant votre expérience et vos capacités est susceptible de faire la différence. Et je ne suis pas la seule à en être convaincue.
Il s'étaient mis à marcher tranquillement, avaient atteint la bordure de la place.
-En tout cas, je suis heureuse d'avoir pu vous aider, aussi modestement que ce soit. En échange, j'aimerais que vous cessiez de vous excuser constamment, de penser que vous me dérangez en venant me parler : ce n'est pas le cas, pas le moins du monde...

" Je crois que je ne parviendrai pas aisément à cesser de m'excuser. C'est dans ma nature profonde et irrépressible."
Il sourit doucement.
" Mais je ne douterai pas de votre bienveillance à mon égard. J'espère que vous savez que je suis là pour vous, également, au besoin..."
Puis, sans pousser plus loin les grandes déclarations, il se dirigea vers la table où les Académiciens mal réveillés s'étaient dirigés. Il parlerait à Ignace le soir venu et ne le lâcherait pas avant d'avoir obtenu de quoi soulager sa culpabilité.

Contrairement à ce qu'il faisait d'ordinaire, Giovanni ne s'était pas installé à leur table, rejoignant celle de son groupe du jour : en compagnie de ses pairs et des praticiens des arcanes, il achevait de manger tout en devisant de la tâche à venir.
Les Académiciens, eux, s'avérèrent moins diserts un certain temps, celui qu'il leur fallut pour émerger. Ensuite, la conversation se fit plus animée, et Agathe rappela à l'ancien aubemestre qu'il devait imaginer enjeux et autres défis pour pimenter les parties de cartes qui ne manqueraient pas de se dérouler au cours de l'après-midi.
Enfin, le petit-déjeuner toucha à son terme. Autour d'eux, le camp était plus qu'à demi démonté : la Communauté n'allait plus tarder à se mettre en route.

Albérich n'avait pas plus d'idées que la veille et il sentait que la question allait lui gâcher sa matinée. Tout en retournant vers le chariot, grommelant, il essayait d'imaginer quel genre de choses les gens férus de paris avaient tendance à imagine ou apprécier. Des défis d'audace, peut-être, ou alors des corvées désagréables. Peut-être fallait-il les tailler pour chaque personne... Forcer une institutrice à aller dîner avec les hommes d'armes, inviter Rebecca (ou lui-même) à prêter main forte aux palefreniers en fin de journée, sommer Marthe de raconter une autre de ses anecdotes truculentes... Philibert, il ne le connaissait pas assez pour avoir la moindre imagination le concernant. Il remonta dans le véhicule, vaguement déçu de ne pas avoir entraperçu Hubert. Il se demandait comment la nuit avec Alban s'était déroulée, mais sa curiosité devrait attendre la nuit, pour autant que le paladin décide de se joindre à eux en fin de journée. C'était probable, même s'il ne savait toujours pas quoi penser de sa saute d'humeur de la veille.
Il s'installa à sa place habituelle, attrapa ses notes sur les libertés individuelles, rouvrit le livre qu'il compulsait et se mit au travail avant même le signal du départ. Ce ne serait qu'un cahot au coeur de la lecture, rien de bien spectaculaire.

Si les instituteurs levèrent les yeux au ciel ou soupirèrent en constatant qu'il s'était déjà attelé à la tâche, il n'en sut rien, et c'est à peine s'il perçut le moment où l'Académie roulante se mit en mouvement : il était déjà trop absorbé par son travail. Et il le resta au cours des heures qui suivirent : aucun des autres occupants du chariot n'osa piper mot, tous se rabattirent sur de studieuses activités. Peut-être en attendant avec d'autant plus d'impatience l'après-midi et son atmosphère autrement moins sérieuse.
Il ne remarqua pas davantage le moment où ils s'immobilisèrent pour la brève pause de midi. Mais on le lui fit remarquer.
-Albérich, lâche ton grimoire poussiéreux ! Les nourritures intellectuelles sont formidables, j'en conviens, mais il ne faut pas pour autant négliger les nourritures terrestres ! Or, on ne va pas tarder à nous les apporter...

Il reposa ses papiers, non sans prendre soin de les ranger avec précaution, pour ne pas avoir trop de mal à retrouver le fil de sa réflexion le lendemain matin. Puis il sourit à Agathe.
" Ça fait plaisir de voir que certains conservent de l'enthousiasme pour notre pitance, en dépit de son caractère répétitif. Mais honnêtement... Je devrais peut-être m'exiler dans un chariot de matériel, si mon caractère studieux vous ennuie à ce point. Mon intention n'est vraiment pas de vous gâcher le trajet... mais j'ai besoin d'avancer."
Il grimaça.
" Vous ne devez pas hésiter à bavarder ou vaquer à vos occupations habituelles... Comme je vous l'ai dit, j'ai l'habitude de travailler dans des environnements chahutés."

-Nous ne pouvons pas bavarder pendant que quelqu'un travaille : ça nous est impossible.
-Déformation professionnelle : nous passons trop de temps à faire tenir les élèves cois et tranquilles durant les heures de cours pour nous mettre nous-mêmes à perturber une studieuse atmosphère.
-Mais ça n'est pas pour autant que tu dois plier bagages. Grâce à toi, nous arrivons à être un peu sérieux et à nous distraire sans culpabiliser le moment venu.
-En plus, nous allons bientôt devoir recommencer à préparer nos cours.
-Bref, Albérich, en mots plus clairs : vous êtes le seul grâce à qui l'Académie justifie en partie sa réputation.
L'instant suivant, on leur apportait leur repas.
-Honnêtement, c'est mille fois meilleur que ce qu'on mangeait dans notre école...
-Oh, pitié, ne ravive pas de mauvais souvenirs...

Le Lathandrite attaqua son repas sans se formaliser mais sans poursuivre dans la même veine. La nourriture au Temple de Luménis avait été délicieuse, cuisinée avec soin et toutes les matières premières nécessaires. Privilège de la capitale, on trouvait de tout sur les étals du marché, des denrées les plus exotiques aux mets locaux les plus fins. Marcus gérait le tout de main de maître, n'hésitant pas à se déplacer en personne pour tester un approvisionnement prometteur, organisant les menus avec le clerc responsable des cuisines, récoltant les desiderata de chacun.
Un vent de nostalgie souffla brusquement dans sa tête et il mangea un instant en silence, se demandant à nouveau — pour la centième fois — ce qu'était devenu l'intendant. Les regrets étaient bien inutiles au coeur du marais, bien sûr. Et il ne servait à rien de se demander ce qu'il ferait une fois cette aventure terminée... Il ne savait rien du futur.

L'on mangea la simple mais saine pitance, l'on but de l'eau et une coupe du bien plus distingué Castel Margelle. Puis, alors que le chariot s'était depuis longtemps remis en train et qu'Agathe se demandait à voix haute si Giovanni leur en voudrait s'ils ouvraient son courrier, Philibert s'en alla quérir son paquet de cartes qu'il entreprit ensuite de trier et de distribuer.
-Alors, Albérich, quels sont les enjeux ?
-Ne nous dis pas que tu n'as pas eu le temps d'y songer, je t'ai vu lever au moins trois fois les yeux de tes papiers.
-Non, seulement deux. Grand maximum.

" Si vous me disiez ce pour quoi vous avez l'habitude de jouer, ça m'aiderait beaucoup... Etes-vous plutôt du genre petites faveurs, gains matériels, révélations graveleuses ou défis scandaleux ? Les paris doivent-ils porter sur des punitions infâmes ou des services rendus aux vainqueurs ? Peuvent-ils être personnalisés en fonction du perdant ? Ou bien récompensent-ils en réalité le gagnant ? Je dois avouer que je n'ai aucune notion de ce genre de choses et je ne voudrais pas être déplacé, choquant ou mièvre. Ne pouvez-vous donc... pas me montrer l'exemple ? J'ai vraiment peu d'imagination."

Les deux institutrices le dévisagèrent, yeux écarquillés.
-C'est à ce point là ?
-Tu n'as jamais joué à quelque chose en y mettant des enjeux ? Des paris stupides ?
-Même quand tu étais novice ?
-Moi qui avais l'impression d'avoir eu une jeunesse trop sage...
Elles se tournèrent vers Philibert.
-Toi, tu dois avoir des idées.
-Un ancien joueur de cartes et de dés, c'est forcé.
-Je pourrais en avoir. Mais je trouve que les questions posées par Albérich soulèvent des questionnements philosophiques : pouvons-nous nous permettre de nous donner des défis stupides dans des circonstance où l'exemplarité est de rigueur ? Et si les enjeux sont de rendre service à autrui, n'est-ce pas dénaturer des actes d'altruisme qui, au sein de la Communauté, devraient être naturels et spontanés ? Quant à des aveux embarrassants, n'est-ce pas dommage de les faire sous la contrainte, plutôt que guidés par la confiance mutuelle ou la joyeuse atmosphère du moment ?
Agathe et Rebecca firent la grimace tandis que Marthe riait de bon cœur.
-Albérich, voici une preuve flagrante de votre influence positive.
-J'ai toujours été ainsi, dans le fond, mais sa présence ma libéré de l'influence néfaste de mes consœurs...
-Oh le traître !
-Ça se paiera !

Il n'était pas plus avancé.
" Bon, mais est-ce que ça veut dire que je suis dispensé de paris ? Je n'ai pas bien suivi... murmura-t-il. Si vous voulez d'abord vous battre, Marthe et moi pouvons jouer aux Hermines en attendant, ce n'est pas un souci."
Il croisa les bras.
" On peut aussi parier des choses sans conséquences qui ne se dérouleront que dans cette tente. Des poèmes et des chansons, que sais-je. Mais ça fait un peu gage de gosses. Et avec ça, les cartes sont toujours dans les mains de Philibert."

-Les chansons et les poèmes, nous sommes censés en faire spontanément, en tant qu'Académiciens...
-Mais laissons tomber cette idée d'enjeux. Je vois bien que cela ne t'inspire guère, et si ça n'amuse pas quelqu'un, ça n'a aucun intérêt.
-Mais ça te vaudra un séjour parmi les gens d'épée, afin que tu puisses voir en quoi consistent des paris. C'est pour ta culture générale.
-Tu voudrais vraiment lui imposer ça ? Sérieusement ?-
-Je suis sûre que toi, ça ne te déplairait pas, si je t'y condamnais.
-Peut-être que ça me déplairait moins qu'on ne pourrait le croire. Mais je ne suis pas certain que cela amuserait Albérich.
-Tu prends sa défense, maintenant ?
-Solidarité masculine.
-Ouais. Avoue plutôt que c'est parce que tu as été novice toi aussi, jadis...
-Merci de divulguer mes petits secrets comme ça...
L'instituteur s'était empourpré et, pour se donner contenance, il acheva de distribuer les cartes.
-Bon, on commence ?

Mais Albérich était trop surpris pour laisser couler.
" Novice de quoi ? demanda-t-il, curieux, avant de grimacer. Enfin, hum... Ça ne me regarde pas."
Il coupa le paquet de cartes.
" Jouons donc."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée