La Couronne de Cuivre

Taliesin serra un peu plus fort la jeune femme contre lui.
-Pour Victor... murmura-t-il. Je suis de ton avis... La journée a été rude, il est secoué, et puis... Il sait que cette adoption n'est qu'une formalité, qu'elle entérinerait juste la réalité des choses. Il n'y a qu'à le regarder pour savoir qu'il t'aime comme si tu étais sa mère. Cependant... C'est quand même... Un pas en avant. C'est une formalité, et en même temps, cela signifie énormément.
Il se tut et parut peu décidé à reprendre. Il avait dit le plus facile. Restait le fond de choses..., Après un profond soupir, il se contraignit à poursuivre. Galathée avait raison : il ne pouvait pas se taire. Ne le devait pas.
-Pour le reste... Je crois que j'ai eu la même idée que toi. Ce serait une aubaine pour Ghilhem et ses enfants, ce serait... juste, je pense. Je ne peux que m'en réjouir, si cela doit advenir. Mais... Tu sais comme Victor s'est attaché à eux. Je le comprends. Et même si le chemin des Merlus diffère du notre, ce qui est probable, il est évident qu'il a besoin d'être entouré d'enfants de son âge. Cela... Ce que cela peut impliquer m'effraie, je l'avoue.
Il frémit, hocha la tête.
-Mais ce qui doit se faire se fera. Ce qu'a fait le compte montre bien que le mal peut intervenir partout, même là où on le 'attend pas... Que les ombres, les miennes, les autres, ne disparaîtront jamais vraiment. Alors être ici, ailleurs, qu'importe, tant que je suis avec vous.

Elle lui ouvrit la main et en traça les lignes, doucement, du bout des doigts.
« Tu es toujours plus solide que je ne le crois. » murmura-t-elle. « Mais je veux que tu puisses me dire si tu as peur… et si nous retournons là-bas… Il y aura des lieux et des souvenirs… Et ils nous reviendront… Et nous devrons les affronter, plus que nous ne l’avons fait, en prenant la clef des champs… »
Elle secoua la tête.
« Mais nous anticipons… Victor doit réfléchir, nous ne pouvons pas le brusquer. Je sais que rentrer à Luménis te coûtera, mais ce qu’il y a laissé… Lui seul peut savoir s’il a déjà la force. Quant aux Merlus… C’est encore un autre problème. J’essaierai de l’aborder avec lui, demain. Je ne veux pas qu’il ait l’impression que je veux lui prendre son héritage. Il est encore petit, il pourrait mal interpréter les choses. »

L'ancien barde reploya la main autour de celle de Galathée et la serra doucement.
-Il ne pensera jamais une telle chose. Il est foncièrement bon, c'est même assez incroyable que tout ce qu'il a traversé ne l'ait pas endurci, ne l'ait pas rendu indifférent au sort des autres. Pour parler franc... J'ai même eu l'impression que cette idée lui avait déjà traversé la tête. Les choses se feront d'elles-mêmes, à mon avis... Mais tu as raison, on ne sait jamais. Quant au reste...
Son regard se perdit dans la contemplation du foyer éteint. Scrutant les traits de son visage, Galathée le trouva plus chamboulé qu'il ne l'avait été depuis longtemps. Bien plus que lorsqu'elle était revenue avec les Merlus, après sa semaine d'attente, d'inquiétude, de cohabitation difficile avec un Victor rongé par l'angoisse. Mais, étrangement, elle eut l'impression que son trouble n'avait rien à voir avec le passé sombre qui n'avait cessé de le hanter depuis qu'il était revenu à lui.
S'apercevant qu'elle l'observait, l'elfe sourit, presque timide. Puis, après une infime hésitation, il se pencha et lui frôla les lèvres d'un baiser.
-Je t'aime, Gal, murmura-t-il. Et je crois qu'avec toi, je pourrai tout affronter. Le reste, les embûches, les souvenirs... ça n'a pas d'importance.

La déclaration laissa Galathée muette de stupeur, elle se sentit rougir, puis les larmes lui monter aux yeux. Elle les recueillit du bout des doigts, sans oser rien dire, toujours, sourit à l’elfe, puis se faufila entre ses bras, jusqu’à reposer contre lui, sa chaleur, sa confiance tranquille, malgré le bouillonnement des émotions violentes qui feraient partie de lui à tout jamais.
« Je t’aime aussi. » fit-elle simplement.
Elle savait ce qu’elle ressentait depuis longtemps, avait peur de la manière dont les choses se dessinaient pour lui, et ces quelques mots… ces simples mots… Ils n’étaient promesse de rien, juste certitude d’un instant, elle savait qu’il ne les aurait pas utilisés comme ça. Et au delà de ce que cela signifiait, il y avait l’espoir qu’il mettait en elle, la force qu’il devinait dans leur alliance, et elle se promit de ne plus partir sur un foirail quel qu’il soit, sans l’avoir auprès d’elle. C’était un vœu pieux, sans doute serait-ce un mensonge, mais à cet instant précis, dans cette nuit noire riche en émotions, elle n’avait pas envie de songer à autre chose qu’à ce qu’ils partageaient, et ce qu’ils échangeraient encore.

Ils ne prononcèrent plus un mot, ce soir là. Il n'en était nul besoin. Ce qu'ils avaient à dire, ils se l'étaient dit. Le reste pouvait s'accommoder du silence, passant dans les regards qu'ils échangèrent, dans l'affection toute simple qu'ils se témoignèrent, dans l'étreinte qu'ils ne relâchèrent qu'aux portes du sommeil.
Taliesin se sentait le cœur étrangement léger. Les jours à venir ne seraient pas simples, il le savait. Leur route ne serait pas exempte d'embûches, loin s'en fallait. Mais tout cela lui paraissait bien dérisoire et, déjà plus qu'à moitié endormi, il se rendit alors compte que les ombres avaient reflué plus loin qu'elles ne l'avaient encore jamais fait. Il n'était plus seul face à lui-même, plus seul pour affronter le monde. En réalité, il ne l'était plus depuis longtemps, mais c'était seulement à présent qu'il en prenait réellement conscience, qu'il réalisait vraiment ce qu'il avait trouvé.
C'était injuste, peut-être, qu'un être comme lui puisse avoir une telle chance, après tout ce qu'il s'était produit. Il n'en éprouva pourtant pas la moindre culpabilité et il sombra, serein, bercé par la respiration de Galathée, dans un sommeil qu'aucun cauchemar ne viendrait hanter.

Galathée resta éveillée tard dans la nuit, à écouter les sons timides de la nuit, le souffle léger de Taliesin, quelques grillons attardés, le concert des grenouilles dans l’étang, parfois le cri hanté de Plume lorsque sa ronde la ramenait au-dessus de la clairière. Le glapissement aigu d’un renard en chasse. Le vent dans les branches, craquement rythmé, presque langoureux, lancinant, hypnotique.
Elle n’était pas nerveuse. Simplement, elle avait envie que l’instant se prolonge. La chaleur qui coulait dans ses veines, qui lui avait empourpré les joues.
Il va s’éveiller et il réalisera, lui soufflait une petite voix mauvaise.
Mais elle ne l’entendait presque plus. Peu importait ce qui viendrait dans un, cinq ou dix ans. Ce qui se produisait juste maintenant avait de la valeur. Sa part de vérité. Irréductible quoi qu’il advienne. Rester dans ce moment. Le plus longtemps possible.
Le lendemain, il faudrait affronter Victor. Affronter. Elle repoussa cette métaphore guerrière hors de son esprit. Il faudrait lui parler. Et il en aurait envie. Les choses étaient immanquablement bouleversantes pour lui. Pourtant, ils avaient connu l’accalmie, au cours de ces derniers mois. Tout était encore possible.
Elle se sentit dériver doucement, combattit le sable qui lui fermait peu à peu les paupières, se blottit contre l’elfe, puis rendit les armes.
Le vent dehors, toujours. Eternel, vigoureux, dansant dans les branches.

La grisaille de l'aube gagnait peu à peu le monde lorsque des coups discrets à leur porte tirèrent Galathée et Taliesin de leur sommeil. Ils se redressaient de concert lorsque le battant s'entrouvrit et que la silhouette fluette de Victor se détacha sur la pénombre de la salle commune. En tunique de nuit, les cheveux ébouriffés, il avait les traits tirés et les gestes mal assurés de qui s'arrache à son lit après une longue insomnie.
Constatant qu'il avait réveillé l'elfe et la rôdeuse, il rougit, failli battre en retraite, mais se retint.
-Pardon... murmura-t-il. Est-ce... Est-ce que je peux venir ?
Taliesin jeta un regard à l'enfant puis se tourna vers Galathée. Il hésita un instant puis balança ses jambes hors du lit.
-Je vais préparer le petit-déjeuner... fit-il doucement.

Galathée le laissa filer sans rien dire, puis sourit à l’enfant, et se redressa dans son lit, et lui ouvrit les draps.
« Viens-la, mon grand. » murmura-t-elle en étouffant un bâillement.
Il s’approcha à pas de loup, se glissa dans le lit, et lorgna ses genoux, silencieux.
« Tu n’as pas beaucoup dormi, toi. » ajouta-t-elle en découvrant sa mine tirée. « Dis-moi. »

-Pas beaucoup, non... murmura Victor. Mais j'ai réfléchi à ce que tu m'as dit hier...
Il leva un instant les yeux, croisa le regard de Galathée puis replongea aussitôt dans la contemplation de ses genoux.
-J'ai pensé à tout ça, et... Je crois que c'est ce que voudraient mes parents. Ils auraient pas envie que je passe mon temps à les pleurer... Que... Que je soit tout le temps triste à cause qu'ils sont plus là... Que je voies pas la chance que j'ai de t'avoir trouvée... C'est pas parce que je t'aime que je les aime moins, que je les oublies... Je les oublierai jamais, et ils me manqueront tout le temps, et je me dis qu'ils le savent...
Il s'interrompit, s'essuya les yeux d'un revers de main, puis reprit d'une voix roque.
-Mais ça va quand même changer des choses. Enfin, pas tout, parce que... Parce que c'est déjà fait, en vrai.. Mais quand même. Et je crois que c'est bien. Parce que... Peut-être que ça me rassurera... Peut-être que si tu dois repartir, des fois, j'aurai moins peur que tu reviennes pas, même si au fond je sais que tu reviendras toujours, si tu peux... J'aurai moins peur que si on se dispute, ou si je fais une bêtise, tu veuilles plus de moi, aussi... Je sais que c'est idiot, hein, c'est pas ça...
Il peinait de plus en plus à parler, avait de plus en plus de mal à trouver ses mots. Il en était parfaitement conscient et, un moment, il renonça a aller plus loin. Galathée commençait d'ailleurs à penser qu'il ne pourrait rien ajouter lorsqu'il reprit, dans un souffle :
-Alors... Alors je suis d'accord... Je voudrais qu'on fasse ça... Je voudrais que tu sois ma maman pour de vrai.

Galathée était encore ensommeillée, mais elle écouta avec attention ce que l’enfant avait à dire, émue par sa sincérité, et elle passa un bras autour de ses épaules avant qu’il ait terminé son discours. Elle ne sut pas tout de suite quoi lui répondre, puis l’embrassa dans les cheveux.
« Je suis touchée que tu dises ça. » fit-elle finalement. « Et je te promets de m’en montrer digne. »
Elle le serra plus fort. La perspective lui faisait un peu peur. Elle aurait pu être sa véritable mère. Mais elle se sentait encore très jeune. Il avait raison. C’était un symbole plus qu’autre chose. Un symbole important.
« Nous allons devoir aller jusqu’à Luménis… » ajouta-t-elle.

-Je sais... murmura Victor.
Il poussa un soupir tremblant puis se laissa aller contre la rôdeuse, appuyant sa tête sur son épaule.
-J'ai pas très envie d'y retourner... reprit-il après un moment. Et pas très envie d'aller habiter dans la maison... ou dans la ferme... Parce que ça me ferait de la peine de plus voir... Enfin, tu comprends... Mais j'ai quand même pensé à quelque chose.
Il releva les yeux et dévisagea un instant la rôdeuse.
-La ferme de mon grand-père... Elle était assez grande, tu sais... Alors je me suis dit que... ben, elle le serait peut-être assez pour Guilhem et ses enfants. Ils ont plus de maison, pas d'argent pour en racheter une, et moi j'en ai deux, de maisons, maintenant. Alors... On pourrait peut-être leur donner la ferme ? Ou juste la leur prêter, si ça gêne trop Guilhem que je lui la donne ? Le temps qu'ils aient à nouveau de l'argent... En plus, comme ça, on pourrait faire le voyage à Luménis tous ensemble...

Taliesin avait raison : Victor avait bon cœur. Pas qu’elle en ait jamais douté, mais la rapidité avec laquelle il avait construit son plan laissait rêveur, et elle lui sourit.
« C’est extrêmement généreux de ta part, Victor… Je pense… Je pense que Guillhem ne va pas vouloir en entendre parler, mais qu’il acceptera quand même. Nous devrions peut-être… la leur prêter pour un temps. S’ils veulent absolument te payer quelque chose en retour… Nous verrons. Mais ne sois pas trop rapide à la leur donner. Je sais que tu les aimes beaucoup, comme moi, et ils ont vraiment besoin d’aide, en cela tu ne te trompes pas. Néanmoins, c’est ta ferme familiale… Tu ne sais pas ce qu’elle ramènera en toi. Leur offrir un toit pour commencer me semble suffisant. Aller au delà ne me semble pas sage. D’autant qu’ils auront alors une dette envers toi qui faussera à jamais vos relations. »
Elle grimaça et lui ébouriffa les cheveux.
« Ce que je dis doit te sembler un peu obscur. Mais nous devrions en parler avec Guillhem au plus vite. Quant à Luménis... Rien ne nous oblige à nous y installer. Nous pouvons rester dans la campagne avec les Merlus. Nous pouvons revenir ici. Si les souvenirs sont trop douloureux pour toi, si la ville te fait horreur... Nous pouvons revendre la maison de tes parents. Personne ne nous force à y vivre. Mais je parle trop... Veux-tu aller dormir quelques heures avant cela ? Je pense que ça pourrait te faire du bien, et il est encore tôt. »

Le gamin acquiesça doucement. A vrai dire, le manque de sommeil et le relâchement des tensions nocturnes qui l'avaient tourmenté semblaient déjà l'avoir plongé dans une demi somnolence. Il s'y arracha cependant et, se redressant, il étreignit la jeune femme.
-Je crois que je vais y arriver, maintenant... souffla-t-il. Pour Guilhem, on lui prêtera juste, alors, si tu crois que c'est mieux... Et je te laisserai lui parler, pour pas qu'il dise non, qu'il se sente pas trop gêné... Mais ça serait chouette s'il voulait bien. Ça serait très chouette.
Il sourit, embrassa Galathée sur la joue, puis descendit du lit. Il avait presque atteint la porte de la chambre lorsqu'il s'immobilisa soudain.
-Et Taliesin ? s'enquit-il après avoir rebroussé chemin. Il a peut-être pas envie de partir, lui... Pas envie de retourner à Luménis même pour pas longtemps...-

« Taliesin… Taliesin est prêt à rentrer avec nous, si c’est ce que nous désirons. Je pense que parfois… la présence de personnes qui nous aiment peut chasser les plus sombres démons. Luménis n’est qu’un lieu. Nous pouvons l’investir et lui donner les couleurs que nous voulons. » fit-elle. « Ne t’inquiète pas pour lui. Réfléchis à ce que toi, tu veux faire. Et je parlerai à Guillhem dès que je me serai habillée. »

-D'accord, fit l'enfant en esquissant un sourire. Bon ben alors, je retourne au lit... Réveille-moi quand même à un moment, hein ? Sinon, je crois que je dormirai jusqu'à la nuit !
Et il fila dans la salle commune. Galathée l'entendit échanger quelques mots avec Taliesin, puis ce fut le bruit de la porte de sa chambre qu'il refermait derrière lui.
Le petit garçon devait être déjà profondément endormi lorsque la rôdeuse rejoignit l'elfe autour de la table du petit déjeuner. Quant aux Merlus, il n'y en avait pour l'heure aucune trace.
-On dirait que les choses se sont plutôt bien passées... fit Taliesin en lui tendant un bol.

Galathée s’installa et cacha un bâillement dans la paume de sa main.
« Oui. Sans doute. Mais nous voilà en route pour Luménis… J’ai l’impression que nous l’avons quittée il y a mille ans, c’est étrange. »
Elle sourit.
« C’est peut-être mieux. Et je dois parler à Guillhem. Je pense que je vais aller le réveiller… S’il a réussi à dormir. Les perspectives qu’a esquissées Mathieu sont très sombres, autant ne pas le laisser avec cette angoisse… »
Elle leva les yeux vers la fenêtre. Le chat reposait dans la lumière, ventre à l’air, et son ronronnement ténu trahissait son calme bien-être.
« Rien n’est décidé pour nous. Nous ne devons pas rester à Luménis. Victor n’a pas abordé cet aspect des choses. Peut-être ne pourrons-nous juger qu’une fois sur place. »

Taliesin acquiesça et esquissa un sourire qui parut plus résigné qu'enthousiaste.
-Tu as raison... Nous verrons bien comment cela se passe, nous aviserons en fonction...
Sitôt son petit déjeuner avalé, Galathée quitta la petite maison et se dirigea vers l'écurie qui servait désormais de refuge aux Merlus. La jeune femme comprit bien vite qu'elle n'aurait pas à réveiller Guilhem : celui-ci faisait les cent pas à côté de la bâtisse, les mains dans le dos, les traits pâles et tirés. Lorsqu'il l'aperçut, le fermier s'immobilisa et tenta de se composer, sans grand succès, une mine sereine.
-Vous êtes bien matinale... lança-t-il à mi voix, sans doute désireux de ne pas réveiller ses enfants.

« Asseyez-vous, j’ai de bonnes nouvelles. » fit-elle en lui désignant le tronc renversé que les enfants utilisaient comme banc et perchoir.
Le fermier s’exécuta, songeur.
« Victor a reçu un courrier de Luménis. Son père… son père était soldat, et il a joué un rôle important dans la révolution qui a permis la chute de Morféa Nwalk. Bref, il est considéré comme un héros, et son fils unique… a hérité de plusieurs biens importants, dont une ferme… »
Guillhem ouvrit la bouche, mais Galathée l’arrêta d’un geste.
« Victor est très touché par ce qui vous arrive, comme nous tous, et… il voudrait, je voudrais, que vous acceptiez d’y résider. Nous n’avons pas besoin de nous encombrer d’autre chose pour l’heure. La ferme se trouve dans la campagne qui environne la cité. Cela veut dire vous déraciner, vous et votre famille. Je ne l’ai jamais vue. Je ne sais pas ce que valent les terres, s’il y en a beaucoup, si elles sont destinées à l’élevage ou l’agriculture. En réalité, je ne sais rien. Mais Victor pense que vous y serez bien. Et je crois que nous devons tenter… que vous devez tenter l’aventure. »

Guilhem parut sur le point de répondre mais se retint et, les yeux dans le vague, il garda le silence un long moment.
-Je vous remercie, vous et le petit, pour cette offre... finit-il par dire après avoir exhalé un profond soupir. Je suis très touché, vraiment... Mais je ne peux accepter. Cela fait trop longtemps que nous nous imposons à vous... Trop longtemps que nous profitons de votre aide généreuse... Je ne peux pas, en plus de cela, accepter que Victor se dépouille d'une partie de son héritage... Ce geste l'honore, mais... C'est trop. Vous avez déjà trop fait pour nous. Il faut que nous nous en sortions par nos propres moyens......

Galathée ne fut pas surprise par les paroles du fermier, elle les avait anticipées.
« Guillhem. Je ne vous offre pas la ferme de Victor. C’est juste un prêt. Le temps que vous retombiez sur vos pattes. Vous parliez de placer les enfants… Nous avons repoussé cette échéance en nous organisant ici, tous ensemble. Mais à l’hiver… La grange ne vous protégera pas. Même si Victor, Taliesin et moi-même nous en allons, la chaumière est trop petite. Je ne veux pas vous manquer de respect, et je sais que vous avez des ressources gigantesques… Mais vous avez besoin d’une base d’où repartir. Prenez la ferme. Nous n’en ferons rien. Inhabitée, elle tombera en ruine. En l’habitant, vous nous rendriez service, plus que vous ne l’imaginez. De plus… Nous sommes amis, Guillhem, vous aider… Vous n’êtes pas un étranger. Vos enfants sont importants pour Victor. Les amis ne s’abandonnent pas dans le besoin. D’autant que ce geste… ne nous coûte pas tant que ça. Nous ne savions même pas que Victor était propriétaire de cette ferme, hier. Vous ne nous prenez rien. Vous ne le dépouillez de rien. Vous acceptez juste la main que des amis sincères vous tendent. »

Le fermier demeura coi quelques secondes puis, brusquement, il se leva et se mit à faire les cent pas, sa mine fatigué reflétant le conflit intérieur qui était en train e se jouer. Parfois il s'immobilisait, comme s'il avait arrêté son choix, mais il reprenait bientôt sa marche nerveuse, fébrile.
Enfin, après ce qui parut à Galathée une éternité, Guilhem se laissa retomber sur le tronc.
-Quelle image de moi vais-je donner à mes gosses, si j'accepte ? souffla-t-il d'une voix altérée. Je n'ai pas été en mesure de les protéger, chez nous... Pas en mesure de sauver notre troupeau, pas en mesure de sauver la ferme... Sans vous, sans votre aide...
Il s'interrompit un instant, passa une main lasse sur son visage épuisé.
-J'ai promis à ma femme, sur son lit de mort, que je ferai face, quoi qu'il arrive. Que je veillerai sur nos enfants... Je croyais y être arrivé... Mais il a suffi de peu pour me montrer qu'en réalité, il n'en était rien...

Galathée secoua doucement la tête et pinça les lèvres.
« Ce n’était pas peu. Et aucun d’entre nous n’a fait face, parce que nous avons été pris au dépourvu. Ce qui s’est produit… Vous le savez bien. Vous avez voulu m’aider, et vous n’auriez pas dû. Mais personne ne pouvait savoir quelle noirceur planait sur la région, quels desseins traçait le comte… Personne n’est de taille seul. Vous avez promis à votre femme de faire face. Faites face aujourd’hui. Acceptez ce que le destin vous propose. Aucun des enfants n’est mort. Ils sont encore anxieux, mais ils se remettront. Il ne restera rien de cette nuit. Si vous gardez la fratrie ensemble, sans lui imposer l’épreuve de la séparation. Une épreuve inutile. Ce n’est pas le moment de s’attacher à une fierté déplacée, à une promesse faite en d’autres temps, d’autres lieux. Vous êtes à la hauteur chaque jour, dans les petites choses que vous échangez avec eux. Ce sont des enfants courageux, unis, intelligents. C’est vous qui avez fait ça. »

Guilhem ne répondit rien et, le menton dans les mains, demeura abîmé dans la contemplation de l'orée toute proche des bois.
-Vous avez raison... finit-il par soupirer. Je n'ai pas le droit de refuser une telle offre. C'est inespéré, en vérité. Faisons ainsi, alors...
Il releva la tête et planta son regard clair dans celui de Galathée.
-Mais ce n'est qu'un prêt, nous sommes bien d'accord. Nous mettrons la ferme en valeur tant que nous y résiderons, et nous la rendrons à Victor dès que nous pourrons nous installer ailleurs. En attendant, et même si nous y demeurons, cela reste avant tout chez vous, et vous ne devez pas vous empêcher de venir y habiter. Nous tiendrons des chambres prêtes à votre intention... Les petits se sont beaucoup attachés à vous, à votre compagnon et à Victor. Ce sera une joie de vous avoir parmi nous, vraiment, quelles que soient les circonstances.
Parler de ces détails, reprendre un peu la main sur le cours des événements sembla lui redonner un peu de contenance, et il finit même par esquisser un pâle sourire.
-Merci pour ça, et pour tout le reste... Vous êtes quelqu'un de bien, et le gosse... Si dans l'avenir, proche ou lointain, nous sommes en mesure de faire quoi que ce soit... Vous pourrez compter sur nous.

« Merci. » dit simplement la rôdeuse, souriante. « Nous n’hésiterons pas à vous rendre visite… Et ne parlez pas trop vite… Vous pourriez avoir Victor dans les jambes bien plus souvent que vous ne le croyez. »
Elle posa une main amicale sur l’épaule de Guillhem.
« Je vous laisse en parler à vos enfants. Nous ne devons pas partir demain, bien sûr. Et racontez-leur ce que vous voulez… Ce serait dommage que cela fausse les relations qu’ils ont avec Victor, mais j’imagine que c’est un peu obligatoire… Voulez-vous que j'en parle à Mathieu, par contre ? »

Le sourire du fermier céda la place à une expression pensive, indécise.
-Oui, dites-le lui. Je ne pense pas que ça changera grand chose à ce qu'il pense faire, s'il a des idées arrêtées, mais... Autant qu'il le sache.
Il serra un instant dans la sienne la main que Galathée avait posée sur son épaule, puis se leva.
-Quant à ce que je dirais à mes enfants... La vérité, je pense. C'est mieux, et je crois que ça ne changera rien. Ils se connaissent bien, ils le considèrent presque comme l'un des leurs... IL prendront le geste pour ce qu'il est, la main tendue d'un ami.
Il sourit de nouveau, puis se dirigea vers l'écurie toujours silencieuse.

Galathée se dirigea vers les abords de l’étang, laissant le fermier à sa marmaille. Mathieu était en train de replier son couchage, le visage sombre, feignant de ne pas l’avoir observée de loin. Valaellyn était invisible, mais Galathée devinait qu’elle avait dû gagner la maisonnette et la promesse d’un petit déjeuner revigorant.
« Je suis surprise qu’un rôdeur de votre expérience ait pris le risque de dormir près de l’eau… La saison est propice aux moustiques… Me donnerez-vous la recette de votre produit répulsif ? »

Le visage de Mathieu s'éclaira quelque peu et il sourit, ce qui était une rareté chez lui. Du moins, de ce que Galathée pouvait en juger.
-Mon produit répulsif ? Oh, c'est simplement... mon caractère de vieil ours mal léché, je dirais. C'est radical, je vous assure !
Il se releva, jeta un regard en direction de l'écurie.
-J'espère que cette lettre ne transmettait pas de mauvaises nouvelles... reprit-il. Et que Guilhem ne prend pas trop mal la chose. La ferme... Avec ses gosses, c'était tout ce qui comptait, pour lui.

« C’est de cela que je voulais vous parler. Les nouvelles sont bonnes en réalité. » fit-elle.
Galathée s’assit dans l’herbe rase et invita son homologue à en faire de même, ce qu’il fit après une seconde d’indécision.
« Le courrier que vous m’avez apporté nous a appris que Victor, l’enfant dont je m’occupe, a hérité d’une ferme et d’une maison à Luménis, suite aux événements… Il a décidé de prêter la ferme à Guillhem et ses enfants, tant qu’ils en ont besoin… Et votre frère a accepté cette proposition. Cela veut dire que dans quelques jours, peut-être une semaine, nous partirons tous pour la région luménienne, sans doute pour y rester. »

Les yeux de Mathieu s'écarquillèrent et un étonnement presque comique se peignit sur ses traits.
-Je ne sais pas ce qui me surprend le plus... lâcha-t-il en hochant la tête. Que votre garçon ait tellement bon cœur pour faire une telle offre à des gens qu'il connaît à peine, ou que Guilhem accepte son geste... Lui qui a toujours voulu tout faire par lui même... Il faut croire que les épreuves l'ont changé...
Il contempla un moment, l'étang, perplexe, puis reprit.
-Avez vous discuté de la manière dont il comptait survivre durant les mois d'hiver ? Ce n'est pas tout d'avoir un toit sur la tête, il faut aussi de quoi remplir son écuelle, et une ferme n'offre rien, à la morte saison. Mon frère n'a jamais été chasseur : il a hérité de notre père le côté fermier. C'est à moi qu'ai échu la course en forêt... Mais peut-être pensez-vous vous installer avec eux quelques mois ?

« Je dois avouer que je n’ai pas pensé jusque là… Je ne sais pas, effectivement. »
Elle sourit.
« Nous voyagerons lentement. Nous pouvons emporter les poules et les chèvres. L’automne permet de belles récoltes, nous devrions pouvoir stocker des fruits et certains légumes, fumer de la viande… Sans doute pourrons-nous envoyer certains d’entre nous en éclaireurs pour préparer le terrain et aviser… Je n’en sais rien, à vrai dire. S’ils ont besoin de moi, je resterai. »
Elle se tut un instant.
« Pardonnez-moi pour mon indiscrétion, mais.. me diriez-vous ce qui a grippé votre lien fraternel ? »

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