La Couronne de Cuivre

Vint un matin où lorsqu’il se leva, Albérich sentit qu’il ne pourrait plus rester très longtemps. Les bourgeons, les premières fleurs, le chant des oiseaux, les odeurs entêtantes de l’humus qui respire… Il était résolu. Impatient, même. S’il avait goûté à la tranquillité pour écrire, il avait aussi mesuré la vacuité de l’avenir, les trop nombreuses questions irrésolues, le tumulte qui bouillonnait toujours en son sein. Pourtant, même s’il redoutait ce silence et cet isolement, même s’il n’imaginait pas pouvoir être réellement heureux à Combeloup, il imaginait y revenir aussitôt sa visite à Erhedun terminée. César avait besoin de lui. Si Ada venait à mourir, ce qui semblait plausible au regard de son comportement des dernières veilles, Combeloup aurait besoin d’un guérisseur. Et même si Elisa s’en sortait remarquablement bien, vive et intelligente, plus douée pour les choses ennuyeuses qu’elle ne voulait bien le croire, il pourrait sans doute lui être utile un certain temps. Il s’était quelque part résigné, avait renoncé à retrouver un élan personnel. Il pouvait soutenir les autres. Ça avait toujours été son métier. Il pouvait le faire seul à défaut d’avoir un dieu pour lui insuffler persévérance et optimisme. De toute façon, il n’était plus tout jeune. Et il avait été heureux, assez pour toute une vie. Il devait s’estimer satisfait. De plus, Combeloup serait un endroit sûr pour y finir ses jours.
Ce ne serait donc qu’un au revoir. Il n’abandonnait personne derrière.
Il descendit d’abord au village et frappa à la porte de son père.

Le vieil homme lui ouvrit la porte sans tarder, comme à l'accoutumée. Il avait les manches retroussées, comme s'il se livrait à quelque activité passionnante du type vaisselle, et jeta un étrange regard à l'ancien aubemestre. Il ne dit rien de particulier, cependant, sourit, l'invita à gagner la salle à manger.
Bastien s'y trouvait, assis près de l'âtre éteint, caressant vaguement le chat roulé en boule sur ses genoux.

Albérich dévisagea son père avec suspicion mais se garda bien de faire le moindre commentaire. Il se glissa dans la salle à manger, salua le petit garçon, et s'installa sur le chaise qui était pratiquement devenue sienne, dos à la fenêtre, à mi-chemin entre l'âtre et la porte.
" Le printemps a l'air de s'être installé pour de bon, cette fois..." dit-il en guise de préambule.
Il eut un sourire un peu embarrassé.
" Je pense partir bientôt."

César acquiesça.
-Je m'en doutais... Et c'est sans doute le bon moment. Il peut toujours y avoir des gelées blanches, mais ce n'est pas encore la période des grandes giboulées. Les routes seront moins mauvaises qu'elles ne le seront d'ici peu. Moins défoncées, aussi, par le trafic commercial qui reprendra bientôt, surtout aux abords d'Erhedun.

" Je comptais demander à Elisa de me prêter un cheval, en réalité. La route est longue et en pleine cambrousse... Je ne suis pas encore complètement autonome... J'ai failli mourir gelé en arrivant jusqu'ici, et dans mon souvenir, le Sylvanite qui se trouve sur la route d'Erhedun n'est pas l'homme le plus accueillant du monde..."
Il se pencha pour caresser le chat qui reposait entre les mains de Bastien.
" Je pense que je serai de retour avant l'été. Je me doute que ce ne sera pas facile pour toi, tous les jours, et j'espère que... certains pourront te donner un coup de main... d'ici à ce que je rentre."

César se contenta de sourire doucement.
-Ne te fais pas de souci pour moi, Albérich. Tout ira très bien. Et si je viens à être par trop... fatigué, Elisa prendra le relais. Sire Eudes ayant reconnu Bastien comme son fils, dans son testament, personne ne trouvera étrange qu'il séjourne de temps en temps au château. Je crois même que cela fera du bien à notre jeune baronne : elle aime s'occuper de lui.
Il jeta un regard en coin au petit garçon, puis revint à son fils.
-Alors, tu vois, tu n'as pas à t'inquiéter. Pars tranquille, et prends le temps qu'il te faudra. Tu n'as pas d'obligation envers moi, pas de comptes à me rendre. Et je ne veux pas être une entrave.

Le Luménien faillit le détromper avec véhémence, mais s'abstint. Il ne savait pas exactement où il en serait en quittant Erhedun. Il savait à peine ce qu'il comptait y faire.
" Je ne sais pas, en vérité... Si ça se trouve, je n'y resterai que quelques jours, le temps... le temps de faire ce que je dois, d'apaiser quelques démons tenaces, puis je reviendrai. Je n'ai pas exactement de grands projets."
Il sourit pour lui-même, un peu désolé.
" Je te tiendrai au courant, de toute façon. J'imagine que tu as un peu l'habitude, d'avoir tes enfants qui parcourent le monde... Mais je serai peut-être l'exception qui confirme la règle. Je n'ai pas un tempérament très aventurier. Un bon feu, une bibliothèque... Il ne m'en faut pas beaucoup plus."

-Oh oui, je suis habitué... Et c'est pour cela que je te dis de ne pas t'inquiéter. Surtout, je ne voudrais pas que tu te sentes... contraint par quoi que ce soit, entravé dans ta liberté d'agir, d'aller et venir à ta guise. Je n'ai jamais exigé semblable chose de tes cadets, et je serai encore moins légitime pour te le demander. La seule chose qui compte, c'est que tu saches que tu es le bienvenu ici, que la porte te sera toujours ouverte; quoi qu'il advienne.

Albérich sourit.
" Je le sais. Tu me l'as démontré mille fois ces dernières veilles, et je t'en suis reconnaissant. Je ne l'oublierai pas." fit-il, sincère. " Je sais..."
Il hésita, son regard fila un instant vers Bastien, revint vers César.
" Je sais que je ne me suis pas beaucoup ouvert à toi, que je ne t'ai pas révélé grand chose de moi-même et... Je ne sais même pas ce que tu connais déjà de moi, ce que tu as appris ou deviné, mais... je n'étais pas prêt. J'espère l'être davantage lorsque je reviendrai d'Erhedun, quand j'aurai fait la paix avec certains événements... certaines pertes. Je mets peut-être trop d'espoirs dans ce petit voyage... L'avenir me le dire. Mais même si je devais m'attarder... Je reviendrai fatalement. Je ne suis pas encore certain de pouvoir appeler Combeloup mon foyer... Pour l'instant, j'ai surtout l'impression de ne plus en avoir... Mais avec le temps... Je me poserai."

-Je le pense aussi; Tu dois juste... te laisser le temps. Je ne sais pas exactement par quoi tu es passé : certes, les rumeurs se répandent vite, et atteignent même les endroits aussi reculés que Combeloup. Mais je n'y prête pas l'oreille, en général... Je ne peux donc qu'imaginer à quel point cela a été difficile... Or, on ne se remet pas de terribles épreuves en quelques jours, en quelques mois. C'est souvent beaucoup plus long qu'on ne le voudrait, et l'impatience, le désespoir rôdent, ne facilitant pas les choses. On finit presque toujours par se remettre, pourtant.
Il soupira.
-Pour le reste... Tu t'es déjà beaucoup ouvert, je trouve. Et... Tu as mieux pris cette découverte que je ne le pensais, lorsque j'envisageais notre possible rencontre. Alors, pour ma part... Vraiment, je suis heureux, et je ne peux qu'espérer que... tu trouveras à Eredhun ce que tu cherches. Un peu de paix, au moins.

" Merci pour ta compréhension. Cela compte beaucoup pour moi." murmura l'ancien clerc.
Il toussa dans son poing, bizarrement ému, et se fendit d'un sourire un peu embarrassé.
" Je pense partir demain matin, si j'ai le temps de tout organiser... Pas que j'ai grand chose à emporter, cela dit, mais avec la propension familiale à détruire sa garde-robe, n'est-ce pas..."
Son regard tomba sur Bastien, silencieux comme à l'accoutumée, presque grave. Ou alors complètement ailleurs.
" J'espère que tout ira bien ici. Ira mieux, même."

-Je l'espère aussi... Mais il y a eu du progrès, non ? Pourquoi les choses s'arrêteraient-elles en si bon chemin...
Il s'approcha du petit garçon.
-Bastien ? Dis au revoir à ton oncle, tu veux bien ?
L'intéressé tressaillit légèrement, releva un instant la tête.
-Au revoir, mon oncle, fit-il d'un ton monocorde.
Et de retomber aussitôt dans son apathie.
César haussa les épaules.
-Dire qu'il y a des parents qui rêveraient d'avoir des enfants aussi calmes et obéissants...-

Albérich sourit sans se formaliser. Il était habitué à l'indifférence maussade du petit garçon. La situation était beaucoup plus douloureuse pour César ou Elisa, qui devaient avoir innocemment espéré que leur amour suffirait à arracher l'enfant à sa paralysie émotionnelle. De son côté, il ne pouvait qu'aider pratiquement son père, se montrer présent, actif et bienveillant, rien d'autre. Il n'avait jamais rien partagé avec Bastien, l'avait à peine connu lorsqu'il débordait encore de vie. Mais le temps faisait son oeuvre. Doucement. En deux mois, les choses avaient évolué, c'était indéniable. Il fallait être patient. Garder espoir. César était un homme solide, admirable, à cet égard.
" Est-ce que je peux vous ramener quelque chose de la ville ? Quelque chose dont vous avez besoin... ou simplement envie ? J'imagine qu'avec le beau temps, les échanges vont redevenir plus fréquents, mais puisque je m'y rends..."

Le vieillard se frotta la barbe, pensif.
-Tu n'es pas obligé de nous ramener quoi que ce soit, Albérich. Je ne vais pas te servir le poncif selon lequel te revoir suffira à me combler... bien que ça soit l'idée ! Mais... si d'aventure, tu trouvais de la bière d'Haradhar... Bien sûr, la ville n'est pas connue pour ce genre de production, c'est juste un grand centre commercial vendant du bois, des produits agricoles, mais... Une part infime du houblon produit dans la vallée du Nirvana n'est pas exportée, est au contraire acheté par une famille naine qui tient une brasserie... Ce n'est sans doute pas la meilleure bière du monde, mais elle a bercé ma jeunesse tumultueuse, et je n'en ai plus bu depuis... depuis longtemps. Erhedun n'est pas si éloigné que cela d'Haradhar, il y a des échanges... Alors, qui sait si tu n'en trouveras pas ? Il y a très peu de chances, évidemment...

Albérich sourit.
" Je chercherai, je te le promets. Erhedun est quand même une place commerciale importante, et la plupart des clercs qui y résident sont des exilés... Ce ne sera peut-être pas aussi impossible que tu le crois..."
Il se tourna vers Bastien, impassible de morosité.
" Et toi, quelque chose te ferait plaisir ?"
Il ne s'attendait pas à une réponse, mais en même temps, il ne pouvait pas ne pas lui faire d'ouverture et agir comme s'il était invisible. Il demeurait persuadé qu'à force de l'intégrer à la vie quotidienne, quelque chose se débloquerait, un jour ou l'autre. Sans doute pas tout de suite, mais sans efforts, il ne se passerait jamais rien.

L'enfant releva légèrement les yeux, sans qu'Albérich pût croiser son regard. Son front se plissa légèrement, puis il haussa les épaules et secoua la tête, avant de recommencer, inlassable, à caresser le chat.
-La bière pourrait le rendre joyeux... fit César, faussement léger.

Albérich se sentit désolé pour César. Le vieil homme semblait prendre chaque nouvel échec avec plus de difficultés, alors qu'il aurait dû s'y faire. C'était évidemment bien plus compliqué pour lui.
" Je trouverai quelque chose de plus approprié." répondit-il en se levant.
Il avait songé, plus d'une fois, à emporter un os de la chienne, des poils, un vestige, jusqu'à un clerc capable de relever Belle de quelques mots bien choisis. L'aubemestre de Lathandre, Molwen, devait en être capable, bien que le dieu de l'aube réprouvait cette pratique. Mais Erhedun regorgeait de prêtres confirmés. Il aurait l'embarras du choix. Cependant, relever la chienne ouvrait mille possibilités sinistres : relever Eudes, bien sûr, ou ses fils... C'était la spirale inquiétante de l'immortalité conférée par les dieux. La mort n'en était plus radicale, elle devait éphémère, transitoire, comme une maladie dont on pouvait guérir.
Eminemment malsain. Dangereux. Contre-nature.
Belle était morte et le resterait.
" Je vais y aller."

César acquiesça.
-Et bien... Merci d'être passé nous voir, Albérich. Encore une fois, je te souhaite bon voyage. J'espère vraiment qu'il te sera profitable, d'une manière ou d'une autre. Tu le mérites. Et... Je te dis au revoir. Quel que soit le moment de ton retour... Tu nous trouveras ici. Ou dans les parages, en tout cas !
S'il était inquiet, tendu, il n'en laissait rien paraître, se montrant affable, comme d'ordinaire.

Albérich l'étreignit d'un mouvement spontané, sans ressentir la gêne qui l'avait étreint autrefois, lorsqu'ils s'étaient "reconnus", dans une chambre obscure du donjon, au lendemain d'un drame.
" A bientôt. Portez-vous bien." murmura-t-il contre l'épaule de César, avant de le lâcher, de sourire, et de regagner la porte. " Merci pour tout."
Puis il gagna la rue enneigée et se dirigea vers la pension d'Ada, un peu tremblant.

Pour la première fois depuis qu'il se présentait à la pension, la porte demeura close, et aucun bruit ne lui parvint de l'autre côté de l'huis, alors même qu'il avait recommencé à toquer. Nulle phrase paisible le priant d'attendre un instant, nul pas tranquille faisant craquer le parquet... L'ancien aubemestre remarqua d'ailleurs qu'aucun filet de fumée ne sortait de la cheminée. La demeure semblait vide, et semblait l'être depuis un bon moment.

Albérich sentit une brusque lame d'angoisse lui fendre l'esprit et il frissonna des pieds à la tête. Quand avait-il vu Ada pour la dernière fois ? Cela remontait à... sept... huit jours ? Il l'avait croisée au donjon... Elle n'avait l'air de rien, ils s'étaient salués, avaient échangé quelques banalités. Elle avait rendez-vous avec Elisa, il s'apprêtait à discuter de détails techniques avec Barthélémy. Ils avaient parlé de Bastien, vaguement.
Il se reprit. Il devait y avoir une bonne explication, simple, sans danger. Quelqu'un était fatalement au courant.
Il alla donc frapper chez les voisins directs de la halfeline, histoire de se renseigner sur ses déplacements.

Il tomba sur une femme d'une trentaine d'années, dont le tablier semblait signifier qu'elle s'affairait déjà auprès de ses fourneaux.
-Ada ? fit-elle après l'avoir salué poliment. Elle est partie dans les montagnes, voici une petite semaine. Elle le fait chaque année... C'est vrai que d'ordinaire, elle ne reste pas si longtemps absente, mais j'imagine qu'elle a beaucoup à y faire... En tout cas, vous n e devriez pas vous inquiéter : elle reparaît toujours, et puis, à présent, il n'y a plus rien à craindre...

Rasséréné, Albérich salua la villageoise et se remit en route. Il se promit de laisser une lettre à la halfeline. Ada avait fait énormément pour lui, elle l'avait accueilli, soutenu, bousculé, elle avait été une amie, presque une mère, parfois, et il se sentait un peu ingrat de partir sans avoir pu la remercier encore une fois. Mais elle reviendrait. Il reviendrait aussi. Il lui écrirait.

L'ancien clerc passa saluer Hodor et Umberto, leur souhaita un bon début de printemps, promit de revenir. Ensuite, il monta vers le donjon où il espérait trouver la jeune baronne pour prendre congé.

Elle se trouvait bien au château : comme d'ordinaire, le garde lui indiqua ses appartements mais, chemin faisant, Albérich croisa une servante qui l'informa qu'elle était descendue aux cuisines pour se préparer un petit en-cas. Visiblement, son accession au titre de baronne n'avait pas suffi à la convaincre de céder aux exigences du protocole...
-Bonjour, messire Ferwyn ! s'exclama-t-elle quand il l'eut enfin rejointe.
Elle paraissait réellement heureuse de le voir, et ce n'était guère étonnant. Ses visites étaient généralement synonymes de grand avancement dans son travail. Et, peut-être plus important encore pour elle, de moments de détente bienvenus.

" Elisa, je vous ai déjà prévenue que si vous me donniez encore du messire, je vous appellerai Votre Majesté." fit-il en s'installant à la table de la cuisine.
" Comment vous portez-vous aujourd'hui ? Est-ce que vous avez finalement eu des nouvelles de ces deux chevaliers qui devaient vous arriver du fief de votre grande-tante ?"

-Muet-être que, dans le fond, j'aime être appelée ainsi... musa la jeune femme.
Puis elle se fit plus sérieuse.
-J'ai reçu une lettre de ma grand-tante hier : sir Guilbert et sire Rodrick sont en route. Les choses ont pris plus de temps que prévu car le second à dû convaincre sa famille. Mais comme les places manquent là-bas, comme j'ai promis de faire de son épouse ma première dame de compagnie, et de son aîné, un page, la décision s'est finalement faite. Quant au premier... D'après ce que je sais, il espère déjà se trouver une compagne parmi les villageoise. Voilà qui nous promet... de l'animation.

Albérich sourit et se retint d'ajouter que le chevalier serait peut-être intéressé par la jeune baronne, au passage. Mais s'il était bien un sujet qu'ils n'avaient jamais abordé, c'était bien celui-là. Il ne savait pas si la perte de Hugues hantait encore la jeune femme. Ils avaient parlé d'Eudes et de Bastien, au détour de la conversation, sans s'appesantir sur le vécu de la jeune fille. Ils avaient évoqué le futur, le passé, le présent, jamais sur le ton de la confidence, mais plutôt sur celui de la nécessité ou de la conversation. Mais Albérich n'avait pas été témoin d'affres, de confessions à coeur ouvert ou de crises. Si Elisa avait craqué, à un moment ou un autre, elle ne l'avait jamais fait devant lui, et il devinait qu'Ada avait rempli le rôle d'oreille et d'épaule, comme elle l'avait fait pour lui. Tout juste avait-il deviné un soupçon de tristesse ou d'effroi dans le regard de la jeune femme, un fragment de seconde, avant qu'elle ne reprenne, avec toujours le même allant, le fil de ses activités.
L'ancien clerc n'avait pas vraiment regretté de ne pas parvenir à devenir plus proche d'Elisa. Même s'il se considérait son ami, il aurait été bien incapable d'être utile si elle avait soudain été victime de ses émotions et de son deuil : il était en mauvais état lui-même. Si elle avait mentionné la difficulté à continuer après le décès de l'homme qu'elle aimait, il n'aurait pu qu'abandonner dans son sens, jusqu'à ce qu'ils conviennent d'un pacte suicidaire. Finalement, en donnant le change, autant elle que lui, ils s'étaient soutenus indirectement. Dans les gestes, jamais dans les mots.
" Voilà une bonne nouvelle." répondit-il. " Le printemps ouvre enfin les routes."
Il hésita.
" Je suis venu vous prévenir que j'allais partir à mon tour."

-Déjà ?
La nouvelle prit Elisa totalement au dépourvu et, un instant, elle parut ébranlée, paniquée. Pourtant, comme dans toutes les rares occasions où elle avait laissé entrevoir ses tourments à Albérich, elle se reprit presque aussitôt, toussant dans son poing et se raclant la gorge pour se redonner contenance.
-Enfin, je veux dire... Oui, je m'y attendais... La période est effectivement propice aux voyages. Et puis, vous êtes presque un cavalier émérite, à présent.

La réaction vive de la jeune fille prit également le clerc au dépourvu. Elisa n'avait jamais ignoré qu'il avait l'intention de monter à Erhedun au printemps, il avait veillé à le mentionner régulièrement, conscient de la tendance qu'elle avait de vouloir s'appuyer sur les autres.
" Heu... Et bien... Grâce à vous." balbutia-t-il.
Il soupira une seconde.
" Si le moment n'est pas faste pour vous, je peux postposer." offrit-il finalement. " Je sais qu'Ada est absente elle aussi, c'est vrai que ce n'est peut-être pas idéal... Si vous le désirez, je peux attendre son retour. Vous serez alors entourée... Bien que je pense que vous n'en avez pas vraiment besoin..."

Elisa secoua la tête.
-Non non, ne changez rien à vos projets : cela m'ennuierait fort que vous les bouleversiez à cause de moi, et que vous partiez sous les giboulées... Je vous ai déjà beaucoup demandé, vous m'avez été d'un grand secours, et la montagne de lettres, documents et papiers divers qui encombrent mon bureau à grandement diminué, grâce à vous. J'ai bien retenu vos conseils, et... je devrais parvenir sans trop de mal à vaincre ce qu'il en reste.

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