La Couronne de Cuivre

S'il sembla bien au Luménien entendre en une ou deux occasions le son de pas discrets - et à voir la tête de Giovanni, il les avait entendus aussi -, ils ne firent nulle rencontre au cours des quelques minutes que dura leur périple dans les couloirs désertés. Enfin, ils parvinrent à l'étage où se trouvaient leurs appartements et si le barde soupira, ce fut cette fois de soulagement.
-Et bien merci pour l'escorte, Albérich : ça a fonctionné. Merci pour le reste aussi, évidemment : je suis heureux que tu n'aies pas passé un trop mauvais moment. Je te souhaite la bonne nuit et, si on ne se revoit pas d'ici là, bon courage pour ton expédition matinale.

Le Luménien rassura à nouveau le barde sur la qualité de sa soirée, puis se glissa dans sa chambre, en empruntant la porte qui y menait directement. Une fois à l'intérieur, il s'immobilisa un instant pour écouter, et ne perçut pas la respiration d'Hubert. Soit ce dernier dormait très profondément, soit il n'était pas encore rentré. Il lui sembla par contre deviner le souffle plus ténu des enfants, mais il était un peu loin pour en être complètement sûr. Comme il l'avait prévu, il enchanta le premier objet qui passa à sa portée, en l'occurrence une botte, pour lui fournir de la lumière, puis se changea et s'emmitoufla dans ses couvertures. Les dieux étaient témoins, il se languissait de températures plus clémentes.
Avec un soupir, il reprit son livre, ce roman qu'Hubert avait manifestement aperçu, et mit quelques minutes à retrouver l'endroit où il l'avait abandonné. Il ne tint cependant qu'une trentaine de pages avant de le reposer — précautionneusement, cette fois, et de rompre le sortilège de lumière. Il s'endormit très facilement, sans doute aidé par les dernières gouttes d'absinthe qui coulaient dans son sang.

La matinée débuta comme les précédentes : il s'éveilla dans mal, dut secouer Hubert pour qu'il émerge à son tour puis le précéda sur les remparts. Toutefois, à la différence des derniers jours, le ciel était complètement dégagé et c'est donc une aube radieuse qui présida à leurs prières. Puis ce fut le retour à l'intérieur, l'installation dans la salle à manger... Tout les convives habituels s'y trouvaient. Tous hormis Thibault. Peut-être que contrairement à Giovanni, lui avait trouvé le moyen de prolonger un peu sa nuit...

Comme chaque matin, Hubert s'était approché des militaires tandis qu'Albérich cherchait son ami sunite du regard. Ne le voyant pas, il se rabattit sur son plus proche collègue, Giovanni.
" Bonjour. J'espère que tu n'as pas rêvé d'apprentis bardes toute la nuit." dit-il avec humour.
Il se glissa à table.
" Tu n'as pas vu Thibault ? Nous sommes censés sortir ce matin..."

Giovanni grimaça.
-Albérich, s'il te plait, ne prononce plus jamais les mots "apprentis bardes". Ils ne sont pas loin, ils risquent de t'entendre, ils vont penser que toi aussi tu milites en leur faveur, à l'instar d'une certaine personne que je ne nommerai pas mais qui loge dans tes quartiers... Or, ils n'ont vraiment pas besoin qu'on les encourage. Oh que non.
Il s'abîma un instant dans la contemplation de son thé.
-Quant à Thibault, non, je ne l'ai pas vu. Et il n'est pas dans sa chambre. Peut-être est-il tombé du lit, à moins qu'il ne se soit pas couché : parfois, quand on veille trop tard, ça ne sert à rien de dormir...

" Bon... Et bien je vais lui laisser encore dix minutes... et puis je partirai à sa recherche... Il s'est peut-être endormi au hasard d'un couloir... ou il essaie de profiter des Thermes pendant que tout le monde déjeune..."
Il sourit et tartina rapidement un morceau de pain.
" Je suppose qu'il pourrait se trouver dans le lit de quelqu'un d'autre, en fait... Les Sunites font ce genre de choses, non ?"

-Seulement avec l'accord du propriétaire...
Il s'étira, étouffa un bâillement.
-Mais à ta place, je ne m'inquièterais pas trop. Bien sûr, je connais Thibault moins bien que toi, mais de ce que j'ai pu en voir, il n'est pas homme à manquer à ses engagements. Enfin, sauf en cas de force majeure, évidemment.

" Oui, tu as raison." dit le Luménien, en jetant un regard circulaire autour d'eux avant de revenir à son repas.

De son côté, Hubert avait mal dormi. Il était rentré beaucoup trop tard et à la respiration d'Albérich, il avait compris que celui-ci dormait depuis un bon moment. Il n'avait pas osé aller jeter un oeil de son côté, encore trop secoué par la conversation qu'il avait eue, et qu'il aurait tout donné pour avoir pressenti et esquivé. C'était trop tard et en se couchant, il n'osait en imaginer les retombées.
Heureusement, Lathandre l'avait empli d'espoir et d'énergie. Il faisait déjà meilleure figure, à présent, même s'il ne manqua pas de remarquer l'absence de Thibault. Il comprenait la colère — et la douleur — du prêtre, mais il ne voyait pas bien quoi faire pour l'apaiser.

Le repas s'achemina vers son terme, l'un devisant avec Giovanni, l'autre avec son état-major. Puis arriva le moment où les membres de la Communauté commencèrent à se lever, a rapporter leurs couverts... De Thibault, toujours pas trace.
-Bon, le devoir m'appelle... fit le barde. Je te souhaite bon courage et bonne chance pour ta sortie dans le grand froid !
Il hésita.
-Juste au cas où passer moins de temps en ces murs deviendrait plus prudent pour moi... Tu crois qu'Hubert serait d'accord pour que je participe aux expéditions ?

" Bien sûr, dit Albérich. S'il ne te l'a pas encore proposé, c'est que soit il estime que cela tombe sous le sens, soit qu'il a cru que tu préférais rester à l'intérieur. Mais le connaissant, il voudra que cela entre dans le cadre d'une organisation claire. Je ne pense pas qu'il sera ravi si tu surgis à l'improviste certains jours et lui fait défaut d'autres jours... Il n'est pas vraiment obsessionnel... sauf dans certains cadres, je suppose."
Il se leva à son tour.
" Mais bonnes fouilles à toi. Je lui en toucherai un mot, de mon côté."

-Non non, ne l'embête pas avec ça : je ne voudrais surtout pas qu'il modifie toute son organisation à cause de moi. Simplement, si un jour il y a un absent, glisse mon nom ! Et d'ici là, la forteresse ne manque pas de chachettes.
Il rassembla ses couverts.
-Mais dans l'immédiat, pas de fouilles de mon côté : c'est seulement l'après-midi. Le matin, Ruth est à l'école et, sans elle, je fais invariablement chou blanc...
Il sourit.
-Allez, bonne chance à toi ! Ramène-nous des merveilles !

Albérich leva les yeux au ciel puis se dirigea vers les escaliers. Il fallait qu'il aille chercher son manteau avant de passer prendre sa cotte de mailles et sa masse, puis il rejoindrait le point de rendez-vous des équipes du matin. Il était curieux de savoir où traînait Thibault et ne manquerait pas de lui poser la question quand il surgirait, mais ne s'en inquiétait plus réellement. Le Sunite était fantasque, il savait mieux que quiconque.
Lui-même se sentait empli d'une énergie tranquille qui lui faisait contempler l'hiver avec plus d'allant que la veille au soir. Le soleil était de sortie : c'était indéniablement un signe.

Il avait eu raison de ne plus s'en faire à propos de Thibault. Quand il rallia la salle souterraine où se massaient les membres de l'expédition, il y remarqua d'emblée le Sunite, jmpossible à manquer dans son armure rutilante. Celui-ci avait les traits peut-être un peu plus tirés que de coutume mais c'était difficile à dire, tant le petit matin n'était pas son moment de prédilection. En tout cas, il paraissait d'aussi bonne humeur que de coutume et salua amicalement le Luménien sitôt qu'il le vit.

Albérich le rejoignit comme chaque fois.
" Alors ? On a fait la bringue toute la nuit ? Tu as une petite mine ! C'est bon que j'étais avec Giovanni, mais s'il y a des fêtes clandestines organisées quelque part, tu as le droit de m'inviter !"
Il se sentit rougir légèrement.
" Enfin sauf si... ce sont des sorties privées, bien sûr."

-Tu te trompes du tout au tout mais je ne peux pas t'en vouloir : je sais trop bien l'image que je donne et la réputation qui s'attache à mes pas.
Il eut un petit sourire indéchiffrable.
-Néanmoins, saches qu'hier soir, j'ai travaillé. Et que ce matin, je me suis levé tôt... pour travailler. En l'occurrence, comme je ne pourrai pas aider Gabriel dans les heures qui viennent, je me suis efforcé de faire deux trois bricoles pour lui faciliter la tâche.

" Décidément, je crois que je te connais, mais en fait, je ne te connais pas, dit Albérich avec un sourire. C'est étrange, quand on y pense, ce sentiment de familiarité construit sur... une image ancienne et désormais obsolète... Mais moi non plus, je ne suis pas l'adolescent d'autrefois, je ne devrais pas m'en étonner."

-Malheureusement, comme je n'ai pas réussi à me défaire d'une bonne partie des défauts de ma jeunesse, c'est logique que les rares points sur lesquels j'ai su progresser te surprennent...
Il avait parlé d'un otn dégagé où l'on sentait poindre, cependant, une once de fatalisme.
-Mais donc, tu as passé la soirée avec Giovanni ? As-tu posé pour lui ? Et si oui, qu'as-tu pensé de cette grande première ?

" Je n'aurais pas parlé de défauts mais de... particularités, dit Albérich, un peu malicieux. Pour le reste, oui, j'ai posé pour Giovanni. C'était... étonnamment simple, en fait. Nous avons bavardé, c'était tout à fait plaisant. Mais je pense que ma grande première sera aussi ma grande dernière. Je n'ai jamais eu l'intention de devenir le sujet d'oeuvres à répétition. Je ne suis pas très narcissique."

-Tu sais, tous les modèles ne posent pas par narcissisme : certains le font pour permettre aux peintres d'apprendre leur métier, d'autres parce qu'on a besoin de quelqu'un leur ressemblant pour quelque composition... Mais bref. Le plus important, c'est que cette expérience n'ait pas été désagréable pour toi. Et ça ne m'étonne pas que Giovanni ait su te mettre à l'aise : il est doué pour ça et sans doute que cette qualité joue aussi dans le fait que ce soit un artiste si demandé...

" Oui, il fait ça bien. Il doit aussi apprendre des tas de choses sur des tas de gens... Quelle richesse d'expériences, de confessions et de déclarations il doit récolter ! C'est Roxane qui doit être jalouse, elle qui cherche à rassembler l'histoire des colons... Je dois dire que je n'avais jamais imaginé le travail du peintre de cette manière, mais je pense aussi que Giovanni doit être particulièrement doué. Bref, je suis heureux d'avoir pu lui rendre service, et j'ai appris quelque chose. Je ne peux pas me plaindre."
Il sourit.
" Je n'avais jamais entendu parler de lui, je dois dire, mais vu sa jeunesse, je pense qu'il a encore toute sa carrière devant lui. Et puis l'art, ça n'a jamais été mon créneau."

-Oh, ça fait quand même déjà quelques années qu'il officie. Mais c'est vrai qu'en dehors d'Antelucas et de sa région, où sa popularité est énorme, il est surtout connu dans les cercles sunites ou aristocratiques... Cependant, s'il continue sur sa lancée, je pense qu'il ne tardera pas à compter parmi les grandes célébrités hélonniennes. Peut-être même que son art sera à l'origine d'une nouvelle école de peinture... Je le lui souhaite, en tout cas. Car non seulement c'est un artiste extrêmement doué mais, de surcroit, c'est une crème d'homme.

" Certains sont aimés des dieux, il faut croire. Le sculpteur sunite de Luménis, Soren, a un caractère beaucoup plus difficile, de ce que j'en sais." dit le Luménien avec un calme sourire.
Il se tourna ensuite vers Hubert pour voir si le groupe s'apprêtait à bouger. Le paladin donna bientôt le signal et ils s'enfoncèrent dans le ventre de la colline.
" J'imagine que de ton côté, poser pour ce genre d'artiste n'est pas une nouveauté... C'est le lot de la beauté, je suppose, d'être courtisée par les artistes, quelle que soit leur discipline."

-C'est sûr que j'ai souvent joué les modèles et ce, depuis très longtemps... Mais ni moi ni mes collègues ne pouvons répondre à toutes les sollicitations, sans quoi nous n'aurions le temps pour rien d'autre... Ceci dit, pour quelqu'un de la trempe de Giovanni, il est toujours possible de se libérer...
Il eut un sourire fugitif.
-Je regrette presque de ne pas pouvoir poser pour lui cette fois-ci.

" Pourquoi ne peux-tu pas poser pour lui cette fois-ci ? demanda Albérich, surpris. C'est vrai que vous êtes arrivés après notre périple, mais je suis certain que Giovanni avait dans l'idée de représenter tous les artisans de la reconstruction de la cité, vous y compris... T'a-t-il dit le contraire ? Ou bien est-ce une étrange forme de modestie ?"

-Albérich, cette fresque doit représenter les premiers membres de la Communauté. Ceux qui ont fait le voyage, ceux qui l'ont redécouverte. Si on nous inclut nous, il faudra aussi inclure les centaines de personnes qui nous rejoindront sous peu, et toutes celles qui arriveront au printemps, à l'été... Giovanni n'en aurait jamais terminé et son œuvre perdrait de son sens. Non, honnêtement, je n'y ai pas ma place. Surtout après le mauvais coup que j'ai joué au groupe en lui faisant faux bond, en disparaissant la veille de mon engagement...

" C'était de ma faute, dit le Lathandrite. Si tu veux, je te cède ma place."
Il poussa un léger soupir.
" Mais peut-être Giovanni peut-il te peindre ailleurs... Il y a mille murs qui attendent un peu de couleur... Il pourrait te peindre sur les murs des Thermes, par exemple. Je suis sûr que c'est un endroit qui te plairait."

Il fit non de la tête.
-J'avoue volontiers que mon narcissisme bat des records mais, tout de même, ça n'est pas au point de vouloir à tout crin que mon image figure sur les murs de cette cité. D'autant que rien ne le justifie : pour l'heure, on ne peut pas vraiment dire que je vous ai été d'une aide cruciale... Et puis, pense à Giovanni : il a encore près de cinq cent personnes à peindre !

" Vu la vitesse à laquelle il travaille... Il pourrait en avoir terminé avant la fin de l'hiver, s'il y consacrait davantage que ses soirées. A partir du moment où la communauté soutient son projet, elle est également prête à lui permettre d'y travailler autant qu'il l'estime nécessaire."
Il sourit.
" Mais je ne pensais pas à toi en tant que Thibault... Plutôt une sorte d'allégorie de la propreté, quelque chose comme ça. Tu as dit toi-même que le modèle ne devait pas forcément être narcissique. Et puis nous devenons vieux. Si on ne nous peint pas maintenant, ce sera trop tard !"

-On m'a déjà bien assez peint comme ça. Et puis, je suis sûr que la décoration des thermes est déjà parfaite.
Il lui jeta un regard en coin.
-Pour le reste... Te connaissant, tu as été un modèle parfait, de ceux dont les peintres rêvent. Mais il ne faut pas que tu prennes ton cas pour une généralité : beaucoup donneront du fil à retordre à Giovanni, bien des séances dureront des heures et des heures... Bref, inutile de lui rajouter du labeur.

Le Luménien haussa les épaules.
" Je ne vais pas chercher à te convaincre." dit-il finalement, désireux de ne pas envenimer la conversation.
Devant eux, Hubert s'était arrêté pour consulter le cartographe et ils bifurquèrent dans un tunnel voisin.
" Mais donc voilà : je me suis acquitté de ma tâche et je n'ai même rien senti ! Je suis presque déçu que ça n'ait pas été plus difficile."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue