La Couronne de Cuivre

-Cela l'est encore plus quand on sait que je suis marié à une humaine et que, quoique barde de profession, c'est surtout comme fermier que j'ai travaillé ces derniers temps.
Il goûta précautionneusement l'eau-de-vie avant de reprendre :
-Ceci dit, atypique, la Motte l'est également. En toute honnêteté, j'aime beaucoup ce que vous avez bâti. Vraiment.

Elle rit joyeusement.
" On vous a fait le discours d'intentions, je vois. Oui, c'est un beau projet. C'est beaucoup moins harmonieux qu'on ne pourrait le croire, quand on gratte, mais c'est un beau projet."
Elle fronça les sourcils.
" Fermier, ça doit être un métier dramatique, pour un barde. Je pensais que vos mains étaient censées... être sacrées, ou quelque chose comme ça. C'est ce que m'a raconté le dernier barde qui est passé ici, en tout cas."

Il rit à son tour.
-Ça, c'est un honteux prétexte pour ne jamais avoir à mettre la main à la pâte. Nous ne sommes pas plus fragiles que les autres et, à moins d'une grosse blessure, ce ne sont pas les travaux manuels qui nous empêchent de jouer. En ce qui me concerne, ils ne m'ont jamais dérangé. Bon, je ne me sens pas l'âme d'un fermier, c'est vrai, mais comme nous vivons dans une ferme, et en quelque sorte en communauté, il faut bien que chacun prenne sa part si l'on veut que cela marche.

" C'est une manière de voir. Ici, chacun a son rôle, et nous ne les échangeons que rarement, sauf à l'époque des moissons, où tout le monde participe. Mais ce n'est pas une famille, c'est un village installé dans un château, c'est sans doute très différent."
Elle eut un calme sourire.
" Quant au barde en question, je n'ai pas eu l'impression que c'était un tire-au-flanc. C'était un joueur de viole et il m'a expliqué l'importance de la sensibilité du bout de ses doigts, pour percevoir les infimes vibrations des cordes... Je peux imaginer qu'il faille préserver pareil instrument. Comme la voix, en somme. Un charretier fait un mauvais chanteur, à force de hurler sur ses boeufs, vous ne croyez pas ?"

Il opina du chef.
-Sans doute que si. Et sans doute votre barde était-il de bonne foi. Cependant, je continue à penser qu'il faut quand même trouver un juste milieu. Mais mon opinion est sans doute biaisée par des bardes que j'ai rencontrés et qui usaient du même argument alors que, les concernant, il était totalement fallacieux.

" J'imagine qu'effectivement, vous avez une vision de la profession un peu plus représentative que moi." dit Ilva avec un sourire.
Elle croisa les bras.
" Mais donc, un barde fermier. C'est vrai qu'étant elfe, vous avez le temps de cloisonner votre vie en différentes phases... Ce dont j'ai la possibilité aussi, à moindre échelle. Ça ne doit pas être facile, de récolter des contes et des chansons, en restant chez soi. A moins que vous ne composiez surtout des chansons agraires... La complainte du porc qu'on va égorger... Le chant des moissons, un grand classique... La ritournelle de la traite... L'épopée de la chasse aux limaces..."

Se payait-elle sa tête ?
Si c'était le cas... C'était de bonne guerre.
-Pour dire la vérité, après des années pour le moins.... mouvementées, j'ai décidé de me poser un peu. Et j'ai donc mis ma carrière de barde entre parenthèses, quoique je la continue d'une certaine manière en racontant des histoires aux enfants.

" C'est vrai que c'est sans doute l'auditoire le plus reconnaissant." dit-elle.
Elle se tourna vers les quelques derniers noctambules.
" Nous avons plusieurs musiciens, dans la communauté... J'imagine que c'est classique : chaque village a ses chanteurs, son joueur de pipeau... Dans la salle de banquet, c'est assez magnifique, avec les échos. Les chants sacrés, qui ne sont pas ma tasse de thé, entre nous, rendent particulièrement bien. A vous rendre pieux. Mais j'ai appris que votre spécialité, ce sont les aventures épiques de Gérard de Berge. On n'imaginerait pas, comme ça. Mais vous l'avez dit : vous êtes atypique."

-Oh... Je m'adapte simplement à mon public.
Il sourit.
-Pour un barde itinérant, il en va des histoires comme des chansons : on est amenés à visiter des endroits très différents, à se produire devant des publics très divers, alors il vaut mieux avoir un répertoire assez large. Sinon, on s'expose à certaines déconvenues.

" C'est sûr, mais rien n'empêche d'être spécialisé. J'ai tendance à penser qu'on est toujours meilleur quand on se spécialise que lorsqu'on brasse large. A nouveau, ce n'est sans doute pas le cas pour les elfes, vu que vous avez le temps de devenir spécialistes de mille choses, mais vous m'avez l'air encore jeune... même si là aussi, c'est trompeur, en ce qui concerne votre race."
Elle haussa les épaules avec un sourire.
" Vous devriez songer à vous lancer dans la danse, cela dit. C'était très joli ce que vous avez fait dehors... et beaucoup plus original que ce qu'on voit d'ordinaire dans les tavernes ou au coeur de la cour."

-J'ai vu mon maître à l’œuvre et je dois reconnaître que, bien maîtrisée, cette technique martiale ne manque pas d'allure. Cependant, la magie qui la rend possible est à utiliser avec parcimonie, donc seulement dans des cas d'urgence : or, je crains qu'une fête ne puisse être considérée comme telle.
Sourire en coin.
-Sans compter que sans épée à la main, cela ne doit pas être tout à fait la même chose.

" Les joutes sont souvent un spectacle, là où on en organise encore. Même l'art de tuer, aussi sinistre soit-il, peut avoir une certaine esthétique. Alors si les gens trouvent du plaisir à voir deux chevaliers se heurter sur la lice, ils peuvent tout à fait trouver du plaisir à voir un elfe danser avec une lame. Et la magie, en temps de paix, peut servir à toutes sortes de choses, non ? N'est-ce pas justement ce que font les bardes ? User de magie dans leur art, pour divertir ? Si l'urgence ne vient pas, la magie n'est-elle pas perdue ? Je ne pensais pas qu'on pouvait... l'user en l'utilisant mal. Vient-elle d'un dieu sévère qui condamne le spectacle ?"

-Non non. Mais... De même que les mages ne peuvent, chaque jour, lancer une quantité infinie de sortilèges, on ne peut recourir à ce pouvoir à volonté. Alors admettons que je m'en serve lors d'un spectacle et que l'urgence survienne juste après : je serais bien embarrassé...
Il sourit.
-Je pense donc que je vais m'en tenir à mes chansons et à mes histoires. Quant à mes exercices martiaux... Eh bien, il n'y aura que de rares élus, comme vous, pour y assister !

" Dommage. Ça vous aurait donné un avantage sur la concurrence." dit la jeune femme.
Elle leva les yeux vers le ciel.
" Mais je vais vous laisser. Je sais que vous autres, elfes, réglez la nuit en quelques heures, mais nous n'avons pas tous cette chance."
Elle désigna la bouteille.
" N'hésitez pas à vous resservir. Modérément cependant. Vous avez peut-être été élevé par des humains, mais vous n'en avez pas l'organisme pour autant."
Elle se leva.
" Bon voyage à vous."

-Merci. Bonne continuation à vous. Et merci pour la conversation.
Il ne pensait pas se resservir : il était fatigué et n'était pas sûr qu'après de tels exercices physiques, il parvienne à demeurer en rêverie. Par ailleurs, le réveil risquait d'être matinal : dès lors, mieux valait éviter les excès et se coucher relativement tôt... et relativement sobre.

La nuit se déroula sans heurts et au petit matin, les voyageurs reprirent leur place dans le coche, après un petit déjeuner partagé à sept autour d'une des tables : les habitants du château étaient déjà à l'ouvrage, pour la plupart, et ceux qui n'avaient pas encore mangé prenaient quelque chose et partaient avec. Une fois tout le monde prêt et rassasié, leur équipage se remit en branle sur la route. Les chevaux, reposés, filèrent bon train, mais le soleil se révéla implacable et ils durent ralentir en milieu de matinée. Leur cocher décréta une pause pour reposer les animaux, ce qui permit aux enfants de se dérouiller les jambes dans la campagne. Vu la température, l'étape ne sera pas très longue, mais ils arriveraient toujours, comme prévu, à Togoria le lendemain soir. En bordure de route, la Vallée du Nirvana demeurait luxuriante mais domestiquée, et on apercevait fermes et hameaux à faible distance.
" Tu crois qu'on va passer par des endroits qu'on connait ? demanda Victor, tandis que les autres s'étaient éloignés sous les arbres. De quand on est passés, autrefois ?"

-Je ne saurais te dire. Mais c'est possible.
Que ce soit suite à leur fuite de Luménis, durant leur retour en compagnie des Merlus ou pendant celui faisant suite à son évasion des mines de Gargouille, ils étaient passés par la partie occidentale de la vallée du Nirvana, ainsi que par la Trouée...
-Pourquoi ?

" Comme ça." dit Victor avec un haussement d'épaules.
Il sourit.
" C'était juste de la curiosité. Ne va pas t'imaginer des drames, hein."

-Allons, ça n'est pas mon genre.
Il sourit.
-Bon, d'accord : c'est un peu mon genre. Mais en l'occurrence, ça n'était pas le cas.
Mais pour que Victor soit resté auprès de lui plutôt que d'aller avec les autres, il devait forcément avoir quelque chose en tête.

" En fait, on va fatalement passer par quelque part qu'on connait, non ? Il n'y a pas trente-six routes."
Il sourit.
" Je devrais mieux prendre note des endroits où je passe !"
Il se leva ensuite et rejoignit les autres, qui jouaient à chat entre les arbres. Ou plutôt Marius avait grimpé dans un arbre, Titus tournait autour, et Baptiste s'était approché du jeune voyageur qui les accompagnait, car ce dernier lisait, et Baptiste avait épuisé tout ce qu'ils avaient à lire depuis très très longtemps.

Mais bientôt, ils atteindraient Togoria, une ville où les commerces ne manquaient pas. Ils auraient donc tout loisir de faire quelques amplettes, dont un ou deux livres pour Baptiste et, qui sait, de quoi occuper les autres pour le reste du trajet. Car le voyage de retour était loin, très loin d'être terminé et, pour les enfants, cela risquait d'être de plus en plus pénible au fil du temps.
Pour lui aussi, d'ailleurs...

Ils restèrent encore un moment sous les arbres. C'était une journée à faire la sieste et c'est ce que firent le cocher et le plus âgé des voyageurs. Baptiste et l'autre passager discutèrent un moment, et l'enfant finit par repartir avec un livre. Titus abandonna la poursuite de Marius et Victor, hors d'atteinte, et musarda avec les papillons. Ensuite, ils reprirent le chemin du coche et s'y réinstallèrent : le soleil avait baissé et la température était désormais plus supportable. Les chevaux, soulagés, cheminèrent à vive allure jusqu'au soir. Ils n'arrivèrent à leur étape qu'au crépuscule : un village d'une trentaine de maisons avec une auberge traditionnelle sur la place principale.

Une fois pris possession de leurs chambres, Taliesin laisserait les enfants jouer sur la place du village, s'ils en avaient envie, jusqu'à l'heure du repas. Et même un peu après celui-ci, éventuellement. Ensuite, ce serait la mise au lit et une nouvelle histoire de Gérard de Berge à laquelle il avait eu tout le loisir de réfléchir. Pour le reste, il n'imaginait rien de particulier : les lieux étant peu propices à des exercices martiaux, il s'abstiendrait. Mais peut-être qu'un séjour dans la salle commune lui permettrait d'avoir d'intéressantes conversations.

Mais la salle d'auberge ne contenait que ses habituels compagnons de route, ainsi que d'autres voyageurs et les locaux venus boire une pinte. Taliesin apprit cependant qu'ils n'étaient qu'à une demi-lieue de la Sylvestre et du village de Crue où, quelques veilles plus tôt, ils avaient embarqué sur l'Ecureuil pour leur remontée mouvementée de la rivière. La boucle était bouclée : ils seraient à Togoria avant la nuit prochaine et pourraient retracer leurs pas jusqu'à la Ferme... avec un petit excédent de bagages, bien entendu.

Ainsi que des souvenirs.
A présent que le voyage était en quelque sorte terminé, qu'il ne leur restait plus de découverte à faire, Taliesin regrettait qu'il leur reste encore autant de trajet à parcourir, que la ferme ne soit pas plus proche. Et c'était un sentiment assez nouveau pour lui qui avait passé presque toute sa vie sur les routes. Mais il fallait dire que la grande différence avec autrefois, c'était que son existence ne se résumait plus à un périple sans fin, qu'il avait à présent un foyer vers lequel retourner...
Bref, il découvrait, en quelque sorte, ce qu'étaient les voyages de retour.
Toutefois, faute d'être capable d'user de téléportation, il leur faudrait bien l'effectuer !

Aucun incident n’émailla leur chemin de retour. Ils atteignirent Togoria, reprirent un coche jusqu’à Rohan, et de Rohan descendirent vers Luménis, qu’ils ne devaient cependant jamais atteindre, car telle n’était pas leur destination.

De temps en temps, au détour du chemin, Taliesin aperçut le bouc blanc qui les suivait toujours, discret, peut-être timide. Titus l’approcha une fois ou l’autre mais n’en livra aucun secret. Comme ils étaient un peu serrés au niveau financier, Baptiste refusa d’acheter de nouveaux livres à Togoria, se contentant de celui que lui avait gracieusement offert un de leurs compagnons de voyage. Il s’avéra qu’il s’agissait de « récits ilmates », que Baptiste lisait avec une grande concentration, même s’il disait, de temps à autres, ne s’adressant à personne en particulier « sont quand même pas drôles ». Cela l’occupa une bonne partie du temps, d’autant que tourner les pages avec une seule main lui demandait une gymnastique, qu’il perfectionna au fil des jours, sans jamais se plaindre. Victor et Marius étaient les plus difficiles à tenir dans le coche, mais ils effectuèrent certaines portions de voyage juste à eux cinq, ce qui permit aux plus remuants de chahuter, parfois l’un ou l’autre fut invité sur le siège du cocher, et Victor chevaucha Minuit à plusieurs occasions, améliorant sa tenue en selle, qui devenait de plus en plus assurée. Marius était un poil jaloux mais il avait une certaine crainte des chevaux et manquait d’expérience. Dans les moments les plus critiques, Taliesin devait recourir à Gérard de Berge, mais davantage que d’imagination, il eut besoin de patience : Marius, en effet, désirait réentendre certaines histoires, parfois trois, quatre, cinq fois, et contestait le moindre changement apporté par le barde, trahison au canon parfait de la première version. Le gosse avait, dans ce registre, une mémoire stupéfiante. Titus somnolait et parlait aux insectes. Baptiste lisait. Victor dépensait son énergie comme il le pouvait.

Les pauses étaient peut-être rares mais c’était la rançon d’un voyage dont chacun, à sa façon, attendait la conclusion. Les jours se suivirent, monotones, lumineux, tranquilles, comme une respiration... et puis, enfin, à la fin d'un bel après-midi...

HRP : double-post

La Couronne de Cuivre

[Quête] A travers la vallée...