La Couronne de Cuivre

" Moi je dors avec nounours dans mes braaaas... commença Ellie.
— Ça c'est une berceuse, Ellie. Une chanson pour marcher !
— Hue hue, hue dada, sur le ch'val de bon papa !
— Laissons tomber. Ne chantons pas. Méditons plutôt sur la monotonie de l'existence, si grise et si humide..."
Lae se tourna vers Astrée.
" Il a l'air de retrouver son état normal..."

" On dirait..."
Ce n'était certainement qu'une façade. Mathieu était en partie responsable de ce qui s'était passé, de ce fichu pacte, et il devait en ressentir tout le poids. Et désormais, si Kerun retrouvait la mémoire, son âme était perdue... Mais s'il ne la retrouvait pas, l'elfe ne redeviendrait pas lui-même, et c'était de surcroît problématique pour Lumenis. Il n'y avait pas de solution.
Elle laissa ses pensées vagabonder à la recherche d'issues positives, mais en vain. L'idée lui vint que, pour redonner la mémoire à Kerun sans le mettre en danger, il fallait parvenir à éliminer Minzeiros. Mais ils n'étaient certainement pas de taille et s'attireraient des ennuis pire encore. Et puis, quelque part... cette idée la mettait un peu mal à l'aise, même si le fey était une ordure. Il avait agi selon sa nature, il les avait dupés et poussés à faire des erreurs, et ils devaient en payer le prix. C'était la dure loi de ce monde. Non, la seule possibilité acceptable serait de racheter Kerun. Mais comment, elle n'en avait pas la moindre idée.
Elle se demanda si Mathieu et Kerun avaient un réel espoir dans la capacité de Kaljivahu à trouver une solution. La guérisseuse était leur seule chance, pourtant. Et s'il n'y avait pas d'issue, alors, pour sa part, elle préférait qu'ils se contentent de rentrer panser leurs plaies...

Ils grimpèrent et grimpèrent encore, corniche après corniche, jusqu'à en perdre le compte. Il faisait sombre, humide, la cascade était tonitruante, et pourtant, toujours, cela montait. Heureusement, ils paraissaient tous les quatre assez résistants — les cinq, en comptant Kalju — pour affronter l'ascension : Kerun conservait le même rythme, régulier, mesuré, Mathieu ne se laissait pas distancer, même s'il était clair qu'il s'ennuyait terriblement, Lae suivait sans difficultés, puis venaient Kalju et Astrée. Ils n'éprouvaient nulle difficulté à rester ensemble, mais il n'était pas évident de rester vigilant, tant leur cheminement était monotone. Si le raton-laveur ou l'être fée et sa belette étaient quelque part devant, ils étaient invisibles. Personne ne descendait. Il n'y avait rien à regarder ni dans l'eau, ni dans la pierre grise de la falaise. Quelques mousses, parfois, qu'on leur avait bien dit de ne pas toucher. Ellie semblait s'être endormie sur les épaules de Kalju. Après une nouvelle corniche, le chemin s'enfonça dans la falaise, et grimpa cette fois en marches. La plafond était bas et Kerun se retourna pour les prévenir qu'il allait falloir qu'Ellie descende de son perchoir.
" Je peux la prendre, proposa Kerun. Si c'est très long, on se relaiera."

Astrée acquiesça.
" On se relaiera, oui. Pauvre gosse..."
Elle observa l'escalier avec étonnement. L'endroit semblait aménagé pour recevoir assez régulièrement des visiteurs, et pourtant, personne ne les avait rattrapés, ils n'avaient rattrapé personne, et ils ne croisaient aucun autre voyageur.
" Il doit y avoir un autre chemin pour ceux qui redescendent. Vu la fréquentation des lieux, c'est plus sûr. Et puis, comme le supposait Kerun, il y a peut-être là une forme de mise à l'épreuve...".

Kerun aida Lae à faire descendre Ellie endormie des épaules de Kalju, toujours emmitouflée dans le manteau de la druidesse.
" Prenez la tête, Astrée, proposa Kerun, la gamine dans les bras.
— Je m'occupe de Kalju." dit Lae avec un sourire.
Mathieu était resté adossé à la paroi et se massait distraitement les mollets, mais dès qu'Astrée prit la tête du groupe, il suivit. Il faisait sombre dans l'escalier, le plafond était bas, mais des trous percés dans la paroi donnant vers la cascade permettaient à la lumière de les atteindre. La pente était rude, les marches hautes, et il était impossible de progresser rapidement. La bonne nouvelle était qu'en revanche, ils allaient sérieusement gagner en altitude. Comment le raton laveur à la brouette avait fait pour grimper, en revanche, demeurerait un mystère.

Astrée soupçonnait que le chemin suivi s'adaptait à chacun des visiteurs. Une brouette ne pouvait pas passer par un escalier... Et donc, si cette supposition était exacte, alors l'escalier était taillé à leur mesure. Il était raide et la progression était difficile, simplement parce qu'ils étaient de taille à affronter ce parcours.
Cette conviction en tête, elle s'engagea avec optimisme dans la montée, veillant toutefois à ne pas distancier Mathieu et surtout Kalju. Mais le sol était moins humide, moins dangereux, et elle n'avait pas à s'en faire pour lui : il était résistant.
Puis le pendant négatif de sa supposition se fit jour dans son esprit : ils étaient capables d'affronter beaucoup de choses, ils l'avaient déjà prouvé... et si le chemin s'adaptait à eux, alors il serait long et compliqué. Soit. Ils en viendraient à bout tôt ou tard, songea-t-elle avec philosophie.
Sa motivation intacte, convaincue qu'on ne leur donnerait pas à affronter un chemin qui serait au-delà de leurs forces, elle poursuivit son chemin à pas mesurés : ils seraient vite à bout de souffle s'ils allaient trop vite.
" Vous me dites quand vous avez besoin d'être relayé, Kerun, proposa-t-elle au bout d'un moment. Elle doit finir par être lourde..."

" Pas de soucis, je m'en sors." répondit l'elfe, qui se trouvait derrière Mathieu, juste devant Kalju et Lae.
L'escalier se poursuivit un moment, puis tourna à nouveau et ils repartirent dans la direction inverse, continuant le zigzag qu'ils effectuaient depuis le départ. Ils atteignirent à nouveau un couloir pratiquement plane, puis un second, et une nouvelle alcôve s'ouvrit dans la falaise.
" Si vous voulez faire une courte pause, c'est peut-être le moment, dit Kerun. Il doit être passé la mi-journée depuis un moment déjà."

" Je pense que c'est une bonne idée..."
Elle avait vu Mathieu se masser les mollets plus tôt dans l'escalier, et la montée avait été particulièrement raide. Kerun portait un poids mort, et elle-même avait bien besoin de souffler un peu. Ils ne devaient pas aller au-delà de leurs forces, et surtout, s'adapter à ceux qui avaient le moins d'endurance physique.
Elle se dirigea vers l’alcôve avec un soulagement certain, y déposa le sac qu'elle portait et commença à fouiller dans leurs provisions. Ils n'allaient pas s'attarder longtemps, bien sûr, mais ils avaient besoin de reprendre des forces, et surtout, de boire quelques bonnes gorgées d'eau fraiche.
" Ellie dort toujours ?"

" On dirait, oui." dit Kerun en s'asseyant.
Il garda la petite fille dans ses bras. Mathieu s'assit en face de lui avec un soupir de satisfaction. Lae poussa Kalju sur le côté, mais opta pour le laisser debout. Le génasi semblait ne rien en penser et demeura planté là.
" Jusqu'ici, c'est assez... convenu, dit la drow. Vous pensez que ça va rester comme ça ?"

" Aucune idée. Mon idée est que le chemin s'adapte à ceux qui l'empruntent, un peu comme le pont hier. Mais de quelle façon, je l'ignore. J'imagine qu'il y a là une mise à l'épreuve, quelque part... Mais je pense que l'épreuve est prévue pour ne pas être insurmontable."
Elle haussa les épaules.
" Bien sûr, ce ne sont que des hypothèses. Je n'en sais absolument rien, je peux me tromper complètement."
Le but pouvait être au contraire de les amener au bout de leurs limites.

Elle approcha un peu de pain de la bouche de Kalju, s'efforçant de le faire manger un peu, en réprimant un soupir. Même si elle ne l'admettrait jamais devant ses compagnons, elle avait hâte d'arriver au bout, juste pour ne plus avoir ce poids... Et elle espérait n'avoir pas fait toute cette route pour rien. Mais ils touchaient au but, désormais.

" Est-ce que vous pensez qu'on est à mi-parcours ? demanda Mathieu.
— A mon avis, certainement pas, dit Lae en secouant la tête.
— Le vertige, c'est une chose... mais ces couloirs enfouis... Je préférais les corniches glaciales, à vrai dire.
— Mauvais souvenirs ?
— Peut-être. Je n'y avais pas songé comme ça mais... ce n'est pas impossible.
— Pourtant il n'y a personne, intervint Kerun. Juste nous, la pierre, l'eau... et la fatigue."

" Moi non plus, je n'aime pas trop être sous terre. Mais au moins, il y a des ouvertures, on n'a pas la sensation de manquer d'air... C'est ce que je crains davantage."
Elle n'avait jamais aimé être enfermée, surtout sous terre. Mais depuis une certaine mésaventure avec des centaures qui l'avaient enfermée dans un espace clos et hermétique, elle détestait cette sensation et gardait la peur viscérale de manquer d'air.
" Ils veulent peut-être explorer nos peurs. Ou juste nous amener au bout de nos forces... Ou de notre résistance au froid... Ou de notre patience... Bref, tester notre volonté."
Elle haussa les épaules.
" Ou bien tester la cohésion du groupe... Je ne sais pas. Mais il y a sûrement un objectif à tout ça..."

" C'est peut-être juste un chemin dans la montagne, dit Lae avec un sourire. Mais bon... C'est sûr que moi, le sous-sol, ça me connait."
Elle haussa les épaules et s'étira.
" Quelqu'un se souvient de ce que... notre guide... a dit à propos de la guérisseuse ? Est-ce qu'on est encore partis pour devoir rendre un service ? Ou bien est-ce qu'on va pouvoir envisager de rentrer chez nous ? Je dois dire que je n'étais pas en état de retenir grand chose quand nous sommes partis..."
Kerun secoua bien évidemment la tête.
" Je pense qu'avec ces feys, on ne peut jamais être sûr de rien..."

Astrée haussa les épaules.
" Je ne me souviens pas qu'il ait dit quoi que ce soit à ce sujet... Ou peut-être qu'il en a parlé à Kerun, puisque c'est à lui qu'il en a parlé en premier, mais on n'en saura pas plus. Cela dit, ça me semblerait assez normal qu'elle nous demande quelque chose en échange de ses soins. Et pour ma part, je veux bien lui rendre tous les services qu'elle voudra, vu l'immense service qu'elle va elle-même nous rendre..."
Elle faillit ajouter qu'elle espérait aussi une solution au double problème de Kerun, mais elle se tut. Aborder le sujet risquait d'amener des dissensions, des tensions, et ça n'était pas le moment : ils avaient besoin de toute leur énergie. Elle jeta un coup d'oeil en coin à Kerun : s'il souhaitait en parler, c'était différent.

" J'aimerais vous dire de quoi nous avons parlé, mais je ne sais même pas qui c'est." dit-il avec un maigre sourire.
Lae posa une main sur son bras et le serra. L'elfe se leva et traversa le couloir pour aller se poster devant une des ouvertures qui donnaient sur la cascade. Mathieu soupira en plongeant une seconde le visage entre ses mains puis se redressa aussitôt.
" Bon, on devrait repartir, non ?"

Astrée contempla Kerun, le coeur serré. Il était important qu'il retrouve ses souvenirs. Un telle perte de mémoire était tellement difficile à vivre... Mais ce serait le livrer à Minzeiros. C'était terrible qu'il n'y ait pas de solution. Mais en un sens, cette perte de mémoire l'avait sauvé. Il fallait peut-être s'en féliciter ?
" On va repartir, oui, acquiesça-t-elle à la suggestion de Mathieu. Kerun, vous voulez que je prenne Ellie un moment ?"

" Comme vous voulez, dit l'elfe en se levant à son tour.
— C'est peut-être bien si tu es devant, intervint Lae en regardant Kerun. Ta vision dans le noir est quand même meilleure que celle d'Astrée et il ne fait pas très clair."
Il haussa les épaules.
Ellie bougea à peine quand Astrée la souleva. Elle pesait son poids, mine de rien, mais c'était tout à fait supportable. Kerun prit la tête, Mathieu sur les talons, puis Astrée, Ellie, Kalju et enfin Lae. De petites chauves-souris passèrent à toute vitesse autour de leur tête au moment où ils repartaient. C'était le premier signe de vie qu'ils croisaient depuis leur départ. Le couloir obscur se poursuivait puis, comme de bien entendu, formait un nouvel angle pour repartir dans la direction opposée. Le plafond restait trop bas pour risquer qu'Ellie remonte sur Kalju, mais il n'y avait plus d'escalier, seulement cette pente qui paraissait trop douce pour être vraiment efficace...

S'ils continuaient ainsi à cheminer sans gagner en altitude, le chemin promettait d'être interminable. Astrée se demandait s'il y avait un sens à cela. Et puis, tous ces demi-tours en s'étant à peine élevés... faisaient-ils des zig-zag sur place ? Elle se souvenait du bois dans lequel ils avaient atterri à leur arrivée, ce bois immense où ils avaient marché des heures, mais qui s'était avéré être en réalité tout petit. Si on appliquait ce raisonnement à cette montagne, qui n'avait rien de minuscule vue de l'extérieur, on pouvait imaginer marcher des jours et des jours. Mais les distances et le temps, ici, ne voulaient rien dire.
Peut-être y avait-il là une épreuve pour tester leur volonté... Et peut-être la volonté de certains de ses compagnons, Kerun ou Mathieu en particulier, n'était-elle pas suffisante ? Ce serait compréhensible vu tout ce qui venait de leur tomber dessus. Ou bien, tout simplement, les faisait-on marcher le temps que la guérisseuse soit disponible pour les accueillir ? Elle semblait très demandée, après tout.
Elle se souvint que Dimitri avait fait allusion à sa ténacité, ou quelque chose comme cela. C'était loin dans sa mémoire, mais l'idée était qu'elle devait tenir le coup s'ils flanchaient... Donc elle tiendrait le coup. Ils devaient voir Kaljivahu, ils avaient fait tout ce chemin dans cet unique but. C'était leur seule chance, pour Kalju et Lae, peut-être pour Kerun mais rien n'était moins sûr. Et pour ramener Ellie chez elle, aussi... et eux tous, aussi.
Elle raffermit sa prise sous les fesses de la fillette, et avança d'un pas plus ferme.

Ils montèrent encore et encore, tombant de temps en temps sur une volée de marches raides, avant d'en revenir à un couloir sombre et humide. Puis, subitement, le couloir bifurqua dans le ventre de la montagne, s'éloignant de la cascade. Des flammes bleues éclairaient le passage, courant en ligne le long des plafonds.
" C'était prévu, ça ?" demanda Mathieu, un peu inquiet.
Kerun haussa les épaules et poursuivit sa route. Le couloir s'élargissait petit à petit, grimpant toujours légèrement. Une nuée de chauve-souris passa à nouveau au-dessus de leur tête.
" A mon avis, on est près du but." murmura Lae.
Ils débouchèrent dans une vaste salle, ronde, subitement haute de plafond. Le fond semblait plane et en s'approchant, ils réalisèrent que le couloir ne se prolongeait pas au-delà. Il y avait par contre six portes closes, les unes à côté des autres. Cinq était en bois, une seule en métal, mais toutes avaient des styles différents : de la simple porte de planches clouées, sous laquelle on aurait pu glisser une main, à la porte renforcée de croisillons de fer. Kerun s'immobilisa avant de les atteindre et attendit que le groupe se rassemble autour de lui.

Astrée s'approcha de Kerun, observant avec circonspection les portes qui les entouraient.
" Il y a six portes, et on est six... Mais deux d'entre nous ne peuvent pas se débrouiller seuls. Donc ça ne doit pas être une porte pour chacun..."
Elle haussa les épaules, et fit passer Ellie sur son bras gauche.
" On en essaie une au hasard ? La plus simple, en bois, par exemple ?"

" Je crains que ceux qui ne savent pas se débrouiller seuls doivent aussi choisir leur porte." dit Kerun.
Ellie bougea dans les bras d'Astrée et s'étira dans un bâillement.
" Je connais cette porte-là, ajouta-t-il en désignant la troisième porte depuis la droite, en bois clair, munie d'un judas. C'est la porte du bureau de mon premier supérieur hiérarchique, quand je venais de commencer à travailler."
Lae et Mathieu s'étaient rapprochés. Ellie bâilla à nouveau.
" Oh, moi aussi je reconnais cette porte..." murmura Lae en désignant la porte en métal.

" Alors... c'est probablement bien une porte par personne. Mais je me demande comment va pouvoir faire Kalju..."
Il leur fallait traiter un problème à la fois, cependant. Et Ellie, elle, pouvait se déplacer. Astrée la déplaça dans une autre position, espérant achever de l'éveiller.
" Réveille-toi, princesse... On est presque arrivés. Il va falloir que tu marches un peu. Tu vois les portes, devant nous. Il y en a une qui est là spécialement pour toi... Est-ce que tu la reconnais?"

Ellie frotta ses yeux, s'écarta d'Astrée et se dirigea vers la porte la plus simple.
" Oh, c'est chez moi, ça..." dit-elle.
Et sans attendre, elle ouvrit la porte, entra et disparut.
" Heu... On aurait peut-être dû..."
Kerun s'approcha de la porte, mais avant qu'il ait pu la toucher, elle s'évanouit, ne laissant que la pierre nue.
" Il ne nous reste plus qu'à espérer que c'était la chose à faire, je suppose..."

HRP : jouons un peu... Je te laisse choisir la porte qui convient à Astrée... et pourquoi

" C'était la chose à faire. C'est certain".
Elle sourit bravement à ses compagnons.
" On ferait bien d'en faire autant. Ma porte à moi, c'est celle-ci..."
Elle désigna une porte de chêne, de bonne qualité, discrètement ouvragée. Elle appartenait au manoir de son enfance. C'était celle de la salle à manger, qu'elle avait claquée pour ne plus jamais revenir, après un dîner mémorable où on avait voulu la fiancer. Elle restait attachée dans sa mémoire à des dîners de famille à l'atmosphère lourde et tendue, dont elle s'esquivait le plus vite possible. Et pourtant, du temps où sa mère était en vie, il en allait autrement : il n'y avait à l'époque qu'une petite table et un fauteuil confortable où elles s'installaient, près de la cheminée, pour la rituelle histoire du soir, et c'était le moment de la journée qu'elle préférait. Mais tout ceci était mort avec elle, et cette pièce était devenue froide et vide. Sa belle-mère avait changé le mobilier, et autour de la grande table de chêne, les repas étaient le plus souvent des moments de discussions houleuses avec son père -à propos de Jo qu'elle voyait trop, de l'épée qu'elle ne travaillait pas assez, de son manque de goût pour le commerce ou pour les études, de ses réticences à l'apprentissage des bonnes manières, et, dernière en date, ces fichues fiançailles...
Elle haussa les épaules.
" Mais je dois d'abord amener Kalju à sa propre porte, je pense... C'est celle qui restera."

" Ça promet d'être une partie de plaisir." dit Lae avec une grimace, en s'approchant de la porte en métal.
Kerun était devant la sienne et jeta un coup d'oeil par le judas. Il en restait deux, mais Mathieu était resté en arrière, bras croisés.
" Je ne veux pas franchir cette porte, annonça-t-il d'un ton buté.
— Je crois que ça va être pénible pour tout le monde, dit Kerun, apaisant. C'est l'idée.
— Il y a pénible et pénible, répondit le jeune homme.
— C'est peut-être juste la porte, dit Lae. Et de l'autre côté, ça n'aura rien à voir."
Elle ne paraissait pas complètement convaincue, ou en tout cas pas assez pour que Mathieu bouge.

" Mathieu... Regarde, pour Ellie, tout s'est bien passé. Et puis... même si cette porte est associée à de mauvais souvenirs, ce sont des choses que tu as déjà vécues, des moments que tu as déjà traversés, et tu en es sorti. Alors qu'as-tu à en craindre ? Ce ne sont que des souvenirs, non ? Ce qui compte, c'est le présent. Tu es plus fort que des souvenirs."
Elle se voulait confiante. Tout cela, pour elle, appartenait à un passé révolu dont elle ne voulait plus entendre parler.
" Montre-moi au moins ta porte, que je puisse amener Kalju à la sienne..."

Mathieu n'était pas convaincu. Kerun poussa un bref soupir et abandonna sa porte pour se diriger vers lui. Mathieu s'empourpra alors brusquement et fila en courant vers sa porte — une porte de bois grossier, renforcée de métal — l'ouvrit et disparut à l'intérieur. Comme pour Ellie, la porte s'effaça aussitôt. L'elfe parut décontenancé par sa réaction.
" Je n'allais pas le forcer à passer..." se défendit-il.
Il était désormais facile de savoir par quelle porte Kalju devait passer.

Astrée aurait bien voulu connaître la raison de la réaction de Mathieu. Il y aurait derrière cette porte quelque chose qu'il ne voulait surtout pas que Kerun aperçoive, quelque chose dont il aurait honte ? Mais sa curiosité était malvenue...
D'un pas décidé, elle approcha Kalju de la dernière porte. Il restait à espérer qu'il y ait, au-delà du panneau de bois, un toboggan... ou, qui sait, quelqu'un pour le prendre en charge ? Mais ils le sauraient dans un instant : elle posa la main du génasi sur la poignée et l'y appuya fermement.

La porte s'ouvrit mais elle ne vit rien, juste un noir absolu. Elle pouvait pousser Kalju pour qu'il en franchisse le seuil, mais elle ne saurait pas ce qui l'attendait derrière, ni s'il pourrait y faire face dans son état. Kerun et Lae n'avaient toujours pas bougé, de leur côté, refusant sans doute de la laisser en arrière s'il y avait un problème.

Elle hésita. Peut-être devait-elle amener Kalju devant sa propre porte ? Peut-être devait-elle l'accompagner derrière celle-ci ? Mais ces options étaient peu probables. Peut-être devait-elle juste... avoir confiance?
Elle lâcha un soupir. Il leur fallait de toute façon avancer. Et elle avait confiance en Kaljivahu, donc en la bienveillance de ce lieu qui devait être son domaine.
Elle poussa doucement Kalju pour lui faire franchir le seuil de sa porte. En se promettant, bien sûr, de repartir à sa recherche si jamais elle ne le revoyait pas, plus tard, lorsqu'elle aurait franchi sa propre porte.

La Couronne de Cuivre

[Féérie] Sur la piste de Kaljivahu...