La Couronne de Cuivre

Philibert haussa les épaules.
-Bah, maintenant qu'Agathe a lâché le morceau... J'ai été novice de Lathandre.
L'institutrice, fort gênée, s'empressa de poser sa première carte, inaugurant une partie qui ne tarda pas à s'emballer et à dissiper le malaise qui, un instant, s'était insinué parmi eux. L'on se taquina, l'on s'offusqua, l'on s'accusa éhontément de tricherie : bref, l'on se prit au jeu, et il sembla fort que l'après-midi dût s'écouler dans cette joyeuse atmosphère.

Albérich se sentait tout à fait dans son élément, même s'il n'avait jamais été très joueur. Mais les cartes étaient un passe-temps partagé par de nombreuses strates de la société, et on s'y adonnait des taudis luméniens aux coulisses du temple, aussi maîtrisait-il suffisamment les arcanes pour être un adversaire passable. La Frivole n'était pas exactement très complexe, la donne était fondamentale, aussi les plus intelligents ou les plus sages n'avaient-ils pas vraiment d'avantage sur les joueurs plus intuitifs ou plus téméraires.
Tout en participant joyeusement aux parties qui se succédaient, il ne pouvait s'empêcher de se demander où Philibert avait été novice, s'ils s'étaient croisés et connus. L'instituteur avait manifestement le même âge que lui, ou à peu de chose près, et son accent était familier, ni Luménien, ni Solarcien. C'était l'accent de Thibault, de Molwen, d'Euryale, c'était l'accent d'Eredhun. Cela ne voulait pas dire qu'il avait été novice au Temple de la ville, cependant, il avait pu s'y établir plus tard, après avoir changé de voie. Mais l'idée le turlupinait et Albérich ne pouvait s'empêcher de craindre qu'ils étaient été ensemble sur les bancs des classes, dans le dortoir et dans la nef, sans qu'il parvienne à s'en souvenir... L'idée était des plus déstabilisantes : ce n'était quand même pas si ancien...

Maintenant qu'il y songeait, il avait presque l'impression que les traits de l'instituteur lui disaient quelque chose. Mais peut-être était-ce un pur effet de son imagination, d'autant que ceux-ci n'avaient rien de bien marquants. Par ailleurs, son accent était ténu, mêlé : pas étonnant qu'il n'y ait pas prêté attention plus tôt. Enfin, le prénom Philibert ne lui rappelait absolument rien : il était même sûr qu'aucun de ses condisciples ne s'était appelé ainsi. Ce qui n'était guère déterminant non plus : après tout, rien n'avait empêché l'homme de se rebaptiser...
Les partis s'enchaînèrent donc, aussi disputées que la veille. Aussi nombreuses. Et, à nouveau, lorsqu'ils s'en lassèrent, la luminosité avait sensiblement décru.

Albérich cessa de songer à Philibert. Si l'instituteur voulait lui en parler, il le ferait. Dans le cas contraire, chacun avait droit à ses secrets, tant qu'ils n'étaient pas sombres. Et même là, ça dépendait probablement du degré.
" Ah ! J'abandonne ! Je suis moulu et je commence à perdre toutes les parties, mon amour-propre est en lambeaux, je capitule ! s'exclama-t-il finalement en posant sa dernière carte. Même les textes de loi sont moins cruels !"
Il sourit et s'étira. Vivement l'arrêt, qu'ils puissent se dégourdir les jambes. Albérich n'avait pas oublié son intention d'aller voir Ignace, bien que ce soit peut-être auprès des enfants et de Gabriel que l'urgence le mènerait. Il commençait presque à envier Hubert et ses journées en selle, au grand air, dans la putrescence des marais. Bien sûr, la compagnie de l'Académie était formidable, mais tout ce temps sous la bâche... C'était un peu oppressant.

Cahots. Le chariot qui ralentit puis s'immobilise. Le son des autres véhicules qui l'imitent. Les ordres...
Enfin, l'autorisation de mettre pied à terre.
Marthe fut la première à la saisir et informa ses compagnons d'être prudents : le sol était encore plus boueux que la veille, sous la couche de neige qui le recouvrait - et que sabots et roues avaient déjà soumise à rrue d'épreuve. Les autres Académiciens redoublèrent donc de précautions pour éviter une chute fort salissante.
Avant que l'ancien clerc n'ait pu se mettre en quête d'Ignace, Philibert s'approcha de lui, l'air passablement gêné.
-Albérich, est ce que je peux te dire un mot ?

Le Luménien ne s'était pas attendu à ce que Philibert l'aborde aussi rapidement mais en même temps, c'était sans doute la chose la plus sage à faire, pour définitivement mettre l'épisode derrière eux. L'ancien clerc sourit chaleureusement à l'instituteur.
" Bien sûr."
Ils firent quelques pas à l'écart.
" Mais honnêtement... Je ne veux pas que tu te sentes obligé de me dire quelque chose que tu voulais garder privé. Ce n'est pas nécessaire."

Il secoua la tête.
-Franchement, maintenant que mon secret a été à demi-éventé, je me vois mal laissé planer le mystère. En fait, même si j'essayais, je n'y arriverai pas. D'autant qu'il aurait été plus honnête de ma part de t'en parler plus tôt... Enfin, ce qui est fait est fait.
Il se racla la gorge, se détourna à demi.
-Nous avons été condisciples au temple d'Ehredun.

Le Luménien grimaça. C'était ce qu'il avait craint. En même temps, c'était il y avait facilement plus de vingt ans, en fonction de l'âge auquel Philibert avait quitté le Temple, et les gens changent, et il était possible que l'instituteur ait aussi abandonné son nom d'alors. Mais il était aussi tout à fait possible qu'Albérich n'ait aucun souvenir de lui. Enfoncé dans sa période mystique, il avait peu fréquenté ses pairs, tourné vers le ciel, l'étude, la prière, et parfois ses partenaires des classes oecuméniques, quand Graham le tirait par la peau du dos jusqu'aux réunions organisées par les aînés.
" L'embarras est pour moi, car je ne me souviens pas de toi. Je n'étais alors... pas très tourné vers mes condisciples, je le crains." dit-il, gêné.

Philibert essaya de sourire.
-Quand bien même l'aurais-tu été, je doute que nous nous soyons adressé la parole pour autant. Nous n'étions pas dans le même... mouvement. Tu étais comme un poisson dans l'eau, tandis que je faisais partie des... inadaptés. Ou des réfractaires. Par ailleurs, j'ai abandonné mon prénom d'alors. Bref, tu ne dois pas être embarrassé, il n'y avait absolument aucune chance pour que tu me reconnaisses.
Il soupira.
-En revanche, je suis profondément désolé. J'aurais dû te le dire bien plus tôt, je n'aurais pas dû attendre que les choses soient dévoilées de la sorte, ce qui serait arrivé plus tard si ça n'avait pas eu lieu aujourd'hui. C'était inéluctable, j'imagine. Mais je voudrais que tu ne prennes pas mon silence pour... je ne sais pas, un désir de sciemment te tromper. Ce n'était pas le cas. C'est juste que... Je préfère ne pas songer à cette partie de ma vie.

Albérich se sentit encore plus mal à l'aise. Il ne se souvenait même pas de ces inadaptés, dont parlait Philibert. Il avait peine à croire qu'on puisse se souvenir du Temple avec horreur. Et pourtant, l'instituteur n'avait manifestement pas envie de se remémorer cette période difficile de sa vie. Aussi incroyable cela paraissait-il au Luménien, il fallait qu'il puisse le comprendre et l'accepter. Il sourit doucement.
" Il n'y a pas de mal. Nous avons chacun des moments de notre existence que nous préférerions enfouis à tout jamais. Nous n'y reviendrons plus. Et je ne me sens trompé en rien."
D'autant que s'il n'avait aucune envie, lui non plus, d'épiloguer sur son passif lathandrite, il n'avait pas honte de ce qu'il avait été autrefois, un exalté de l'aube, un gosse transfiguré chaque matin, s'ouvrant à l'énergie de son dieu. Ça avait été extrême et c'était intégralement révolu. Logique. Il n'y avait pas de nuances, dans ce qui l'avait habité. Il ne pouvait y en avoir dans le vide d'aujourd'hui.
" Mais merci de me l'avoir raconté."

-Il n'y a pas de quoi. A présent que j'y songe, je trouve bien mieux que tu le saches. Et cela me soulage de t'avoir révélé ce secret, au fond : parce que mine de rien, ça me travaillait.
De fait, il paraissait plus détendu. Un peu, du moins.
-Bien sûr, je comprendrais si... Si cela modifiait quelque peu nos relations. Je le comprendrais même très bien. Néanmoins, je préférerais qu'il n'en soit rien. Ce serait dommage. Enfin, je trouve.

" Je ne pense pas que ça aura grande importance, dit le Luménien, apaisant. Nous nous sommes frôlés autrefois et nous nous retrouvons aujourd'hui. Ce n'est pas comme si ce que tu savais de moi était vraiment un secret : les gens savent qui je suis. De mon côté, j'ai rencontré mille personnes qui n'avaient pas entendu l'appel d'un dieu, que ce soit Lathandre ou un autre. Et j'ai connu des novices qui quittaient le Temple, plus tard, au cours de ma carrière. Je ne porte de jugement là-dessus. Donc, non... Il n'y a pas de raison que cela modifie nos rapports. Et si tu désires aborder quelque chose, de ces temps-là, d'Eredhun, de n'importe quoi... Ce sera à toi qu'en reviendra l'initiative. C'est le plus simple et le plus sain."

-Je doute que cela arrive. Quoi qu'en y réfléchissant... Les gens étaient gentils, là-bas, même si je n'ai pas réussi à m'ouvrir à leur bienveillance, même si leur côté optimiste et donc têtu m'a agacé plus souvent qu'à mon tour. Bref, je n'ai rien contre la plupart d'entre eux et donc oui, dans l'absolu, il n'est pas impossible qu'un jour ou l'autre, l'envie me prenne d'avoir des nouvelles de certaines de nos connaissances communes. Cependant, sachant... ce qui t'est arrivé, je n'oserais jamais aborder le sujet.
Il se racla à nouveau la gorge, gêné.
-Ceci dit, tant qu'on y est... Cela t'intéressera peut-être de savoir que Thibault des Rosières a failli se joindre à la Communauté. Si je me souviens bien, vous vous êtes connus grâce aux classes œcuméniques et êtes devenus amis.. Enfin, je peux me tromper et, si ça se trouve, tu ne l'as plus revu depuis des années.

Albérich demeura bouche bée, et sa surprise devait se voir comme un brasier au milieu de la nuit.
" Thibault ?"
Bien sûr, il avait pensé plus d'une fois que cette aventure aurait bien convenu au Sunite à la recherche d'un nouvel élan. Mais savoir que ça avait été à deux doigts...
" Si, nous sommes... encore proches, nous nous sommes revus à Eredhun au printemps passé..."
Il ne savait pas quoi penser de cette information. Une partie de lui regrettait immensément que son ami ne soit pas venu, l'autre était soulagée qu'il ne se soit pas mis en danger de la sorte.
" Où était-ce ? Comment allait-il ?"

L'instituteur, surpris par sa réaction, s'empressa de répondre à ses questions.
-C'était près de Corelliah, il y a environ un mois et demi. Quant au sieur des Rosières... Et bien, je n'ai fait que le croiser, mais de ce que j'en ai vu, de ce que j'en ai entendu, notre expédition paraissait grandement l'enthousiasmer. Il s'est longuement entretenu avec le sieur de Fontbrune, il s'est promené dans le camp à plusieurs reprises, il a discuté et même sympathisé avec plusieurs des nôtres... Bref, tout le monde était convaincu qu'il se joindrait à nous. Et puis finalement, lors de son ultime visite, il n'a pas signé. Ce qui, tu t'en doutes, n'a pas manqué de faire grand bruit... Apparemment, il aurait reçu une lettre, devait partir toute affaires cessantes pour la Côte du Soleil... Enfin, c'est ce que dit la rumeur. Si tu veux savoir plus précisément de quoi il retourne, le mieux est d'aller trouver Étienne.

Un mois et demi ? La côte du Soleil ? Etait-il possible que... Thibault soit monté à Solarcis ? Non, c'était ridicule, il n'avait écrit qu'une seule lettre et il l'avait envoyée à Eredhun... Bien sûr, la mère du Sunite avait pu savoir où il se trouvait — ils étaient suffisamment proches — et la lui faire suivre, mais tout de même, c'était... invraisemblable. Mais possible. Thibault était sanguin, prompt à des décisions brutales, s'il l'avait su quelque part, établi presque, peut-être avait-il voulu venir le constater. Non. C'était ridicule.
" Je vais faire ça. Merci."
Les conseillers étaient en réunion, bien sûr, cela devrait attendre, et puis il y avait Ignace auquel il voulait parler aussi et... et l'idée que Thibault avait abandonné un projet digne de son élan pour aller le chercher alors qu'il avait justement rejoint la communauté... Les voies divines étaient cruelles, et rien que d'y songer l'étourdissait.

-Je suis désolé, je n'aurais jamais imaginé que cette nouvelle te toucherait à ce point... fit l'instituteur. Mais je peux t'assurer qu'il avait l'air en pleine forme, et si j'ai bien compris, même si nous faire faux-bond l'embarrassait, son périple vers le nord semblait le motiver... D'ailleurs, on a mis ce brusque changement de programme sur le côté impulsif des SUnites, celui-là même dont nous discutions justement hier soir...
Il toussa dans son poing.
-Bon, je vais arrêter de t'ennuyer... Il faut que je rejoigne les autres, sinon Agathe va penser que nous ourdissons une vengeance contre elle et, la connaissant, elle risque de prendre les devants...
Quant à Albérich, puisque tant Étienne qu'Ignace étaient en réunion... Il allait falloir qu'il se trouve une occupation.

Le Luménien était trop déstabilisé par ce que venait de lui apprendre Philibert pour parvenir à se trouver un cap réfléchi. Une fois l'instituteur salué, il demeura un moment immobile puis se mit à errer. Il avait besoin de croire que Thibault n'avait pas manqué le départ à cause de lui. Bien sûr, cela le préserverait si le pire devait arriver, mais ça aurait été une aubaine pour lui, découvreur d'anciens mystères, de trésors oubliés... Cela signifiait cependant qu'il n'avait pas réintégré le Temple d'Eredhun, comme il l'avait espéré de tout coeur. Cela ne voulait pas dire qu'il n'avait pas retrouvé l'amour de Sunie, cependant, ce n'était pas forcément catastrophique. Il essaya de retracer le parcours probable de la lettre qu'il avait envoyée. Etait-il réaliste de penser qu'elle avait cheminé de Solarcis à Eredhun puis d'Eredhun à Correliah, pour être arrivée un mois et demi plus tôt ? Depuis combien de temps avait-il quitté Solarcis ? Peu de temps. Même pas deux veilles. Quand avait-il écrit à Thibault ? Il n'était plus certain de s'en souvenir. Comment avait voyagé la lettre ? Il ne savait pas. Peut-être incroyablement vite, grâce à quelque magie. Après tout, son courrier de gouverneur avait été géré par son secrétariat, sans qu'il s'en inquiète.
Trop de questions, pas de réponses. Il se sentait coupable sans preuve de rien.
Il n'était pas impossible que quelqu'un d'autre ait prévenu Thibault de sa présence. Qui ? Pernille devait connaître leurs relations, mais pourquoi aurait-elle fait une chose pareille ? Elle n'avait jamais mentionné le Sunite, ne le connaissait probablement même pas en personne. Et du temps où il la formait, ses contacts avec son ami étaient déjà devenus sporadiques pour ne pas dire inexistants. C'était un mystère.
Il s'interrogeait aussi de ce que cela aurait signifié, de le retrouver ici, sur ces lieux. Le quotidien aurait été métamorphosé, immanquablement. Mais aurait-il retrouvé le Thibault amer et désabusé, auquel il ne s'était jamais habitué, qui lui avait fait peur, et de la peine ? Ou bien aurait-il dû se retrouver dans l'ombre moqueuse de son camarade en pleine possession de sa verve et de son énergie, prompt à l'asticoter et le bousculer ? Il n'avait pas non plus oublié leurs conversations sur la route de Combeloup et les révélations douloureuses que lui avait faites le Sunite. C'était sans doute mieux, finalement, que leurs routes se soient séparées. Ou pas. Ils avaient prévu de voyager ensemble et l'un comme l'autre avaient semblé en retirer une certaine satisfaction.
Il ne savait plus trop. La manière dont ils s'étaient quittés sur le bord de la route demeurait un sujet difficile, une ombre, un regret. Sentiment de gâchis. Nécessité. Devoir. Renoncement.
Mille ans semblaient s'être écoulés. Les choses étaient revenues à la normale. Il était à nouveau seul.
Ou pas vraiment, tout bien considéré. Pas du tout, en fait.
Il soupira, déboussolé, et dirigea ses pas vers les cuisines. Il y trouverait Gus et les légumes, encore pour ce soir. Il serait temps de trouver Etienne et Ignace plus tard.
Il serait temps aussi d'envoyer un nouveau courrier à Thibault quand ils se seraient établis à Clairétoile, pour l'inviter à les rejoindre.

Pour Hubert, la fin d'après-midi s'avérait bien moins marquante. Comme d'ailleurs les heures qui l'avaient précédée. Hormis des averses de neige légèrement moins éparses, hormis un paysage un tantinet plus blanc, les seules différences notables par rapport à la veille n'étaient que deux, en tout et pour tout : d'abord, Robert chevauchait à nouveau - ce qu'il ne remarqua guère, puisque le conseiller ne s'amusa pas à caracoler tout le long de la colonne - ; ensuite, leurs éclaireurs signalèrent avoir éliminé deux petits groupes de morts-vivants, signe qu'ils avaient quitté la sphère d'influence du défunt Seigneur des Tombes. Pour le reste, rien de bien neuf, pas même le lieu de bivouac, une infime élévation du sol plus boueuse encore que la précédente.
-Diable, pourquoi donc Agnès m'avait-elle interdit de monter ? fit le chevalier après être venu à sa rencontre. Cela ne fatigue en rien : cela redonne des forces, au contraire ! Assez, en tout cas, pour affronter une réunion du conseil puis une autre de l'état-major...

Le paladin sourit à son supérieur, amusé.
" Prudence est mère de sûreté. Je sais que vous et moi ne sommes pas des spécialistes en la matière, nous devrions donc plutôt nous réjouir d'avoir de braves âmes prêtes à encourir nos foudres pour nous surveiller."
Sa journée avait monotone, dépourvue du moindre incident, froide et morne, et il fallait s'en réjouir. Ce n'était pas évident. Après ses années d'hibernation à Solarcis, il se sentait piqué par une mouche d'aventure. Même s'il n'était pas particulièrement désireux de risquer sa vie dans les jours à venir...
" Bon, je prends le relais... Allez donc palabrer avec vos pairs. Qui me remplacera pendant la réunion d'état-major ?"

-Chacun de nos officiers s'étant recruté au moins un adjoint parmi les instructeurs ou les soldats de métier, il y a une petite équipe toute prête à prendre la relève durant notre absence. Ce sera une bonne occasion de voir comment elle s'en sort, et je suis certain que ce sera très probant, même si cela ne durera pas bien longtemps : à mon avis, la réunion ne dépassera pas une heure...
Il observa un instant le camp, qui se montait à une vitesse impressionnante.
-Celle du conseil devrait être encore bien moins longue, sauf si les objets magiques ont déjà tous été identifiés, auquel cas il nous faudra débattre de la répartition... Enfin, le meilleur moyen d'être fixé, c'est d'y aller. A plus tard, Hubert !
Et, sur un sourire, il s'éloigna.

Le paladin salua son supérieur et demeura en périphérie du campement, remplissant son rôle de surveillance jusqu'à ce qu'il soit relevé. L'entraînement avec Ruth devrait sans doute attendre la fin de la réunion d'état-major, s'il restait du temps avant le début de la garde de nuit. Ce n'était pas garanti et sans doute seraient-ils contraints de faire l'impasse sur leurs exercices quotidiens. Il espérait que la gamine n'avait pas eu une journée trop éprouvante à compter les pièces du trésor. Il n'aurait voulu être à sa place pour rien au monde. Sans être aussi énergique qu'elle, il n'était pas particulièrement féru de ce type de travail minutieux...

Moins d'une demi-heure plus tard, Robert faisait sa réapparition.
-Et d'une ! lança-t-il d'un ton léger. Des débats faisant toujours rage parmi nos experts au sujet de plusieurs objets magiques, elle ne s'est pas éternisée. Néanmoins, je peux déjà vous dire que la moisson paraît très bonne. Quant à la deuxième réunion, nous pouvons la démarrer tout de suite ou d'ici un petit moment, selon ce que vous préférez : après tout, vous n'avez pas encore eu l'occasion de souffler...

" J'aurais voulu avoir le temps de dérouiller Ruth, mais je peux le faire avant ou après. Peut-être qu'Alban acceptera de se joindre à nous, cette fois. Après tout, la nuit a été meilleure. Mais je ne veux pas faire attendre les officiers, et certainement pas bouleverser l'organisation militaire... Si la journée ne le permet pas, personne n'en mourra."
Il sourit.
" A moins que vous ne vouliez les entraîner aujourd'hui... Je ne sais pas si c'est acceptable, cela dit... Alban pourrait être vexé."

-Non, je ne crois pas qu'il se vexera, bien au contraire : il voudrait qu'elle se sente moins coupable par rapport à ce qui s'est produit et estimera certainement que me voir m'occuper d'elle la convaincra que cette affaire est dernière nous, que personne ne lui en tient rigueur. De plus, il trouvera que c'est un juste retour des choses, vu le temps que vous lui consacrez... Bref, je gère l'entraînement. De votre côté, allez vous détendre : nos officiers n'ont pas besoin que nous veillons sans cesse sur eux. Disons que nous nous retrouvons dans une demi-heure ? Une petite tente a été dressée à notre intention en bordure de la place centrale.

" J'y serai, dit le paladin. Bon entraînement à vous. Méfiez-vous de Ruth, elle a de l'énergie."
Puis, sans attendre, il repartit dans le campement. Sa première impulsion fut de partir à la recherche des membres de l'Académie, mais il trouva leur chariot vide, et devina qu'ils devaient s'être dispersés dans le campement. Il hésita à les traquer dans le campement, même s'il n'avait pas de choses particulières à leur raconter, mais il renonça en songeant à son livre sur les monstres des marais. Il fallait qu'il se montre raisonnable : il était à peine à la lettre G, il restait une multitude d'horreurs dont il ne savait rien. Il récupéra donc ses fontes près des écuries et retrouva le chariot où il avait dormi avec Alban. Sans grand enthousiasme mais avec conviction, il s'astreignit donc à une demi-heure de lecture, étudia la harpie et l'horreur grimpante, avant de ranger ses affaires et de regagner l'extérieur. Dans le soir naissant, il mit le cap sur la tente qu'on avait dressée pour leur réunion.

Bientôt, ils furent assis tous les treize sur des bancs, autour d'une table à tréteaux sur laquelle on avait déposé des coupes et deux pichets de vin chaud : lui, les quatre chevaliers, Varamyr, Frida et ses confrères, Edgar et Mathias, Guillermo et son second. Bien qu'on y lise les signes de la fatigue du jour, les visages étaient tout à la fois concentrés et détendus.
Robert choisit d'entrer immédiatement dans le vif du sujet en rappelant à l'assemblée les changements qui interviendraient dès le lendemain, puisqu'ils avaient atteint l'endroit où l'expédition de repérage avait choisi de faire demi-tour. Frida et son escouade partiraient trois heures avant que la colonne ne s'ébranle, afin de pouvoir repérer les bornes enfouies sous la boue et la végétation, ainsi que les zones potentiellement dangereuses. L'aigle de la rôdeuse assurerait continuellement la liaison entre l'avant-garde et les chariots, pour transmettre des messages et s'assurer qu'aucun groupe de morts-vivants n'avait pris position sur la route ou ne s'était caché à proximité depuis le passage de la première.

Hubert avait déjà eu l'occasion de discuter brièvement de ces dispositions avec Robert, aussi ne posa-t-il aucune question. L'avant de la colonne était sous sa supervision, et il imaginait mettre Edgar ou Louis à l'avant et s'y rendre relativement souvent. Une fois que le chevalier eut exposé les principes généraux de la procédure, il se permit de poser une première question.
" J'ignore quelles sont les créatures à notre disposition mais... j'aurais imaginé que l'aigle pourrait avoir une utilité critique pour nous permettre de décider du choix d'un lieu de bivouac. Avez-vous une idée de la manière dont nous procéderons ? Est-ce que le premier lieu adapté rencontré après une certaine heure sera choisi ? Ou prendrons-nous le risque de camper entre deux sites ? Avez-vous aussi une idée approximative de la distance qu'il nous reste à parcourir ? Sommes-nous à mi-chemin, pas encore ?"
Sans doute ces points étaient-ils prématurés, mais Hubert était curieux, immanquablement.

Ce fut Frida qui lui répondit.
-En terme de distance pure, nous avons fait plus de la moitié du chemin et, en avançant au même rythme, nous pourrions arriver à destination en trois jours minimum, cinq maximum. Cependant, il est probable que des complications nous ralentissent. D'abord, si le climat a été relativement clément jusqu'ici, l'épisode neigeux semble devoir durer et peut-être forcir. Ensuite, la route pourrait avoir subi des dommages ou être bloquée par des obstacles que nous n'avons pas rencontrés jusqu'à présent. Enfin, certaines bornes pourraient être difficiles à trouver, voire avoir complètement disparu. Bref, mieux vaut tabler sur sept jours de voyage supplémentaires, quitte à être agréablement surpris. Quant aux bivouacs, il me semble préférable de nous mettre en quête de lieux appropriés, et de ne camper sur la route que si nous n'avons pas d'autre choix. D'ailleurs, ce sera le cas demain soir, selon toute vraisemblance. Oh, et concernant mon aigle, je pense qu'il peut à la fois repérer les endroits où nous nous arrêterons et assurer la liaison entre nous et la colonne. De surcroit, à mon avis, mieux vaut ne pas dégarnir nos flancs et nos arrières et donc laisser à mes confrères leur compagnon animal. D'autant que, hormis le lynx de Varamyr, ils ne sont guère en mesure de parcourir rapidement de grandes distances.

" D'accord, dit le paladin avec un sourire. Mais si nous campons sur la route demain, nous ne devons pas oublier de prévenir toutes nos sentinelles de réserve, qu'elles profitent de la journée pour se reposer. Je n'étais pas sur le pied de guerre lorsque nous avons utilisé ce dispositif... Il n'y a pas eu d'alerte, mais peut-être avez-vous noté certains aspects à modifier, Frida ?"
Une fois la réponse obtenue, Hubert comptait laisser Robert reprendre ses explications.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée