La Couronne de Cuivre

" D'accord, dit Baptiste, manifestement soulagé.
— Je vais le chercher." ajouta Victor en filant vers le sous-bois.
Phelan s'était approché, lui aussi.
" Est-ce que je peux vous accompagner jusqu'à Champsdor ? C'est une petite trotte et j'ai pas trop envie de voyager avec nos nouveaux amis..."

-Bien sûr, répondit-il sans hésiter.
Il se serait mal vu refuser dans n'importe quelles circonstances. Mais ici... c'était juste impensable : vu la façon dont étaient traités les étrangers, ceux-ci avaient plutôt intérêt à se serrer les coudes.

Victor reparut avec Titus un peu plus loin sur la route. Phelan enfourcha Minuit tandis que Taliesin attelait leur mulet à la charrette. Baptiste grimpa, ils s'éloignèrent, et embarquèrent leurs deux derniers compagnons, avant de repartir. Il était déjà près de midi, à présent, le soleil était haut dans le ciel, et s'ils n'avaient pas connu ces difficultés matinales, la journée aurait sans doute paru magnifique. Ils filèrent bon train sur la route, en compagnie d'autres cavaliers et chariots, des locaux et des étrangers, probablement, convergeant vers Champsdor ou la quittant.
" Je crois que le fond du fond, remarqua Phelan, c'est qu'ils ne veulent pas que de nouvelles personnes s'installent dans leur Vallée. Ils veulent garder leur prospérité pour eux tout seuls... Il faut dire que... vous avez vu ? Il n'y a aucun pauvre à Champsdor. Toutes les chaumières, dans les villages, sont en excellent état. Les gens ont bien nourris, ont des vêtements en bon état... Je parie qu'ils ne tombent jamais malades. Bref... Les étrangers sont refroidis rapidement... et on s'en va. C'est ce qu'ils veulent."

-Tu as sans doute raison, répondit-il. Et c'est compréhensible, quelque part... Mais la contrepartie de ce confort et de cet égoïsme, c'est que si une menace sérieuse se présente... D'une part, ils ne seront pas prêts à l'affronter, et d'autre part, il n'y aura personne pour les aider à le faire : on tend rarement la main à quelqu'un qui ne vous l'a pas tendue... En ce qui me concerne, à présent que je vois comment ça tourne ici, j'y réfléchirai à deux fois s'ils me demandent à nouveau de l'aide, sachant que si je venais à disparaître, ils s'en ficheraient complètement...

" Je ne suis pas sûr qu'ils se fichent vraiment complètement... Je pense juste que... Oui, enfin tu as peut-être raison. Ils n'aiment pas qu'on bouscule leurs petites habitudes."
Il haussa les épaules.
" Mais je crois qu'ils ont compris que tu ne lâcherais pas le morceau. Ça suffira peut-être pour qu'ils se bougent sérieusement."

-Peut-être. Mais je me demande comment ils réagiront s'ils découvrent que le mal n'est pas cantonné hors de leurs frontières, que certains de leurs concitoyens ne sont pas aussi exempts de tout reproche qu'ils se plaisent à le croire...
A son avis, ils nieraient. N'était-ce pas ce qu'ils faisaient avec les centaures ? Hormis Demetrius, personne ne s'était interrogé sur les causes réelles de leur présence, personne n'avait cherché... à réparer l'injustice dont ils étaient victimes.

" Je ne sais pas ce qui est le mieux... S'ils découvrent que Cordélia a été emportée hors de la Vallée, c'est sûr qu'ils ne feront absolument rien. Tu devras en appeler à la justice togorianne... et c'est moche à dire, mais retrouver quelqu'un dans cette région d'Hélonna... C'est comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Les aventuriers se déplacent généralement en groupe... sauf ceux qui restent sur les routes, comme moi."

Il soupira.
-Écoute, on verra bien comment ça tourne. C'est sûr que les perspectives ne rendent pas optimiste mais trop s'y concentrer ne servirait à rien d'autre qu'à se décourager. Ce qui n'est guère recommandé, dans un endroit tel que celui-ci où il ne semble y avoir que des problèmes sans solution et sans personne pour aider à les résoudre.
Bigre, comme la ferme lui manquait, comme les siens lui manquaient...
Pourquoi était-il parti ?

Phelan esquissa un léger sourire.
" Allons. Il y a moi, il y a toi, il y a la marmaille... et il y a les gens chez qui tu loges. Faut pas être difficile, ça pourrait être bien bien pire."

Ça pourrait être bien bien mieux, aussi, surtout quand on considérait qu'à la base, le séjour était censé être une manière de vacances, que Mona et Yann ne pourraient sans doute pas les aider malgré leur bonne volonté et qu'à moins d'un incroyable retournement de situation ou d'un deus ex machina, ils n'avaient absolument aucun moyen de retrouver Cordélia.
-Tu as raison, dit-il néanmoins.

Ils arrivaient en vue de Champsdor. Encore quelques minutes et ils atteignirent la muraille. Phelan tira sur les rênes pour arrêter Minuit et mit pied à terre. Victor sauta aussitôt du chariot pour récupérer sa monture.
" Tu as une idée de ce que tu vas faire, maintenant ?" demanda le jeune homme.

Il eut un sourire un peu las.
-Et bien... rien du tout, malheureusement : je dois attendre à Vauxgrisants qu'on vienne enregistrer Titus et qu'on me prévienne du moment où nous devrons aller signer nos dépositions. Et même sans cela, nous n'avons pas le moindre début de piste.. Bref, il me faut attendre et voir comment ça évolue. Mais je te contacte dès qu'il y a du nouveau. N'hésite pas à faire de même de ton côté. Et si Champsdor te devient trop insupportable, viens nous voir.

" Faut toujours que je cherche du travail. Et je ne crois pas que j'en trouverai davantage dans ton village, où personne n'a un sou vaillant."
Il sourit.
" Mais tu sais où me trouver au besoin... Et j'ouvrirai l'oeil jusque là."
Puis, sur un salut, il retourna vers les portes de la ville.

Après l'avoir salué en retour, il mit le cap sur Vauxgrisants par la route contournant Champsdor.
S'il s'efforçait de n'en rien montrer, pour ne pas affecter les enfatns, il se sentait aussi déprimé que découragé.
Car il était lucide : il ne pouvait rien faire, quel que soit le dossier. Les centaures ? Les gens du coin, les autorités en particulier, ne feraient rien pour leur donner satisfaction. Cordélia ? Aucun moyen de la retrouver. Les ruines ? Vu le contexte, s'y rendre attirerait par trop l'attention...
Bref, les jours à venir s'annonçaient tout sauf réjuissants.

Les enfants n'étaient pas nés de la dernière pluie, cependant, et ils étaient parfaitement conscients de l'état d'esprit de leur père, ne fut-ce que parce qu'il ne desserra pas les lèvres de tout le trajet. Ils firent une pause un peu plus tard, pour déjeuner, bien qu'il ne leur restât pratiquement rien. Il y avait bien des légumes et des fruits appétissants alentours, mais ils n'osèrent rien toucher. Ils repartirent et atteignirent Vauxgrisants au milieu de l'après-midi. Il y avait de l'animation dans les rues, les gens semblaient converger vers la taverne. Mona, en les voyant arriver, parut soulagée.
" Ah, dieux, je suis contente de vous voir." leur dit-elle en les invitant à entrer.

Il poussa un profond soupir.
Un cauchemar.
Ce lieu était un cauchemar.
Ce séjour ici était un cauchemar.
Car il avait une très bonne idée de ce qui se tramait : les gens avaient décidé de massacrer les centaures qui n'avaient pas bougé d'un pouce puisqu'on refusait évidemment de leur rendre justice - pensez-vous, d'horribles créatures de la forêt, on ne va quand même pas leur faire plaisir ou leur donner leur dû !
Il s'efforça cependant de sourire à Mona et d'attendre sans rien dire que ses hypothèses soient confirmées.

" Vous avez l'air fatigués... et absolument crasseux, dit-elle en les invitant à s'asseoir. Et je devine à vos têtes que vous n'avez pas retrouvé votre amie..."
Baptiste secoua la tête. Titus grimpa les escaliers vers la chambre sans même dire un mot. Victor croisa les bras, d'un air buté.
" Mais on va la retrouver !"

-On va s'y efforcer, en tout cas.
Il soupira, décida d'aller droit au but.
-Mona, est-ce que je me trompe ou les gens ont décidé d'en finir avec les centaures ?

" Quoi ? Heu... Je n'en sais rien. Pourquoi dites-vous une chose pareille ?" s'étonna la veuve.
Son regard s'éclaira.
" Ah. A cause du mouvement dans les rues ? Je ne crois pas que ce soit lié. Le chevrier a trouvé quelque chose en bordure de la forêt je pense. Les gens vont aux nouvelles. Mais je voulais être là au cas où vous rentriez."

-Oh...
Il eut un sourire embarrassé.
-Désolé : je suis fatigué et un peu découragé, d'où ma propension à imaginer le pire. Mais c'est très gentil à vous de nous avoir attendus : à présent, n'hésitez pas à aller aux nouvelles si vous le souhaitez. De notre côté, je pense que ce sera décrassage, lessive... Je compte néanmoins sur vous pour me dire en quoi consiste cette fameuse découverte !
Quelque chose qui accroitrait encore son inquiétude, probablement.
Mais en attendant, il avait sacrément besoin de se détendre. Et ce devait également être le cas des garçons.

" Ça ne m'intéresse pas particulièrement, je dois dire, fit Mona avec un haussement d'épaules. Je vais m'occuper de vos vêtements, allez donc vous laver. Et il y a de quoi manger... Vous avez l'air affamés... surtout Victor."
Celui-ci sourit en rougissant.
" De la bonne tourte."
Baptiste, de son côté, se leva pour grimper les escaliers et chercher des vêtements de rechange et une serviette.

-Si vraiment tu ne peux résister, tu as le droit d'en prendre une part avant le bain, lui souffla-t-il.
Puis il gagna à son tour l'étage. Il devait récupérer des affaires propres pour lui-même mais également anoncer à Titus quel serait le programme immédiat. Ce serait aussi l'occasion de le réconforter : son prompt repli ne lui avait pas échappé.

Le petit faune était moins secoué que ne l'avait craint le barde : il paraissait juste heureux d'avoir retrouvé un endroit familier. Il n'était pas motivé par le bain — il ne l'était jamais — mais il promit d'aller se décrasser quand viendrait son tour. Baptiste avait doublé Taliesin dans la salle d'eau et Victor, libéré par la permission du barde, avait emporté une part de tourte dans la cour. Les cochons grommelaient dans leurs enclos et un chat gourmand tournait, circonspect, autour de l'enfant, espérant sans doute récupérer une miette...

Il gagna également la cour, y bourra sa pipe de tabac puis, sans vraiment en avoir conscience, s'amusa à faire des ronds de fumée.
Fatigue, découragement, impression d'être dans une impasse, impossibilité de faire quoi que ce soit de constructif... Tout cela, en plus de l'inquiétude liée à la disparition de Cordélia, se combinait pour le démoraliser, pour lui donner envie de filer au plus vite de cette vallée surtout fertile en mauvaises surprises.
Il n'en ferait rien, bien sûr. Mais avoir une porte de sortie au cas où les choses s'agraveraient encore était réconfortant.

Baptiste, récuré, sortit de la salle d'eau et Victor s'y précipita sans laisser le temps à Taliesin de réagir. Le plus âgé de ses fils se sécha les cheveux d'une main distraite, puis vint s'asseoir à côté de lui et l'observa un moment.
" Je peux tirer sur ta pipe ?" demanda-t-il.

Il hésita puis secoua la tête.
-Galathée m'assassinerait si elle apprenait que je t'ai fait essayer : ça n'est pas une très bonne habitude, tu sais. Et puis... Je n'ai pas très envie de te voir cracher, t'étrangler... Or c'est ce qui arrivera, tant c'est horrible, les premières fois.

" Mais ça te détend, non ? Moi je pense que j'ai besoin d'être détendu. Que ça ne peut pas être pire pour ma santé. Et puis je le dirai pas à Galathée, bien sûr. Si tu le fais si souvent, ça peut pas être si mauvais."

-Ce n'est quand même pas très bon. Surtout pas si, davantage qu'un plaisir auquel on recours modérément, cela devient un besoin, une nécessité pour se détendre dans les moments difficiles... Et je suis donc parfaitement conscient de vous donner un très mauvais exemple.
Soupir.
-On pourrait réfléchir à une activité susceptible de nous détendre tous. Je n'ai pas beaucoup d'idées, là comme ça, mais je suis sûr qu'en réfléchissant bien...

" Pourquoi on s'en va pas ? demanda-t-il alors, de but en blanc. Quelles sont nos chances de retrouver Cordélia ? Nulles. C'est ce que tu penses, en tout cas. Mais tu t'accroches... Pourquoi ? Combien de temps on va rester à attendre que... quelque chose se passe ? C'est juste parce que tu n'oses pas contrarier Victor ?"

-Non, répondit-il. C'est aussi parce que je rechigne à baisser les bras, à abandonner quelqu'un qui est probablement en danger. C'est également parce que je sais d'expérience que ce qui paraît impossible un jour peut devenir accessible le lendemain.
Il se tut quelques instants, songeur.
-Écoute, nous allons nous attarder encore quelques temps, ne serait-ce que pour respecter nos obligations légales : si nous partons avant, ils seraient capables de se dire que c'est parce que nous avons quelque chose à nous reprocher. Mais une fois que ce sera réglé, nous aviserons : si nous n'avons toujours aucune piste, si le climat ambiant est toujours aussi désagréable, nous rentrerons à la maison.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile