La Couronne de Cuivre

" Si vous le dites..." fit Albérich avec un léger sourire, tout en humant le thé qui frémissait dans la bouilloire.
Il l'apporta à table, les servit l'un et l'autre et finit par s'asseoir avec un léger soupir.
" Vous me voyez soulagé que la Nature ait accepté de revenir à vos anciennes coutumes. Cela vous promet une période d'accalmie propice à apaiser les esprits, je suppose."
Le Luménien et la vieille femme ne s'étaient pas parlé depuis les événements des jours précédents, mais Albérich n'était pas certain de savoir comment aborder les choses, ou s'il fallait les aborder.
" Je suis désolé de ne pas avoir pu vous aider à débrouiller cette affaire avant qu'il ne soit trop tard... J'avais des soupçons... Rien de tangible... J'imagine que c'est le propre des bons comédiens."
Il faillit ajouter qu'il regrettait qu'Ada ne l'ait pas averti qu'Elisa était hors de cause, mais il s'abstint. Personne n'était réellement responsable de ce qui s'était produit.

-Allons, Albérich, nous avons tous été trompés, et moi la première. Ce qui n'est pas flatteur pour mon égo, puisque je me targue d'ordinaire d'être assez perspicace. Des soupçons, j'en avais, mais je n'ai pu trouver, moi non plus, des preuves tangibles...
Il but quelques gorgées de son thé, soupira, reposa délicatement sa tasse.
-Vous n'avez en tout cas rien à vous reprocher : vous nous avez aidé de bien des façons. Par vos actes, bien sûr. L'aide que vous avez apporté à Bastien, vos échanges avec Elisa, votre rencontre avec l'esprit... Et vous nous avez aidé, aussi, par ce que vous avez subi : votre enquête, vos démarches ont focalisé sur vous la haine de Hugues. Il vous voyait comme l'un des principaux obstacles à abattre pour parvenir à ses fins. Et quand il a tenté de vous mettre hors jeu, cela a convaincu ceux qui se méfiaient déjà, et ouvert les yeux à bien d'autres. Elisa, notamment, qui nous a porté main forte au meilleur moment... Non, vraiment, ne vous reprochez rien : vous avez été déterminant, et je n'ose imaginer ce qui se serait produit sans votre présence parmi nous. Je suis juste désolée de ce que vous avez dû endurer alors qu'en venant à Combeloup, vous cherchiez la paix...

Il ne tenta pas de la détromper, se contentant de sourire doucement avec un léger haussement d'épaules, avant de perdre son regard dans la surface ténébreuse de son thé. Il n'était pas très nostalgique des derniers jours et les évoquer le mettait vaguement mal à l'aise. Il savait qu'on l'avait retrouvé dans un état pitoyable en cellule, alors qu'il n'y avait passé que quelques heures, pas de quoi s'écrouler. Il n'avait jamais eu le désir de prouver quelque chose aux Combelupins, mais il avait honte de ce qui s'était produit. En cela, César avait raison : il était orgueilleux, lui aussi. Il avait aussi le sentiment que ce qui avait monté Hugues contre lui était davantage le fait qu'il s'était immiscé dans le quotidien d'Elisa que sa curiosité inquisitrice pour la cause des événements.
" Peut-être que je ne suis pas fait pour la paix." dit-il simplement, sans se départir de son sourire. " Je suis heureux d'avoir pu vous être utile, en tout cas."

-Vous finirez par trouver la paix. Vous la méritez, et je ne me fais pas de souci à ce propos... D'autant que les choses que l'on s'échine à chercher adviennent souvent quand on s'y attend le moins. Je ne sais pas si, pour vous, ce sera à Combeloup. Mais j'espère que vous y demeurerez encore quelques temps, afin de voir le village sous un jour meilleur...
Elle jeta un regard sur un petit coffre posé dans un coin de la pièce, puis reporta son attention sur Albérich.
-J'ai reçu un oiseau de Luménis, hier soir. Le premier depuis que les événements se sont déclenchés ici : peut-être la nature faisait-elle barrage... Quoi qu'il en soit, j'ai des nouvelles qui pourraient vous intéresser, mais je ne sais si vous désirez les entendre dès à présent, ou plus tard...

" Oh." fit simplement Albérich en levant les yeux de son breuvage.
Il soupira, esquissa une grimace, et son regard fila vers le feu crépitant. Il demeura muet quelques instants, ne parvenant pas à se concentrer sur la décision à prendre. Le fil de ses pensées lui échappait et il fut pris d'un bref frisson alors que la pièce était emplie d'une chaleur agréable.
" J'imagine qu'il n'y aura jamais de meilleur moment." dit-il finalement, un peu pour se convaincre.
De toute façon, s'il repoussait, la curiosité le torturerait jusqu'à ce qu'il s'informe.

La vieille halfeline observa Albérich avec attention, comme si, ayant noté son trouble, elle hésitait à présent à révéler ce qu'elle avait appris. Elle finit cependant par se décider :
-L'élection du nouvel aubemestre de Luménis a eu lieu. Il y avait plusieurs candidats, mais aucun d'entre eux n'a été choisi. L'élu ne s'était pas présenté, mais a finalement accepté la charge : il s'agit d'Alaric d'Antelucas.

Albérich demeura bouche bée. Il s'était attendu à ce qu'un des vieux clercs, comme Sterpin ou Céleste, reprennent le poste. Il avait espéré que Marcus ait changé d'avis et soit finalement resté. Bien sûr, ça n'aurait pas été une garantie d'élection. Son intendant était encore plus jeune et inexpérimenté que lui, mais c'était un Lathandrite pur et dur, il aurait été approprié. Il aurait peut-être encore son heure, d'ailleurs. Mais Alaric... Le Luménien ne parvenait pas à identifier précisément ce qu'il ressentait. Qu'un homme qui n'avait pas ouvert la bouche depuis des décennies se voit subitement propulsé comme porte-parole et garant du culte avait quelque chose d'inquiétant. Cela ne voulait pas dire qu'il ne ferait pas bien les choses, bien sûr, mais pourquoi et comment les autres clercs lui avaient-ils accordé leur confiance ?
Parce que c'est un général, un chef, et les gens l'ont senti, songea Albérich. Ceux qui sont nés pour diriger finissent par le faire, c'est dans l'ordre du monde.
Il se demanda ce que Molwen d'Erhedun allait penser de la chose. Sans doute s'en satisferait-il.
Alaric avait été militaire. Il devait avoir le même âge que Maelwedd ou presque, ils avaient dû se côtoyer, se connaître, peut-être guerroyer ensemble. Qu'est-ce que cela voulait dire pour le sanctuaire ? Etait-ce un bien, un mal, une chance ? Le général serait-il forcer de compter avec un prêtre qui maîtrisait les questions de défense ? Cela en faisait un candidat au conseil autrement plus dangereux que ne l'avait jamais été Albérich...
Il acquiesça, un peu sonné, mais ne répondit rien. En fait, il ne voulait pas savoir qui était aubemestre, que feraient les Lathandrites, que deviendrait le temple. Il ne voulait rien savoir de tout ça. Il aurait voulu que rien de tout ça n'ait jamais existé.
Il réalisa qu'il se sentait profondément trahi, même s'il n'y avait de raison objective à ce sentiment. Quelque chose se contracta dans son ventre, lui comprima les poumons. Il ferma les yeux une seconde, prit une gorgée de thé en s'efforçant de maîtriser son tremblement.
" Il fera ça bien." souffla-t-il finalement.
Il y avait un nouvel aubemestre à Luménis. Il faisait définitivement partie du passé.

Ada demeura silencieuse, se contentant de dévisager Albérich, la mine inquiète. Elle termina sa tasse de thé, se leva pour rajouter du bois dans le feu, puis revint s'assoir.
-Le Sharite que vous et l'Ours avec capturé a été jugé et condamné à mort, reprit-elle, éludant le sujet précédent. Il sera exécuté sous peu, si ce n'est déjà fait.

Le Luménien hocha la tête puis se massa lentement les yeux.
" J'imagine que c'était la seule issue possible." murmura-t-il. " J'espère que ça m'aidera à mieux dormir."
Il sourit furtivement. Son épaule l'élançait. Il espérait à moitié qu'avec la mort de Noir Dessein, la marque disparaîtrait, mais il n'en serait rien, bien sûr. Ce n'était même pas lui qui avait appliqué le fer sur son dos, de toute façon. L'exécution du bourreau, de l'un d'entre eux, ne changerait rien à ce qui s'était produit. Ne ramènerait personne. Ne réparerait rien de ce qui s'était brisé.
Mais Albérich n'avait pas besoin de vengeance. En cela, tout n'était pas complètement perdu.

Ada ne répondit pas. N'esquissa pas le moindre geste. Se contenta de reprendre la parole, changeant encore de sujet.
-Mon correspondant m'a également demandé de vous transmettre des nouvelles de certains de vos anciennes connaissances... Un dénommé Marcus est désormais prêtre dans un petit village, près de Sailoroth, dont je pourrais retrouver le nom si cela vous intéresse. Il a emmené avec lui, comme assistant, un certain Tybert.

Albérich sentit ses yeux se mouiller et relâcha son souffle.
"*Ça m'intéresse, oui." dit-il.
Un village près de Sailoroth. C'était dans le nord de l'île. Ils étaient sans doute à peine arrivés. Mais il ne rendrait probablement jamais visite à Marcus et à Tybert. Par sa faute, ces deux hommes avaient dévié de leur voie. C'était probablement un bien dans le cas du plus jeune, mais c'était du gâchis pur et simple en ce qui concernait l'aîné. Ils étaient de toute façon bien mieux lotis sans lui, s'ils espéraient donner un nouvel élan à leurs existences.
" Ou plutôt non." rajouta-t-il. " Je suis sûr qu'ils se débrouilleront."
Il sourit.
" Merci pour ces nouvelles, Ada."
Il se demandait néanmoins pourquoi on, Alaric probablement, avait préféré écrire à Ada plutôt qu'à lui. Cela lui semblait étrange. Comme si on avait estimé qu'il était incapable de lire ou de porter seul ce qu'il y avait à apprendre. Comme si rien ne le regardait personnellement, que tout pouvait être partagé. Il se sentit à découvert, une fois de plus, même s'il avait abandonné toute illusion en ce qui concernait la vieille halfeline, sorcière, druidesse, peu importait.

Cette fois, face à la réaction d'Albérich, Ada ne put réprimer une légère grimace. S'en rendant compte, elle s'empressa de la muer en son habituel sourire.
Pourtant, à l'inverse de ce qu'elle avait fait précédemment, elle ne changea pas de sujet.
-Ce n'est pas moi qu'il faut remercier, mais bien Alaric qui vous aurait écrit directement s'il n'avait craint de s'imposer à vous. Et qui a respecté sa parole de ne rien dire du lieu de votre retraite, lorsque Marcus a demandé de vos nouvelles. Ce dernier a alors tenu à vous donner la possibilité de connaître le lieu de sa nouvelle résidence. Cela... Cela ne me paraît pas anodin.

" Non, ça ne l'est sans doute pas..." murmura Albérich. " Mais parfois on s'accroche déraisonnablement à des choses qui nous minent. Marcus a toujours pensé qu'il avait besoin de moi. Or c'est un mensonge, il l'a prouvé plusieurs fois. Et ma présence ne peut que lui rappeler ce que nous avons perdu l'un et l'autre. De la même manière, si je vais le voir, je m'en voudrai chaque jour de ne pas avoir réussi à me montrer à la hauteur de ses espérances. Il s'est donné sans compter pendant ma captivité, dans le but unique de me voir reprendre le Temple à mon retour, et je l'ai laissé tomber. Même s'il comprend, et je le crois, c'est un homme bon, il gardera toujours le sentiment que je ne me suis pas fait confiance. Et c'est un Lathandrite convaincu. Il aura toujours l'idée que je vais me reprendre, que le soleil va se lever, la foi m'envahir à nouveau. Il aura l'espoir. Ce sera une pression constante. Je ne peux pas aller le voir."
Il ponctua son discours d'un sourire embarrassé et but à nouveau.
" Cela dit, quant au silence sur ma destination, il me semble bien dérisoire... Les Combelupins sont peut-être casaniers, mais je me suis donné en spectacle devant cinquante soldats étrangers. Je suis certain que les rumeurs ne tarderont pas à galoper dans toute la vallée et jusqu'à Luménis. J'espère que cela ne vous causera pas d'ennuis ni de débarquements intempestifs..."
Soudain, la prise de conscience de cet état de fait, qu'il avait révélé l'endroit où il se terrait, que cette information était désormais dans la nature, l'emplit d'une brusque bouffée d'angoisse. N'importe qui pouvait le retrouver...
Mais tu n'as jamais eu d'ennemis, Albérich. Et le Sharite est mort, ou presque. Et tu n'es plus personne. Il ne peut rien se passer. Pourquoi te chercherait-on ?

Ada ne lui laissa cependant pas le temps de s'abîmer dans ses pensées.
-Oh, je ne suis pas certaine que les soldats parleront de ce qui s'est passé ici : c'est par trop embarrassant pour la maison des Essaims, et je crois qu'on leur intimera le silence... Vous ne devriez pas vous inquiéter pour cela.
Elle croisa son regard, un instant.
-Et, si je puis me permettre, votre réaction quant à ces gens qui désirent vous revoir m'étonne. Du moins, les arguments que vous avencez pour ne pas aller à leur rencontre : vous dites "Parfois on s'accroche déraisonnablement à des choses qui nous minent...", "Marcus a toujours pensé que...", "il gardera toujours le sentiment que...", "Il aura toujours l'idée que...". Le connaissez-vous vraiment au point de pouvoir lire dans ses pensées ? De pouvoir présumer de la moindre de ses réactions, du moindre des sentiments qui l'animent ? Pour estimer que ceux-ci resteront à jamais immuables, que ce qu'il a pu dire, faire, penser à un moment caractérisera pour toujours son attitude, son ressenti ?
Elle soupira.
-Je sais, je suis mal placée pour jouer les donneuses de leçons, d'autant que j'ai aussi tendance à présumer des pensées, des motivations des autres. Il n'empêche : je crois que vous ne devriez pas le faire. Que vous devriez songer à votre propre ressenti, et oublier le reste, au moins en partie. Que vous ne désiriez pas les revoir est une chose. Que cela soit trop difficile, trop douloureux pour vous, c'est tout à fait compréhensible, respectable... Mais ne vous dites pas que vous le faites pour leur bien : ils sont assez grands pour juger par eux-mêmes de ce qui est bon pour eux. Ils ont manifesté l'envie de ne pas perdre le contact avec vous : prenez la chose pour ce qu'elle est, une ouverture, une marque d'amitié. Le choix d'y donner suite ou non vous appartient, et vous n'avez à en répondre devant personne. Mais... ne jugez pas, n'interprétez pas leur choix à eux. Ne laissez pas la culpabilité qui vous ronge biaiser votre vision du monde... et des autres.

Albérich se sentit rabroué comme un môme et il s'empourpra. Il pinça les lèvres et ne dit rien, demeurant troublé. Une onde de colère, brève, le traversa, sans s'attarder. Bien sûr qu'il connaissait Marcus. Ils avaient vécu côte à côte pendant plus de dix ans. Comprendre les gens avait été son métier, et il s'en était toujours acquitté avec talent. Elle était une étrangère, il s'était ouvert à elle, mais dans le fond, elle ne mesurait rien. Elle avait beau tout savoir, Alaric avait beau lui avoir raconté mille et une choses, elle n'avait rencontré aucun des protagonistes et son discours était basé sur des généralités. Des leçons, exactement. Pour qui se prenait-elle ?
Mais l'émotion retomba comme elle était venue et il capitula.
" Vous avez sans doute raison. Je prendrai mes responsabilités."
Il se leva.
" Je ne vais pas vous ennuyer plus longtemps. Si vous avez besoin de moi, vous savez où me trouver. Je ne bougerai pas avant le dégel."

-Je n'ai jamais prétendu que vous ne preniez pas vos responsabilité... fit-elle, d'un ton doux. J'essayais juste... Enfin, je ne suis sans doute pas d'une sagesse folle, au saut du lit. Et je prends peut-être mon cas pour une généralité : je croyais connaître les gens auprès desquels j'ai passé des années et des années, alors qu'ils se sont finalement révélés autres...
Elle secoua la tête, sourit à nouveau.
-Rentrez bien, Albérich. Je vous dis à bientôt.

Albérich ne relança pas la conversation. Sur un dernier salut poli, il quitta la pension de la halfeline et gravit la colline pour regagner l’isolement de la garnison. Il n’en sortit pas avant plusieurs jours. Les victuailles laissées pour la garde étaient bien suffisantes pour le nourrir, il n’avait pas besoin de grand chose, et pas de réelle motivation à sortir. Il s’enfonça petit à petit dans une routine d’ermite en hibernation relative. Il se levait pour écrire son compte-rendu de la dictature, y travaillait jusqu’à ce que la fatigue le force à se recoucher, puis recommençait le jour suivant. De temps en temps il mangeait, se lavait, faisait un peu d’exercice. Au bout de trois jours, il fut saisi d’une légère claustrophobie et décida de sortir. Il ne descendit cependant pas au village. Emportant plusieurs pages de son récit, il arpenta la colline alentours en se relisant à haute voix, concentré. Son labeur maniaque le protégea des mauvais rêves, des angoisses et des interrogations intempestives. Il songeait à Morféa de l’aube à la nuit, s’écroulait épuisé, et sa torpeur était peuplée de souvenirs, d’événements, de visages familiers mais révolus, dénués de sens. Il évoquait sans émotion ce qu’il avait vécu, du premier au dernier jour du règne de Nwalk, ce qu’on lui avait rapporté, ce qui avait mené au coup d’état, ce qui en avait découlé. Tout cela, malgré l’horreur qui avait frappé Luménis, lui semblait appartenir à une autre vie, une autre personne, ne le concernait plus en rien. Même en décrivant le destin des clercs lathandrites piégés dans la tourmente, il ne percevait pas le temple actuel, ceux qui y étaient restés, ne pensait jamais à Alaric, à Marcus, aux novices empressés, aux hymnes aériens, à l’est embrasé au petit matin, chaque jour. Il parvenait à maintenir sa bulle tournée vers le passé, sans rapport avec le présent, comme s’il rédigeait un roman plutôt qu’une histoire véridique, et son obsession le comblait, peut-être un peu malsaine, mais terriblement efficace.

César et Bastien lui rendirent visite les premiers, près d’une veille plus tard. Albérich les accueillit tranquillement, décollant de sa tâche avec une apparente aisance, devisa avec son père de choses futiles, le temps, le village qui se relevait, les petites nouvelles des uns et des autres. Si le vieil homme réprouvait l’exil volontaire de son fils, il n’en dit rien. Il ne lui fit même pas promettre de descendre jusqu’au hameau à l’occasion.
Mais l’ancien clerc le fit. Il se douta que son comportement risquait de faire jaser et il voulait tout sauf attirer l’attention. Il parsema donc ses journées de travail de quelques promenades. Il passa voir César et Bastien, Hodor et Umberto, se montra affable, ne s’attarda jamais. Il ne retourna pas frapper chez Ada, échaudé, même s’il était conscient d’agir de manière puérile. Mais elle lui avait conseillé de donner la priorité à son ressenti et c’est exactement ce qu’il faisait. Il retournait ensuite dans son antre, s’offrait quelques journées studieuses de silence, à moitié conscient de la fuite en avant que constituait son repli, de la triste mascarade que constituaient ses incursions parmi les hommes. Oublier dans l’effort. Cela semblait fonctionner.

Puis une nuit, quinze jours plus tard, peut-être, alors que l’hiver était plus glacial que jamais, il ne rêva pas des rues de Luménis, des cris de la rébellion, des corbeaux et des cadavres, de la nuit bourdonnante des grandes cellules communes où Morféa gardait ses opposants. Il rêva de la petite baronne perchée dans son donjon, qu’il n’avait plus vue depuis les funérailles de son père. Il ne s’était pas porté à sa rencontre, méconnaissant l’état de leurs relations, conscient de ses propres limites en matière de deuil et de consolation, désireux de ne pas s’imposer à un endroit dont il n’était pas intime. Elle n’avait pas cherché à le voir non plus, prise par ses prérogatives, ses larmes ou d’autres pensées. Il ne s’en était pas inquiété. S’il avait été un peu gêné d’éviter la halfeline, il ne s’était pas senti coupable d’avoir délaissé Elisa. Mais son rêve de la nuit, flou et indistinct, ni rassurant, ni inquiétant, raviva une légère curiosité, un soupçon d’empathie, et bientôt l’impression qu’il avait failli à la jeune femme. C’était ridicule, bien sûr, Elisa n’avait certainement pas besoin de lui, et il ne craignait pas que son image ait été prémonitoire d’un désastre. Mais il prit cependant le chemin du château dès que le soleil fut assez haut.

-ON peut dire que vous avez de la chance ! fit l'un des gardes de faction lorsqu'Albérich se présenta aux portes du donjon. Dame Elisa est rentrée de sa promenade à cheval il y a tout juste une demi-heure. Elle doit pouvoir vous recevoir, à moins que notre nouveau sénéchal ne lui ait déjà mis le grappin dessus... Mais, même dans ce cas là, je crois qu'elle vous accueillera bien volontiers ! Vous la trouverez dans ses appartements.

Albérich remercia le garde et s'engagea dans les couloirs du donjon, qu'il avait fini par connaître relativement bien. Il s'étonna un peu que personne n'aille l'annoncer à la baronne, ce qui aurait permis à la jeune femme d'inventer une excuse pour ne pas le recevoir, si elle en avait eu le désir, mais puisqu'on lui avait dit de se rendre directement à la source, il le fit sans grandes hésitations. Il se sentait un peu rouillé, ne savait pas exactement ce qu'il lui dirait.
Peut-être s'enquerrait-il simplement du nouveau sénéchal, cela ferait une entrée en matière...
Il s'arrêta devant la porte et frappa.

Il y eut quelques mots échangés, à l'intérieur, entre Elisa et un homme, son sénéchal sans doute, avant que la porte ne s'ouvre quelques instants plus tard... sur le dénommé Barthélémy.
-Messire Ferwyn... dit-il en s'inclinant. Je suis heureux de vous revoir.
Il se retourna.
-Allons, ne le faites donc pas attendre sur le seuil ! lança Elisa avant qu'il n'ait pu dire quoi que ce soit. Mais je vous promets que nous continuerons à rédiger cette lettre dans la journée. Parole de baronne.
Le sénéchal sourit, s'écarta, cédant le passage à Albérich, avant de s'éloigner dans le couloir.
En pénétrant dans la chambre, l'ancien clerc découvrit que le bureau de la jeune femme avait été déplacé, afin que plusieurs personnes puissent s'assoir autour. Il était pour l'heure surchargé de paperasses diverses, ainsi que de deux tasses de thé vide. Derrière, Elisa, la mine fatiguée mais souriante, lui faisait déjà signe de venir s'assoir.

Albérich regarda l'ancien soldat s'éloigner, une seconde, puis pénétra dans les appartements de la baronne et referma la porte derrière lui. Il sourit à la jeune femme puis, presque embarrassé, il alla s'asseoir en face d'elle. Derrière son monceau de documents, elle avait l'air beaucoup plus âgée qu'elle ne l'était, mais il se sentit soulagé de la trouver souriante. Fatiguée, c'était normal, compte tenu de ce qui lui était tombé dessus. Qu'elle ait pu trouver le temps de monter à cheval était aussi une bonne nouvelle.
" Bonjour." fit-il finalement. " Je venais prendre de vos nouvelles."

-Et me donner un peu des vôtres, j'espère ? dit-elle, mutine. Je me suis inquiétée, mais je n'ai pas osé venir vous déranger...
Elle regarda sa paperasse, soupira, puis sourit derechef.
-Je suis très occupée, comme vous le voyez. Pas le temps de m'ennuyer, ni de trop... réfléchir. Mais c'est sans doute pour le mieux, et je m'y jette à corps perdu. Au moins, les choses avancent - il y en a beaucoup à faire avancer,, vous pouvez m'en croire -, je ne m'enferme pas dans la contemplation du passé... Le travail a ses vertus.
Elle grimaça.
-Qui aurait cru que je prononcerai un jour semblable phrase ? Eloi et mon père en seraient estomaqués.

" La nécessité révèle souvent des talents... Mais je ne pense pas que votre père ou Eloi seraient si surpris de vous trouver ainsi à pied d'oeuvre. Ils avaient l'un et l'autre confiance en vous et en vos capacités à devenir baronne avec talent."
Terrain glissant, Albérich maudit sa maladresse avant d'essayer de redresser la barre.
" Et je vous comprends parfaitement. Je n'ai pas agi autrement ces derniers jours. On m'a néanmoins dit que vous aviez renoué avec vos promenades équestres..."

-Oui. C'était une nécessité absolue... La paperasse, les diverses démarches que je dois effectuer, ça ne fatigue que l'esprit. Le corps, lui, proteste de devoir rester assis tout le jour durant. Il n'y a guère que le poignet, accroché à sa plume, qui s'agite à en donner des crampes...
Elle sourit.
-Rien de tel qu'une bonne cavalcade pour vous éreinter. Le tout est de bien doser la chose, pour qu'elle ne vous envoie pas directement dormir dans votre lit. Mais... Je commence à connaître mes limites.
Elle lorgna sa tasse vide, se leva pour aller quérir la bouilloire suspendue au-dessus du feu.
-Et, si ce n'est pas indiscret... Comment parvenez-vous à vous occuper, de votre côté ?

En la voyant s'éloigner pour leur préparer du thé, Albérich se souvint soudain qu'elle était noble, et baronne de ce fief de surcroît, qu'il était sans doute supposé lui donner du Ma Dame à chaque phrase, et qu'il aurait dû anticiper la situation pour se saisir de la bouilloire en premier. Mais c'était trop tard, il la regarda donc faire, un peu mortifié.
" Je fais quelque chose dont la simple mention va vous faire bailler aux corneilles, Ma Dame." dit-il finalement. " Je rédige une histoire de la dictature morféenne à Luménis."

-Ce qui va me faire bâiller au corneilles, c'est si vous commencez à m'appeler Ma Dame. Je ne vois rien de plus ennuyeux que le protocole...
Elle revint avec deux tasses pleines, en tendit une à Albérich.
-Pour le reste, la dictature morféenne, on trouve sujet plus ennuyeux. Enfin, je veux dire, loin de moi l'idée de me réjouir de toutes les atrocités qui ont été commises sous le règne de Nwalk, mais... L'histoire d'un peuple qui, las des souffrances qu'on lui inflige, se soulève et abat le tyran qui l'oppressait... Ce n'est pas dénué de souffle épique. Et... Ce n'est pas sans donner un peu d'espoir quant au destin de ce monde.
Elle sourit.
-Tout ça pou dire que... Je serai ravie si, d'aventure, vous m'offriez la chance de pouvoir lire votre ouvrage, quand vous l'aurez terminé.

Il lui sourit en acceptant la tasse de thé.
" Ce sera avec plaisir, mais à une seule condition..."
Il la dévisagea un instant, hésitant.
" Je sais que vous croulez sous le travail en ce moment. Je ne voudrais pas vous en détourner. Mais vous aviez parlé de m'apprendre à monter à cheval, autrefois. Je pourrais vous donner un coup de main dans certains registres, en échange. J'ai été homme d'état, pas longtemps, mais je maîtrise diverses choses dans le domaine administratif. Au pire, je peux m'improviser copiste ou correcteur, que sais-je. Mais j'avais l'intention de gagner Erhedun au printemps et j'espérais ne pas devoir faire le trajet à pied..."

-Vous savez que vous avez un petit côté providentiel ? s'exclama la jeune femme. Il y a effectivement beaucoup de choses pour lesquelles vos conseils me seraient précieux : cette fichue lettre de serment d'allégeance à Luménis, les missives aux seigneurs riverains, j'en passe et des meilleurs... Les papiers de mon père étaient en bon ordre, mais ce n'est pas évident de s'atteler à semblables tâches, quand on n'y connaît rien...
Elle s'interrompit soudain, embarrassée.
-Ceci dit, je vous apprendrai volontiers à monter à cheval, même sans la moindre contrepartie. Vous avez déjà beaucoup fait pour nous, vous avez le droit de vous reposer, de vous occuper des choses qui vous tiennent à cœur ou vous détendent... De surcroît, je ne suis pas certaine d'être un très bon professeur d'équitation.

" Je suis sûr que vous vous en sortirez très bien." dit Albérich. " Quant à moi, j'ai besoin de varier mes activités, j'en suis conscient. Nous pourrions convenir d'un semblant d'horaire, même si je sais que votre rôle ne vous permet pas vraiment de vous enfermer dans un carcan de ce genre... Je m'incrusterai dans certaines de vos promenades matinales et je vous épaulerai ensuite dans les méandres officiels. Je reconnais que ces aspects ne sont pas des plus passionnants, mais une fois que vous aurez pris le pli, vous pourrez les expédier rapidement et sans trop y penser."
Il sourit.
" Etre en selle sera beaucoup plus pénible pour moi que vous apprendre à rédiger un traité ou une lettre. Mais je ne peux pas sans cesse me réfugier dans le petit jardin de mes habitudes."

Elisa grimaça.
-Je dois avouer que j'ai du mal à vous comprendre, en la matière. Ecrire un livre, d'accord, je peux imaginer comme c'est prenant. Mais rédiger des lettres, des documents administratifs, comment... Comment trouver cela moins douloureux que l'équitation ? Ou que la plupart des autres activités imaginables ?
Elle dévisagea Albérich, un instant, puis but quelques gorgées de son thé encore brûlant.
-Enfin,, évidemment, ma question est presque entièrement rhétorique : tout dépend des habitudes de chacun, je le sais bien. Vous avez peu chevauché et beaucoup écrit... Toutefois, en préliminaire à notre prochaine promenade équestre, j'aimerais savoir si l'on vous avait déjà donné des cours, et s'ils s'étaient mal passés, ce qui pourrait expliquer votre peu d'attrait pour les chevaux...

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