La Couronne de Cuivre

Mona se leva pour aller faire une infusion, mais elle sortit aussi l'alcool fort et deux verres, signe de son trouble. Elle n'ajouta rien sur le sujet, pourtant, sans doute par égard pour les enfants. Victor était allé se poster à la fenêtre, guettant le retour du chariot avec son chargement sinistre. Titus, à qui Taliesin avait fini par expliquer la situation, paraissait presque terrorisé, comme s'il s'attendait à être le prochain sur la liste.
" Tu crois que c'est des gens d'ici qui les ont tués ? souffla bientôt Baptiste. Parce qu'ils avaient franchi les limites de la vallée ?"

Il secoua la tête.
-Je doute fort que ce soit une question de franchissement de la frontière : des elfes sont établis à Champsdor, je n'ai moi-même pas été inquiété et si les êtres de la forêt sont soumis à une législation particulière, on ne s'en prend pas à eux. Quant à savoir qui a fait le coup... Aucune idée. Peut-être y a-t-il désormais, dans la forêt, des créatures similaires à celles qui ont tué le garde-chasse...

" Mais c'est à l'autre bout de la vallée, murmura Baptiste, peu convaincu. Et si les corps avaient été trouvés en forêt, personne ne s'en serait inquiété... Ils n'auraient même pas été découverts, en fait. C'est la Lorien. Les gens n'y vont pas.
— Ils devaient être assez loin de l'orée, pour que ça fasse tout ce foin. Je parie que sinon, ils les auraient tiré discrètement à l'intérieur pour pas devoir subir les retombées."

-Peut-être... répondit-il. Mais de toute façon, nous avons pour l'heure trop peu d'éléments pour juger de quoi il retourne : nous en apprendrons plus demain, à n'en pas douter. Dans l'immédiat, inutile de trop vous tracasser : quoi qu'il se soit passé, nous sommes en sécurité, ici.
Et il ne manqua pas de traduire ses phrases : Titus avait manifestement besoin d'être rassuré.

Ses paroles parurent rasséréner le faune. Il ne demeura cependant pas au rez de chaussée très longtemps. Baptiste fit mine de le suivre peu après, mais Victor ne quitta pas son point d'observation. Il avait manifestement l'intention d'attendre le retour du groupe, même s'il faisait nuit.

Taliesin s'approcha de lui.
-Allez bonhomme, on monte. De toute façon, il n'y aura rien à voir : ils ne vont pas ramener la charrete et son chargement ici mais les conduiront plutôt auprès des autorités. Alors autant t'épargner une vaine attente, non ?

" Ils vont pas les ramener auprès des autorités en pleine nuit. Demain, ils les feront venir, et alors on pourra justement plus rien voir, dit-il. Pour remonter jusqu'à la taverne, ils doivent par ici devant. Si j'attends, je les verrai passer. Je pourrai aller aux nouvelles. Mais tu peux aller dormir, toi. Je te raconterai !"
Et de reprendre sa veille vigilante.

Il leva les yeux au ciel.
-Victor, il est hors de question que tu quittes la maison tout seul en pleine nuit. Et si tu le faisais malgré tout, comment crois-tu que réagiraient les gens, en voyant débarquer un môme posant plein de questions à propos de cadavres ? Tu te ferais sèchement éconduire et ensuite, il n'est pas impossible qu'on vienne me trouver pour me demander ce que mon fils faisait dehors, à la brune.

" Alors tu n'as pas le choix ! Tu dois rester avec moi pour que nous allions voir ensemble ! On peut même faire mieux : on va déjà à la taverne, comme ça quand ils arrivent, on n'aura pas l'air d'être des charognards... on sera simplement des badauds... présents au bon endroit au bon moment ! Qu'est-ce que tu en dis ?"

Il le fixa un moment.
-Victor, pourquoi tiens-tu tant à... assister à ça ?
Il se posait de sérieuses questions et se sentait mal à l'aise à l'idée que ce désir soit seulement motivé par une curiosité morbide.

" Et bien parce que... il se passe quelque chose, non ? Des elfes, en plus ! Même si tu veux pas être impliqué, ils vont te demander de l'être. Des conseils, déjà. Et puis s'il faut négocier avec les autres elfes... Tu seras en première ligne. Tu le sais, non ? T'as pas envie de savoir exactement ce qui se passe, plutôt que de dépendre de ce qu'on va te raconter ? Moi j'aurais pas envie d'être à la merci des peurs des gens d'ici..."

-Peut-être as-tu raison de penser qu'ils voudront m'impliquer, même s'il paraîtrait logique qu'ils choisissent plutôt comme émissaire l'un des elfes vivant dans la Vallée. Mais je pourrais très bien exiger de voir les corps sous peine de refuser de les aider : ils ne peuvent pas m'obliger à le faire et je ne me sens aucune obligation à leur égard, étant donné qu'ils ont refusé de faire quoi que ce soit pour Cordélia.
Il jeta unr egard par la fenêtre, revint à Victor.
-Et quand bien même irais-je voir les corps dès ce soir... Tu sais quand même que tu ne pourras pas venir, n'est-ce pas ? Que les gens trouveraient ça horrible qu'on laisse un gosse voir des cadavres ?

" Mais tu peux me rendre invisible, non ? Des cadavres, j'en ai déjà vu plein, de toute façon. Alors un de plus, un de moins..."
Il eut un sourire.
" Tu es curieux, toi aussi, avoue-le ! C'est dans la nature des bardes, d'être curieux."

-Je suis curieux de savoir ce qui se trame ici, oui, mais de voir des cadavres, pas du tout. J'en ai déjà beaucoup trop vu et à moins d'y être absolument obligé, j'aime autant m'épargner ce triste spectacle.
Il soupira.
-Est-ce que tu te rends compte, aussi, que Titus et Baptiste sont éprouvés ? Qu'ils ne fermeront probablement pas l’œil de la nuit si je ne monte pas ?

" Alors monte, endors-les, et reviens, dit Victor avec un haussement d'épaules. On peut pas être contraints parce que ce sont des anxieux. Même s'ils ont de bonnes raisons de l'être, ça m'est égal. Si on a peur tout le temps, on fait rien, et c'est là qu'on se fait avoir !"

-L'inverse est tout aussi vrai, sinon davantage : si on n'a jamais peur, si on n'est jamais prudent, on se fait encore plus souvent avoir.
Il prit une profonde inspiration.
-Tu ne sortiras pas ce soir, Victor : d'une part parce que c'est infaisable, vu que ta présence choquerait et que je ne peux pas te rendre invisible assez longtemps, d'autre part parce que je n'ai pas envie, moi, que tu voies d'autres cadavres. Et je ne sortirai pas non plus : jusqu'à ce que la mort du garde-chasse ait été officiellement attribuée à des monstres, il y en aura toujorus pour nous soupçonner et il vaut mieux, dès lors, filer droit. Sois cependant assuré que si cela s'avère nécessaire, je connaîtrai le fin mot de cette histoire : je demanderai à voir les corps et j'interrogerai les bonnes personnes.

Victor le dévisagea un moment, comment s'il pesait ses chances de réussir à le faire changer d'avis. Ce qu'il vit sur ses traits le fit finalement grimacer.
" Oh, t'es pas drôle." lâcha-t-il avec humeur.
Il sauta de son siège et se dirigea d'un pas rageur vers les escaliers, laissant Taliesin seul dans la salle à manger que Mona avait désertée, elle aussi.

-Les circonstances ne me permettent pas d'être drôle, répondit-il d'un ton las.
Et il lui emboîta le pas. Il voulait s'assurer qu'il se mettait bien au lit et, surtout, échanger quelques mots avec les autres, jauger leur état d'esprit, les rassurer au besoin... Eux étaient loin d'envisager la situation de la même Victor que Victor et, pour le coup, ils avaient raison.

Quand il arriva dans la chambre, Victor était en train de se changer en ronchonnant. Titus, emmitouflé dans sa couverture, s'était assis sur l'appui de fenêtre et regardait la nuit au dehors. Baptiste lisait, mais son attitude trahissait un certain manque de concentration, sans doute induit par l'angoisse...

Ah, pauvre Baptiste : ce n'était pas ce voyage qui allait le rassurer sur le vaste monde.
Mais peut-être le rassurerait-il sur leur capacités à luif aire face...
-Vous êtes d'humeur pour une histoire ? s'enquit-il. Sinon, on peut varier, jouer aux cartes ou à autre chose... Il n'est pas encore très tard alors, profitons-en !

" Je serais d'avis que tu nous racontes quelque chose qui t'est réellement arrivé, dit alors Baptiste, en posant son livre. Quelque chose où tu t'en es sorti malgré tout ce qui se dressait en travers de ta route."
Titus n'écoutait pas, tout à sa contemplation silencieuse.
" Oh oui ! Une histoire héroïque mais vraie !" s'exclama Victor.
Difficile de savoir s'il était sérieux ou un peu ironique...

Le barde ne s'était pas attendu à pareille demande.
-Mais est-ce que vous ne connaissez pas déjà tout de mes aventures, pour les avoir partagées ou en avoir abondamment entendu parler ?
Il avait l'impression qu'ils étaient au fait de tous les détails de son existence depuis son enlèvement par les Kanter.
-Bon, il y a bien l'épisode où Kerun et moi avons été capturés par des gens qui... assassinaient les elfe pour en tirer divers produits mais... c'est glauque à souhait.

" On veut des histoires de ta jeunesse ! s'exclama alors Victor. Tu as plus d'un siècle ! Ta vie ne commence pas il y a deux ans !
— Peut-être quand tu étais enfant... Il a bien dû t'arriver des choses, non ? Pas une histoire glauque en tout cas... Sûrement pas."

-Vous savez, ma vie n'est vraiment devenue tumultueuse qu'à partir du moment où j'ai mis le pied sur Dorrandin pour la première fois. Auparavant... Gamin, j'ai fait les quatre sans coups au point de rendre chèvre d'abord mes parents, puis mon maître, mais cela reste des choses globalement anodines. Bon, avec le second, il nous est également arrivé d'avoir affaire à des brigands ou à des monstres mais... en général, c'est lui qui nous tirait d'affaire. Et de toute façon, comparé à ce que vous avez vous-même connu, cela reste globalement du pipi de chat.

" On s'en fiche. Du pipi de chat, c'est très bien.
— Qu'est-ce que tu as fait sur Dorrandin ?
— Il a fait la révolution.
— Dès que tu es arrivé ? Quelle idée bizarre..."

-Heu, non, ça c'est quand même arrivé un peu après. J'ai en premier lieu débarqué à Manost, où j'ai travaillé quelques temps comme barde dans une auberge avant d'accepter quelques missions plus... épique : d'une part une chasse au vampire, d'autre part... une chasse à la relique. Et c'est d'ailleurs au cours de celle-ci que j'ai fait connaissance avec Galathée. Ensuite, comme mon maître m'avait donné pour mission de rechercher les survivants de ma cité natale et comme j'avais trouvé des documents signalant leur présence à Luménis et à Mélandis... j'ai visité tour à tour les deux villes.

" Une minute, le barde. On veut l'histoire de la chasse aux vampires." dit Victor.
Baptiste frissonna.
" Ah bof, les vampires. La relique, c'était pas mal, aussi..."
Le gamin blond se tourna vers lui.
" On le fait à pierre, parchemin, couteau.
— D'accord.
— Pierre ! Parchemin ! Couteau !"
Ils regardèrent leurs mains.
" Bon, j'ai perdu. Vampire, alors."

-Zut, l'histoire de la relique est plus rigolote, surtout le moment où j'ai poussé dans une rivière le futur conseiller de la ville et celui où j'ai utilisé un sort de splendeur de l'aigle pour charmer des ogres... Mais soit, le destin a décidé.
Il leur narra donc le fameux épisode s'étant déroulé dans les souterrains manostiens. Plus que sur les aspects effrayants, il essaya d'insister sur les côtés épiques. Mais de toute façon, comme l'aventure finissait bien...

HRP : quoi, mais... on n'a même pas droit à l'histoire Oo ! Scandale !

" Ne t'espère pas tiré d'affaire, Taliesin, dit Victor en s'emmitouflant dans sa couverture. La relique, c'est pour demain.
— Oui, moi j'aimerais bien savoir comment tu as rencontré Galathée... Ça doit être romantique...
— On lui demandera sa version ensuite. Comme ça on pourra comparer..."

HRP : cette quête a dix ans, j'ai donc oublié les détails !

-Très bien. Mais souvenez-vous que mine de rien, elle est aussi très forte pour raconter des histoires à sa façon. Alors si elle vous dit que non, je ne suis pas arrivé sur mon grand cheval blanc, revêtu de mon armure dorée... Ce n'est pas pour autant que ça n'est pas la vérité.
Il leur sourit, leur souhaita la bonne nuit et gagna sa propre chambre. Il se sentait plus détendu qu'avant l'histoire et espérait bien que, la fatigue aidant, il n'aurait pas de mal à sombrer.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile