La Couronne de Cuivre

-A vrai dire, tout c'était admirablement bien passé, fit la rôdeuse. Mais sans doute était-ce dû à l'urgence de la situation, au contrecoup de l'attaque : chacun des colons avait pleinement conscience des dangers qui nous environnaient et de ce qu'il pouvait advenir s'ils nous assaillaient en nombre... Or, depuis trois jours, tout à été particulièrement tranquille. Par conséquent, peut-être serait-il nécessaire de procéder à un petit rappel ? Peut-être serait-il intéressant, aussi, de demander aux volontaires de monter la garde cette nuit, ne fut-ce que brièvement, afin qu'ils s'y réhabituent ?

Hubert sourit.
" Vous êtes pessimiste, Frida. Moi je suis certain que nos sentinelles se montreront à la hauteur, même après plusieurs jours de répit." dit-il avec humour.
Il jeta ensuite un regard à Robert, craignant d'outrepasser ses prérogatives. Mais puisqu'il avait abordé le sujet le premier, il décida d'aller au bout de la question.
" Cela dit, je suis d'accord avec vous. Peut-être faut-il regarder à nouveau de combien de personnes nous disposons, et leur proposer de veiller deux heures en début de soirée, à la mi-nuit, ou avant l'aube, en sus de nos équipes habituelles, mais je ne serais pas pour leur imposer une garde complète alors que nous n'avons averti personne. Enfin... c'est mon impression."

Robert, qui ne paraissait nullement offusqué par son attitude ou ses suggestions, acquiesça sans tarder, de même que le reste de l'assistance. Le principe ayant été adopté à l'unanimité, on vérifia les listes des volontaires et l'on aborda brièvement les modalités pratique, chaque officier devant aller trouver un certain nombre de personnes pour leur faire la fameuse proposition.
Une fois le sujet clos, le chevalier passa au point suivant.
-Comme vous le savez probablement tous, hier en début de nuit, une sentinelle a entendu ce qu'elle a identifié comme un battement de tambour. Elle paraît assez sûre de son fait, bien qu'ayant été la seule à le percevoir. Il peut donc s'agir d'une fausse alerte, d'un bruit extrêmement lointain transporté par le vent... ou d'un véritable indice de la présence, à quelque distance de la route, d'une tribu de cannibales. Évidemment, dans de telles conditions, nous ne pouvons lancer le branle-bas de combat. Néanmoins, prudence étant mère de raison, l'idée serait de demander aux guetteurs de redoubler de vigilance, et aux éclaireurs d'être plus attentifs que jamais à tout signe de présence humaine.

Hubert acquiesça bien sûr à cette proposition, qui tombait sous le sens. Il se tourna cependant vers le rôdeur paludier qui avait rejoint leurs rangs.
" Varamyr, vous qui êtes de la région... Avez-vous la moindre idée de la taille que peut avoir une telle tribu ? Et du type d'armes dont elle dispose ? On m'a dit que ces cannibales étaient spécialistes des embuscades mais c'est différent de se trouver nez à nez avec des hommes habillés de cuir et armés de gourdins qu'avec des soldats en armure de métal et épées... D'autant que, quelle que soit leur allure, ils ont l'avantage du terrain..."

Varamyr acquiesça.
-Oui, ils ont l'avantage du terrain et savent exploiter toutes ses ressources en leur faveur : ils sont capables de repérer les moindres traces sortant de l'ordinaire, de se dissimuler à peu près n'importe où, même sous la boue, et donc de ne se révéler qu'au dernier moment, quand ils ont assez approché leur proie... ou quand celle-ci s'est dirigée droit vers eux, inconsciente du danger. Puis ils l'assaillent avec une férocité et une efficacité déconcertantes... Pour le reste, il est difficile de dresser des généralités, car les tribus cannibales sont aussi diverses que variées : leur nombre peut aller de quelques dizaines d'individus à plusieurs centaines, et quand elles forment des coalitions, ce qui arrive rarement, c'est en milliers qu'on doit les compter. Certaines arborent les armes et les armures en métal qu'elles ont tirées des antiques tombes ou prises à leur victimes, équipement qu'elles savent parfaitement entretenir. D'autres ne jurent que par l'os, le bois, le cuir et la pierre. Mais quelle que soit la matière utilisée, elle l'est bien et avec adresse. Au corps à corps comme à distance, les guerriers sont redoutables. Quant à leur shamans, ils sont sans doute pire encore.

Formidable, songea Hubert. Et nous sommes moins de cent hommes d'armes au milieu des marais enneigés.
Il essaya de conserver une mine concentrée et de ne pas refléter ce qu'il pensait réellement du discours que venait de faire le Paludier. Qui avait eu l'idée folle — ou stupide ou suicidaire — d'aller balader un groupe de civils, dont des dizaines de gosses, au milieu d'un marécage hostile, déjà ?
Mais tu le savais, tu as signé, alors même que ta conscience faite homme te disait que c'était là démence. Tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même.
Le paladin ne trouva cependant rien à répondre et espéra que quelqu'un d'autre se chargerait de faire dévier la conversation. Il regrettait d'avoir posé la question, en tout cas. Rien de ce qu'avait dit Varamyr n'était utile dans l'immédiat, sinon pour leur plomber le moral.

Ce fut le Paludier lui-même qui rompit le silence qui s'était brièvement installé.
-Désolé si mes paroles ne sont guère encourageantes, mais mieux vaut que chacun d'entre nous n'oublie jamais à quoi nous pouvons être exposés. Cependant, nos repérages semblent indiquer que la route que nous suivons et la cité à laquelle elle mène ne se situent ni sur le territoire d'une tribu sédentaire, ni sur l'itinéraire habituel d'une tribu nomade. Et j'ajouterai que les groupes ne comptant que quelques dizaines de membres sont plus courants que ceux en rassemblant davantage : en règle générale, si une communauté devient par trop puissante, par trop menaçante, les autres forment une coalition pour l'éliminer.

Beaucoup d'incertitudes. Beaucoup de risques. Beaucoup de possibles, aussi, de chances que rien de fâcheux ne se produise. C'est comme ça qu'il fallait le voir, évidemment, mais c'était la nuit, déjà, et ce n'était pas la meilleure heure pour se sentir vaillant. Nul doute qu'au petit matin, les choses paraîtraient moins menaçantes.
" Vous avez raison, dit le paladin pour décrisper la conversation. Nous serons vigilants et prêts au besoin."
Il se tourna vers Robert, ne sachant pas s'il y avait d'autres points que le chevalier, ou n'importe quel autre membre de l'état-major, devait aborder.

Suivant peut-être les suggestions qu'Hubert lui avait faites lors d'un précédent entretien, le chevalier proposa alors un tour de table, afin que chacun puisse faire part de son ressenti et de celui des hommes placés sous sa responsabilité. Tous s'y plièrent de bonne grâce, et ce ne fut guère long : les officiers n'avaient aucune doléance à faire valoir, les consignes qu'on leur donnaient étaient parfaitement claires et bien comprises, et ils n'éprouvaient pas de difficultés à les faire appliquer à leur tour. Bien sûr, certains membres de l'escorte, les moins expérimentés surtout, commençaient à trouver leur labeur monotone. Néanmoins, savoir que la moitié du voyage - et sans doute même plus - avait déjà été effectuée, cela leur redonnerait assurément du cœur au ventre.
Bientôt, il n'y eut plus rien à ajouter et la séance fut levée.

Avant que chacun ne s'éloigne pour vaquer à ses propres affaires, Hubert rejoignit Robert. Ils échangèrent quelques commentaires entendus sur la réunion qui venait de se dérouler, se promettant bien sûr d'être à la hauteur du défi. Mais le paladin n'avait pas réellement envie d'épiloguer sur les propos du Paludier. Ils savaient tous à quoi s'en tenir.
" Je voulais savoir comment s'était déroulé votre entraînement avec Ruth et Alban, dit-il, en accompagnant son supérieur vers les tables installées sur la place devant la cantine. Vous avez l'air d'avoir survécu en un seul morceau... Je suis soulagé."

-Oh, il s'en est fallu de peu que je ne trépasse, mon ami. J'avais pensé m'en tirer en les faisant se battre l'un contre l'autre, mais Ruth a fini par dire que, n'ayant fait qu'une bouchée de vous hier, elle voulait voir si elle me vaincrait aussi facilement. Ce fut alors un duel épique, et si je n'avais pas été prévenu par les affrontements que j'ai livrés face à Alban, sa force et son énergie auraient bien pu me surprendre : on serait fou de mésestimer ce dont ces gosses sont capables... Enfin, quand est venue l'heure de notre réunion et qu'il m'a fallu interrompre nos passes d'armes, votre petite protégée a déclaré, avec toute la franchise propre aux enfants, que j'étais bon mais pas autant que vous, et que je gagnerais à m'entraîner sous votre supervision.

Hubert rougit de gêne mais ne put s'empêcher de rire.
" Misère, cette gamine a encore beaucoup à apprendre... Je suis désolé de ne pas encore avoir pu lui enseigner le minimum de courtoisie requis..."
Il sourit.
" Mais elle m'est dévouée, ça, je ne peux pas le nier."
Ils avaient atteint la place centrale et Hubert chercha les Académiciens des yeux.
" J'espère qu'Alban a pu y trouver son compte, le pauvre... Mais je vous remercie pour le temps que vous leur avez consacré."

Hubert n'eut aucun mal à repérer les Acadimiciens : ils discutaient aussi joyeusement que de coutume, et seul Giovanni manquait a nombre.
-Il n'y a pas de quoi : c'était un moment aussi utile qu'agréable, Et je puis affirmer sans prendre de risques qu'Alban est d'un avis similaire : il avait même retrouvé tant d'allant qu'il s'est finalement exclamé que, demain, c'est lui qui vengerai mon honneur en, je le cite, vous "écrabouillant". Bon, l'instant suivant, il est devenu cramoisi et a balbutié des excuses incompréhensibles, mais ça vous donne une idée de son état d'esprit. Quant à Ruth... Vous n'avez nullement à être désolé : après tout, elle ne dit que la pure vérité. Il faut juste qu'elle apprenne à mettre les formes, mais je suis sûr que ça viendra vite.

Les paroles de Robert laissèrent Hubert encore plus confus, et il balbutia des dénégations inutiles, car le chevalier, il le savait bien, aimait l'embarrasser à défaut de lui faire mordre la poussière. Robert avait été mille fois le preux qu'Hubert était aujourd'hui, n'importe qui aurait pu le dire. Le paladin n'avait aucune victoire réelle à son actif, alors que le Loup Blanc était un des guerriers les plus célèbres de l'île. Cela se passait de commentaires. Mais Hubert était aussi capable de comprendre ce qui présidait à ces déclarations prématurées : sans doute Robert avait-il besoin de se convaincre qu'il avait un héritier désigné en cas de défaillance. Ce dernier avait bien l'intention que cela ne se produise jamais : ils avaient des tumulus à vider de concert.
" Alban vous a-t-il dit s'il comptait dormir à nouveau avec moi ou vais-je devoir retourner à l'assaut de sa détermination mal avisée ?"

-Il hésite encore. D'un côté, puisque tout s'est globalement bien passé, puisque j'ai passé une excellente nuit, il est très tenté d'accepter. De l'autre, puisqu'une certaine personne que je ne nommerai pas lui a raconté vos exploits milites du petit-déjeuner, il se demande s'il ne vous a pas frappé trop fort ou si, pour vous, la nuit n'a pas été plus pénible que vous ne l'avez dit...
Ses derniers mots s'étaient accompagnés d'un petit sourire en coin.
-Je suis cependant certain qu'il dira oui. Et si d'aventure ses scrupules prenaient le dessus, je l'encouragerai à passer outre : il était beaucoup mieux, aujourd'hui, cela faisait plaiisir à voir, ce qui me laisse croire que vous aviez raison et que c'est surtout le manque de sommeil qui le maintenait dans un pénible état d'esprit.

" Parfait. Mais j'irai lui en toucher un mot après avoir mangé. Il va prendre son tour de garde, ce sera un bon moment pour le coincer."
Il sourit.
" Voulez-vous que je m'occupe de rassembler l'équipe des sentinelles de réserve ? Je ne me souviens plus exactement de qui en faisait partie, mais nous devons avoir une liste quelque part, je suppose."

-Il y en a une, effectivement. Et comme toutes les listes, elle se trouve entre les mains d'Ignace. Je me demande vraiment comment il arrive à toutes les dresser, à toutes les maintenir à jour sans jamais commettre la moindre erreur... Et surtout, comment il arrive à survivre à un travail aussi ingrat. En tout cas, c'est une chance de l'avoir parmi nous, et même s'il ne s'active qu'en coulisses, la réussite de notre projet lui devra beaucoup ! Je vais aller le trouver de ce pas. Ensuite, nous nous répartirons le travail... J'avoue ne pas me souvenir non plus de tous ceux qui s'étaient portés volontaires.

" Très bien. J'imagine que vous pourrez me trouver à la table de l'Académie... S'ils m'acceptent."
Puis, après avoir salué son supérieur, il se dirigea vers la table des gens de plume. Il nota tout de suite que si la conversation était aussi enjouée que d'ordinaire, Albérich n'était pas dans son assiette. Le sourire faussement tranquille qu'ils échangèrent ne le rassura en rien, mais il supputa que poser la question devant tous les autres membres du chariot serait malvenu, aussi se tint-il coi.
" Une place pour le paladin ?" demanda-t-il plutôt.

-Non, répondit immédiatement Agathe.
-Pas question, renchérit Rebecca.
-Tu as refusé de nous dédier des poèmes, à nous tes désormais confrères Académiciens. Tu n'as pas même daigné en faire un à ton ami Albérich.
-Et voilà que tu offres des vers, à l'aube, à un homme d'armes... Il n'y a qu'un mot pour désigner cela.
-Oui, et ce mot, c'est trahison.

Hubert demeura stupéfait, puis éclata de rire. Aucune intimité dans cette communauté : tout s'échangeait en un éclair. Il se fit une note mentale de ne pas l'oublier.
" Misère, que vous êtes mesquins ! C'était une vengeance, pas un cadeau ! Mais soit. Je vais aller manger avec mes pairs, s'ils m'acceptent. Ce n'est pas garanti : ils vont peut-être estimer que ce même poème était une trahison, là aussi."
Il jeta un regard circulaire sur l'assemblée.
" Cela dit, il y a des tables qui ne sont ni gardées par les gens de plume, ni par les gens d'épée... Je suis certain que ma popularité doit être intacte dans certaines strates..."
La table de la mère de Ruth, par exemple, pourrait être une destination de choix. Sauf qu'Hubert commençait à redouter que son association avec la gamine ne donne de mauvaises idées à la jeune femme, ou à ses amies...

-Allons, installe-toi avec nous. Il ne faut pas prendre les récriminations de ces dames au premier degré. En réalité, il s'agit d'appels du pied et de manifestation de jalousie. Ces derniers temps, elles n'ont cessé de vanter tes charmes, et voir que la réciproque n'est pas valable, que tes talents insoupçonnés de poète sont employés pour un homme d'épée... Cela les frustre.
-Grands dieux, mais c'est la journée des trahisons !
-A force de ne m'adresser jamais aucun compliment, il fallait bien vous attendre à ce que ma loyauté s'étiole...
-Tu es un homme mort, Philibert.
-Même pas peur.

Hubert s'assit finalement parmi eux, les forçant à se serrer un peu.
" Ecoutez, Agathe, Rebecca, je vous promets de vous composer un poème à chacune... D'ici demain soir. Il sera mauvais, mal rythmé, avec des rimes approximatives, mais je le ferai. Et chacun sera unique. Et ensuite... j'espère que je disposerai d'un capital sympathie suffisamment élevé... pour que rétrospectivement vous me pardonniez ce que je vais vous annoncer..."
Il prit une profonde inspiration.
" Nous camperons sur la route demain soir. Cela signifie que vous serez de garde, tous autant que vous êtes."
Il jeta un regard aigu à Albérich, qui le soutint, l'air buté.
" Mais nous avons décidé que nous vous remettrions dans le bain dès ce soir. Vous n'avez pas été prévenus, ce ne sera donc que deux heures chacun, soit juste après le repas, soit en milieu de nuit, soit avant l'aube. De cela, je ne peux présumer, nous ne pourrons probablement pas laisser les gens choisir."
Il écarta les mains avec une grimace désolée.
" C'est pour la bonne cause."

Un silence de mort s'était abattu autour de la table. Un silence que Marthe fut la première à rompre.
-Aucun problème, pour ma part. Et peu importe le moment, vraiment.
-Itou.
-Oh le fayot ! Te relever au milieu de la nuit ou avant l'aube, ça t'horrifierait autant que nous !
-Hubert, si tu peux t'arranger pour que nous soyons de garde en début de soirée... et si les poèmes sont bons... Nous te pardonnerons.
-Mais il faut que tu annonces aussi la nouvelle à Giovannie. Cependant, si tu promets de lui dédier également quelques vers, ça passera tout seul. Après tout, lui aussi a ostensiblement vanté tes charmes...

Hubert rit de bon coeur.
" Mais Giovanni est un esthète. Pour lui, un poème minable doit être comme une insulte atroce. Vous, vous avez l'habitude d'encourager les tentatives médiocres, ça fait partie de votre métier. Tout effort doit être récompensé et soutenu, sous peine de voir l'élève renoncer. Tandis que lui... Il peut se permettre la violence de l'artiste, le jugement sans appel. Non, je crois que je vais m'abstenir, vous êtes gentilles. Cela dit, je lui annoncerai si c'est à moi qu'incombe cette tâche.
— Mais Giovanni est avant tout peintre, intervint Albérich. Je crois que tu pourras le consoler d'une autre manière, qui devrait satisfaire son goût artistique."
Hubert se tourna vers le Luménien, outré, et probablement écarlate, aussi.
" Tu ne vas pas t'y mettre, toi aussi.
— Je vouais juste être constructif...
— Ce ne sont pas mes décisions, mais celles de Frida. J'ai obtenu que ce ne soit que deux heures. Sans moi, vous y seriez la moitié de la nuit. Je n'ai rien à me faire pardonner !"

-Si, puisque Giovanni attendait également que tu écrives un poème pour chaque Académicien, ce que tu avais refusé de faire jusqu'ici.
-De surcroit, tu es un officier supérieur, c'est à toi de trouver les moyens pour que soient appliquées les consignes décidées par l'état-major.
-Or, comme il a été réquisitionné toute la journée, comme il a dû rempiler avec les mômes ce soir, je doute qu'il accueille lesdites consignes dans la joie et la bonne humeur.
-Sauf si tu lui proposes de poser pour lui.
-Quel veinard, ce Giovanni...

Le paladin avait viré au rouge sombre, c'était assez impressionnant. Ces instituteurs étaient décidément implacables... Mais Albérich devait avouer qu'il n'avait pas aidé. Il ne savait pas bien pourquoi il l'avait fait. Sans doute était-ce une manière stupide d'évacuer un peu de sa tension. Et Hubert n'avait pas intérêt à essayer de l'écarter de son devoir. Il semblait heureusement y avoir renoncé. Pour l'heure. Le Luménien était persuadé qu'il le prendrait à l'écart avant la fin de la soirée. Il était conscient de ne dissimuler son trouble qu'imparfaitement, et Hubert y était immanquablement sensible.
" Si Giovanni a autant travaillé aujourd'hui, je suis certain qu'il sera exempté de la garde cette nuit. Quant à demain, nous trouverons quelqu'un d'autre pour se charger des enfants. Je sais que la gestion de la marmaille n'est pas chose aisée, mais les impératifs de sécurité de la colonne priment sur les ours et les feux d'artifice et les compétences de Giovanni nous sont nécessaires."
Albérich espéra que l'ancien capitaine n'oserait pas suggérer son nom. Il était tout à fait fichu de le faire, prétextant les besoins de la communauté pour l'écarter des premières lignes.

-La question des enfants ne se posera pas demain, intervint Marthe, apaisante. Puisque nous camperons sur la route, ils resteront au sein de leurs chariots respectifs. Vous ne devez donc pas vous inquiéter : il pourra monter la garde comme ses pairs, et aura conservé tous ses pouvoirs intacts. Quant à une éventuelle exemption de veille ce soir... Bah, elle ne me paraît pas non plus problématique, dans la mesure où, en tant que barde, rester debout toute la nuit est pour lui une habitude.
-Il ne va pas manquer de nous narguer... maugréa Agathe.
-Dire qu'on s'est abstenues de le taquiner, depuis hier...

Merci Marthe, songea Albérich, tandis qu'Hubert paraissait embarrassé de ne pas y avoir songé lui-même.
Il essaya de réprimer le soupir qui lui venait spontanément aux lèvres. Il ne parvenait pas bien à rester dans l'instant, songeant à Etienne, à Ignace, aux choses qu'il désirait encore faire avant de monter la garde ou dormir ou lire des histoires de maréchalerie, ou peu importait, finalement. Il essaya de revenir dans la conversation, mais c'était difficile. L'humeur guillerette qui régnait autour de la table était particulièrement en porte-à-faux avec ses pensées et s'y plier demandait une débauche d'énergie dont il ne disposait pas. En même temps, s'il se levait brusquement, il ne manquerait pas d'alimenter les discussions, ce qu'il ne voulait surtout pas. Hubert lui-même semblait désireux de se pencher sur son repas.
" Comment la nuit s'est-elle passée ? demanda finalement le Luménien.
— Plutôt bien, répondit Hubert, circonspect. Mais j'imagine que comme mon poème à Edgar, tous les détails de la chose ont déjà fait trois fois le tour de la colonie."

-Vous avez une bien piètre image de notre communauté, fit la juge, sur un ton de doux reproche. Seules les informations triviales et légères en font le tour et donnent lieu à maints commentaires. En revanche, lorsqu'il s'agit d'événements plus importants... La plupart d'entre nous se montrent discrets et respectueux de l'intimité d'autrui.
-Et en l'occurrence, il s'agit d'un sujet très sérieux...
-Bref, rien n'a filtré.
-Rien... Hormis que tu étais debout avant l'aube et si joyeux que tu faisais spontanément des poèmes.

Le paladin haussa les épaules.
" Apparemment, personne n'a estimé que je pourrais être gêné de mon comportement matinal une fois la nuit et la raison venues, dit-il avec un haussement d'épaules, avant de retrouver le sourire. Mais ça s'est bien passé, oui. Nous allons rempiler, je pense. Désolé... L'Académie devra se passer de mon charme irrésistible."
Albérich leva les yeux au ciel. Hubert était décidément un être ambivalent.
" Mais Frida dit que nous ne sommes plus très loin du but... si la neige est clémente."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée