La Couronne de Cuivre

-Tu as probablement raison. Et puis, sincèrement, je n'avais pas l'intention d'entreprendre quoi que ce soit ni même d'en parler. C'est juste que ça m'y a fait penser quand tu as évoqué les personnes ne faisant que travailler...
Il haussa les épaules puis remplit leurs verres.
-Mais ce soir, il n'y a pas place pour les tracas ou les problèmes !

" Bien dit." répliqua le halfelin avec le sourire.
Son expression se fit plus grave.
" Je voulais te remercier pour m'avoir invité chez toi, cela dit, Taliesin. Après ce que nous venons de vivre... les trahisons répétées de personnes plus ou moins proches... Cela fait du bien de réaliser qu'il nous reste de véritables amis."

-Je comprends cela d'autant mieux que je ressens la même chose. dit-il avec sérieux. Sinon... Il n'y a vraiment pas de quoi, Guéric. C'était un plaisir de te recevoir, et j'espère que nous passerons bien d'autres moments ensemble.
Son regard se fit vague, un instant.
-Tu sais, j'en étais arrivé à un point où je croyais ne plus pouvoir me lier à quiconque : je pensais avoir trop perdu et j'étais persuadé de porter malheur à tous ceux qui m'approchaient. Je suis ravi d'avoir été détrompé sur tous les points et heureux de te compter parmi mes amis.

Le halfelin ne put s'empêcher de rire.
" Tu as une femme et quatre enfants, tu vis dans une maison bruyante et pleine de vie... Ne plus te lier à personne ? Tu te moques de moi, je vois."
Il se fit plus sérieux.
" Cependant, imaginons que je te croie. Je suis heureux que tu sois revenu sur ta décision. Je pense que dans le fond du fond, ta nature n'est pas solitaire. Même si tu le voulais vraiment, tu n'y parviendrais pas. Et puis tu inspires la sympathie : les gens viendront toujours vers toi."

-Comme ils viennent vers tous les amuseurs publics : ceux-ci ont tendance à attirer beaucoup de monde...
Il haussa les épaules.
-Mais concernant ce que je disais à l'instant, je ne plaisantais pas. Presque tous ceux que j'ai connus sur Dorrandin ou Helonna sont morts ; Galathée et Victor ont subi des horreurs par ma faute... Bref, en partant pour Melandis, j'avais la ferme intention de ne plus nouer de nouvelles relations, afin de me préserver... et de préserver autrui. Ceci dit, c'était plus inconscient que conscient... Et de toute façon, ça n'a pas marché, ce qui est une bonne chose. Car tu as raison, je n'ai rien d'un solitaire.

" C'est vrai que ne se lier à personne permet de préserver les autres... C'est probablement d'ailleurs une obligation dans certaines professions... de garder ses distances, je veux dire. Mais toi... Je crois que ce que tu devrais faire avant tout, c'est prendre la pleine mesure de ceux qui te sont liés, désormais, et y songer avant de prendre des décisions. Bon, je sais que la poisse qui vous est tombée dessus est liée à des choses que tu as faites avant de rencontrer Galathée, d'avoir les enfants... Mais voilà... C'est du passé. Tu ne peux plus te comporter comme un être solitaire, désormais. Tu es au sein d'une toile et chacun de tes gestes affecte tous ceux qui y sont... C'est flippant, mais c'est comme ça. On ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre."

Il fronça les sourcils.
-Dis-moi... Suite à ma remarque d'hier sur les plans, Galathée ne t'aurait-elle pas payé pour que tu me dispenses de bons conseils ?
Il sourit.
-Plus sérieusement... Tu as évidemment raison et tu peux être rassuré : j'ai bien conscience de tout cela. Et j'étais sérieux, hier soir, quand je disais qu'une vie paisible m'irait très bien. Bon, je ne serais pas contre un petit voyage d'agrément de temps à autre, car il y a de beaux endroits sur Helonna, mais si mon procès connaît une fin heureuse, je serais tellement ravi que même une existence totalement sédentaire me conviendra parfaitement.

" Tu sais... et ne prends pas mal ce que je vais dire, ce n'est pas nécessaire... même si ce n'est pas forcément folichon... mais... tu es un elfe. Tu as le temps pour bien des choses, encore."
Il sourit.
" Bon, ça va, c'était un peu tue-l'ambiance, comme commentaire. Oublie ça. Et ne t'inquiète pas pour ce procès : je ne vois pas ce qui pourrait t'arriver de pire que de te retrouver sous les ordres de Kerun pendant cinq ou six ans... oups. Oublie ça aussi."

Il rit de bon cœur.
-Du moment que la peine à laquelle je suis condamné ne m'empêche pas de vivre auprès de ma famille, je m'estimerai le plus heureux des elfes. Bon, d'accord, ce serait rude de travailler pour Kerun : ça doit être un supérieur très exigeant. Mais ça pourrait être mille fois pire. Imagine si l'on me demandait de bosser... pour toi ?

Guéric sourit.
" Je ne me vois pas diriger des gens, jamais. Je n'aimerais pas avoir ce genre de responsabilités, ce n'est pas dans mon tempérament. Je suis le petit gars qui fait son boulot et suit les ordres, quand il ne les trouve pas trop débiles. Quant à Kerun... Je pense qu'il est capable de s'adapter à ce que ses recrues peuvent lui donner et que vu la situation des services secrets luméniens, il ne peut pas se permettre de faire la fine bouche... Prends mon cas, par exemple. Il m'a approché, on a discuté, et on a convenu de modalités très précises quant à mon soutien à sa cause. Evidemment, j'y gagne un peu d'argent, c'est le principe de faire un job... mais je ne l'ai pas trouvé très difficile en affaires, in fine. Bon, j'imagine que si c'est une condamnation, tu auras moins de latitude... Mais je ne crois pas qu'il t'enverrait dans des missions risquées qui menaceraient de faire de tes enfants des orphelins."

-Je ne pense pas non plus. En revanche, je doute que telle soit ma condamnation. Je veux dire, outre mes crimes, mon passé d'agitateur et le chaos que j'ai involontairement semé en ville n'ont rien pour inspirer confiance aux autorités luméniennes. Alors les voir m'intégrer dans une organisation aussi importante que leurs services secrets...
Il haussa les épaules.
-Mais donc, tu as accepté la proposition de Kerun ? Je n'étais pas certain que tu le ferais... En tout cas, je ne m'étonne pas que notre ami commun t'ait offert de bonnes conditions : tu seras un élément plus qu'utile ! Ceci dit, je vais désormais me méfier, car je sais que tout ce que je pourrais te dire risque de remonter en haut lieu... Si ça se trouve, tu auras même obligation de faire un rapport à mon sujet avant d'embarquer sur la Liberté !

" Non. J'ai dit à Kerun que je n'espionnerais jamais mes amis pour son compte. Il ne me l'a d'ailleurs pas demandé. Je suis son correspondant à l'étranger, davantage, idéalement en Dorrandin. Bien sûr, si je devais réaliser qu'un de mes collègues complote en réalité pour faire chuter le gouvernement hélonnien, je pense que je le lui dirais. Mais je ne lui ai rien promis de la sorte. Ce serait plus... le genre de service que l'on rend à un ami, qu'une question professionnelle. Et il n'a pas fait allusion à mes compétences plus... sordides, non plus. Je suppose que pour un Luménien, ce type d'acte, aussi efficace puisse-t-il être dans certaines circonstances, reste extrêmement problématique. On verra s'il y vient, dans quelques années, si je me suis prouvé fiable."

-Déjà, Guéric, je te taquinais... Pour le reste, il ne me paraît pas totalement impossible que Kerun finisse par te confier semblable tâche : même s'ils ont bien plus de principes que les autres services secrets, ceux de Luménis sont sans doute contraints, parfois, d'en arriver là... Mais, en toute franchise, j'espère qu'on ne te demandera jamais quelque chose du genre. Je n'aime pas l'idée que tu sois dans des situations périlleuses. Enfin, plus périlleuses que l'est la vie de marin... et de correspondant à l'étranger.
Il se fendit d'un sourire en coin et ajouta, malicieux :
-Tu es au sein d'une toile et chacun de tes gestes affecte tous ceux qui y sont...

" Ah, c'est traître ! dit le halfelin. Mais je serai prudent, efficace, et c'est mon métier. Ne commence pas à t'inquiéter pour moi ! Comme tu le disais, rien que le fait que tu ne seras pas là devrait m'éviter les pires ennuis !"
Il gloussa.
" Non, mais plus sérieusement... La guerre gronde, tu ne l'ignores pas... Les Luméniens sont attentistes, mais ils risquent de répondre à une sollicitation, si les Manostiens le leur demandent... Bref, Kerun a besoin d'informations sur ce qui se trame de ce côté-là de la mer... en terre alliée, surtout, je présume."

-J'espère, parce que renvoyer la Liberté dans les ports mélandiens...
Il secoua la tête.
-Mais c'est peu probable, effectivement. Alors c'est le sud de Dorrandin que tu visiteras et dont tu reviendras me parler. Je suis d'ores et déjà curieux d'entendre tes récits car hormis Manost, Melandis et le cours de la Houleuse, je n'ai quasiment rien vu de ce vaste continent.

" Oh, c'est vaste, effectivement, et on y trouve donc un peu de tout... Mais on dit souvent qu'Hélonna est comme la partie manostienne de Dorrandin en miniature... Il n'y manque que le désert mélandien."
Il sourit.
" Mais je te raconterai. Pas les secrets d'état, cependant. Ça, j'ai promis de réserver aux oreilles avisées. Et je te rapporterai des tas de délicieuses spécialités du terroir. Et des graines typiques pour la ferme, ça c'est Guillhem qui me l'a demandé."
Galathée et Mathilde avaient disparu, emportant les jumeaux. Le ciel fonçait peu à peu, dans un concert de grillons et de grenouilles.

-Tu dois aussi prendre un livre pour Baptiste, un autre pour Victor, des peluches pour les jumeaux, un présent destiné à chacun des petits Merlus...
Tout sourire, il tira pipe et tabatière de ses poches.
-Je plaisante, évidemment. Nul besoin de te charger : te compter à nouveau parmi nous, ça sera largement suffisant.

" Tu as déjà vu mon gabarit ? Si je devais rapporter tout ce bazar, il faudrait que je m'achète une mule ! Ou alors je pourrais caboter jusque dans votre rivière, mais vu le delta de la Sereine, ça me prendrait six mois de dénicher le bon cours d'eau... Mauvais plan. Sans compter que je devrais faire ça à la barque... Mais je prétendrai avoir été dévalisé, voilà tout. Cela me vaudra commisération et sympathie de la part de tous."
Guillhem reparut et poussa un profond soupir en se massant les reins, avant de rejoindre les deux attablés.
" Tu es un amuseur hors pair, Taliesin, il n'y a pas à dire. Mais tu devrais perfectionner un répertoire de berceuses hypnotiques. Je suis certain qu'ensuite, tu ferais fortune."

-Normalement, il n'y a pas de pire honte pour un barde que d'endormir ses auditeurs... Mais c'est vrai que les enfants constituent un public particulier... Écoute, si nous venons à vraiment manquer d'argent, je me pencherai sur cette histoire de berceuses.
Il remplit le verre du fermier.
-En ce qui concerne la marmaille peuplant ces lieux, n'aies crainte : dès demain, je reprend en charge le coucher.

" Je ne m'inquiétais nullement, dit le fermier avec un calme sourire. En général, ils sont plutôt disciplinés, je dois dire. Ils ont bien le droit à un peu d'excitation de temps en temps. Et puis c'est le dernier soir de notre vaillant marin. Il était bien logique de le célébrer."
Guéric sourit.
" Ils vont me manquer, c'est sûr. C'est une sacrée bande, mais ils ont tous un bon fond."

-Oui. Et tant mieux, sinon ce serait difficilement gérable...
Et cela serait devenu quasiment impossible avec le départ de Mathilde, d'Antoine, d'Elliot...
-M'est avis que tu vas leur manquer également. Notamment à Victor et à Baptiste. Le côté positif, c'est que tu es assuré de recevoir un accueil des plus chaleureux lors de ta prochaine visite.
Évidemment, le halfelin lui manquerait, à lui aussi, avec son entrain, ses facéties... Son amitié, simplement.

Ils restèrent silencieux un moment.
" Bon, mais c'est pas un enterrement, non plus ! s'exclama le halfelin. On va pas se gâcher la soirée, tout de même. Je pense que je serai parti deux petits mois, puis je viendrai vous revoir. En hiver, on navigue peu et j'imagine qu'on restera à Luménis pendant la mauvaise saison. Ça va aussi dépendre de ces histoires de guerres... Si ça se trouve, les Mélandiens vont réussir à rassembler un semblant de flotte et nous devrons rester au port jusqu'à la fin des hostilités."
Guillhem acquiesça.
" Rumeurs de guerre. Cela me rappelle bien des mauvais souvenirs... même si dans le nord, nous avons toujours été préservés du pire... La proximité de Luménis nous rend plus exposés.
— Il faudrait vraiment un grave malheur pour que les Mélandiens traversent à nouveau la mer. La flotte luménienne est désormais la plus redoutable de la région."

Il voulait bien le croire.
-Et puis, les Mélandiens seront déjà fort occupés sur Helonna : de ce que j'en sais, Manost n'a rien d'un adversaire négligeable sur le plan militaire... Bref, à moins que ses forces s'effondrent incroyablement rapidement et... de manière définitive, je pense que le conflit restera cantonné sur le continent.
Il en était convaincu et l'espérait tout à la fois. Que la guerre vienne jusqu'à eux... Il préférait ne pas l'envisager.

" Je dois dire que je suis soulagé de n'avoir aucun fils en âge d'être enrôlé, dit le fermier. Je sais que la conscription n'est pas dans les habitudes luméniennes mais néanmoins... Les jeunes sont vite en quête d'héroïsme, avec des idées romantiques sur les champs de bataille... Enfin... Les dernières années ont dû déciller pas mal de monde... Cette guerre tombe incroyablement vite..."
Guéric acquiesça.
" De ce que j'ai compris, les Luméniens ne s'engageront de toute façon pas énormément... Je ne pense pas que les gens l'accepteront..."
Son expression se fit songeuse.
" Nous revoilà dans des eaux sinistres."

-C'est à cause de ton départ, Guéric : nous sommes si attristés qu'il ne nous vient plus que de sombres pensées !
C'était une boutade, évidemment : même s'il n'aimait guère les séparations, il n'en était pas encore au point de déprimer des heures et des heures à l'avance.
-Cependant, je suis sûr que nous pouvons envisager les choses de manière plus positive ! Avec un peu de chance, la coalition manosto-luménienne triomphera rapidement du néfaste empire qui gangrène Dorrandin, entrainant sinon sa chute, au moins le recul du mal...
Il aurait pu souhaiter que le conflit s'éternise, afin que son procès soit d'autant plus repoussé. Il n'en était rien, pourtant. D'abord parce que, quelle que doive être son issue, il préférait que celui-ci se déroule au plus vite, afin de pouvoir tourner la page. Ensuite parce qu'il ne souhaitait les affres d'un enlisement militaire à personne.

" Je peux boire à ça." dit Guéric en levant son verre.
Guillhem trinqua avec eux. Galathée et Mathilde reparurent. La jeune fille jeta un oeil autour d'eux, cherchant sans doute Elliot ou Antoine du regard, mais aucun des deux n'était en vue et elle parut hésitante. La rôdeuse lui fit cependant signe de rester et elle s'assit près d'eux.
" On trinque au futur miel ?
— A des choses moins réjouissantes. Ou plus, si elles se réalisent."

-Nous trinquons à la prompte fin de la guerre et à la cuisante défaite de Melandis, dit le barde, souriant.
Il ne lui fallut pas longtemps pour tendre aux nouvelles venues des verres bien remplis.
-Bon, nous pourrions aussi trinquer à l'évitement de la guerre, mais je crains que ce soit par trop irréaliste. Et puis, j'aimerais vraiment que les Mélandiens soient battus en brèche...

Galathée frissonna.
" Qui dit guerre, dit prisonniers de guerre, murmura-t-elle à mi-voix, en faisant tourner son verre entre ses mains.
— Oui, je pense que la Réunion pourrait à nouveau se retrouver avec pas mal de travail.
— Je suppose que ça dépend des politiques menées officiellement, non ?"
Le halfelin acquiesça.
" Nous verrons. C'est certain que s'il y a un afflux de prisonniers luméniens à Mélandis... Enfin bref. N'en parlons pas. C'est quand même curieux comme nous avons du mal à croire à la victoire de la lumière, cela dit. C'est presqu'inquiétant."

-A mon avis, ce n'est pas que nous ne croyions pas à la victoire de la lumière. Je dirais plutôt que nous sommes réalistes : une guerre n'est jamais une bonne nouvelle et, comme nous en sommes parfaitement conscients, elle nous inquiète, elle nous amène a envisager les risques qui l'accompagneront...
Il se tourna vers Galathée et Mathilde.
-Bon, comme Guéric n'arrête pas de mettre sur la table des sujets tous plus graves les uns que les autres, comme Guilhem et moi ne parvenons pas à l'en détourner, je compte sur vous pour mener la conversation vers des thèmes plus riants !

Ils s'entreregardèrent puis Galathée interrogea Guéric sur sa probable première destination. Le halfelin avoua son ignorance mais il savait que Constance leur aurait probablement sélectionné de nouveaux matelots et que les premières veilles en mer viseraient surtout à rôder l'équipage voire à effectuer l'un ou l'autre remplacement. La rôdeuse regretta de n'avoir jamais rencontré le capitaine Lamalice, Guéric promit de la lui présenter à l'occasion, puis Mathilde demanda au halfelin si elle pouvait l'accompagner en ville le lendemain. Guillhem s'offusqua, Galathée défendit la jeune femme, ils parvinrent à un accord, et de fil en aiguille, la soirée se déroula jusqu'à ce que même les fringants des fêtards ne capitulent et que chacun d'entre eux gagne son lit.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins