La Couronne de Cuivre

La dernière phrase du paladin tua instantanément dans l’œuf la salve de remarques qui s'apprêtait déjà à jaillir concernant son absence de la nuit.
-En voilà une excellente nouvelle !
-C'est formidable !
-Je me sens pleine d'énergie, tout à coup. Assez pour monter la garde quelle que soit l'heure.
-Et pour jouer les sentinelles demain !
-Même si cela veut dire que l'école rouvrira bientôt ses... Non, Agathe, Rebecca, INTERDICTION de prier pour que la neige se mette subitement à tomber à foison !
-Ce n'était en rien mon intention.
-A moi non plus...
-Menteuses !

" Je n'ai pas dit que nous y serions demain. Vous avez encore le temps de profiter de vos vacances. Et puis ça m'étonnerait que l'école puisse rouvrir le lendemain de notre arrivée... Il faudra occuper les enfants pendant qu'on sécurise les lieux, je suppose... Enfin. Je m'avance. Je n'en sais rien."
Il termina son assiette, l'empila sur celle de son voisin, puis s'étira.
" Du côté de l'Académie, tout baigne ?"
Albérich se leva.
" Je reviens."
Il venait d'apercevoir Etienne et ne savait pas s'il aurait d'autres opportunités de lui parler. En tant qu'officier et conseiller, le jeune chevalier avait beaucoup de travail, à n'en pas douter.

Comme tous les officiers d'Hubert, le conseiller était allé manger sitôt la réunion d'état-major terminée et, à présent, il traversait la petite place pour gagner le pourtour du camp afin d'y prendre ses fonctions, lesquelles se prolongeraient durant la première moitié de la nuit. Cependant, il s'immobilisa sitôt qu'il vit l'ancien aubemestre s'approcher de lui.
-Bonsoir, Albérich, l'accueillit-il chaleureusement. Content de vous voir ! Et dès à présent, permettez-moi de vous emercier pour le répit supplémentaire que vous m'offrez. Comme mon supérieur est votre ami, il n'osera me punir pour avoir lambiné un peu en votre compagnie.
Il sourit.
-Mais trêve de bêtises. Que puis-je faire pour vous ?

Albérich lui sourit, embarrassé d'avance.
" Marchons, voulez-vous ? Ce n'est rien de grave, c'est juste..."
Il attendit qu'ils se soient un peu écartés pour reprendre.
" Philibert m'a dit que Thibault des Rosières avait failli se joindre à votre expédition, quand vous étiez près de Correliah. C'est un bon ami à moi, dont je n'ai pas eu de nouvelles depuis un certain temps... Philibert m'a dit que vous pourriez m'en dire davantage sur les circonstances qui ont présidé à votre presque association et... à son départ précipité."

-Thibault est un de vos amis ? Je l'ignorais... Et je suis vraiment désolé que vous n'ayez pas pu vous retrouver au sein de la Communauté, d'autant que j'avais fondé beaucoup d'espoir sur son soutien... Mais pardonnez-moi, je m'égare déjà.
Il plissa le front, concentré.
-Lors de notre première rencontre, il m'a dit qu'il parcourait Helonna en quête d'aventures et surtout de moyens de se rendre utile. Dans cette optique, notre expédition lui avait paru prometteuse, et tout ce qu'il a appris lors de nos discussions et de ses visite du camp l'a apparemment confirmé dans cette idée. S'il n'y avait eu les deux jours de réflexion réglementaires, il aurait signé... Mais quand est arrivé le moment fatidique, il a débarqué, embarrassé au plus au point, se confondant en excuses, arguant qu'il nous rejoindrait plus tard mais que dans l'immédiat, il avait reçu ce qu'il qualifiait de signe de sa déesse, sous les dehors d'une lettre qui l'avait décidée à partir immédiatement pour Solarcis afin d'y retrouver un ami très pro....
Il s'interrompit, dévisagea Albérich.
-Il doit s'agir d'une coïncidence... murmura-t-il enfin.

Albérich ferma un moment les yeux et prit une profonde inspiration.
" Ce n'est pas une coïncidence, non."
Pendant une seconde, il ne trouva rien à dire.
" Le destin nous joue bien des tours... Je ne sais pas si je dois y chercher quelque chose... Un message... La patte d'un dieu. Non. Je ne crois plus à ça."
Il sourit, soupira.
" Merci Etienne. J'aime autant être fixé. Et j'espère, oui, qu'une fois la route sécurisée, il pourra nous rejoindre. Ce serait une recrue de choix pour ce projet, à n'en pas douter. D'autant qu'il doit savoir que je suis parmi vous : ça aussi, je le lui ai dit... dans une autre lettre. Voyons les choses sous l'angle positif : ça me donne une autre bonne raison de demeurer parmi vous."
Une chose était certaine, Thibault, s'il arrivait jamais jusqu'à Clairétoile, allait l'étrangler.

-Vous voir demeurer un moment dans notre cité et recevoir le renfort de Thibault, cela constituerait assurément deux excellentes nouvelles. J'espère juste qu'il ne se mettra pas en tête de traverser les Landes avant que...
Il s'interrompit à nouveau : manifestement, il s'était violemment - et sciemment - mordu la langue.
-Mais ça n'arrivera pas ! s'empressa-t-il d'ajouter. Les Sunites sont impulsifs, d'accord, mais pas suicidaires. Et puis, toute cette boue, ça le dissuadera... Non, il attendra qu'un convoyage s'organise. Et si tout se passe bien, cela ne tardera guère. Il n'y a donc aucune raison de s'inquiéter ! Et j'espère sincèrement que la joie de vos retrouvailles vous fera oublier ce triste coup du sort.

Etienne n'était décidément pas très subtil, mais Albérich ne pouvait lui en vouloir. Et il avait raison : pourquoi Thibault aurait-il pris de tels risques ? La manière précipitée dont il avait quitté la communauté, pour courir après lui, sur un "signe de sa déesse", n'était pas pour le rassurer, cependant. Certes, ils étaient amis et ils avaient traversé ensemble des épisodes intenses au printemps, mais de là à tout lâcher, à abandonner une entreprise qui l'avait séduit... pour quoi ? Pour qui, surtout... Il ne put s'empêcher de frémir. Les Sunites sont lunatiques, imprévisibles, un peu fous... Une partie de lui eut soudain très peur de le voir débarquer. Mais son souhait le plus cher était avant tout que son ami ne fasse rien d'inconsidéré. Pour le reste, il aviserait en temps voulu.
" J'en suis sûr. Enfin... Je risque surtout d'en entendre parler pendant les vingt prochaines années..."
Il se fendit d'un sourire.
" Mais merci, Etienne. Je vais vous laisser aller prendre votre tour de garde."
Pendant un moment, il envisagea de retourner auprès des autres, sur la place, mais son humeur détonerait encore davantage... Non, il fallait qu'il se change les idées... et donc qu'il trouve Ignace.

Il lui fallut un moment - et quelques indications - pour dénicher l'intendant : il se trouvait à l'intérieur de l'un des chariots contenant les vivres et procédait manifestement à quelques vérifications. Quand il l'approcha, l'homme sourit et leva aussitôt les mains en signe de reddition :
-Je rends immédiatement les armes, messire ! Vous n'aurez pas à me convaincre, pas à endurer mes remarques sur le côté fastidieux des tâches qui sont les miennes et sur leur caractère indigne pour une personne telle que vous : Marthe l'a déjà fait... et elle a vaincu pour vous. Cependant, j'insiste pour que vous me fassiez part de quelques idées, de quelques préférences : essayer de les satisfaire apaisera ma conscience.

Albérich demeura pantois, puis sourit. Marthe veillait au grain.
" Honnêtement, Ignace, je n'ai pas de préférence marquée. J'aimerais juste me rendre utile. Plus utile. Faire quelque chose qui me demande de l'énergie et du temps, qui vous décharge... Je ne sais pas. Je peux vérifier, contrôler, organiser... N'importe quoi me conviendra. J'imagine qu'il doit y avoir des choses dont vous seriez heureux de vous débarrasser. Je connais les intendants, déléguer n'est souvent pas leur point fort... Mais certains aspects de la tâche doivent vous être plus désagréables, non ? Je sais que je ne suis pas expert en ces choses, mais... je ne veux pas non plus supplanter un de vos aides qui sont, sans nul doute, très efficaces. Mais j'ai besoin de me lever plus tôt ou de me coucher plus tard, ou les deux. J'ai besoin... d'errer moins. N'avez-vous pas besoin de quelqu'un pour... je ne sais pas... vérifier les registres ou faire l'appel, superviser l'installation des tentes le soir, contrôler les stocks..."

Ignace soupira.
-C'est plus compliqué qu'il n'y paraît, vous savez. N'y voyez pas de la mauvaise volonté de ma part, car même si j'avoue avoir du mal à déléguer et craindre un peu que vous finissiez par me mettre au chômage, vu votre capacité de travail proverbiale, je suis réellement désireux de vous satisfaire. Cependant, notre système est bien rôdé, certaines tâches réclament d'être immédiatement opérationnel, vu les circonstances, tandis que les plus accessibles sont déjà effectuées par des gens désireux comme vous de se rendre utiles et n'ayant pour l'heure trouvé que cet unique moyen. Il ne serait pas juste que je les en prive, vous l'admettrez... C'est par exemple le cas des appels...
Il tambourina des doigts sur le couvercle d'un tonneau.
-La vérification des stocks de nourriture pourrait convenir, si vous êtes prêt à affronter Gustave qui essaie sans cesse de rogner sur les quantités pour offrir de meilleurs repas à la Communauté. Il y a aussi le problème des torches et des bougies, dont les civils ont tendance à user avec trop de libéralité, sans qu'on puisse réellement le leur reprocher : n'est-il pas naturel de tenter de repousser l'obscurité, quand on se trouve en pareils parages ? Ceci dit, quelqu'un de pédagogue comme vous l'êtes assurément pourrait faire passer le message en douceur auprès des plus grands consommateurs... Après, il y a des choses auxquelles nous avions songé mais qui n'ont été qu'imparfaitement mises en place, comme la récupération : cela concerne les cendres, utiles pour la lessive, les morceaux de bois partiellement brûlés et pouvant encore servir, voir certains déchets alimentaires susceptibles de fournir de l'engrais le moment venu... Hum, il y aurait aussi les mesures, chères à Agnès, visant à vérifier que parasites et autres inconvénients bénins ne se répandent pas parmi nous. Malheureusement, la situation ne s'y prête guère, sans compter le côté un peu intrusif...

Albérich ne s'était pas vraiment attendu à autre chose : la communauté tournait déjà admirablement bien avant qu'Hubert et lui ne la rejoignent, il était logique qu'Ignace ait des collaborateurs à la hauteur parmi ses proches. Il n'avait pas tellement envie d'aller affronter Gus pour la gestion de la nourriture et n'imaginait pas non plus aller de feu en feu pour ramasser les cendres au petit matin. Ce n'était pas une tâche idiote, mais il avait l'impression qu'il pouvait déjà entendre les commentaires railleurs d'Hubert. Les bougies, ce n'était pas inutile. Il devinait qu'Ignace devait disposer d'une équipe pour récupérer les bouts de chandelles et les refondre en de nouvelles bougies, mais finalement, une fois le tour des chariots faits, la tâche serait terminée. Ce n'était pas exactement ce qu'il avait imaginé. Demeuraient les clercs et les questions de santé. Il s'était promis de rester à distance de cet endroit bourré de frustrations, le dispensaire. Mais il s'était déjà promis mille choses, et s'en tenir à ses promesses était une mission généralement impossible. Ce n'était que pour quelques jours, après tout. Peut-être tiendrait-il le coup.
" Je vais peut-être voir avec Agnès s'ils ont besoin de quelqu'un en première ligne... pour une surveillance générale de l'état de santé de chacun... J'imagine qu'ils s'y emploient déjà, mais si Barthélémy et Agnès sont aussi occupés que Gabriel, peut-être seront-ils intéressés par un coup de main..."
Il sourit à l'intendant.
" Merci de votre aide, Ignace. J'ai un peu l'impression de vous avoir fait perdre votre temps mais... je reviendrai vers vous, le cas échéant."

-Attendez...
L'intendant semblait embarrassé au plus haut point.
-Je suis vraiment désolé et je comprends que vous soyez déçu, mais... Cela fait des mois que la Communauté est sur les routes, si bien que même si les circonstances sont plus extrêmes qu'auparavant, nous avons pris le coup de main... Les choses iront différement quand nous aurons atteint la cité, les tâches se multiplieront... Et avant cela, j'aurai eu le temps de réfléchir davantage à la question, ce que je n'ai pu faire ce soir...
A voir son expression, il y réfléchissait déjà avec intensité.
-Si vous avez des connaissances en numismatique, ou la patience de lire les quelques ouvrages de notre bibliothèque qui y sont consacrés... Les pièces ramenées du tumulus sont toutes anciennes et leurs provenances sont nombreuses, si bien qu'il faudra faire des recherches pour établir une estimation de leur valeur actuelle. Sinon, vous pourriez me remplacer demain et reprendre le comptage avec la jeune Ruth...

" Honnêtement, Ignace, c'est moi qui suis désolé de vous avoir importuné. Je suis conscient de la qualité de votre organisation. Sans elle, je ne me serais sans doute pas joint à l'aventure. L'oisiveté me pèse mais je sais qu'elle n'est plus appelée à durer. Je dois juste trouver de quoi l'occuper... Si cela vous décharge, je veux bien aider Ruth demain, mais dans le fond... Ce que je veux surtout, c'est me rendre utile dans tous ces moments de battement... La journée, je la passe déjà sur la constitution, quand ces fieffés Académiciens me laissent tranquilles, et je pense que c'est un travail important... Me plonger dans d'autres livres, je ne sais pas si c'est ce dont j'ai besoin..."
Il sourit.
" C'est curieux, c'est finalement ça qu'on imagine de moi. Mais je n'ai jamais été un rat de bibliothèque, quand j'étais clerc... J'étais toujours dehors, chez et avec les gens, jamais avec un bouquin... Les bouquins, c'étaient les vacances, les moments de pause, d'attente, de repos... J'étais un homme de terrain. Enfin... Ces temps sont révolus, n'est-ce pas. Ne vous en faites pas pour moi. Je vais parler à Agnès. Elle a peut-être besoin de gens pour vérifier que les enfants n'ont pas de poux, ou que personne ne prépare une soufflante..."

Ignace acquiesça, quoiqu'il ne paraisse guère rasséréné.
-Je ne doute pas un seul instant que vos qualités relationnelles puissent lui être d'un grand secours... Mais de mon côté, je vais être attentif. Si je vois que l'une des personnes chargées de faire l'appel ou de toute autre tâche tenant de l'intendance est lasse, je lui proposerai de faire une pause et viendrai vous trouver. Bien sûr, ce ne seront que des occupations ponctuelles qui ne vous arracheront guère longtemps à votre oisiveté mais... ce sera peut-être mieux que rien.

" Vous faites un travail remarquable. Ne vous chargez pas avec mes états d'âme. Vous verrez bien s'il vous vient quelque chose spontanément... Je vous souhaite une bonne nuit."
Albérich partit alors à la recherche du dispensaire. Il se faisait l'impression d'être un coursier ivre, louvoyant de porte en porte, pour délivrer un message incertain. Mais il était suffisamment à cran pour oser franchir la porte de toile qui le séparait des clercs et s'offrir en pâture à leur bienveillance embarrassée. Et puis il se ravisa. Ce n'était pas une question d'amour-propre, c'était une question d'équilibre. Il le regretterait. Il fallait qu'il dorme dessus et qu'il amadoue cette oisiveté qui le rendait amer. Il demeura planté entre les tentes, incertain, et se sentit brusquement très fatigué, très vieux et complètement perdu, comme s'il était à des lieues de l'endroit où il aurait dû, logiquement, se trouver.
" Est-ce que ça va ?"
Hubert avait dû le traquer dans les allées de toile et de bois. Il lui décocha un sourire las et opina du chef, sans espérer le tromper.
« Est-ce que je peux faire quelque chose ?
— Tout va bien. J’ai juste appris… quelque chose qui m’a un peu troublé. »
Hubert le dévisagea avec une grimace, puis se détourna, vaguement embarrassé.
« Ce n’est pas très important.
— Tu es seul juge.
— C’est juste… Tu te souviens de Thibault ? Le Sunite ? »
Le paladin lui fit face avec un sourire ironique.
« Bien sûr que je me souviens de Thibault le Sunite. Qu’est-ce que tu crois ? Que je m’endors quand tu me racontes des histoires ? »
Albérich secoua la tête et soupira.
« Bref, j’ai appris qu’il avait failli se joindre à l’expédition. Qu’il ne l’a pas fait car il a reçu un courrier qui l’a emmené vers le nord… vers Solarcis… Probablement une lettre que je lui ai envoyée. Alors maintenant que je me retrouve ici… alors que l’aventure aurait été parfaite pour lui… Je ne peux m’empêcher de trouver la situation très ironique…
— Et de te sentir coupable.
— Un peu, oui.
— Mais tu lui as demandé de l’aide, dans ce courrier ?
— Non. Non, j’ai réfléchi, c’est une lettre que je lui ai envoyée au début… Le premier soir. Il y a plus de deux mois et demi. C’était une longue lettre. J’ai dû m’y déverser… Mais c’est la seule et unique lettre que je lui ai écrite depuis Solarcis. »
Le paladin pinça les lèvres mais ne dit rien.
« Tu lui en as envoyé une de Grand Estuaire.
— Aussi, oui.
— Donc il saura.
— Il serait du genre à se lancer seul sur notre piste. »
Hubert parut encore plus décontenancé.
« Il tient à ce point à te retrouver ? »
Albérich se sentit rougir.
« Oui. Non. Je n’en sais rien. J'espère que non. »
Hubert ne dit rien mais paraissait toujours circonspect.
« Nous sommes bons amis. Et les Sunites sont fantasques.
— Si un des clercs l'a fréquenté, il peut communiquer avec lui par sortilège. Lui dire de se tenir tranquille. Si tu as peur qu'il fasse une bêtise.
— Je n'oserais jamais déranger l'un d'entre eux pour transmettre mon courrier... Tu imagines le précédent ?
— A toi de voir. Mais parfois il faut oser déranger, Albérich. Quand les choses sont importantes. »
Le Luménien acquiesça, la mine fermée.
" Je vais devoir aller retrouver Robert. Si tu n'es pas dans ton assiette... Je peux m'arranger pour que tu sois exempté de garde.
— Ne t'avise pas d'oser...
— Très bien. Ne t'emballe pas. Tu veilleras, puisque tu y tiens tant."
Hubert soupira, les lèvres pincées, et posa une main bienveillante sur l'épaule de son ami. Albérich se sentit brusquement vidé de toute angoisse, de cette manière un peu surnaturelle qui accompagnait parfois l'aura du paladin.
" Ne t'inquiète pas pour les choses que tu ne peux pas contrôler, Albérich.
— Je m'efforce.
— Je sais. Hum. Veux-tu venir dormir avec Alban et moi, cette nuit ? Si tu penses que mon aura peut t'aider à dormir ?
— Ça ira. Je suis bien entouré.
— D'accord. A plus tard, alors.
— Oui."
Il sourit au paladin, bravement, histoire de le rassurer. Hubert paraissait très peu convaincu mais le devoir l'appelait, et il fila vers la place. Le Luménien lui emboîta le pas quelques secondes plus tard, un peu rasséréné, suffisamment pour donner le change, en tout cas, et retrouver ses comparses de l'Académie..

Lesdits Académiciens étaient en train de se replier, car un flot de marmots joyeux et incroyablement peu boueux se déversait de la cantine. Mais les gens de plume n'allaient pas pouvoir gagner leurs pénates et ils le savaient : aussi se contentèrent-ils de gagner la bordure de la place, le plus loin possible de la vague tumultueuse qui l'envahissait et s'agglutinait autour des tables.
Robert avait disparu, sans doute parti en quête des fameuses listes d'Ignace. Dès son retour, c'est les sentinelles volontaires qu'il faudrait se mettre à chasser. Cependant, à voir le nombre de personnes qui s'attardaient, oisives, il semblait clair que l'information avait déjà filtré et qu'il n'y aurait point trop de récalcitrants.

Albérich rejoignit les Académiciens en bordure de place et observa un moment les enfants qui défilaient. Sans doute Giovanni ne tarderait-il pas à surgir, sauf s'il jouait les hommes invisibles, comme la veille. Le Luménien n'avait pas de préférence pour la garde à venir : il se sentait reposé et la perspective d'une nuit chahutée ne lui faisait pas vraiment peur. De son côté, Hubert avait rejoint l'endroit où il imaginait sans doute voir revenir Robert. Il paraissait tourné vers des pensées personnelles, les bras croisés, le dos droit, l'expression figée, le regard absent.

Giovanni finit par apparaître, propre et souriant, mais il ne se dirigea pas vers eux, plongeant plutôt dans l'océan tumultueux au centre de la place, échangeant quelques mots avec ceux qui avaient constitué son public ainsi qu'avec leurs parents. Manifestement, les compliments pleuvaient, et la popularité du barde était à son zénith. Les Académiciens, qui ne manquèrent rien de la scène, s'étonnèrent ouvertement de son radical changement d'attitude...
Puis ce fut au tour de Robert de se monter. Lui marcha droit sur Hubert, des listes à la main.
-Voilà, j'ai ce qu'il nous faut. Ignace a même conservé les papiers où il avait indiqué la manière dont les choses devaient s'organiser la dernière fois : groupes, roulements... Ne nous reste donc qu'à prévenir les intéressés et à leur dire s'ils doivent monter la garde dès à présent ou en milieu de nuit.

Hubert prit en charge la moitié du travail et se trouva rapidement quelques aides : en effet, il était loin de connaître tous les noms figurant sur les listes que lui avaient remises Robert. La plupart des gens auxquels il s'adressa étaient toujours volontaires pour monter la garde, parfois même enthousiastes, d'autres parurent hésitants ou inquiets mais n'osèrent pas refuser. L'un dans l'autre, la distribution des tâches s'effectua sans difficultés et une fois que cela fut terminé, que chacun fut clair sur son rôle et le moment où il devrait l'assumer, le paladin décida de s'éclipser pour se mettre en quête d'Alban.
Albérich n'avait pas figuré sur sa liste de recrues, aussi ne savait-il pas quand il serait sur le pied de guerre... Enquêter, le localiser, le surveiller, serait l'étape suivante de sa nuit. Il n'était pas prêt d'aller se coucher.

Alban ne fut pas difficile à trouver : il faisait ses rondes habituelles aux côtés de Ruth, torche à la main. Hubert eut l'impression qu'il n'était pas très à son aise, vaguement inquiet, même. Mais il ne le surprit pas : le gosse l'entendit venir de loin, signe que ses états d'âme ne nuisaient pas vraiment à sa concentration.
-Messire, fit-il en s'immobilisant. Rien à signaler.
Il sourit.
-Mais j'imagine que ce n'est pas pour entendre mon rapport que vous êtes venu, mais pour me parler de cette nuit... Vous êtes sûr que vous voulez pas pouvoir bien vous reposer, sans aucun réveil, vu ce qui nous attend demain ?

" Ne t'en fais pas pour moi. Comme je te l'ai déjà dit, je suis plutôt du genre résistant... Même si je ne devais pas dormir de la nuit, je serais encore d'attaque demain matin. Laisse-moi te rendre ce service, ce n'est vraiment pas grand chose."
Il lui sourit malicieusement et baissa la voix.
" Et puis comme ça, quand tu me ratatineras demain, à l'entraînement, j'aurai une bonne excuse pour expliquer ma défaite. Même si nous dormons comme des loirs, je prétendrai que tu m'as donné de cruels coups de pied dans ton sommeil... Enfin. Sauf que les paladins ne peuvent pas mentir, bien sûr."

L'écuyer avait instantanément viré au rouge vif et il manqua lâché sa torche.
-Mes... Messire, ce que j'ai dit tout à l'heure à la fin des exercice, c'était une... une boutade...
-M'sire Hubert n'était peut-être même pas au courant de ce que tu as dit, patate.
-Ah. Hum. Je.. Heu... Mais donc, je n'ai aucune envie de vous faire mal, que ce soit cette nuit ou à l'entraînement...
-De toute façon, t'as pas intérêt, ou je t'y rend au centuple !
-Ahum. En tout cas... D'accord, je viendrai dormir avec vous cette nuit. Merci, messire.

Hubert rit de bon coeur.
" Je vais vous laisser à votre ronde, je vous distrais alors que nous ne savons pas ce qui rôde... Mais, Ruth... Si Alban m'affronte à l'entraînement, il a le droit de me frapper aussi durement que tu as frappé sire Robert aujourd'hui. Même plus, s'il y parvient. Ce n'est que justice. Cela dit, j'aimerais vous enseigner à frapper bien, plutôt qu'à frapper fort... Mais nous en reparlerons demain. Bonne garde, les enfants. Ouvrez l'oeil et l'oreille."
Puis, sur un salut, il les abandonna à leur travail, le sourire aux lèvres. Ce duo improbable avait le don de le mettre de bonne humeur même quand des pensées nettement moins joyeuses lui trottaient dans la tête. Bon. Trouver quelqu'un qui pourrait le renseigner sur Albérich sans éventer son intérêt... Cela signifiait retrouver Robert et ses listes. Ou bien juste les listes...

Le chevalier - et ses listes - se trouvaient dans un chariot du cercle extérieur : le bivouac étant plus boueux que la veille, on n'avait pas monté davantage de tentes.
-Albérich ? répondit-il à sa question. Et bien, ses compagnons de route et lui seront de garde lorsque les sentinelles actuelles seront remplacées.Je ne sais plus pourquoi il en a été décidé ainsi... Peut-être s'est-on dit que l'Académie étant le chariot le plus confortable de la Communauté, ses occupants pourraient dormir tout le jour durant et donc moins souffrir ensuite d'être réveillés en plein cœur de la nuit ? En tout cas, lorsque j'ai annoncé la nouvelle, personne n'a protesté. Je ne peux donc, une nouvelle fois, que m'incliner devant la manière dont vous savez motiver votre prochain. Sincèrement, je m'attendais à être lynché.

" Vous lyncher ? Vous ? Ils n'oseraient jamais. Et honnêtement, ils n'étaient que grommellements et récriminations jusqu'à ce que je leur dise que nous n'étions plus si loin de Clairétoile. Ils ont parlé de sacrifier une chèvre à Aurile, je crois, pour se prémunir de la neige. Je ne leur ai pas rappelé que nous allions débarquer dans une cité en ruines, cependant, et que leur chariot leur servirait peut-être encore de chambre pendant des veilles entières."
Ce que Robert lui avait annoncé quant à la garde des Académiciens était le pire cas de figure : il ne pourrait pas surveiller Albérich, car Alban reviendrait pile au moment où le Luménien prenait son tour. La seule chose qu'il pouvait faire, c'était aller lui donner un certain nombre de consignes, que l'ancien clerc lui renverrait au visage avec humeur, et il ne pourrait pas le blâmer.
Ça, plus cette histoire de Sunite emporté, c'était la totale pour la soirée. Beshaba avait décidé de lui tomber sur les épaules, et il allait falloir qu'il s'en accommode. Il sourit à Robert.
" Je vais prendre congé... Aller réviser mes créatures des marais et dormir... Je vous dis à demain, Robert."
Il avait l'intention de gagner son chariot, se mettre en tunique de nuit, puis attaquer le chapitre sur les hydres.

Du côté des Académiciens, on avait regagné ses pénates et on était en train de se mettre au lit : la tentation avait été grande de ne pas dormir, mais faire une nuit blanche avec ce qui les attendait le lendemain et ce qui n'aurait plus rien d'une simple mise en bouche n'avait pas paru très prudent.
-On va plus que jamais avoir besoin d'une de tes histoires, Albérich.
-Oh que oui. Choisis la bien, ça doit être la plus efficace de toutes...
Il y eut du bruit, à l'extérieur, puis Giovanni les rejoignit, tout sourire.
-Une histoire, ce sera parfait pour l'endormissement. Quant au réveil, ne vous inquiétez pas, j'ai prévu un petit quelque chose pour qu'il soit moins difficile.

Le Luménien était en train de chercher son livre, mais il hésita en voyant débarquer le barde. Lui-même le connaissait trop peu pour oser lui poser la moindre question, mais ses comparses de chariot étaient plus familiers du personnage, et il lui semblait probable que l'un ou l'autre, dévoré de curiosité, finisse par l'interroger sur ses aventures auprès des enfants. Son bonheur parmi les familles avait-il été feint ? Ou s'était-il brusquement découvert une vocation imprévue ? Albérich ne pouvait pas se prononcer mais il ne voulait surtout pas empêcher Rebecca ou Agathe d'étancher leur soif de ragots à la source...

Personne n'osa poser de questions. Mais les regards furent éloquents et Giovanni ne manqua pas de les remarquer.
-Quoi ? Ah, vous vous étonnez que je sois de bonne humeur... Allons, vous savez que le but d'un barde est de faire plaisir à son public, quel qu'il soit. Quand il y parvient, il est forcément heureux !
Son sourire s'élargit, comme il affrontait des mines dubitatives.
-Vous croyez qu'il y a autre chose ? Bon, d'accord, vous avez raison. J'ai juste pensé que si les parents de la Communauté m'avaient à la bonne, les chances que l'Assemblée accepte mon idée de fresque et toutes ses modalités seraient plus grandes...
-C'était donc ça.
-Quel retors personnage tu fais.
-Pas tant que ça. Avouer ainsi, devant une juge, pareille manipulation... Ce n'est pas très malin...
-Personne ne vous croira si vous révélez ce secret, Marthe. Personne. Mon plan est sans faille !

" Je ne vois pas ce qu'il y a de répréhensible dans la manoeuvre, dit Albérich, philosophe. Giovanni a raison de penser que s'il est populaire et qu'il s'est montré serviable, les gens voudront l'en remercier. Or, même si elles sont dictées par un calcul, ses actions sont réellement les bienvenues, les gosses sont ravis, leurs parents sont ravis, Gabriel est déchargé de la tâche... Je ne vois pas pourquoi nous devrions nous offusquer du fait que tu espères en retirer quelque chose. Ce n'est que justice et je te souhaite de réussir."
Il remonta ses couvertures sur ses genoux.
" D'accord... J'imagine que vous espériez une reconversion totale, un bonheur désintéressé, une nouvelle vocation... Mais soyons réalistes, un moment. Cette conclusion est la meilleure possible."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée