La Couronne de Cuivre

" Je suis désolé d'avoir contourné vos ordres, Robert. Les Lathandrites sont malheureusement invités à privilégier ce qu'ils estiment bien, parfois au détriment des règles... Ce qui est problématique, j'en conviens. Je vous promets de contenir mes élans rebelles et de me plier à vos ordres dans les Landes. Je ne veux pas perdre votre confiance."
Il poussa un bref soupir.
" Et je ne voulais pas exploiter les enfants. J'avais dans l'idée d'impliquer Albérich, mais Ruth et Alban ont insisté... Je pense qu'ils étaient vraiment désireux de rattraper leurs errements. Et si j'ai pu un rien alléger leur culpabilité, aussi déplacée soit-elle, et bien... Je m'en réjouis. Quant à Alban... Je ne pense pas qu'il soit une bonne idée de soutenir son manque d'estime de lui-même en le plaçant dans un cadre encore plus pesant. Il va grandir, changer, évoluer, croire en sa valeur, immanquablement. Vous avez la patience nécessaire pour l'amener à prendre confiance en lui-même, j'en suis convaincu."

-Oh, je n'ai aucune intention de m'en séparer, à moins qu'il n'en manifeste le désir. Et s'il manque effectivement de confiance en lui, le pire, je crois, est sa tendance à ne se pardonner aucun faux pas. Enfin, j'espère qu'il finira par distinguer les erreurs réelles des choses qui n'ont pas d'importance.
Il se fendit d'un sourire en coin.
-A ce propos, mon ordre d'hier n'avait aucune importance. Mon autorité ne concerne pas la lessive, mais uniquement les aspects militaires. Et, les concernant, je vous demande solennellement de ne pas hésiter à me dire quand vous pensez que je me fourvoie. Vous êtes beaucoup plus expérimenté que moi dans le commandement de troupes si nombreuses : je serais donc le dernier des imbéciles de me priver de vos lumières. Ce qui me fait penser que le conseil a accepté à l'unanimité une demande que je lui ai soumise ce matin, au petit-déjeuner, à savoir que vous soyez officiellement nommé mon second, et que vous preniez ma place jusqu'à la prochaine assemblée au cas où il m'arriverait quelque chose. Nous en ferons l'annonce lors de la soirée de départ... si bien sûr vous êtes d'accord.

Hubert resta bouche bée. Il ne s'était pas réellement attendu à ce que Robert soit fâché de son tour de passe-passe concernant la lessive, mais il n'aurait jamais imaginé s'en voir récompensé de la sorte. Même si, bien sûr, ça n'avait rien à voir. Mais tout de même...
" Je... je suis très honoré que vous m'estimiez... à même de vous suppléer mais... J'ai peur que vous ne vous mépreniez sur mon compte... Oui, j'ai eu beaucoup d'hommes sous mes ordres, mais c'était une garde urbaine... Notre métier était le maintien de l'ordre parmi les citoyens de la ville, pas... pas la défense contre des forces hostiles... Je n'y entends pas grand chose, dans le domaine, contrairement à vous, et tous ceux qui ont combattu les hommes de Nwalk... Je ne voudrais pas que vous vous trompiez de personne."

-Je ne me trompe pas de personne, dit doucement Robert. Oui, Frida et les autres rôdeurs ont déjà protégé des communautés contre des bandes de monstres, mais il ne s'agissait pas de défendre cinq cent personnes contre des hordes entières, et de toute façon, telle ne sera pas leur mission, puisqu'ils devront surtout nous informer du danger avant qu'il ne nous atteigne. Oui, nous sommes plusieurs à avoir combattu les Morféens, mais il s'agissait d'escarmouches, non de batailles rangées. Et si celle à laquelle j'ai participé à tourné à notre avantage, les pertes ont été nombreuses...
Il soupira.
-Vous... Vous êtes un paladin, Hubert. Vous êtes formé pour lutter contre les forces du mal. Et votre expérience de capitaine n'a pas de prix : vous savez diriger les hommes, maintenir la discipline... Si les choses devaient venir à mal tourner, vous seriez le mieux à même de nous sauver la mise.

C'était certainement une exagération, mais Robert savait trouver les mots, et il n'avait pas complètement tort. Hubert était paladin, il savait diriger des hommes, et autrefois, il avait combattu dans la Forêt Maudite avec ses pairs, protégeant les villages de la lisière contre ce que les sous-bois vomissaient d'atrocités. Dans son souvenir, il ne s'en était pas trop mal tiré. Mais c'était il y a longtemps, avant la chute.
" Je doute qu'un seul homme puisse faire la différence, murmura-t-il à moitié pour lui-même, avant de sourire au chevalier. Et c'est votre formidable prévoyance qui nous sauvera certainement la mise. Mais je suis honoré de votre confiance et oui, je suis prêt à relever le défi. Je vous servirai de mon mieux, Robert, vous et la communauté."
C'est seulement alors qu'il réalisa que Robert avait parlé de défendre les colons contre des "hordes entières". Etait-ce une expression ? Parce que jusqu'ici, ce n'était pas exactement ce qui avait été mentionné...

-Merci, vous me soulagez d'un grand poids. Et, comme je le disais à l'instant, vous ne devrez jamais hésiter à me dire si les décisions que je prends vous paraissent mauvaises. Je n'ai pas d'orgueil mal placé et je suis conscient de mon manque d'expérience.
Il observa un instant ceux qui déposaient armes, armures et équipements divers dans des caisses.
-Sinon, pour en venir à des aspects plus pratiques... Que diriez-vous de superviser une moitié de la colonne, en journée, et la surveillance du camp pendant une partie de la nuit ?

" Cela me convient parfaitement." dit le paladin, sans plus aucun regret.
Sa première hésitation surmontée, il se sentait parfaitement bien. Il espérait juste qu'il n'y aurait pas trop de mécontents, estimant qu'il s'élevait trop vite et injustement, à peine arrivé. Il était convaincu de pouvoir faire du bon travail... mais ne pouvait jurer qu'il n'y ait pas un meilleur candidat quelque part.
" Et ne vous inquiétez pas, je vous dirai ce que je pense de vos décisions. Je ne suis pas très doué pour garder mes opinions pour moi."
Il dévisagea une seconde le chevalier, puis grimaça.
" Et je dois d'ailleurs vous dire, Robert, qu'à mon avis sincère, vous avez besoin d'un bain chaud. J'espère que vous ne l'aviez pas oublié, car je compte bien que vous en profitiez avant la nuit."

Le chevalier sourit.
-Je sens que notre collaboration va être fructueuse,car je préfère de loin la franchise et les remarques directes aux grandes circonvolutions diplomatiques...
Il croisa les bras.
-Pour le reste, je n'ai pas oublié cette histoire de bain chaud, et j'y songerai... quand vous aurez vous-mêmes terminé la tâche à laquelle vous vous êtes engagé. J'ai reçu des plaintes de plusieurs parents furieux parce que leurs rejetons ne s'étaient pas bien lavés derrière les oreilles, et parce qu'il restait une ou deux tâches de boue sur leurs frusques...

" J'allais me proposer pour vous aider à ranger ce qui doit l'être, mais voilà que je vais devoir courir après dix gamins, que je serais bien incapable de reconnaître, pour contrôler la couleur de leurs oreilles... Misère, vous êtes dur avec moi. Quant aux taches, par contre, je me porte garant du sérieux de Ruth et d'Alban. Si certains des vêtements sont sales, c'est assurément parce que ces garnements les ont souillés en venant les récupérer dans la tente !"
Il secoua la tête.
" Blague à part, que puis-je faire pour me rentre utile ?"

-Si vous vous en sentez le courage, vous pouvez nous aider à ranger le matériel et à transporter les caisses... Hormis les vivres, les armes seront le seul équipement à être chargé dans des chariots échelonnés tout au long de la colonne : il faut qu'en cas de besoin, nuis puissions les distribuer rapidement à ceux qui savent s'en servir... Ensuite, il ne restera plus qu'à replier cette tente, et c'en sera terminé. Les combattants sont encouragés à se reposer le plus possible, aujourd'hui, car le trajet sera particulièrement éprouvant pour eux.

Compte tenu de son impatience, Hubert doutait de parvenir à faire la sieste. Mais peut-être que si Albérich était lui aussi oisif, ils pourraient disputer une ultime partie d'Hermines avant les Landes. Cependant, le Luménien n'étant pas un combattant, il ne jouirait peut-être pas de la moindre minute de temps libre... Au pire, Hubert l'aiderait à terminer rapidement, histoire de lui dégager une heure en fin d'après-midi.
" Très bien. Dans ce cas, je vais vous aider, et puis je verrai bien. Pensez-vous organiser une dernière réunion d'état-major avant le départ ? Peut-être demain matin ? Ou encore ce soir ?"
Hubert n'avait pas oublié le bain promis, mais il avait l'impression qu'il lui faudrait ruser pour arriver à ses fins.

-Ce soir, il vaut mieux ne pas y compter : après les festivités, je crois que tout le monde préférera se diriger vers son lit... Cependant, nous nous réunirons demain matin, pour faire le point : cela sera rapide, puisque chacun connaît ses consignes, puisqu'il n'y a pas de grandes nouveautés... Mais si vous le jugez nécessaire, nous pouvons organiser une réunion dans l'après-midi. Vous devez également vous sentir libre de discuter avec les autres officiers : je sais qu'il est plus aisé de commander à des gens que l'on connaît au moins un peu...

" Oui... Vous devriez sans doute me dire qui vous comptez mettre sous mes ordres, dans ce cas-là... Je ne veux pas imposer de réunion supplémentaire, je crois qu'effectivement, nous savons à quoi nous en tenir, mais... j'aimerais autant ne pas prendre les gens trop au dépourvu. S'il y a des grincements de dents, je préfère les gérer avant que nous nous mettions en route... et si certaines personnes me sont complètement inconnues... Peut-être serait-il bon que je leur serre la main une première fois."

-Sachez déjà qu'il n'y aura aucun grincement de dents. Dans notre communauté, seule les compétences entre en ligne de compte lorsqu'il s'agit d'attribuer un poste. Ainsi, si vous étiez arrivé en son sein avant moi, il y a fort à parier que c'est vous qui seriez conseiller, et non l'inverse. Ce qui serait beaucoup plus logique, d'ailleurs. Vous n'avez donc aucun souci à vous faire : personne ne vous considérera comme un parvenu, ne vous jugera illégitime. C'est même tout le contraire.
Il s'interrompit un instant pour répondre à un jeune homme qui lui demandait que faire des cibles puis se tourna à nouveau vers Hubert.
-Concernant les officiers, jusqu'ici, c'est Mathias et Edgar qui supervisaient la garde. J'imagine que vous préférerez avoir le second sous vos ordres, comme vous le connaissez mieux ? Louis, Étienne et Gaspard - le sieur d'Estremont - nous seconderont également : leur statut de chevalier leur confère une certaine autorité... Pour les mercenaires, ils seront divisés en deux groupes s'occupant chacun d'une moitié de la colonne et dirigés l'un par Guillermo, l'autre par Lothar : l'un d'entre eux sera donc votre subordonné.

Hubert faillit protester lorsque Robert mentionna le poste de conseiller. Même si c'était un rôle que le paladin avait assumé à Solarcis pendant des années, il n'était pas particulièrement pressé de retrouver une place en politique. C'était même le contraire. Evidemment, c'était différent de jouer les figurants à la table de Béranger que de participer à un réel conseil, mais Hubert ne s'était jamais trouvé très doué pour les discussions et les grands plans. Il se sentait avant tout homme de terrain, et n'avait pas de difficultés à jouer les exécutants... pour autant que les ordres aient du sens et qu'il puisse donner son avis sur les matières qu'il maîtrisait. Mais il ne dit rien, ce n'était pas utile.
Il était un peu surpris aussi que le chevalier estime que personne ne remettrait sa nomination en cause. Malgré sa réputation, malgré sa victoire sur le conseiller, il avait la sensation d'être à peine arrivé et de n'avoir pas pu réellement faire ses preuves, contrairement à de plus anciens membres du groupe. Il n'aurait pas été offusqué que certains doutent de ses qualifications. Il songeait aussi qu'il aurait été humain, simplement, d'être un peu déçu de le voir débarquer de nulle part, in extremis, si on avait lorgné cette promotion de longue date. Mais Robert connaissait les gens mieux que lui.
Il revint à l'instant présent.
" Ça me parait très bien. J'aime autant travailler avec Edgar, effectivement... Je le connais mieux."
Il espérait juste que l'instructeur parviendrait à continuer à le tutoyer.
" Pour le reste, j'ai vu tout le monde à la réunion... Je vais donc éviter d'aller me présenter et plutôt ranger du matériel"

Ils se mirent donc tous deux au travail, rangeant le matériel martial puis transportant les caisses jusqu'aux chariots. Alban, qui s'était jusque là affairé dans la tente de son maître, finit par les rejoindre. Quelque peu gêné, il annonça au paladin qu'étant allé chercher le bouclier de Robert chez le forgeron, il en avait profité pour prendre le sien et l'amener jusqu'à la tente qu'il occupait avec Albérich.
Un heure plus tard, environ, l'armurerie avait été vidée et ils se mirent à la démonter. Le chevalier et les hommes qui l'aidaient avaient l'habitude de l'opération, si bien qu'elle fut menée en un rien de temps.

De son côté, Albérich avait aidé Marthe à terminer son rangement, subtilisant au passage (et avec sa bénédiction) l'un et l'autre document qu'il entendait compulser pendant le trajet, à ses heures perdues. La perspective de pouvoir, peut-être, en débattre avec un cercle restreint n'était pas pour lui déplaire, de surcroît. Ensuite, fidèle à ses engagements, il prit congé de la juge et gagna les abords de l'école où devaient se trouver les instituteurs.

Le Luménien avait été bien inspiré et il comprit rapidement que le découragement anticipé des instituteurs n'était pas injustifié : outre emballer livres, ardoises et autres craies, il fallait démonter le grand nombre de tables et de bancs qu'abritait la vase tente. Agathe, Rebecca et Philibert travaillaient avec soin mais sans se presser, se ménageant de nombreuses pauses au cours desquelles, en plus de discuter tranquillement, ils se faisaient passer une petite flasque de métal, non sans avoir, au préalable, jeté des regards alentour.
-Nous ne voudrions pas passer pour des alcooliques... expliqua Agathe en la tendant à celui dont ils avaient accepté l'aide avec gratitude.
-Donc nous préférons être prudents, d'autant que nous attendons une livraison...
-Je me demande si Ignace aura réussi à se procurer autant de bonnets d'âne que nous lui en avons demandés...
-Et de fouets. N'oublie pas les fouets. C'est le plus important.

Albérich se demanda si telle était la culture habituelle des enseignants. C'était un monde qu'il n'avait jamais fréquenté, car le Temple avait bien sûr sa propre école, et sa propre atmosphère, mais il ne les aurait jamais imaginés aussi... bizarres. Il ne refusa pas l'alcool qu'on lui proposait, même s'il trouvait curieux de boire en pleine journée, car il ne voulait pas passer pour le rabat-joie de service.
" Je vois qu'on ne prend pas l'instruction à la rigolade, chez vous." commenta-t-il avec une moue faussement appréciative. Mais vous auriez dû vous contenter d'acheter de la toile blanche et imposer aux enfants de faire de la couture pendant le trajet. Ça les aurait occupés utilement."

La flasque contenait une liqueur sucrée assez forte pour réchauffer qui la buvait, ce qui n'était pas malvenu, mais pas suffisamment pour embrumer l'esprit après seulement quelques lampées.
-Nous y avons pensé...
-Mais ils auraient été capables de s'attaquer à coups d'aiguilles...
-..et Agnès nous serait alors tombée sur le dos.
Un peu plus tard, alors qu'ils s'étaient remis au travail, trois adolescents arrivèrent, les bras chargés d'épais paquets de toile. Après avoir remerciés les porteurs, les instituteurs déballèrent leur contenu sur une table. Il s'agissait de livres : des ouvrages consacrés à divers thèmes, comme l'histoire ou la géographie, mais également beaucoup de romans et ce, pour tous les âges.
-Nous avons dévalisé les librairies de toutes les villes près desquelles nous nous sommes arrêtés.
-Nous voulons que notre bibliothèque soit la plus riche possible.
-Mais, pour encourager la lecture chez les enfants, nous nous sommes organisés pour offrir un livre à chacun d'entre eux, un livre susceptible de vraiment lui plaire, et nous espérons qu'il profitera du trajet pour y jeter un coup d’œil et, qui sait, le dévorer..
-Celui-ci, par exemple, est pour Ruth.
Le roman s'intitulait "Les aventures de Xyléna la Guerrière".

Albérich sourit en lisant le titre. Il se souvenait d'avoir relevé un défi similaire en offrant un roman d'aventures à Elisa de Combeloup. Il ne savait pas si elle l'avait lu, ni ce qu'elle en avait pensé.
" Voilà qui leur permettra assurément de tromper l'ennui, fit-il. Ensuite, ils se les échangeront. C'est assurément une excellente idée. Comme est celle d'avoir anticipé la constitution d'une bibliothèque."

-Nous avons un peu peur qu'ils s'en servent pour se taper dessus...
-Ou qu'ils lancent des concours pour savoir qui arrivera à toucher tel arbre, tel rocher situé près de la route.
-Bon, peut-être qu'il y en aura un ou deux pour daigner les ouvrir...
-Et qui sait, lire au moins une phrase !
-Quant aux idées... C'est à Agnès et à la communauté dans son ensemble que nous devons d'avoir pu les concrétiser.
-Oui, nous avons beau jouer les ronchons à propos des entraînements ou du tournoi, nous devons reconnaître qu'ici, la culture n'est pas une priorité uniquement dans les discours.
-Le groupe se donne véritablement les moyens de ses ambitions. Cela change agréablement...
Une fois le matériel rangé, une fois le mobilier démonté, ils s'attaquèrent à la tente, commençant par les cloisons intérieures puis s'occupant de la toile extérieure. Les instituteurs connaissaient leur affaire et le démontage fut moins long et moins compliqué qu'on aurait pu le croire. Lorsque ce fut terminé, aux environs d'une heure de l'après-midi, le petit groupe entreprit de transporter les caisses jusqu'aux chariots.

***

Albérich retrouva Hubert après le repas et tous deux s'en allèrent trouver Ignace pour lui demander où ils pourraient se rendre utiles. Sur ses indications, ils se rendirent en divers points du campement. Parfois, ils durent aider à démonter des tentes mais, le plus souvent, il s'agissait d'emballer du matériel et, surtout, de déplacer caisses et coffres vers le terrain d'entraînement. La tâche s'avéra fatigante mais non épuisante car, heureusement, ni les bras, ni les bonnes volontés ne manquaient.
Quand ils en eurent terminé, le soleil se rapprochait de l'horizon. L'activité battait son plein dans les cuisines, de longues tables a tréteaux avaient été installées sur la place et l'on entendait les bardes s'exercer sur leurs instruments respectifs. La soirée de départ s'approchait à grandes enjambées et, ne s'y trompaient pas, les membres de la communauté se dirigeaient à pas tranquilles vers le lieu des festivités.

Albérich se joignit au mouvement avec la calme certitude d'avoir mérité sa place à table, Hubert sur les talons. Ils avaient travaillé de concert, sans beaucoup échanger, sinon des regards ou des gestes, des trivialités, des indications purement fonctionnelles. Malgré la tâche accomplie, et le fait qu'on lui avait proposé dix fois d'aller plutôt se reposer, le paladin paraissait légèrement mécontent en arrivant sur les lieux du banquet.
" Un problème ?
— J'avais promis un bain à Robert, et la journée a filé. Je déteste ne pas tenir mes engagements, même pour des choses triviales. Ça me donne la sensation de n'être fiable en rien.
— Allons... Il y avait des choses plus urgentes à faire... Ce n'est pas comme si tu avais chômé. Robert doit s'en douter.
— C'est une question de principe. Si je ne sais pas remplir la plus petite de mes obligations, pourquoi serais-je capable de remplir les autres ? Non. C'est lamentable de ma part. Il faudra que je trouve un moyen de me racheter."
Albérich soupira et prit place à table. Hubert s'installa en face de lui. Un instant, le Luménien pensa lui proposer d'aller passer la soirée en compagnie de ses homologues, mais le paladin avait un passage à vide, et il le prendrait certainement mal. Quelques minutes plus tard, un sourire revint cependant sur ses traits.
" Je suis désolé, c'est supposé être la fête, je sais...
— Ne t'en fais pas."
Peut-être était-ce la manière dont le stress se manifestait chez Hubert, en réalité...

Les tables commencèrent à se garnir. Sans doute pour éviter une trop grande corvée vaisselle, les assiettes étaient remplacées par de grands tranchoirs de pain frais, et l'on avait privilégié les plats pouvant se manger à la main, telles les tourtes ou les tartes dont montaient d'appétissants fumets : les cuisiniers comme le boulanger semblaient s'être surpassés. En revanche, les coupes, elles, étaient distribuées en abondance, et l'on avait déjà mis en perce plusieurs tonneaux. Soit on avait décidé d'alléger quelques chariots, soit on avait procédé à quelques commandes spéciales auprès des sommeliers de Grand Estuaire...
-Puis-je m'assoir avec vous ?
Marthe, souriante, venait d'apparaître aux côtés des deux compagnons.

" Mais bien sûr, Marthe, installez-vous ! s'exclama Albérich en lui indiquant la place voisine. Qu'est-ce que je peux vous servir à boire ?"
Hubert sourit à la juge, détendu.
" Dites-moi... Albérich s'inquiète beaucoup et je compte sur vous pour le rassurer. Nous n'allons pas danser, n'est-ce pas ?"
Le Luménien ne put que décocher un regard incrédule à son compagnon, qui l'ignora royalement, l'expression faussement sérieuse.

-Bien sûr que si ! Et j'espère bien qu'il m'acceptera comme cavalière, même si je n'ai plus dansé depuis une éternité...
Puis, se tournant vers Albérich :
-En matière de boisson, je vais commencer doucement. Avec du vin, je crois...
-Hum, si je promets que nous ne parlerons pas armes et combats, ais-je une chance d'être accepté parmi vous ?
Robert venait de surgir à son tour, son inséparable écuyer derrière lui.

Hubert s'empourpra mais Albérich sourit au chevalier.
" Bien sûr. Vous êtes accepté même si vous parlez armes et combats, mais vous aurez un quota à ne pas dépasser ! C'est Marthe qui tient les comptes."
Il adressa un clin d'oeil à la juge tout en la servant de vin. Il eut ensuite un instant d'hésitation. Il avait envie de se venger de cette affaire de danse, mais s'il mettait le bain sur le tapis, il sentait qu'Hubert ne retrouverait pas le sourire de la soirée. Aussi renonça-t-il. Mieux valait préserver l'harmonie de leur compagnie plutôt que de se montrer revanchard.

-Ne vous inquiétez pas, je n'ai aucunement l'intention d'aborder de tels sujets. Il est important de savoir se changer les idées, parfois...
Il jeta un regard à son écuyer.
-Alban ?
-Oui, messire ?
-Tu sais que c'est la fête pour toi aussi.
-Oui, messire.
-Et que tu n'es pas en service.
-Oui, messire.
-Tu sais donc que tu n'es pas obligé de rester avec moi.
-Je ne voudrais pas vous déranger, messire. Je vais donc...
-Non, non, je disais ça pour toi, Alban. Je pensais juste que, peut-être, tu pourrais avoir envie, par exemple, d'en profiter pour discuter avec les autres écuyers...
-Ils me considèrent presque comme un bébé, messire.
-Ah. Alors avec Ruth ? Elle n'a pas l'air de savoir où s'installer...
Le gamin ouvrit des yeux ronds comme des soucoupes.
-Bon, d'accord. Tu peux t'assoir avec nous, et tu ne me dérangeras en rien.
-Merci beaucoup, messire.
Robert jeta un regard en direction d'Albérich et, avisant qu'il servait Marthe.
-Ce vin m'a l'air fort bon, et je ne serais pas contre le goûter. Et... hum... je vous saurais gré si vous pouviez également remplir la coupe de mon écuyer. A ras-bord.
-Messire ?!
-C'est la fête, Alban, tu y as droit toi aussi.

Albérich eut un sourire et emplit les coupes du chevalier et de l'écuyer. Le vin était doux, le petit garçon piquerait sans doute du nez avant de chanter des chansons. De toute façon, le Luménien avait l'impression qu'il n'en connaissait plus aucune. Il espéra que Robert ne commettait pas une erreur et qu'Alban n'aurait pas l'alcool triste. Il ne put s'empêcher de songer à d'anciennes agapes au Temple de Lathandre, festin arrosés où les novices échappaient un temps à la surveillance des plus âgés et finissaient par aller s'écrouler dans leur dortoir, pour les plus chanceux, et ailleurs, pour les autres. L'écuyer était assurément dans de meilleures mains.
" Est-ce une tradition que vous avez observée chaque fois que vous avez levé le camp, ce banquet ?" demanda-t-il alors pour détourner l'attention des tentatives infructueuses de Robert pour libérer son acolyte.

-Le banquet, oui : chaque départ inaugurant une nouvelle étape de notre périple, nous aimions marquer le coup.
-Mais ce soir, c'est différent : la longue phase des préparatifs est enfin terminée et nous allons entrer dans le vif du sujet. Alors, les festivités seront de plus grande ampleur.
-Nous pouvons nous le permettre : demain, nous traverserons des zones où les dangers sont assez rares. Ce ne sera pas une raison pour ne prendre aucune précaution, bien sûr, mais si certains ont l'esprit encore embrumé, cela ne sera pas un problème.
-Nous comptons donc bien en profiter...

La Couronne de Cuivre

[Quête] Dans la Campagne du Soleil