[Lieu] Une cité perdue

[Taliesin]

-Nous t'avions pourtant assuré que ce n'était vraiment pas grand chose. Mais voilà : comme personne ne prend les Sunites au sérieux.
Il haussa les épaules.
-Sinon, hier, je suis allé regarder la carte retraçant notre progression. Si nous continuons à avancer à ce rythme, nous en aurons terminé d'ici quelques jours avec cette grande rue... Sais-tu quels sont les plans pour la suite ? Pense-tu que nous serons envoyés vers les zones sud ? A mon avis, nous aurions plus de chances d'y découvrir des indices sur ce qui s'est produit ici...

[Galathée]

" J'imagine que cela fera l'objet d'une discussion au conseil... Nous devrons identifier nos besoins les plus pressants. Je dois avouer qu'en savoir plus sur ce qui s'est passé ici ne me déplairait pas, effectivement. C'est une chose d'être optimiste, une autre de se voiler la face... Bref, il faudra y songer. Mais nous devons aussi réfléchir au printemps et à nos besoins d'agriculture... et si nous voulons sécuriser tous les accès à Clairétoile d'ici l'arrivée de nouveaux visiteurs, histoire de pouvoir filtrer un minimum les entrées, il nous faut sans doute avancer vers chacune des portes..."
Il haussa les épaules.
" Qu'est-ce qui te fait penser que nous trouverons plus d'informations dans les zones sud ?"

[Taliesin]

-Et bien... La partie nord, que nous explorons actuellement, me fait l'impression d'avoir surtout été tournée vers le commerce. Ce qui semble logique : c'est dans cette direction que se trouve la côte la plus proche et la lettre que tu as découverte indique que les survivants sont partis par là, sans doute parce que c'était le moyen le plus rapide de quitter les Landes, de trouver d'autres villes... Bref : c'est au nord de la cité qu'arrivaient les marchands étrangers, du nord de la cité que partaient les marchands locaux. En revanche, de ce que j'ai pu en voir depuis les remparts, la zone sud ou en tout cas les quartiers entourant le lac abritent beaucoup de grands édifices : les thermes, on le sait, probablement des temples... Probablement aussi des institutions. Et pourquoi pas... une bibliothèque.

[Galathée]

" Je vais éviter de dire ce que je penserais de la découverte d'une bibliothèque, sinon ma réputation va empirer, dit le Luménien avec le sourire. Mais c'est vrai que si la fuite s'est faite en catastrophe, la lettre parlait de personnes ayant... prévu le désastre, d'une manière ou d'une autre. Il est donc possible, effectivement, qu'il y ait des comptes-rendus de ces prémonitions et cauchemars, de ces tentatives de prévenir les autres qu'un danger s'approchait."
Il soupira.
" Oui, j'essaierai d'orienter nos recherches dans cette direction. Il n'est pas impossible que nous décidions de progresser sur deux fronts, de toute façon. Nous sommes assez nombreux et les volontaires ne manquent pas. Même s'il faut compter avec le temps, bien sûr."

[Taliesin]

-Resterait mon idée d'expéditions "permanentes", installées hors de la forteresse dans des bâtiments préalablement aménagés et protégés, d'où elles seraient en mesure de visiter les alentours même en cas de blizzard... Nous disposons d'un réseau souterrain préservé des frimas dont une partie est sécurisée et dont d'autres pourraient l'être sans mal, puisqu'il existe des grilles que l'on peut refermer... Et nombre d'édifices ont des accès directs à ce réseau... Bref, grâce à lui, le contact avec la base ne serait jamais rompu, les messages seraient très vite transmis...
Il grimaça.
-Mais bon, je raconte peut-être n'importe quoi. Je l'avoue, je n'ai aucune expérience en ces matières.

[Galathée]

" Je suis loin d'être un spécialiste, moi aussi." dit le Luménien en riant.
Il se rembrunit.
" Cependant, même si ton idée est bonne et raisonnable... Compte tenu de ce qui nous est arrivé ces derniers temps... Je ne sais pas... Je répugne vraiment à séparer le groupe. Il suffirait d'un rien pour que les liaisons souterraines soient coupées : une inondation, un éboulement, une brusque invasion de morts-vivants... Je sais qu'il y a les grilles, et que le cas échéant, nous avons des mages et des clercs pour permettre aux gens de communiquer mais... Honnêtement, si tu penses cette idée viable... Il faudrait que tu viennes toi-même la présenter au conseil. Moi, je n'arriverai jamais à la défendre."

[Taliesin]

-Mais je n'ai aucune légitimité pour entreprendre pareille démarche : la stratégie, ce n'est pas vraiment ce qu'on associe aux Sunites. De plus, mon idée est sans doute totalement stupide ou inconsciemment motivée apr ma soif d’œuvres d'art antiques. Simplement...
Il soupira.
-De puissants secrets dorment en cette cité. Des savoirs inconnus, une étrange magie, des armes potentiellement destructrices... A notre rythme actuel, et plus encore si l'on tient compte des ralentissements que pourrait nous imposer le climat, nous serons loin d'avoir tout exploré, tout découvert lorsqu'arrivera le printemps. Or, à ce moment-là, la cité attirera beaucoup de monde, et j'aimerais autant que ce qu'ont laissé les Anciens ne tombe pas entre les mains de gens sinon mal intentionnés, au moins se fichant comme d'une guigne des intérêts de la Communauté et privilégiant les leurs. Sans compter que quand il y aura des milliers de personnes installées ici, il sera beaucoup plus dur d'organiser un repli même si nous découvrons que ce qui a chassé les habitants originels est toujours présent et susceptible de récidiver.

[Galathée]

" Tu m'as déjà expliqué tout ça l'autre jour, Thibault, et ça ne change pas mon point de vue, malheureusement, dit le Luménien. C'est pour cela que je te suggère d'en parler avec Etienne, Ezechiel ou Hubert... Tu trouveras certainement un meilleur écho à tes inquiétudes. Moi, tout ce que je vois, c'est que si nous agissons de la sorte, nous risquons de perdre cet avant-poste et toutes les personnes qui le composent. Tu diras que ce n'est pas très lathandrite, d'envisager les choses ainsi, mais je suis un Lathandrite avec un certain bagage, et je pense que la sécurité est dans le nombre, surtout dans un endroit comme celui-ci."

[Taliesin]

-Je te dirais bien que les habitants de cette ville étaient au moins cent fois plus nombreux que nous et qu'ils ont pourtant dû fuir. Je te dirais bien que la connaissance du terrain, l'étendue du savoir et la puissance des armes jouent parfois plus que le nombre en situation de guerre. Je te dirais bien que rester toujours tous regroupés est le meilleur moyen de se retrouver tous piégés. Mais soit : si même toi qui me connais, qui sais que je ne suis peut-être pas aussi vain que j'en ai l'air, tu restes de marbre face à mes arguments, je n'ai aucune chance de convaincre qui que ce soit d'autre. Alors je vais cesser de m'occuper de choses qui me dépassent et m'en tenir à mon registre.
Nouveau soupir. Sourire contraint.
-Bon, avec un peu de chance, je trouverai d'autres tessons aujourd'hui. Tu sais, j'ai réussi à assembler ceux de la dernière fois : les décorations de cette amphore sont vraiment magnifiques.

[Galathée]

Albérich était désolé que Thibault prenne son refus autant à coeur, mais il n'était pas prêt à céder sur une question aussi critique juste pour lui faire plaisir. Cela n'avait rien à voir avec le lien qu'ils pouvaient avoir par ailleurs. Mais il saisit donc l'opportunité de changer de sujet sans hésitation.
" Qu'est-ce que ça représente, alors, quand tout est agencé correctement ?"

[Taliesin]

-De jeunes et beaux athlètes dans le plus simple appareil, comme je te le disais avant hier. Mais la reconstitution a permis de découvrir que c'est à quelque course effreinée qu'ils se livrent.
Le groupe venait de bifurquer dans un nouveau couloir. La sortie ne devait plus être très loin.
-Si je me souviens bien, jadis, de grands jeux étaient organisés entre cités... Si nous retrouvons assez d'amphores, nous connaîtrons la liste précise des épreuves qui les constituaient. Nous pourrions les ressusciter à la belle saison. Ou même cet hiver, si nous nous ennuyons : certaines salles du château sont assez vastes pour servir de gymnase...

[Galathée]

" C'est très lathandrite, les compétitions de ce genre, dit Albérich avec un sourire. Je suis sûr que Gabriel se montrera ravi d'organiser ce genre de projet. Tu me diras qu'il n'a pas le temps, avec ces enfants barbares... Sans doute. Mais on peut espérer que d'ici là, davantage de volontaires se soient manifestés pour s'en occuper. Il y a quand même une frange importante de gens qui ne font rien, en ce moment, dans la communauté, et toute cette oisiveté n'est pas bonne, d'autant que tôt ou tard certains commenceront à estimer qu'il y a là de l'injustice..."
Il soupira.
" Ah, j'y réfléchirai cet après-midi. J'ai le recensement, donc je dois pouvoir identifier précisément qui fait quoi et qui se contente de profiter du système, pour l'heure. Quoi qu'Etienne me dira que personne ne profite et que même si c'est le cas, tant pis... Bref. Nous sommes presque dehors, c'est aussi bien."

[Taliesin]

-Je te trouve dur. Notre organisation actuelle cantonne la quasi totalité d'entre nous à l'intérieur du château où, honnêtement, il n'y a pas grand chose à faire. Les volontaires ne manquent pas pour les tâches accessibles à tout le monde, comme la cuisine, la vaisselle ou le guet, à tel point qu'il faut organiser des roulements. Pour les activités plus spécialisées comme les expéditions, l'exploration des mines, la forge, les gens les plus aptes à les mener sont déjà mobilisés. Que veux-tu que fassent les autres ? Les paysans ne peuvent pas cultiver, les tailleurs de pierre, les charpentiers et les autres artisans n'ont rien à retaper ou à bâtir... Tu ne peux pas leur en vouloir ou considérer qu'ils profitent du système parce que la situation ne leur permet pas de travailler. Et les obliger, par exemple, à s'occuper de gosses difficiles, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, surtout si le but est de parvenir à un résultat constructif.

[Galathée]

" Tu as raison. C'est juste que par la force des choses, certains sont contraints à ne jamais s'arrêter. Et quand il faudra défricher les champs, ceux qui n'ont pas arrêté de l'hiver devront quand même donner un coup de main, parce que ce sera nécessaire, parce que notre groupe n'est pas suffisamment grand pour faire autrement. Mais ainsi soit-il. Tant qu'il n'y a pas de grogne, je ne devrais pas m'en soucier. Et donc je ne m'en soucie pas."
Il sourit.
" Bon, nous y sommes, je pense. Explore bien."

[Taliesin]

-Je vais surtout songer à la manière dont je parlerai des jeux à Gabriel et à la façon de l'aborder avant que toi tu ne le fasses. C'est le seul moyen pour qu'il y ait une chance que ces épreuves soient organisées... à l'antique !
Sur un sourire, il le quitta et les fouilles débutèrent. L'après-midi précédent, les bâtiments occupant deux des côtés de la place avaient été visités : il leur restait donc à faire de même pour ceux des deux autres. Ils en eurent terminé un peu après midi. Ils avaient fait leur habituelle récolte de menus objets - dont des tessons - et la seule découverte notable concernait, dans le sous-sol de l'une des bâtisse, une porte hermétiquement close. Faute de clef et à moins de se résoudre à la forcer, impossible de savoir ce qui se cachait derrière.

[Galathée]

Albérich avait passé une matinée tranquille et pensive, l'esprit à moitié à sa fouille, à moitié dans d'autres considérations. C'était la conversation avec Thibault qui l'avait provoqué, et il s'était résolu à exposer l'idée du Sunite au conseil, même s'il n'était pas emballé par la perspective de ces fameuses "têtes de pont". Hubert n'avait pas paru très motivé, lui non plus, mais sans doute Etienne, qui s'inquiétait aussi des nouveaux venus, sauterait-il sur l'opportunité d'activer les fouilles. Sans doute en viendraient-ils à une consultation populaire. C'était paradoxal que les Lathandrites soient finalement les moins téméraires, mais peut-être la vie les avait-elle davantage marqués que les autres. De son côté, Albérich était bien conscient que son propre avis émanait de sa vision plutôt grise de l'humanité. Il ne croyait pas à ce paradis d'hommes de bonne volonté, sans jalousies, sans conflits, sans drames. Quoi qu'on fasse, tôt ou tard, il faudrait se retrousser les manches et faire au mieux. En cela, il ne craignait pas vraiment l'arrivée d'autres colons car ils arriveraient, immanquablement, et il faudrait les gérer. Autant regarder les choses en face et s'y préparer, plutôt que d'imaginer qu'on pourrait les garder au dehors à l'aide d'armes fantastiques et de magie.
Bien sûr, Thibault n'avait pas tort de penser que s'ils étaient armés, les choses pourraient être compliquées. Mais quelque part, c'était une vision encore plus apocalyptique que la sienne.
Il demeura silencieux pendant qu'ils rentraient vers la forteresse, suivant le mouvement impulsé par les autres explorateurs. Il avait froid et un bon repas chaud lui ferait le plus grand bien.

[Taliesin]

Et ce bon repas, il n'aurait pas longtemps à attendre pour en profiter. Le trajet du retour ne fut émaillé d'aucun incident et, lorsqu'il débarqua dans la cantine, il restait suffisamment de places libres pour qu'il puisse s'installer immédiatement, auprès des convives de son choix. Sans doute avait-on veillé à ce qu'il en soit ainsi, d'ailleurs : la Communauté ne manquait pas de reconnaissance envers les valeureux qui, jour après jour, affrontaient le froid pour en découvrir davantage sur cette cité encore si pleine de mystères.

[Galathée]

Hubert s'était dirigé vers Etienne, Thibault irait sans doute rejoindre les paladins de Sunie, voire Giovanni, aussi Albérich se mit-il en quête de Barthélémy. Il n'avait rien d'important à discuter avec le Chauntéen, mais c'était de sa sérénité tranquille dont il avait envie. Il n'avait même pas l'intention de faire le point sur les affaires de santé de la communauté : non, il se contenterait d'écouter les conversations des autres. Il devinait qu'Hubert préviendrait le jeune Fontbrune de l'existence de la porte close, et que le sujet reviendrait probablement au conseil du soir. Il leur faudrait probablement faire d'autres investigations avant de décider de la manière d'agir.

[Taliesin]

Il fut le bienvenu à la table qu'occupaient le Chauntéen et un groupe majoritairement constitué d'agriculteurs. Leur conversation, détendue, portait sur le vin : les décorations de la forteresse indiquaient que les habitants de Clairétoile avaient eu l'habitude d'en boire ; elles laissaient même entendre qu'ils en avaient produit, qu'il y avait eu des zones viticoles dans les parages. L'on se demandait donc s'il serait possible de replanter des vignes et, de fil en aiguille, on en vint à évoquer les fêtes organisées à l'occasion des vendange, du percement des fûts...

[Galathée]

Après son repas, Albérich sortit sur les remparts pour boire un thé en observant la ville. Le soleil était trompeur car le froid était piquant, mais il n'était pas monté se changer et avait pu renfiler son manteau. Dans la lumière, il était plus facile d'appréhender la taille des lieux et l'ampleur du travail d'exploration qui leur restait. Même sans blizzard, en doublant le nombre des équipes, il semblait impossible d'en venir à bout avant le printemps. Ils étaient probablement entrés dans la nouvelle année — 1385 — même s'ils avaient omis de le célébrer. Il leur restait moins de trois mois avant le retour des beaux jours.
Des pas s'approchèrent et Hubert vint s'appuyer au mur à côté de lui. Ils demeurèrent silencieux un moment.
« Ce matin, je réfléchissais… » murmura finalement le clerc.
Hubert sourit.
« En voilà une grande nouvelle. »
Albérich lui décocha une grimace.
« Je pensais au retour de Marthe. »
L’expression du paladin devint plus sérieuse.
« Ah ?
— Quand elle sera rentrée, je ne serai plus membre du conseil. J’ai l’impression… que ça va me soulager. Je suis presque impatient, à vrai dire.
— Je ne comprends pas… Tu es… fait pour ça.
— Non. Je suis clerc. Quand j’avais perdu Lathandre… J’avais besoin d’autre chose. Mais à présent que je l’ai retrouvé… Ce n’est plus nécessaire. Je peux retourner à mes premiers amours.
— Albérich, à Luménis, tu faisais les deux. Et je suis sûr que tu faisais bien les deux.
— Non. C’était une période folle. Epuisante. Conflictuelle. Et qui m’a beaucoup coûté. »
Un instant, il se sentit attiré par l’ombre et il lutta.
« Est-ce à cause des Sharites ? » demanda Hubert, à mi-voix.
Le Luménien ne répondit pas tout de suite, perdu dans ses pensées.
« Tu es plus fort qu’autrefois. Et je suis là pour veiller. » continua le paladin.
Albérich acquiesça, les lèvres pincées.
« Ça ne change rien, dit-il finalement. De toute façon, je remplaçais Marthe. Je n’ai jamais eu d’autre intention.
— Agnès était membre du conseil.
— Il y aura des élections en temps utiles. »
Un sourire revint sur ses lèvres.
« Et souviens-toi, de toute façon, que je n’ai jamais été très démocrate. »
Le paladin rit.
« Oui, ça c’est vrai, je n’ai pas oublié. »
Une ombre passa sur son visage.
« Albérich… Est-ce que tu crois que tu peux me réserver ta soirée ?
— Bien sûr. Tu veux jouer aux Hermines ? »
Hubert secoua la tête, manifestement mal à l'aise.
« Je voudrais te parler de quelque chose de personnel. Au clerc, en fait, avant tout.
— Tu auras l’ami en prime, pour le même prix. »
Hubert acquiesça, toujours sérieux.
« Merci.
— Pas de soucis.
— Je vais... hum... y retourner. Je viendrai te chercher pour l'entraînement.
— D'accord."
Hubert recula de quelques pas, l'air vaguement embarrassé, et Albérich se demanda de quoi il voulait lui parler. Ce serait pour plus tard. Une fois le paladin disparu, il se retourna vers la ville et termina son thé. Ensuite, il monterait travailler.

[Taliesin]

Étienne l'intercepta toutefois en chemin. Équipe de pieds en cap, il était manifestement sur le point de partir pour son expédition.
-Thibault t'a déniché un remplaçant pour l'intendance, fit-il. Quelqu'un qui a exercé ces fonctions par le passé mais qui, pour des raisons qui lui appartiennent, avait préféré ne pas le mentionner jusqu'ici. Cependant, notre Sunite l'a convaincu qu'il nous serait d'une grande utilité, qu'il te soulagerait d'un grand poids et donc, voilà, il t'attend dans ton bureau.

[Galathée]

" Formidable, dit le Luménien. Bonne expédition à toi, et ne t'inquiète pas, si j'ai l'impression que notre volontaire n'est pas à la hauteur, je garderai les choses en main. J'imagine que de toute façon, il faudra un peu de temps pour faire la transition."
Puis il mit le cap sur les hauteurs, histoire de faire connaissance avec le candidat. Thibault avait décidément des ressources, pour être parvenu à débloquer leur problème aussi rapidement.

[Taliesin]

Le candidat en question se nommait Clovis, comme Albérich s'en souvint sitôt qu'il l'aperçut. Âgé d'une petite quarantaine d'années, venu esul au sein de la Communauté, il officiait jusqu'ici en son sein en tant que simple palefrenier. Il expliqua toutefois avoir travaillé plus de dix ans comme intendant d'un riche éleveur de la Trouée avant d'avoir été amené à changer drastiquement de voie. Satisfait de son actuelle situation, il n'avait pas candidaté spontanément pour reprendre du service, se disant qu'il y aurait d'autres personnes pour répondre à l'appel. Mais voilà : puisque ce n'était pas le cas, puisque le groupe avait vraiment besoin d'un intendant, puisqu'il souhaitait être utile aux autres, puisqu'on l'y avait encouragé... Il avait franchi le pas. Et pour preuve de sa compétence, il apportait un petit registre, constitué les jours précédents, où étaient présentés avec clarté et précision tout ce qui concernait les aspects logistiques des écuries, depuis la quantité de fourrage consommé chaque jour jusqu'à l'inventaire des différents éléments de sellerie, en passant par le rythme de renouvellement des fers des chevaux.

[Galathée]

Albérich le remercia de s'être proposé puis le renseigna sur les tenants et les aboutissants de la fonction à reprendre. Il l'emmena ensuite vers les cuisines pour lui présenter Gus. Enfin, il lui confia une copie de la liste qu'il avait confectionnée les jours précédents et lui expliqua qu'elle devait être envoyée à Grand Estuaire très bientôt. S'il pouvait la compléter, la critiquer, la vérifier... Ce serait une bonne mise en bouche pour ce qui l'attendait dans les prochaines veilles. Le Luménien proposa aussi à Clovis qu'ils travaillent en tandem pour commencer, histoire qu'ils se transmettent les informations et les procédures, et il le laisserait gérer le tout en solo dès qu'il s'en sentirait les épaules. Il faudrait bien sûr qu'il continue à lui faire rapport, pour le conseil.
Une fois le volontaire lancé dans une première activité —*il lui faisait confiance pour prendre les initiatives nécessaires ensuite — il retourna chercher des parchemins dans son bureau pour attaquer son second projet de l'après-midi : présenter des candidats apprentis à leurs futurs maîtres... en espérant que ça ne se passe pas trop mal.

[Taliesin]

Cela ne se passa pas trop mal : cela se passa même très bien.
Plusieurs personnes étaient déjà venues le trouver pour signaler qu'elles étaient prêtes à prendre des apprentis. Et parmi les enfants et les adolescents qui n'étaient pas en classe l'après-midi, il y en avait qui souhaitaient prendre les places proposées. Bref, il lui suffit de mettre les diverses parties en contact et si chercher les uns et les autres dans la forteresse prit un peu de temps, le résulta sembla prometteur.

[Galathée]

Albérich fit une petite pause pour son entraînement quotidien, après quoi il fila aux thermes, avant de remonter vers les étages. Il ne retourna pas vers son bureau mais gagna la pièce qu'il avait choisie pour en faire une chapelle. Là, il s'assit dans un coin et lut un moment, un ouvrage de théologie qu'il avait emprunté à la bibliothèque de la communauté. Ensuite, il pria, comme il ne l'avait plus fait depuis des mois, pour louer le soleil à l'instant où il glissait derrière le monde, pour repousser la nuit, au moins dans son coeur. Le crépuscule était un moment important, au temple, l'occasion d'un rite chargé de confiance et d'optimisme, quand Lathandre s'effaçait dans l'obscurité avec la promesse de son inéluctable retour. Albérich le perçut avec acuité, ce serment, l'adieu quotidien de la lumière, la certitude d'une nouvelle aube. Un jour se terminait, un autre viendrait, et inlassablement, ils avançaient.
Il se sentit regonflé en descendant vers la salle commune. Il devait prier davantage, il en était conscient, renouer avec son métier, retrouver toute la force qui avait été sienne autrefois. Et s'il y veillait, il retrouverait tout l'optimisme nécessaire à la poursuite de ce beau projet.

[Taliesin]

Après le repas, les chefs de la Communauté se réunirent pour un conseil un peu plus long que celui de la veille. Étienne commença par leur transmettre des nouvelles de leurs ambassades : Marthe et les Paludiers continuaient leur progression, Frida et Louis poursuivaient leur recensement, lequel était encourageant puisque, parmi ceux qui souhaitaient les rejoindre, on ne comptait pas uniquement des aventuriers mais aussi des cultivateurs, des artisans... Ensuite, Ézéchiel annonça qu'il avait bel et bien identifié un groupe de morts-vivants fort de plusieurs dizaines d'éléments : s'ils n'étaient pas à proximité immédiate de la forteresse ou de la rue menant aux portes nord, il faudrait cependant songer à les éliminer tôt ou tard.

[Galathée]

Hubert et Albérich étaient l'un et l'autre volontaires pour participer à l'expédition d'éradication du groupe, en fonction du moment où Ezéchiel l'estimerait utile. Ils n'auraient de toute façon pas grand mal à trouver de quoi constituer une petite équipe : nombreux seraient les soldats heureux de pouvoir sortir se dérouiller sur des zombies en maraude. Pour le reste, Albérich revint à la porte qu'ils avaient découverte le matin-même. Sans doute un examen approfondi des lieux, afin de déterminer l'usage du bâtiment qui l'abritait, la présence éventuelle de marques ou de signes autour d'elle, serait-il nécessaire avant de décider s'il fallait la forcer ou la laisser tranquille. Il proposa d'affecter Giovanni à cette étude. Il était, après tout, leur meilleur spécialiste de la civilisation antique qui avait vécu à Clairétoile. Hubert suggéra de le faire escorter par un petit groupe, dès le lendemain, s'ils pouvaient l'organiser. En fonction de la réaction des deux autres, le Lathandrite avait encore l'intention de parler du nouvel intendant — qui lui avait fait bonne impression, avant que la séance ne soit levée.

[Taliesin]

Leurs suggestions quant à la porte furent avalisées et il n'y eut guère de débat à propos du nouvel intendant : certes, Étienne était quelque peu mal à l'aise dans la mesure où, jusqu'ici, ce rôle avait toujours échu à un membre du conseil ; néanmoins, la chose était en partie atténuée du fait qu'Albérich demeurerait le supérieur hiérarchique de la nouvelle recrue en qui le chevalier avait également toute confiance, ayant pris le temps de discuter avec lui et se fiant au jugement de Thibault. Bref, la question fut rapidement réglée et, si personne n'avait rien à ajouter, la réunion pourrait se terminer.

[Hubert de Maleval]

Hubert avait passé une journée épouvantable. Même le combat épique qu’il avait livré contre Lothar dans l’après-midi ne lui avait pas permis d’évacuer sa tension. Il avait l’impression que chaque fibre de son corps était crispée et sur le point de se rompre, et la sensation empirait d’heure en heure, au fur et à mesure que l’aube s’éloignait et que la nuit étendait son emprise sur lui. Il avait besoin — absolument — de parler avec quelqu’un, mais il n’y avait personne à qui il put s’ouvrir de ce qu’il avait échangé avec Thibault la veille. Il n’avait aucun ami, aucun confident, personne vers qui se tourner. Giovanni était bien trop impliqué pour qu’il se risque à frapper à sa porte, et tous les autres étaient pratiquement des étrangers, qui ne comprendraient pas ce qui leur tombait dessus s’il venait à déverser ne fut-ce qu’une partie de ce qui le tourmentait.
En cours de matinée, il avait réalisé qu’un clerc aurait été la personne idéale pour le guider. C’était leur métier, après tout, de conseiller les gens dépassés par leur situation. Mais Gabriel était trop jeune et Barthélémy trop âgé. Thibault impensable. Il restait donc l’ultime clerc de leur communauté — et le nœud du problème — Albérich.

Après le conseil, celui-ci alla brièvement parler à Giovanni avant de le rejoindre dans le grand hall.
« Je suis tout à toi. »
Quel choix de mots il pouvait avoir.
« Allons quelque part de tranquille. Ta chapelle, par exemple. » dit-il.
Albérich sourit et le paladin sentit quelque chose se contracter dans son ventre. Tout en le suivant dans les escaliers, il se souvint de ce premier jour, dans la salle du conseil de Solarcis, quand il l’avait vu entrer, sérieux, tendu, sur la défensive, absolument magnifique dans son pourpoint bleu orage. Suivant les heures, il se remémorait ces instants comme la meilleure ou la pire chose qui lui soit arrivée ces derniers mois.
Albérich allumait des bougies dans la petite pièce nue et il écarta les mains, embarrassé.
« C’est encore un peu nu. Et j'aurais dû nous monter quelque chose à boire. » remarqua-t-il.
Il n’y avait nul endroit pour s’asseoir. Hubert alla à la fenêtre.
« J’ai besoin de tes conseils.
— Je t’écoute. »
Albérich s’était appuyé contre le mur, bras croisés. Son expression reflétait sa curiosité.
« Bon voilà. Hum. Je suis amoureux.
— Oh ? Et bien... C’est une excellente nouvelle. » dit le Luménien, surpris.
Il semblait le penser. Hubert regretta brusquement d’avoir pris l’initiative de cette conversation. Il resta silencieux un moment, se retourna, croisa un instant le regard de son ami, revint à la ville endormie.
« Mais ça n’a pas l’air de te réjouir, dit finalement le Lathandrite. Puis-je savoir de qui il s’agit ?
— Ce n’est pas la question. »
Le paladin inspira profondément.
« Je ne suis pas le seul prétendant.
— Ah. Je vois.
— Non. Hier, l’autre est venu me trouver. Il m’a dit qu’il se retirait… qu’après avoir examiné la situation, il estimait que j’étais le… le meilleur parti, je suppose. »
Il secoua la tête.
« Je ne suis pas certain que ce soit le cas. Pas du tout, même. L’autre… Il a l’impression de faire la chose… noble… et juste… en se retirant. Mais il n’en a pas envie. J’ai vu ce que cela lui coûtait… Je ne peux pas imaginer être responsable d’une telle… souffrance… surtout s’il se trompe. »
Il jeta un coup d’œil rapide vers Albérich. Celui-ci l’écoutait avec attention… et peut-être un peu d’incrédulité. Il refit face à la lune.
« En ces matières, il y a souvent… des cœurs déçus, murmura finalement le Lathandrite.
— Je sais. Mais je suis paladin. Je ne pourrai jamais me donner à quelqu’un d’autre comme il pourrait le faire. Et les risques… Souviens-toi que tu m’as parlé des risques, quand j’ai pris Alban sous mon aile… Je ne peux pas faire comme si j’étais un soupirant comme un autre. Même si je suis prudent… Je pourrais toujours devoir…
— Mais tu es amoureux, l’interrompit Albérich.
— Oh oui. »
Un soupir s’échappa de sa poitrine et il frissonna.
« Je ne suis pas un expert de ces questions. Thibault ferait un meilleur conseil. »
Bien sûr.
« Mais je pense que tu ne peux pas faire l’impasse sur tes propres sentiments juste parce que tu es un paladin. Qu’est-ce qu’elle en pense ?
— Quoi ? Qui ?
— L’objet de ton affection, Hubert.
— Oh. Il ne sait rien.
— Rien du tout ?
— Non.
— Ha ! Ça me semble quand même un élément de l’équation dont tu ne peux pas faire l’économie. Elle pourrait avoir son avis sur la question. Etre éprise de quelqu’un d’autre, par exemple.
— Oh je sais bien.
— L’autre, a-t-il fait son approche ?
— Pas réellement.
— Hubert, tu ne peux pas décider avec ton rival de qui va gagner le cœur de la princesse sans l’impliquer, elle… »
Le paladin resta figé, les deux mains sur le visage.
« As-tu à ce point peu confiance en toi ? De quoi as-tu peur ?
— Du rejet.
— Allons. T’es-tu regardé dans un miroir dernièrement ? Tu es certainement un des célibataires les plus en vue de la communauté. La seule chose que tu risques réellement, c’est de décevoir de nombreuses autres demoiselles. Je ne te dis pas d’aller te déclarer un genou en terre, mais au moins de lui faire une ouverture. Je suis certain que ton aimée est parfaitement capable de déceler quelque chose sans que tu aies besoin d’abattre toutes tes cartes. »
Si seulement…
« Je n’en suis pas si sûr.
— Alors il faut demander à quelqu’un d’aller la sonder. Si tu me disais qui c’est, je pourrais le faire. Ce n’est pas très difficile à placer dans une conversation. »
Il ne manquerait plus que ça.
« Je vais y réfléchir, dit simplement le paladin.
— Comme tu voudras. »
Le silence retomba entre eux.
« Je suis désolé d’être si… mystérieux… dit finalement Hubert, conscient que le Luménien en attendait davantage. Mais… j’ai mes raisons.
— Je ne dis rien, répondit Albérich en se levant et venant à ses côtés. Je suis content pour toi… C’est un beau sentiment. Mais je crois que ce serait vraiment dommage de le laisser… macérer… pour des raisons fallacieuses.
— Tu trouves ça fallacieux ? Tu m’as dit toi-même que je ne devrais pas... me lier…
— Nous étions assiégés par des cannibales dans un fort, Hubert. Je voulais juste que tu sois plus prudent. »
Et je ne l’ai pas été, songea le paladin. Pas du tout. Pourquoi diable me ferais-tu confiance aujourd’hui ?
Albérich lui serra le bras.
« Fais face, voilà mon conseil. Tu le mérites. »
Hubert acquiesça. Ils étaient si proches, à cette seconde. Il lui aurait suffi de poser une main sur son épaule, de se pencher... Il fit un pas en arrière et Albérich s'écarta pour aller ramasser un livre. L'instant était passé, il se massa les arcades sourcilières.
" Viens, retournons dans la grande salle. Un peu de lumière et un bon grog te feront du bien."
Il suivit sans en penser grand chose, sinon qu'il n'avait en rien résolu son problème...