La Couronne de Cuivre

Il croisa les bras et opina du chef.
" D'accord."
Il se leva.
" Je vais chercher Titus. On a beau dire ce qu'on veut, quand il est crasseux, il pue le bouc."
Et il retourna à l'intérieur de la maison.

Taliesin retourna à ses ronds de fumée, tout en se disant qu'il lui faudrait se modérer et se montrer plus discret sous peine de voir Baptiste revenir à la charge et Victor lui emboîter le pas.
Pour le reste, il était décidé à s'en tenir au programme qu'il venait d'évoquer. Certes, abandonner Cordélia à son sort le mettait terriblement mal à l'aise. Mais ils avaient fait tout leur possible jusqu'ici et si aucun élément nouveau n'était mis au jour...

Victor sortit de la salle d'eau et ce fut le tour du barde d'aller chauffer son baquet et de s'y décrasser. Deux jours de boue et de poussière, il en avait bien besoin, comme le lui confirma la couleur de son eau lorsqu'il sortit. Quand il regagna la cour, celle-ci était déserte. Le jour déclinait déjà, passé à attendre, voyager, palabrer. Protégé de la rue par le corps de ferme, le seul bruit qui lui parvenait était le grognement des cochons.

Taliesin rentra sans s'attarder.
Il verrait s'il pouvait aider pour la préparation du repas puis, celui-ci avalé, il raconterait sans doute une histoire aux enfants : c'était toujours un bon moment auquel il prenait beaucoup de plaisir.
Ensuite, il irait se coucher. La journée avait été épuisante à plus d'un titre mais surtout pour le moral.

En rentrant, il trouva Mona attablée avec une autre femme du village, qu'il ne connaissait pas. Elles avaient à peu près le même âge et semblaient en grande conversation. Le bruit provenant de la cuisine était probablement le fait de Baptiste.
" Ah, Taliesin. Je te présente Millie, une voisine."
La femme lui adressa un sourire un peu crispé.
" Elle me tient au courant des dernières informations. Federico a trouvé un cadavre, apparemment.
— On en saura plus quand ils reviennent. C'est assez loin, apparemment. Demetrius est parti avec eux."

-D'accord, dit-il simplement.
La nouvelle ne le surprenait pas le moins du monde : il avait su d'emblée qu'elle serait sinistre.
Restait à espérer que ce corps ne serait pas celui de Cordélia.

Taliesin fut bien accueilli en cuisine : Baptiste lui donna aussitôt du travail. Il y avait du porc au menu, un classique de la maison, mais le gamin avait décidé de l'accommoder aux asperges, avec des épinards et des feuilles de bettes. Il fallait couper et nettoyer les légumes, tandis qu'il préparait des tranches de pain grillé.
" Victor n'acceptera jamais qu'on parte." remarqua-t-il au bout d'un moment.
Il semblait cependant de meilleure humeur, tout juste résigné.

Pour ne pas réduire à n'ant les efforts louables de Baptiste, il s'efforça de paraître plus détendu qu'il ne l'était réellement.
-A moins qu'il ne trouve une solution probante et réaliste pour que nous retrouvions Cordélia, il n'aura tout simplement pas son mot à dire, répondit-il d'un ton tranquille. Je n'aime pas faire preuve d'autoritarisme mais je crois que dans certaines circonstances, ça fait aussi partie de... mon rôle. Cependant, nous n'en sommes pas encore là : qui sait ce qu'il se passera dans les jours à venir ?
Et si, malheureusement, le cadavre était celui de la jeune femmme, l'affaire serait réglée.

" Il restera même si tu le lui interdis. C'est un âne bâté. Il ne craindra pas de défier ton autorité, tu peux me croire. D'après ce que je comprends, il l'a déjà fait, aussi, et ne s'en est pas si mal tiré. En tout cas, c'est ce qu'il dit."
Il jeta des lardons dans une poêle, qui se mirent aussitôt à crépiter dans une brume d'effluves délicieux.

Il haussa les épaules.
-Victor est surtout très présomptueux. Il faudrait beau voir qu'une demi-portion de quelques printemps parvienne à me tenir tête... Si nécessaire, puisque c'est pour son bien, je serais même prêt à l'assommer et à le transporter comme un sac de patates !
Il plaisantait mais... S'il fallait sévir, il sévirait.

" Combien de temps, au juste, imagines-tu le tenir assommé comme un sac de patates ? Même de la maison, il repartirait. Il est présomptueux, oui. Il n'a peur de rien, ou presque. Ni de ta colère, ni de ceux qui ont enlevé Cordélia, ni de faire cent lieues seul et à pied pour revenir jusqu'ici."
Il jeta une poignée d'herbes dans sa poêle, ajouta un filet d'huile, une pincée d'une poudre noire, une autre d'une poudre orangée, remua rapidement.
" J'aurais imaginé qu'il tenait ça de toi. La ténacité."

-Sans doute l'étais-je davantage avant. Mais je crois l'être encore un peu. Simplement, quand quelque chose est impossible, je suis réaliste et je ne m'acharne pas en vain...
Il soupira.
-Et si Victor s'enfuit de la ferme, je laisserai Galathée le rattraper. M'est avis qu'il lui en cuira tellement d'avoir joué les têtes brûlées qu'on ne l'y reprendra plus.

Cette perspective fit sourire Baptiste.
" Je n'avais pas vu les choses comme ça."
Il sourit puis vint prendre les légumes qu'avait coupés Taliesin et les jeta dans une casserole. Il rajouta de la crème, un peu de sel, puis laissa le tout frémir.
" Nous verrons, je suppose."
Ils transportèrent leur pitance à table. Yann ne mangeait manifestement pas avec eux, il n'avait pas montré le bout de son nez depuis leur retour, mais Titus, Victor et Mona s'installèrent et les complimentèrent sur le repas.
" Alors, racontez-moi un peu ce qui vous a gardés loin de nous..."

Puisqu'il en avait parlé ouvertement aux patrons du garde-chasse, il ne vit aucune raison de le cacher à Mona. Aussi lui fit-il un bref résumé de leurs pérégrinations et de leurs sinistres découvertes. Il en profita pour signaler que quelqu'un employé de la mairie passerait le lendemain pour enregistrer Titus et qu'en attendant que ce soit fait, ils devraient donc rester à la maison - mais elle pouvait en profiter pour leur donner du travail, si d'aventure ils étaient en mesure de l'aider.

Son récit la laissa pantoise.
" Le garde-chasse de l'élevage de canards est mort ? répéta-t-elle, comme si elle ne pouvait pas le croire. Diable, je savais qu'il y avait des créatures dangereuses dans les bois, mais... On imagine toujours qu'elles vont y rester... Et c'est ce qu'elles ont fait, je suppose. Quelle horreur que vous ayez du être exposés à pareilles visions !"
Elle frissonna.
" Pauvre homme. Trouver une fin aussi horrible. Enfin, vous lui aurez permis de regagner la civilisation... Il sera enseveli dignement et non pas dévoré par des charognards au pied d'un arbre..."

Il aurait peut-être dû se taire, tout compte fait. Vu le nombre d'événements étranges qui se produisaient dans la vallée depuis son arrivée, il avait vraiment du mal à croire que celle-ci, d'ordinaire, était exempte de toute péripétie. Et pourtant, il semblait que ce soit la pure vérité......
-En tout cas, c'était noble à lui d'essayer de retrouver notre amie, et je suis désolé que cet acte généreux lui ait coûté la vie.
Pour autant qu'il sache, c'était la première - et seule - personne au sein de la vallée à s'être inquiétée pour elle et à être partie à sa recherche.

" Oui. Les gens d'ici ne sont pas méchants. Mais dans un rouage bien huilé, un grain de sable peut tout enrayer."
Elle soupira.
" Mais ce n'était pas dans ce coin-ci, c'est déjà ça..."
On frappa à la porte et un homme hirsute entra, vêtu de cuir, le chapeau enfoncé sur les yeux.
" Mona, m'sire, les gars, désolé de faire irruption. Est-ce qu'on peut emprunter la charrette ? On devrait ramener... heu... c'qu'on a trouvé."

Le barde hésita un instant puis prit une décision.
Quand Mona aurait répondue - c'était sa charrette, après tout, et eux-mêmes n'en avaient plus besoin -, il suivrait l'homme à l'extérieur et lui demanderait s'il avait vu le corps.
Autant être fixé.

Mona accepta, bien sûr, un peu pâle.
" Qu'est-ce qui se passe ?" demanda Victor alors que Taliesin se levait pour suivre l'homme.
Il le rattrapa à l'entrée de la cour.
" Le corps ? s'étonna l'homme. Messire, il y a en six, des corps."
Il secoua la tête, retira son chapeau et baissa les yeux.
" Mes condoléances."

Le barde fut d'abord complètement décontenancé. Puis il crut comprendre.
-Vous voulez dire que les défunts étaient des elfes ?
C'était une bien triste nouvelle dans l'absolu. Mais elle l'affecterait forcément moins que s'il s'agissait de Cordélia.

" Ouais. Et tous dans la Vallée. On va avoir des ennuis, pour sûr."
Il pinça les lèvres.
" Si ça vous ennuie pas, les gars m'attendent. Mais p't'être que vous pouvez me dire ce qu'on doit faire ou pas faire. Avec les corps, je veux dire. On voudrait pas manque d'respect, vous voyez."

Il se sentit embarrassé.
-Je ne saurais vous dire quelles sont les pratiques des elfes de la Lorien... Mais je pense que vous ne commettrez aucun impair si vous les traitez comme vous traiteriez des humains... Après, comme je sais que certains elfes tiennent à être enterrés près de l'endroit où ils sont nés, peut-être cela vaudrait-il la peine, demain, d'envoyer quelqu'un à Champsdor pour prévenir la princesse, si elle y est toujours. Ou le marchand chez qui elle logeait...

" Bien noté. Merci messire."
Il remit son chapeau, gratifia Taliesin d'un signe, et se remit en marche vers l'écurie où se trouvait le mulet. Le chariot trônait toujours au milieu de la cour, il l'attellerait aisément. Il faisait désormais complètement nuit. Victor était sorti sur le pas de la porte.
" Bon il se passe quoi, alors ?"

Le petit garçon en ayant vu bien d'autres, il n'hésita pas à lui dire la vérité.
-Ils ont retrouvé les corps de six elfes à l'orée de la forêt.
Il soupira.
-Au début, il était question d'un unique corps et... j'ai pensé à Cordélia. Il n'en est rien, heureusement. Néanmoins, vu la vitesse à laquelle les événements inquiétants se multiplient, j'ai le sentiment qu'il se prépare quelque chose de grande ampleur...
Il sourit.
Bon, peut-être est-ce un travers de l'imagination des bardes... Quoi qu'il en soit, nous allons être vigilants et nous tenir prêts à toute éventualité.

Comme l'avait anticipé Taliesin, Victor ne parut pas plus surpris que ça, et certainement pas inquiet.
" Est-ce qu'on peut aller voir ? demanda-t-il plutôt, curieux, tandis que le villageois attelait le mulet. Je veux dire... C'est la meilleure manière de savoir ce qui se passe, non ? On dit pas que le savoir, c'est le pouvoir, un truc du genre ?"

-C'est vrai. Mais les gens ne faisant pas mystère de cet événement, je pense que nous saurons bientôt tout ce qu'il y a à savoir même sans aller sur les lieux. Et puis, comme nous avons déjà été liés à une histoire sinistre pas plus tard que ce matin, j'aime autant que nous fassions profil bas.
Sans compter qu'il avait vu assez de cadavres pour la journée.

Le gosse parut déçu mais haussa les épaules.
" Bon, d'accord." grommela-t-il.
Il jeta un regard derrière son épaule.
" Je peux le dire aux autres ?"

De toute façon, tout le monde serait bientôt au courant...
-Si tu veux. Mais essaies d'être diplomate, d'accord ? Six morts, ça n'est pas rien, surtout dans un endroit d'ordinaire aussi paisible que la Vallée fertile. Mona risque donc d'être un peu ébranlée...
Sans parler de titus et peut-être plus encore de Baptiste.

Là encore, Taliesin voyait juste. Sauf que Titus ne comprit rien, et devina qu'il s'était passé quelque chose de grave à la mine de Mona et Baptiste.
La première écarquilla des yeux stupéfaits, tandis que le second devenait plus blanc que la neige de Martel.
" Des elfes, murmura la veuve. Est-ce qu'on sait de quoi ils sont morts ? Dans la Vallée, ça parait incroyable... et leurs proches vont vouloir rétribution... Oh diable... c'est une terrible nouvelle."

-J'en suis désolé. Et je ne sais pas du tout de quoi ils sont morts...
Désolé, il l'était pour Mona et pour les simples habitants de la vallée, oui. Mais pas pour les autorités. Celles-ci n'avaient cure des étrangers et de leur destin, n'avaient pas bougé le petit doigt pour régler l'affaire des centaures, pourtant victimes d'un employeur indélicat : cela leur ferait du bien de devoir enfin rendre des comptes, de devoir arrêter de nier tout ce qui les dérangeait. Car les elfes, oui, ne laisseraient pas passer l'affaire, n'accepteraient pas qu'on les traite avec désinvolture.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile