La Couronne de Cuivre

" Je n'ai jamais prétendu que je trouvais la paperasse passionnante, bien au contraire. Mais je maîtrise ce domaine, il n'est donc ni prenant, ni douloureux. Il est facile. Comme faire une vaisselle, j'imagine. Et il est nécessaire. Ces traités, courriers, chartes, je ne sais quoi, régissent notre vie en société. Je ne fais pas partie de ces clercs qui se délectent des subtilités d'une formulation légale, mais j'ai appris les bases de la gestion d'un temple, en l'occurrence, et les aspects plus politiques qui président à celle d'une cité. Je ne pense pas pouvoir vous faire aimer le côté poussiéreux de votre tâche. Je ne l'adore pas moi-même. Mais je peux, je crois, vous donner des ficelles qui vous permettront de l'expédier avec compétence, en quelques sortes."
Il sourit et se gratta la barbe d'un air concentré.
" Par contre, en ce qui concerne l'équitation... Je n'ai jamais appris. On m'a mis sur le dos d'un cheval, un jour, pour faire un voyage quelconque, et j'ai été prié de suivre. Je pense que la plupart des gens n'apprennent pas, à proprement parler. La nécessité veut qu'un jour... Enfin soit. La bestiole n'était pas particulièrement indocile et je ne suis pas tombé. Mais aucun de ses mouvements ne m'a paru naturel. Je l'ai trouvé puant, imprévisible, inconfortable, j'ai eu mal aux fesses, aux reins, aux épaules pendant près d'une semaine ensuite. Peut-être ai-je eu peur, aussi. Sans doute. Et les expériences suivantes n'ont pas été plus concluantes. Bref, même si je conçois que ce soit là un moyen plus rapide de se déplacer, je ne le trouve pas reposant, pas du tout. Je crains que vous ne parveniez pas non plus à me le faire aimer. Mais si je pouvais déjà être moins tendu en selle et moins courbatu lorsque j'en descends, ce serait un miracle !"

-Si ça se trouve, tout vient de votre premier essai, de cette fameuse fois où l'on vous a juché sur un cheval sans vous demander votre avis et sans vous en laisser descendre avant longtemps. Pour une première chevauchée, il vaut mieux quelque chose de bref, en général... Alors je ne suis pas étonnée que vous ayez terminé... hum... pas très en forme. Et si, en plus, votre destination ne vous ravissait guère... Oui, vraiment, il y avait tout pour que ce soit une expérience des moins enthousiasmantes.
Elle soupira.
-Je ferai de mon mieux pour essayer de rendre vos futures chevauchées les moins pénibles possible. Peut-être votre position est-elle mauvaise, peut-être êtes-vous trop raide, oui... Bon, ce n'est pas évident d'abandonner ses mauvaises habitudes, mais... ça n'est pas non plus impossible.

" J'ai toute confiance en vous, Elisa." dit-il avec le sourire. " Et j'essaierai de ne pas me plaindre."
Il hésita une seconde. Il brûlait de lui demander comment elle se portait, en réalité, derrière sa mine déterminée. Mais c'était inconvenant, il en était conscient, et menaçait de rompre les défenses qu'elle avait érigées autour d'elle-même. Il n'était pas dans une situation très différente, à bien y réfléchir. Il se devait donc d'être particulièrement vigilant. Malgré leur différence d'âge, de tempérament et de situation, il se sentait proche d'elle parce qu'il supposait qu'ils partageaient un même désespoir de fond. C'était peut-être un leurre. Après tout, la jeune baronne avait déjà démontré qu'elle était beaucoup plus solide que lui.
" Voulez-vous que je jette un coup d'oeil sur cette lettre d'allégeance ?"

-Je veux bien...fit-elle. Mais ne vous sentez pas obligé d'y jeter davantage qu'un coup d'œil dans l'immédiat : les choses ne sont pas si pressées, et... nous avons déjà bien avancé, Barthélémy et moi. Même si nous butons sur quelques articles...
Elle lui tendit deux parchemins : le premier, visiblement neuf, devait servir de brouillon. Le second, beaucoup plus ancien, était la lettre que feu Eudes de Combeloup avait envoyée à Luménis, à la mort de son père, pour renouveler l'allégeance familiale à la capitale.
-Bon, la lettre peut suffire, apparemment, même s'il est de tradition de faire le voyage jusqu'à Luménis. Mon père l'avait fait, évidemment.

Albérich avait baissé les yeux sur le parchemin, mais les releva à cette dernière phrase, et sourit à Elisa.
" Voilà votre prétexte tout trouvé. Vous qui vouliez aller voir la capitale... Ce serait une belle opportunité." dit-il, sincère. " Evidemment, vous devrez postposer au printemps, je suppose, mais c'est l'affaire d'un mois, désormais, peut-être un peu plus. Je pense vraiment que vous devriez en profiter."

L'adolescente fit la moue, dubitative.
-Je serais bien tentée, mais je ne sais pas si je pourrais me le permettre : il y a beaucoup de choses à faire ici, mine de rien, et cela ne s'arrêtera pas après qu'aient été réglées toutes les démarches administratives... Tant que nous n'aurons pas fait venir des personnes pour remplacer les défunts, tant qu'il n'y aura que Barthélémy et moi pour tenir le fort, je ne suis pas certaine que m'absenter soit une très bonne idée.

" Vous deviendriez raisonnable ?" s'étonna Albérich avec un demi-sourire. " Mais vous avez raison... C'est sans doute plus sage. Cela dit, vous aurez d'autres occasions de faire le voyage. Je ne devrais pas vous tenter de la sorte."
Il faillit lui demander de quels défunts elle parlait. A part Eudes et Hugues, ainsi qu'Eloi, il n'y avait pas eu de morts, à sa connaissance. Or le baron et son sénéchal étaient déjà remplacés. Restait le clerc, mais personne n'avait semblé pressé de lui trouver un successeur. Il s'abstint cependant et se concentra à nouveau sur les parchemins qu'Elisa lui avait confiés.
" Votre père avait une belle plume et le sens de la tournure." finit-il par annoncer. " A part la date et les noms, je ne changerais rien à son texte... A moins que vous ne vouliez négocier de nouvelles relations avec la capitale."

-Négocier de nouvelles relations ? s'étonna Elisa. A vrai dire, je n'y ai jamais songé... Mais en aurais-je l'envie que ce serait impossible, non ? Ce genre de lettre, de serment d'allégeance, c'est pour la forme, simplement. Il s'agit de vestiges de temps plus anciens où Luménis peinait encore à assurer son hégémonie sur Hélonna... On continue à le faire, mais ça n'a pas d'autre sens qu'un sens symbolique...
De grave, elle devint insensiblement espiègle.
-C'est bien dommage : je me serais volontiers proclamée impératrice dans l'instant, si j'en avais la possibilité...

" Je savais que vous ne manquiez pas d'ambition. Mais vous qui espériez échapper aux aspects les plus ennuyeux de la fonction, vous vous destinez à une vie remplie de mondanités, cela me surprend..." répondit le Luménien sans se laisser démonter. " Cela dit, c'est vous qui voyez. Si vous vous déclarez impératrice, le conseil luménien vous laissera probablement tranquille un bon moment. Il a des affaires plus pressantes à régler pour l'instant. Mais j'ai compris. Je ne vous appellerai donc pas Ma Dame, mais bien Votre Magnificence."

-Et ce serait là une grande entorse aux règles élémentaires de l'étiquette, dit Elisa, exagérément docte et grave. Il convient d'appeler une impératrice "Votre majesté", et les membres de sa famille "Votre altesse impériale", ou "Votre altesse", à la limite. "Votre magnificence", si je me souviens bien, était autrefois le titre adéquat pour les chefs de guildes marchandes d'Haradhar...

" Très bien, Votre Majesté. Je pense donc que si vous voulez faire votre coup d'état discrètement, vous pouvez faire une copie conforme de cette lettre d'allégeance et la renvoyer à Luménis. Je ne sais pas si les noirs oiseaux d'Ada sont très conventionnels, mais peut-être trouverez-vous un messager désireux de briller à vos yeux qui fera le trajet ventre à terre pour livrer votre serment."
Il reposa les documents sur le bureau.
" Puis-je encore vous être agréable d'une manière ou d'une autre ?"

-Que ce soit par oiseau ou via un messager diligent et dévoué, cette lettre parviendra à Luménis. Et je garderai pour moi mes rêves d'impératrice. Pour le reste...
Elle secoua la tête.
-Vous me seriez agréable en faisant... Ce dont vous avez envie. J'ai déjà profité d'une simple visite de courtoisie pour vous faire travailler, je ne veux pas vous en imposer davantage. Je me ferais l'effet d'une esclavagiste...

" Il n'y a pas de mal, Elisa. J'ai débarqué à l'improviste et en vérité, je n'ai rien fait du tout. Mais n'hésitez pas à me dire si vous voulez que je revienne demain, ou cet après-midi, une fois par jour, par veille, ce qui vous siéra."
Il vida sa tasse de thé.
" Je suis heureux de vous voir d'attaque, en tout cas."

-Ce n'est pas comme si j'avais vraiment le choix... murmura-t-elle. C'était soit ça, soit m'effondrer. Et cela, je ne pouvais me le permettre.
Elle soupira mais, déjà, elle se reprenait, arborant à nouveau sa mine décidée.
-Ecoutez... On pourrait dire que... Vous passez au donjon quand vous vous sentez d'humeur administrative ? J'y suis presque toujours... Bon, pas toujours le matin, d'accord, puisque je m'en vais parfois galoper. Mais si vous venez assez tôt, ou assez tard, comme aujourd'hui, vous me trouverez forcément. On verra alors si vous pouvez me filer un coup de main. En échange, je vous ramènerai chez vous... à cheval. Le trajet n'est pas très long, pour des premiers essais, cela devrait convenir.

" C'est entendu, je ferai comme ça dans un premier temps, et nous verrons." dit-il en opinant du chef. " Maintenant, vous voulez peut-être profiter de ma présence ? Sinon, je vais reprendre la route de ma retraite. Comme ça, ça vous laisse un peu de temps pour me choisir un cheval plus ou moins sympathique et ça m'en laisse pour m'habituer à l'idée que je vous ai sérieusement demandé de m'apprendre à monter..."

La jeune fille réfléchit un instant.
-J'aurais évidemment besoin de vos lumières sur bien des points, mais la plupart de ceux-ci ne sont pas extrêmement pressés, et je crois qu'il vaut mieux que je m'attaque à une tâche à la fois. Cette fameuse lettre, d'abord... Et puis, Barthélémy bouillonne... IL aimerait que nous renforcions les effectifs et les relations du château. Pas contre la nature, évidemment ! Mais... Il craint qu'une baronne seule, sans plus ni père, ni chevaliers, avec une poignée de soldats pour garnir ses créneaux, suscite par trop la convoitise. Et je dois bien avouer que... ces murs me paraîssent à présent très vides. Trop vides.

" Très bien, dans ce cas... Ne vous assommons pas de paperasses d'emblée." fit-il en se levant. " Avez-vous des pistes pour renflouer votre château ? Je dois dire que je ne connais pas grand chose aux manières en vogue dans ce type de situation... Je pose la question par pure curiosité."
L'idéal aurait sans doute été qu'un jeune prétendant et sa troupe de chevaliers viennent frapper à la porte, mais là aussi, il ignorait comment les nobles habitant dans les coins reculés faisaient pour rencontrer leurs pairs.

-Nous avons quelques pistes, oui... En général, on commence par trouver des personnes dans ses fiefs. Ma suzeraineté sur Combeloup est plus que théorique, ne concerne que la protection du village, mais il y aura bien quelques hommes pour être tentée par le métier de garde. Ensuite, on fait appel à sa famille, ou à ses alliés. Pour la famille, il reste la tante de mon père : vous devriez la voir, c'est un personnage ! Elle aura bien quelques petits-fils, petits-neveux, petits-cousins à nous envoyer... Quant aux alliés, c'est un peu plus compliqué. On ne peut plus compter sur la maison des Essaims. On devrait pourtant pouvoir dénicher des familles trop nombreuses qui seront ravies de se "débarrasser" de cadets encombrants, ou de chevaliers sans fiefs dont il faut payer les gages. Beaucoup de nobles de la région ne roulent pas sur l'or, et ont trop de charges par rapport à leur revenues. Evidemment, les choses ne se posent jamais en ses termes, il faut y mettre les formes... Et, en l'occurrence, s'assurer de trouver des gens de confiance.
Elle se fendit d'un sourire un peu triste.
-La dernière solution, c'est naturellement... un mariage. Mais j'avoue ne pas être très pressée que la situation avance de ce côté-là. IL faudra y songer, tôt ou tard. Plutôt tôt que tard, d'ailleurs. Mais "tôt", c'est relatif...

" Vous êtes encore jeune, vous avez le temps de voir venir... et de profiter un peu de votre liberté, au passage. Même si elle s'assortit de tâches assommantes..."
Il sourit doucement.
" Mais je gage que Barthélémy, et Ada, et moi-même, dans la mesure de mes compétences, tâcherons de vous rendre tout cela le plus léger possible."
Il s'inclina poliment devant elle.
" Je vais prendre congé, à présent. Et je vous dis à bientôt."

A la mention de la vieille halfeline, les traits d'Elisa se parèrent d'une vive inquiétude.
-A bientôt, messire. Mais... Ménagez-vous, d'accord ? Si ceux qui sont prêts à m'aider se tuent à la tâche, je serai bien avancée... et fort marrie, évidemment.

L'expression d'Elisa n'échappa pas à Albérich et il fronça les sourcils, suspendant son geste d'adieu.
" Je n'ai pas l'intention..." commença-t-il avant de s'interrompre. " Pourquoi cette inquiétude subite ? Est-ce qu'il s'est passé quelque chose ?"

-Oh, pardonnez-moi, je ne voulais pas vous inquiéter... balbutia le jeune femme. Il ne s'est rien passé de particulier. C'est juste que... Ada me paraît de plus en plus fatiguée : c'est comme si elle s'étiolait, peu à peu. Et j'ai beau essayer de lui dire de faire attention à elle, elle rétorque sans broncher que, bientôt, elle pourra se reposer tout son saoul. Si c'est un euphémisme, je ne l'aime pas du tout. Mais peut-être parle-t-elle juste des mois à venir, quand le gros de ce que nous avons à faire sera derrière nous.

Albérich sentit un petit vent de culpabilité souffler en son sein et grimaça. En même temps, il ne pouvait rien faire pour la halfeline : si elle avait décidé de s'épuiser à la tâche, il ne la ferait pas changer d'avis. Il avait déjà essayé plus d'une fois sans succès.
" Je comprends votre souci... Savez-vous quel âge elle a ? Elle dit avoir connu la fondation de Combeloup... Peut-être... Mais je ne devrais pas penser de telles choses... Faites-lui confiance."

-J'essaie... murmura Elisa. Mais ce n'est pas tout à fait illégitime de penser à... Enfin, elle est plus que centenaire, c'est une certitude, et tout ce que j'ai pu lire sur Combeloup, y compris sur sa fondation, la mentionne. Pour le reste... Elle ne m'a jamais parlé de ce qu'elle faisait avant.
Elle soupira à nouveau.
-Mais vous avez raison, je m'inquiète sans doute pour rien... Simplement, si les choses continuent à ce rythme, Combeloup sera bientôt dépeuplé de tous ses anciens, et... Je n'aurai plus personne sur qui m'appuyer, auprès qui quérir des avis, de sages conseils...

" Elisa..." murmura alors Albérich. " N'enterrez pas Ada avant l'heure. Et faites confiance aux gens qui vous entourent. Il est... malheureusement dans l'ordre des choses... que les plus anciens finissent par partir. Mais d'autres les remplacent, et vous avez plus d'un soutien parmi les Combelupins. Peut-être ne les connaissez-vous pas encore très bien, mais à présent que vous êtes baronne, vous serez amenée à les fréquenter, à découvrir leurs atouts, leurs qualités, et à faire l'expérience de leur soutien. Vous ne serez jamais seule, à Combeloup. Vous savez que c'est l'avantage de cette petite communauté. L'horizon n'est pas très vaste, mais la solidarité entre les villageois, qu'ils soient éleveurs ou nobles en leur donjon, n'est pas feinte. Vous avez vu l'amour que chacun avait pour votre père... Les choses ne sont pas différentes en ce qui vous concerne. N'ayez pas peur. La sagesse ne vient pas forcément avec l'âge. Vous vous en sortirez."

Elle acquiesça doucement.
-Vous avez sans doute raison. Et je m'en sortirai, oui. Je n'ai pas le choix. Surtout avec une famille aussi attachée au bien de son domaine, et qui, nous l'avons vu, veille au grain, est prête à revenir en cas de grabuge...
Elle avait parlé sur le ton de la boutade, mais la gravité, sinon la crainte, n'étaient pas loin derrière.
-Après... J'avoue qu'un peu de stabilité ne serait pas pour me déplaire, à un moment où... Je me retrouve devant tant de nouveauté. Malheureusement, je n'ai pas de prise sur ce genre de choses. Alors, je ne peux que m'en remettre au destin, et... essayer de préparer l'avenir, histoire de parer à ce qui peut advenir, tôt ou tard.

" Alors n'imaginez pas le pire. J'espère que vous serez exaucée, Elisa."
Il faillit lui proposer de passer voir Ada mais s'abstint. Il n'imaginait pas débarquer chez la halfeline juste pour lui demander des comptes sur son probable trépas. En même temps, la jeune baronne avait raison : le destin serait bien cruel de lui enlever tant de repères aussi rapidement. Il fallait espérer que la sorcière de Combeloup n'ait pas fait d'allusion à la fin de sa vie et prévoie juste de prendre de bonnes vacances. Bien évidemment, il en doutait.
" Vous savez où me trouver si vous avez besoin de moi."

-Bien sûr... Mais je crois que je vous laisserai l'initiative. Quand Eloi était à ses écrits, il ne faisait pas bon le déranger, et je rechignerai a toquer à votre porte alors que vous serez, peut-être, en train de rédiger un chapitre important...
Elle se leva.
-Mais si vous en êtes d'accord, en cas de besoin impérieux, je n'hésiterai pas à venir vous trouver.

Albérich accepta cet arrangement et quitta le donjon.

Les veilles suivantes, cœur d’hiver, jours sombres et courts, nuits glaciales, Albérich s’en tint à ce programme. Sans vivre véritablement en ermite, il descendait peu au village, passait saluer ses connaissances et aider César, comme promis, le relevant de temps à autres aux côtés de Bastien. Il se sentait en phase avec la saison, engourdi, tranquille, existant au ralenti. Il ne provoqua pas de grandes discussions avec son père, ni avec aucun des autres Combelupins qu’il fréquentait. Il finit par cesser d’éviter Ada mais ne retourna pas directement la voir. Ils se croisèrent à une occasion, une seconde, toujours au donjon, et il s’efforça de remiser leur tension, de ne pas l’inviter à s’immiscer dans sa vie, sans pour autant se montrer froid. Il aida Elisa du mieux qu’il put et monta en selle, bien qu’il maudit mille fois l’inspiration stupide qui l’avait fait proposer la chose à la baronne. Il avait voulu lui changer les idées, mais c’était son fessier qui en pâtissait chaque fois qu’ils se mettaient en route pour la garnison.
Bien que le quotidien soit clément, sans cahots, sans heurts, il se surprenait à chercher les signes du dégel dans les formes torturées des arbres noirs ou le fond des ruisseaux figés. Chaque fois qu’il bouclait un paragraphe, une section, un chapitre, il sentait qu’il ne pourrait plus se détourner longtemps de ce qui le taraudait vraiment. La diversion approchait doucement de son terme, usée. Il devrait faire face à ce qu’il repoussait à grand coup de hauts faits glorieux et de révolutions vertueuses. Il avait recommencé à rêver de choses plus difficiles, mais sans parvenir à s’en souvenir au réveil. Tout juste sentait-il une tension dans son ventre au petit matin, le vestige d’une crispation nocturne dont il ne restait que des éclats méconnaissables. Il refit des provisions de valériane et en usa sans gêne. Il s’efforça de rester concentré. Son livre était loin d’être terminé. Il tiendrait jusqu’au printemps.

Celui-ci s'approchait, lentement mais sûrement. Les averses de neige se faisaient plus rares, devenaient parfois pluies verglacées, parfois pluies tout court. L'épais manteau qui couvrait le sol avait tendance à s'étioler sous les rayons d'un soleil de plus en plus chaud. Sur les chemins fréquentés, dans les rues du bourg, la boue avait tendance à le remplacer.
Puis ce fut la grande fonte, les premiers chants d'oiseaux, les premiers bourgeons sur les branches dénudées. Bientôt, les travaux préliminaires aux semailles commenceraient. Bientôt, on sortirait les troupeaux des étables... Une effervescence discrète mais certaine semblait progressivement s'emparer des Combelupins.
Les seuls à ne pas être ragaillardis par l'approche des beaux jours étaient Ada et Bastien, bien que leurs situations respectives fussent fort différentes. La vieille halfeline accusait de plus en plus son âge, prétendait se ménager, mais était toujours par monts et par vaux. Elle se montrait chaleureuse envers Albérich, lorsqu'ils se croisaient, faisait comme si rien ne s'était passé, le n'évitait pas... Mais, jamais, elle ne vint le trouver de son propre chef.
Quant à Bastien, il avait progressé, indéniablement. Il mangeait seul, s'habillait seul, marchait pour peu qu'on lui dise où aller, agissait pour peu qu'on lui dise quoi faire. Mais il parlait peu, sinon pas du tout, son visage ne reflétait généralement que le vide, que de l'indifférence. Rarement, une tristesse poignante, unique signe qu'il fût encore capable de ressentir des émotions.
Lorsqu'il était à bout, César le confiait à Albérich, pour quelques heures. Le plus souvent, cependant, il tenait bon, s'efforçait de paraître plus optimiste et plus joyeux qu'il ne l'était en réalité. Y parvenait presque.

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