La Couronne de Cuivre

-Bah, il nous suffit de nous organiser un peu plus rationnellement pour les tâches tâches du quotidien, comme nous l'avons fait pour... les autres tâches. De toute façon, ne voulions-nous pas rationaliser nos rythmes, notre emploi du temps ? On fera d'une pierre deux coups...Ils allaient finir par mettre en place une organisation digne de véritables militaires. Mais c'était plutôt approprié, et même nécessaire.

" Ça va, Victor ?" demanda alors Martin, d'un ton inquiet.
Taliesin eut tout juste le temps de tourner la tête pour apercevoir le petit Luménien échanger un regard furtif avec Jehan. Puis, comme un seul homme, ou plutôt comme deux petits chats sauvages, les enfants bondirent, couverts dressés, sur le Mélandien aveugle. Ce dernier bascula en arrière dans un cri et se fut instantanément la mêlée.

Durant quelques secondes, le barde demeura complètement immobile, pétrifié par la surprise. Il n'en croyait pas ses yeux, et son cerveau, totalement pris au dépourvu, ne savait comment réagir aux images qu'ils lui envoyaient. L'acte des gamins était par trop inattendu, par trop irrationnel, par trop incompréhensible.
Mais il finit par revenir à lui et, chassant des interrogations pour l'heure inutiles quant au causes de l'événement, il sauta sur ses pieds et, en quelques enjambées, rejoignit les protagonistes, bien décidé à les séparer.
Fugace, une pensée lui traversa toutefois l'esprit. Une crainte, plutôt. Celle que Victor soit victime de l'une de ses crises de folie meurtrière durant lesquelles sa force semblait décuplée.
Mais il était trop tard pour y réfléchir. D'autant que, si c'était le cas, il s'en rendrait compte bien assez vite...

Taliesin n'était pas le seul à avoir bougé avec un temps de retard. Guéric avait saisi Jehan par le dos de la tunique et le tirait en arrière de toutes ses forces. Mais le gamin était aussi grand que le halfelin et la rage le galvanisait. L'elfe, attrapant Victor, constata avec soulagement que l'enfant n'était pas habité par sa force surhumaine, ce qui lui permit de le soulever sans trop de difficulté. Le petit Desmoulins se débattit comme un beau diable. Goran s'était faufilé entre les deux agresseurs et se pencha sur le Mélandien affalé sur le sol. Les gosses n'y avaient pas été de main morte : outre la plaie qu'il s'était faite au crâne en tombant, il avait une fourchette plantée dans l'épaule gauche, un couteau dans le ventre et son bras droit saignait par à coups.
" Bon sang..." souffla Martin, choqué.
" Assassin !" hurla Jehan.
" C'est pour Rinna, crapule !"

D'un côté, les paroles des garçons le rassurèrent : ils n'étaient pas brusquement tombés sous la coupe de l'être inconnu qui avait possédé Philibert, qui l'avait contraint à ce crime odieux. S'il en avait été autrement, ils auraient eu beaucoup de souci à se faire quant à leur sécurité...
D'un côté, donc, les paroles des garçons le rassurèrent. Mais d'un autre, elles le mirent en colère. Leur agression n'avait pas l'excuse d'une influence extérieure et n'en était par conséquent que plus révoltante. Comment avaient-ils pu ? Comment Victor avait-il pu, surtout après leur récente conversation à propos du sort du Mélandien ?
Ils étaient des gamins, d'accord. Mais pas des bébés ! Ils étaient assez vieux pour se rendre compte de ce qu'ils faisaient...
-Taisez-vous, siffla-t-il, glacial, impérieux; Je ne veux plus entendre un mot jusqu'à ce que je vous en donne l'autorisation. Ce que vous venez de commettre... Rinna aurait honte de vous. Moi, j'ai honte de vous.

" Taliesin, Philibert a besoin de soins." dit Guéric. " Goran, Martin ?"
Le courtisan fit la grimace mais saisit Victor par les épaules et l'arracha à l'étreinte de Taliesin pour l'entraîner à l'écart, alors que Goran saisissait Jehan et l'imitait. Seul Guéric demeura près de Taliesin et du Mélandien qui gémissait. Il perdait de plus en plus de sang.

Le barde s'agenouilla près du blessé, l'examina rapidement.
-Tu penses pouvoir lui retirer... ça ? demanda-t-il au halfelin en désignant la fourchette et surtout le couteau. Sitôt que ce sera fait, je lancerai des sorts de soin. Je dois pouvoir en faire trois d'affilée. Ce ne sont que des soins légers, malheureusement, mais ça devrait déjà arranger les choses...

" Pas de soucis. La fourchette n'est pas allée loin, je crois qu'elle a touché l'os qui est là-dessous... Le couteau par contre, c'est droit dans les viscères..."
Il attrapa les manches des ustensiles. Le Mélandien poussa un grognement et un peu de sang reflua à la commissure de ses lèvres.
" Bon sang d'bouse, ils l'ont presque tué..." souffla le halfelin, juste avant que Taliesin n'incante.

Le barde s'efforça de ne pas attarder son regard sur le sang perlant aux lèvres du Mélandien - c'était là, il le savait, un signe de très mauvais augure - et enchaîna ses trois incantations le plus vite possible.

Taliesin --> Soins légers --> Philibert

Restait à espérer que l'accumulation des sortilèges pallierait leur faiblesse intrinsèque. Sinon, il leur faudrait recourir à une potion. Le pipeau, lui, ne fournirait plus rien avant le lendemain...

Au moment du premier sortilège, Guéric avait arraché couteau et fourchette d'un coup sec, libérant un flot écarlate qui n'avait pas manqué d'imbiber immédiatement les vêtements du Mélandien. Mais les sortilèges de Taliesin firent leur effet. Même s'ils n'étaient pas très puissants séparément, ils jugulèrent les hémorragies et réparèrent les dégâts les plus importants. Du moins en apparence. Philibert demeura hébété, couché sur le dos dans son hémoglobine, les yeux vides papillonnant.
" C'était moins une." fit le halfelin en se rasseyant. " On aurait peut-être dû le supprimer directement."

L'elfe grimaça.
-Non. Pas s'il est innocent. Or, il y a tout lieu de croire qu'il l'est... On ne peut pas le tuer parce qu'il a été possédé... Ce serait... On ne peut pas devenir pires que nos ennemis. Nous nous perdrions.
Mais au regard des réactions suscités par sa présence, l'éliminer n'aurait-ce pas été, malgré tout, la solution la plus pragmatique ?
Il jeta un regard aux gamins. Frissonna.
-On ne peut pas devenir pires que nos ennemis... répéta-t-il.Et puis, nous avons besoin de toutes nos forces...

Guéric se redressa en acquiesçant et poussa un bref soupir.
" Nous avons été stupides. L'amener au souper, comme si de rien n'était... Les gosses sont traumatisés. Coupable ou pas, il a découpé Elerinna à la hache. Ce n'est pas exactement le genre de vision que l'on remise d'un claquement de doigts."
Il jeta un oeil vers l'autre côté de la grotte où Goran et Martin attendaient, avec les deux enfants désormais calmés, mais manifestement furieux.
" On n'est pas sortis de l'auberge..."

Le barde sentit à nouveau poindre la colère comme il observait les gamins.
-Victor n'avait pas le droit de réagir comme ça. Traumatisé où non. Il en a déjà vu de rudes... Et il devrait être capable de comprendre que Philibert n'y est pour rien. Nous en avons parlé pas plus tard que tout à l'heure, il paraissait m'avoir écouté. Mais force est de constaté qu'aujourd'hui comme depuis toujours il ne tient pas compte de ce que je lui explique, de ce que je lui demande.

" C'est un gosse, Taliesin." rétorqua Guéric.
Il grimaça en constatant l'étendue de la colère du barde mais ne se tut pas pour autant.
" Et un petit gosse, de surcroît. N'espère pas de lui qu'il se comporte en adulte. Même s'il fait mine de comprendre et de gérer... ça ne l'empêche pas de rester un môme. L'âge de raison... on ne l'atteint pas toujours. Certainement pas à huit-neuf ans, en tout cas. Nous aurions dû prévenir ce genre de choses. Même si ton gamin est un survivant... Un jour, une goutte fait déborder le vase. Comment savoir laquelle."

Le barde le dévisagea une seconde.
-Mais les gosses n'essaient pas de tuer, normalement ! protesta-t-il. La réaction de ces deux-là est...
Il s'interrompit, frissonna à nouveau..
-Enfin, il faut que je sois réaliste, reprit-il. Beaucoup, ici, même s'ils ne le diront pas, penseront qu'ils ont tenté de faire... ce qu'il fallait faire. Ils leur donneront raison. D'autre part, ce ne sont pas mes gamins, je n'ai aucune autorité légale sur eux, et ils ne m'en reconnaissent aucune non plus. Bref, j'espère juste qu'ils accepteront de se plier aux règles que d'autres fixeront, dans les jours à venir.

" Non. Tu as raison de vouloir les punir. Et ils doivent accepter ton autorité." dit Guéric. " Mais ils sont blessés. Leur geste est injustifiable, dangereux, scandaleux... Horrible... Des gosses ne font pas ce genre de choses, tu l'as dit. Mais cela nous informe de l'intensité de leur trouble. Tout le monde joue la comédie, dans cette grotte. Prétend que nous maitrisons notre destin. C'est un leurre. Ne te fie pas à leur petite mine, simplement. Ils vacillent, comme nous."
Au moment où le halfelin termina sa tirade, le sol vacilla, pour de vrai, juste un instant, avant de se stabiliser.
" Quoi, maintenant ?" siffla Guéric.

Le phénomène chassa temporairement toute autre préoccupation de l'esprit du barde, et il tendit l'oreille, pour tenter d'entendre s'il n'y avait pas d'échos, de rémanences d'un son ayant accompagné le vacillement.
-Une explosion provoquée par les pirates ? prononça-t-il, verbalisant la première idée qui lui venait à l'esprit. Un tremblement de terre ?

Taliesin perçut un grondement distant, mais rien de plus.
" Comment le savoir ?" fit Guéric, qui avait porté la main à son épée courte, par réflexe. " Tes deux hypothèses me semblent valables..."
" Espérons que ce n'est pas le volcan qui se réveille" intervint Rumoc, demeuré silencieux depuis un bon moment.

Le barde grimaça.
-Ce serait la tuile, ça... Presque autant que si le dragon revenait à la vie. Non, ce serait pire, parce que le dragon s'en prendrait d'abord aux pirates qui arpentent la surface de l'île et viendront tôt ou tard fouiller son trésor... Alors que le volcan, lui...
Il secoua la tête.
-Espérons que ce n'est pas ça. Peut-être nos guetteurs en sauront-ils plus...

Guéric baissa les yeux sur le Mélandien sonné qui gisait toujours à leurs pieds.
" Bon... Il faudrait le transporter sur son lit... Peut-être peux-tu aller voir les gamins... Je ne pense pas qu'ils tenteront un nouvel assaut dans l'immédiat. Enfin j'espère... Envoie-moi Goran."

La grimace qu'avait arboré Taliesin en constatant que le sol vacillait ne fit que s'accentuer.
-Mais qu'est ce que tu veux que je leur dise ? Qu'est-ce que tu veux que je fasse avec eux ? M'est avis qu'un sermon de quelqu'un d'autre aurait plus de poids. Moi, ce que je dis, il s'en contrefichent...
Il écarta les mains en signe d'impuissance.
-Enfin, comme je ne suis pas assez costaud pour transporter Philibert...
Et de se diriger vers les gosses et ceux qui les surveillaient, pour demander son aide à Goran.

Le rôdeur parut ravi de céder sa place à Taliesin. Victor et Jehan étaient assis côte à côte sur un lit, sombres et silencieux. Martin était debout, tendu, mais il s'efforça d'accueillir l'elfe d'un hochement de tête amical. Les deux enfants ne cherchèrent pas son regard, lorgnant leurs pieds, la mine boudeuse.
" Le sol a tremblé, n'est-ce pas ?" demanda Martin.

-Oui, répondit-il. J'ai pensé à une explosion qu'auraient pu déclencher les pirates pour élargir un passage souterrain, ou à un tremblement de terre. Rum a évoqué... le volcan.
Il hésita.
-Est-ce qu'il y a souvent ce genre de phénomènes, sur Mersant ? Je veux dire... ces secousses ?
Il n'était pas certain d'avoir le fin mot de l'affaire. Mais ce n'était pas comme s'il pouvait faire autrement...

" Non." fit Martin. " Je n'en ai jamais ressenti en tout cas. Mais... même les phénomènes naturels sont rares, non ? Enfin... J'imagine que même si les grottes s'effondrent, nous serons en sécurité dans celle-ci..."
Il jeta un coup d'oeil aux enfants.
" Veux-tu que je te... laisse avec eux ?"

Il avait espéré que Martin prolongerait la discussion. Mais manifestement, il n'en serait rien.
-Je ne suis pas sûr de le vouloir, répondit-il franchement. Mais je ne suis pas certain d'avoir le choix. Évidemment, si tu as des idées quant à la manière de... répondre à leur comportement, je suis preneur.
Le courtisan avait été lui aussi la victime de Philibert. Son avis avait donc du poids. Et le barde avait rien moins qu'envie de se l'aliéner...

Martin grimaça, son regard fila vers les enfants puis il soupira et secoua la tête.
" Je n'en sais rien." souffla-t-il. " Les rares enfants que j'ai connus... apprenaient par la manière forte... mais ils cessaient aussi rapidement d'être des enfants."
Il sourit douloureusement à Taliesin.
" Je ne suis pas la personne à qui il faut poser cette question."

Spontanément, le barde lui serra le bras.
-Excuse-moi, je n'ai pas... à vous ennuyer avec ça. Simplement, je n'ai pas, moi non plus, l'impression d'être le mieux placé pour décider, ou avoir un avis... D'autant que toutes mes tentatives de parler avec eux, de leur expliquer, ont totalement échoué.
Il soupira.
-Mais je vais me débrouiller. Tant bien que mal.

" Reste." dit alors Victor.
Martin le regarda, avec une grimace.
" Moi ?"
" Il t'a fait du mal. Pourquoi tu t'en fous ?" demanda le gamin.
" Et il a tué Rinna !" glapit Jehan.
" Il ne voulait pas tuer Rinna." dit Martin. " Et il ne voulait pas me faire du mal."
" Je l'ai vu, moi. Avec la hache."
" Il me fait peur." murmura Jehan.

Il manqua tancer les gamins : après tout, il ne les avait pas autorisés à parler ! Mais il renonça. Préféra, pour l'instant du moins, en rester à la discussion.
-Victor, nous avons eu une conversation à ce propos pas plus tard que tout à l'heure. J'ai essayé de te parler comme à quelqu'un capable de comprendre les choses. Et j'ai cru que tu avais compris. Malheureusement, comme toujours, il n'en est rien. Je n'ai donc pas l'intention de continuer à gaspiller ma salive en pure perte. Toutefois... Je n'en ai pas parlé avec Jehan. Peut-être l'aurais-je dû. Peut-être est-il plus mature, plus susceptible de comprendre, lui. Je vais donc le faire à présent.
Il se pencha, saisit le poignet du petit Merlu.
-Dis-moi, Jehan... Si je me sers de ta main pour frapper Victor... Quoi, de toi ou de moi, sera le coupable ?

Jehan dégagea son poignet d'un coup sec et recula vers le fond du lit.
" Moi je l'ai vu avec la hache." répéta Victor, et son regard se troubla.
Le petit Merlu ne répondit rien et se recroquevilla, les bras autour des jambes, avant qu'un frisson ne l'ébranle.
" Je doute que tu puisses vraiment dire quoi que ce soit..." murmura Martin à mi-voix.

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