La Couronne de Cuivre

-Dans l'immédiat, assurément.
-Mais peut-être en ira-t-il autrement, dans l'avenir.
-Oui, peut-être le public de Giovanni, ses parents et la Communauté toute entière aura-t-elle l'impression d'avoir été flouée, lorque sera venu le moment de poser...
-Voyons, je suis sûr que tout le monde trouvera cela très amusant ! Et puis, figurer sur une fresque qu'on pourra encore contempler dans des millénaires, n'est-ce pas une perspective grisante ?
-Ça dépend quelle fresque...
-Pour ma part, je ne suis pas sûre que l'on puisse écarter ainsi la question des intentions. Ne sont-elles pas primordiales ? Un acte bon réalisé à de mauvaises fins n'en devient-il pas mauvais, intrinsèquement ?
-Mais mes fins ne sont pas mauvaises ! Nous parllons d'une œuvre artistique...
-Bien sûr. Néanmoins, je trouve que notre discussion soulève des questionnements susceptibles d'entraîner un débat digne de l'Académie, débat que nous pourrions ouvrir sans tarder...
S'ensuivit un bref mais profond silence. Et puis...
-Albérich ? Une histoire !
-Oui, une histoire, s'il te plait.
-Vite, je meurs d'impatience !

Albérich ne se fit pas prier. Il ouvrit son livre, chercha par acquis de conscience l'endroit où il s'était arrêté la veille — pas que quiconque s'en souvienne — puis s'éclaircit la gorge. Au même instant, on frappa trois petits coups sur la paroi de bois du chariot.
" Excusez-moi pour l'interruption, fit la voix d'Hubert. Albérich, tu pourrais sortir ? Je voudrais juste te dire un mot."
Le Luménien grimaça, puis sourit à la cantonade et se leva.
" Désolé, un paladin m'appelle. Vous pouvez dormir... ou débattre. Je reviens vite."
Du moins, il l'espérait. Il se doutait du contenu de la conversation à venir et ça ne l'enchantait pas formidablement.

Ce fut un tonnerre de protestations dont la virulence disait assez qu'elles n'étaient guère sérieuses.
-Quoi ?! On nous abandonne juste pour avoir le plaisir de pouvoir nous déranger à l'improviste ensuite ?
-Et comment va-t-on réussir à s'endormir, sans histoire ?
-Hubert, si nous nous endormons pendant notre tour de garde et si nous laissons passer une horde de monstres, ça sera ta faute !
-Si l'un d'entre vous s'avise de lancer un débat philosophique, je sors et j'oblige ce fichu paladin à prendre ma place !
-Ne vous laissez pas intimider et prenez tout votre temps, souffla néanmoins Marthe à Albérich.

Albérich sourit à Marthe, avec reconnaissance, puis se glissa hors du chariot et fit quelques pas pour se mettre hors de portée des oreilles bienveillantes mais volontiers curieuses de l’Académie. Hubert le suivit en silence. Il avait l’air terriblement embarrassé. Le Luménien s’immobilisa, carra les épaules et croisa les bras, prêt à affronter le sermon obligatoire. Il remarqua que le paladin était en tunique de nuit sous son manteau, et cela le radoucit, lui arrachant un sourire. Comme de coutume, il peinait à conserver ses envies belliqueuses une fois devant son ami. Tout bien réfléchi, il y avait quelque chose de touchant dans l’attitude d’Hubert. Quelque chose d’infantilisant, d’insultant, d’humiliant, de stupide, mais de touchant aussi.
« Ecoute, je serai prudent. Je ne chargerai pas dans la nuit à la poursuite de zombies. Je sonnerai l’alarme au besoin.
— On a entendu des tambours, hier.
— Je sais. Les gens en parlent. Mais ils n’ont résonné qu’une fois et une seule personne les a entendus. »
Le paladin acquiesça, soupira.
« Je me sens responsable de ta sécurité.
— Nous n’allons pas y revenir. Je ne prendrai aucun risque, de toute façon. Je ne peux pas rester tapi dans mon chariot nuit et jour pour te faire plaisir.
— Promets-moi de mettre ta cotte de mailles et de prendre ta masse.
— Je vais flanquer la frousse à tout le monde !
— Je m’en fiche.
— Très bien. Si ça peut te rassurer, je ferai ça. »
Hubert parut songeur une seconde et Albérich devina que cette concession n’était pas suffisante.
« Est-ce trop te demander que d’essayer d’être affecté à la zone la plus proche du chariot où je dors ?
— Oui. C’est trop demander. »
C’était sorti un peu plus sèchement qu’il ne l’aurait voulu.
« D’accord. Je ne demande rien, alors. »
Son ton était tellement pathétique, qu’Albérich sentit la colère affleurer.
« Hubert, cette inquiétude est démesurée ! Des gosses montent la garde tous les jours !
— Ce n’est pas ma mission de les protéger.
— Bien sûr que si ! C’est ta mission de nous protéger tous ! »
Hubert se renfrogna.
« Tu dois t’ôter cette responsabilité de la tête. Je ne suis plus gouverneur.
— J’ai quitté Solarcis pour ça.
— Je ne t’ai rien demandé ! »
Le paladin s’empourpra brutalement et le Luménien cacha son visage dans le creux de sa paume, mortifié.
« Hubert, je suis désolé, ce n’est pas ce que je voulais dire… Je te suis reconnaissant… pour ta présence et pour l’aide que tu m’as apportée ces dernières veilles. Je ne minimise rien. Je sais que tu as abandonné beaucoup en choisissant de me suivre… et je te suis redevable… et je ne veux certainement pas me montrer ingrat, mais…
— Non. Tu as raison. Tu n’es pas responsable. C’est une décision que j’ai prise seul et je ne peux pas en attendre davantage de toi. C’est juste… Excuse-moi. Je sais que c’est inapproprié. »
Albérich relâcha sa respiration.
« Hubert, je te promets que je serai la prudence incarnée. Tu dois me faire confiance. »
Le paladin acquiesça.
« Oui. Oui, bien sûr. Bonne garde, alors.
— Merci. Dors bien. A demain. »
L’ancien capitaine opina du chef, toujours cramoisi, puis disparut à grands pas dans la nuit. Albérich resta un moment interdit, ne sachant pas exactement quoi penser de toute cette affaire. Ces fichus paladins et leur fichu sens de l’honneur et du devoir, ça n’avait aucun sens ! Mais si Hubert était son ami, il devait être capable de comprendre et de respecter ses sentiments. Ce n’était finalement pas très coûteux et c’était la chose à faire. D’autant qu’il avait réellement l’intention d’être prudent.
Il retourna rapidement vers le chariot de l’Académie et se glissa à l’intérieur, curieux de voir où en étaient les débats…

S'il y avait eu débats ou discussions, Albérich n'en sut rien car, lorsqu'il pénétra à l'intérieur, il y régnait un profond silence. Un profond silence qui ne dura guère, cependant.
-Ça doit être un peu pesant, d'avoir un garde du corps...
-Ça doit être un peu comme avoir sa mère sur le dos en permanence.
-Quelqu'un qui veille sur vous, qui s'inquiète pour vous, c'est quand même... réconfortant, non ?
-Bien sûr.
-Mais il y a veiller et veiller, s'inquiéter et s'inquiéter...
Giovanni, l'air pensif, demeura parfaitement silencieux.
-Alors, et cette histoire ? s'enquit Marthe, doucement. Il est grand temps que nous dormions.

Albérich se glissa sous ses couvertures, parfaitement conscient d'avoir rougi. Il pensait s'être éloigné du chariot, mais il n'était pas impossible que les éclats de voix soient arrivés jusqu'à eux. A moins qu'ils n'aient simplement deviné la teneur de la conversation, rien de plus... Il fut reconnaissant à Marthe de lui offrir une porte de sortie : il n'avait aucune envie de se justifier, ou d'expliquer, ou d'entrer en matière sur la question. C'était bien assez pesant comme ça.
" Bon. Nous en étions aux différences de ferrure selon les saisons... J'espère que vous êtes fatigués, parce que si ça se trouve, il sera minuit avant l'heure !"
Et il se mit à lire ce passionnant traité, d'une voix monocorde, tout entier plongé dans ces mots abscons et ces principes nébuleux, et il ne put s'empêcher de songer qu'Hubert, tout fils de forgeron qu'il était, aurait sans doute trouvé la chose moins obscure que leur petit comité. Lui-même avait du mal à ne pas bâiller entre chaque ligne. Pourtant, il sentait qu'il aurait du mal à trouver le sommeil, à cause de cette bête conversation.

Son auditoire ne fit aucun commentaire et pourtant, lorsqu'il releva les yeux, il constata qu'aucun de ses membres ne dormait encore. Giovanni somnolait, tout au plus ; les autres, dans diverses postures, parfois même les yeux ouverts, guettaient un sommeil qui tardait à venir. Ils ne se couchaient pas aussi tôt, d'ordinaire, et la perspective d'être réveillés avant longtemps ne devait pas arranger les choses... Toutefois, chacun semblait décidé à ne pas rompre le silence, ne serait-ce que pour ne pas gâcher les efforts du reste de la compagnie...

***

De son côté, Hubert avait fini le chapitre consacré aux hydres, et conclu qu'il valait vraiment mieux, pour la Communauté, ne jamais tomber sur semblable monstre : même si elle était finalement terrassée, l'affrontement ne pourrait manquer de causer des ravages... Les créatures qu'évoquaient ensuite l'ouvrage, pour être moins imposantes, ne s'en avéraient pas moins dangereuses à leur manière... A fraichement parler, lire ce livre, c'était à vous décourager de jamais mettre les pieds dans un marais. Et si vous vous y trouviez déjà, cela ne vous donnait qu'une envie : en déguerpir au plus vite...
Des bruits finirent cependant par l'arracher à sa lecture. Il y avait du mouvement, dehors. Selon toute vraisemblance, les nouvelles sentinelles n'allaient pas tarder à remplacer les anciennes, et Alban, à le rejoindre.

Mais déguerpir, ils ne le pouvaient point, et Hubert réalisait, en absorbant peu à peu toutes ces informations peu reluisantes, qu'au delà des crocs, des griffes, des poisons mortels, des sortilèges anciens et des tentacules, il craignait surtout de tomber sur des Paludiers mal disposés à leur égard.
En entendant le mouvement de la garde, il réalisa qu'il avait lu pendant beaucoup plus longtemps qu'il ne l'avait prévu, près de la moitié de la nuit. C'était la première fois qu'une telle chose lui arrivait. Il était bien conscient qu'il y avait là deux causes, qui renvoyaient l'une et l'autre au même incident : il avait lu lentement parce qu'il avait autre chose en tête, et il avait longtemps pour ne pas se retrouver seul avec ses pensées. Distraction, pis-aller, il allait devoir ranger son livre et accueillir Alban, et il ne dormirait probablement pas davantage.
Qu'est-ce qui lui avait pris, au juste ? Il savait qu'aller trouver le Luménien était une mauvaise idée, qu'il ne fallait pas le faire, que cela se passerait mal... et il avait résisté... le temps de lire trois fois la première page sur l'hydre sans rien en retenir... et puis il avait craqué.
Tout ça pour ça. Il était irrécupérable.
Il s'allongea sur le dos en attendant que l'écuyer arrive. Ça aussi, lui changerait momentanément les idées. Ensuite, il veillerait jusqu'à l'aube, guettant les bruits de la nuit, sans parvenir à se raisonner... Agréable perspective.

Quelques minutes plus tard, il entendit des pas et une lueur filtra au travers de la toile qui constituait décidément un bien modeste rempart contre les frimas de l'hiver. Il y eut des murmures : les voix d'Alban et de Ruth qui se souhaitaient bonne nuit, la seconde qui traitait le premier de veinard. Et puis l'écuyer se hissa dans le chariot.
Cette fois, il avait emporté un modeste bout de chandelle, et il adressa un sourire embarrassé à Hubert... avant d'écarquiller les yeux.
-Les paladins peuvent lire dans le noir ? souffla-t-il en désignant, du geste, le fameux ouvrage d'Alain Quatremains.

" Je ne lisais pas... enfin... plus..."
Il s'éclaircit la gorge. Les paladins ne mentent pas.
" Je vois assez bien dans le noir. J'ai du sang de kobold, il faut croire. Mais ça reste entre nous."
Il sourit au gamin.
" Bonne garde ?"

-Oui, messire. Ni tambours, ni rien d'autre à signaler.
Il déposa son morceau de chandelle, son balluchon et se débarrassa de son manteau, dévoilant la cotte de mailles qu'il portait en dessous, comme la veille. Le tout sans quitter le livre des yeux.
-Du sang de kobold ? Je doute que ce soit ça, messire : on n'a jamais entendu parler de demi kobolds. Moi, à mon avis, c'est plutôt du sang d'aasimar que vous avez. Et ça m'étonne même pas, en fait.

Hubert rit de bon coeur.
" D'aasimar, comme tu y vas ! Je peux te garantir que mes parents sont l'un et l'autre des gens très ordinaires. Formidables, mais humains, je veux dire. Comme toi et moi. En plus, est-ce que les aasimars ne sont pas censés avoir des plumes ou quelque chose comme ça ? Des yeux dorés ? Giovanni m'a dit que les nains, aussi, avaient une bonne acuité dans le noir... J'ai simplement dû hériter ça d'un arrière grand-père..."
Les remarques de l'enfant le mettaient cependant un peu mal à l'aise. Il n'était pas gêné de savoir lire dans l'obscurité, mais jusqu'ici, la chose avait été privée, et l'idée qu'elle puisse devenir publique, prêter à conversation, à questionnement... Ce n'était pas très agréable.

-On n'a jamais entendu parler de demi-nains, messire. Et les demi-elfes, eux, ils ne peuvent pas voir dans le noir complet, sans compter que vous le sauriez, si vous en étiez un, parce qu'il faudrait qu'au moins un de vos parents soit elfe.
Alban ôta sa cotte de mailles, qu'il entreprit d'examiner avec un soin méticuleux.
-Et les aasimars n'ont jamais froid. Contrairement aux paladins qui ont pas ce pouvoir, eux.

Cette fois, Hubert était mouché. Il ne trouva rien à répondre pendant plusieurs secondes.
" J'ai parfois froid... protesta-t-il mollement. Simplement un peu moins vite que vous tous..."
Il relâcha sa respiration.
" Je n'y connais pas grand chose, mais... Imaginons que je sois un aasimar, comme tu dis... ou le fils d'un aasimar... ça voudrait dire que mes frères et soeurs le sont aussi, non ? Or... Ils sont plutôt... normaux, eux aussi. Et dans mon souvenir, Clémence est terriblement frileuse, et Léoric n'y voit absolument rien dans le noir... Il a d'ailleurs peur du noir. Enfin... quand il avait six ans..."
Il haussa les épaules.
" J'ai peut-être juste été... victime d'une bénédiction permanente ? Ou alors les paladins de Lathandre ont des pouvoirs dont tu ignores tout..."
Il y avait une autre explication, encore... mais il n'était pas certain de vouloir l'envisager...

-Non, messire. Enfin, sauf votre respect. Ni les paladins de Lathandre ni ceux d'aucun autre ordre n'ont ce type de pouvoir. Ou alors, c'est que le monsieur qui a écrit l'un des livres que je lis a oublié de le mentionner, ce qui serait bizarre vu qu'il est super précis sur absolument tout. Peut-être même un peu trop, d'ailleurs.
Il tira un morceau d'étoffe de son balluchon et enveloppa son armure avec moult précautions.
-Et dans l'autre livre que je lis, il est écrit que le sang des dieux ou des créatures célestes met parfois des générations et des générations à se réveiller. Et que ça peut ne toucher qu'un seul membre d'une fratrie, et que c'est même ce qui arrive le plus souvent.

Ce gosse avait des lectures étranges. Hubert se redressa sur un coude.
" Donc si je te suis bien, tu penses qu'il y a deux siècles, un de mes ancêtres a fricoté avec un solaire, ou quelque chose comme ça ? Je crois que c'est quelque chose dont je pourrais m'accommoder, tout compte fait."
C'était curieux, pour dire le moins, et le paladin sentait poindre comme une petite crise identitaire. Mais ce n'était pas la première fois que cela lui arrivait, et il n'y avait qu'une seule porte de sortie : accepter qu'on était ce qu'on était. Toute autre tentative ne lui apporterait que tourments, colère et, au final, échec.
" Mais je pense que nous devrions dormir, à présent. La nuit est déjà bien entamée et celle de demain promet d'être particulièrement épuisante."
Pas que lui-même espère réellement s'endormir. Mais cette affaire avait au moins eu l'avantage de lui changer efficacement les idées un moment. Un aasimar. Ça paraissait tellement abstrait.
" Mais je veux bien que tu me prêtes le livre, à l'occasion..."

-Bien sûr. Ça s'appelle "Les forces de la Lumière". Je l'ai emprunté à la bibliothèque. Enfin, faion de parler. Pour me changer les idées. Et pour réfléchir. Et ce sera mieux que vous regardiez vous-même, parce que je n'ai pas l'habitude de lire autant : si ça se trouve, j'ai tout compris de travers.
Il s'assit pour retirer ses bottes mais s'immobilisa bientôt.
-Messire... Je sais que j'ai déjà trop parlé, qu'il est très tard et tout mais... Est-ce que vous pourriez... Vérifier que... Enfin, vous savez...

" Bien sûr." dit le paladin en se rasseyant dans ses couvertures.
La détection du mal était le sortilège le plus simple que connaissaient les paladins. C'était davantage qu'un sortilège, c'était presque un réflexe. Pourtant Hubert l'utilisait peu, en partie parce qu'il trouvait intrusif de sonder ainsi les gens, et savait qu'ils le prenaient souvent qu'une insulte. Aussi parce que son temps à Solarcis lui avait appris que les gens sont rarement complètement noirs, et que face à la complexité humaine, son pouvoir ne servait souvent à rien. Mais dans le contexte présent, dans les Landes, après ce qui était arrivé à Alban, cela prenait tout son sens, et il comprenait ce dont l'enfant avait besoin.
Aussi fit-il appel au pouvoir de Lathandre pour aller au fond de l'âme du gosse et vérifier que la liche n'y avait rien laissé.

Il ne s'était pas attendu à ce qui se produisit. Il ne s'y était même tellement pas attendu qu'il sursauta, relâcha sa concentration et mit un terme involontaire à son sortilège.
Car au lieu de ne rien lui apprendre, celui-ci avait détecté une force maléfique. Puissante, lui sembla-t-il.
Mais ce fut tout ce qu'il fut capable de dire. Était-elle tapie au fond de l'âme d'Alban ? S'était-elle trouvée derrière lui, hors du chariot, dans le suivant, plus loin encore ? Aucune idée.
Quoi qu'il en soit, le gamin n'avait pas manqué de remarquer sa réaction, et l'horreur qui se peignit sur son visage était sans limites.

Hubert ne se permit pas de rester stupéfait plus d'une demi-seconde.
" Alban... Si c'est en toi, nous l'en sortirons. Mais je n'en sais rien... Viens."
Il lui tendit la main, espérant que le gosse accepterait son aide. Lui-même sentait son coeur battre à tout rompre contre sa cage thoracique. Il n'avait pas peur du gamin mais il fallait qu'il sache d'où venait cette aura. En plaçant l'enfant derrière lui, il pourrait recommencer et en avoir le coeur net.
" Fais-moi confiance. Viens."
Il aurait dû sonder l'ensemble de la communauté depuis longtemps. Et il aurait dû sonder Alban depuis le jour de son retour. Mais il n'était pas trop tard. Le petit garçon était pareil à lui-même et s'il y avait quelque chose à proximité, il était encore temps d'agir. Toujours. Mais il fallait se hâter.

Livide, tremblant, manifestement à deux doigts de fondre en larmes, Alban obtempéra néanmoins, prenant la main du paladin et se laissant guider. Lorsqu'il fut derrière lui, Hubert put user à nouveau de son pouvoir. Et, cette fois, il ne repéra rien. Pas une onde maléfique.
Au-dehors, le remplacement des sentinelles devait s'être achevé. Il entendit plusieurs personnes souhaiter la bonne nuit à Robert, lequel avait sans doute tenu à s'assurer que tout se passait bien.

Hubert passa les mains sur son visage, lentement, puis expira doucement.
" Alban. Nous allons devoir agir sans plus attendre."
Il le fit repasser devant lui.
" Nous allons aller prévenir Robert et nous allons aller au dispensaire. J'y sonderai à nouveau ton aura, mais j'aurai du... de la compagnie, si quelque chose devait arriver. Nous aurions dû être plus prudents, plus vigilants, mais l'important, c'est que maintenant nous avons détecté la présence de cette aura. C'est comme une maladie. Elle ne t'affecte pas encore et nous allons la guérir avant qu'elle n'aille plus loin."
Il le regarda droit dans les yeux, sans cesser de lui tenir les épaules.
" Tu es d'accord ?"

Alban baissa instantanément les yeux. Avec sa mine décomposée et d'une pâleur mortelle, ses épaules voûtées, les frissons qui le parcouraient de la tête aux pieds, il avait l'allure d'un petit animal aux abois. Cela ne dura guère, cependant. Bientôt, il se redressait et posait sur le paldin un regard où brillait une lueur aussi terne que décidée.
-Je n'ai pas à être d'accord ou pas d'accord, lâcha-t-il d'un ton monocorde. Je représente une menace pour la Communauté et il faut donc impérativement faire tout le nécessaire pour que ce ne soit plus le cas.

Le paladin ne répondit rien, car il savait que le gosse serait sourd à toute tentative de le déculpabiliser. Il fallait agir, le débarrasser de ce qui avait grandi en lui, puis seulement, ils pourraient tenter quelque chose. La bonne nouvelle, c'est qu'ils avaient sans doute trouvé la source des cauchemars atroces qui hantaient le gamin. Une fois guéri, il dormirait sans doute mieux. Pour autant qu'ils parviennent à extirper le mal en son coeur... Mais de cela, Hubert ne doutait pas vraiment.
Il entraîna Alban vers la sortie du chariot et, sans lui laisser le choix, le prit dans ses bras. Il partit ensuite en quête de Robert, dont il avait entendu la voix. Décidément, le chevalier n'était pas plus sage que lui : ils avaient expressément remis la surveillance des sentinelles à leurs officiers pour pouvoir se reposer, et voilà qu'ils étaient tous deux éveillés au coeur de la nuit.

L'écuyer n'essaya pas même de protester, encore moins de se libérer. Il se tint parfaitement immobile, tous ses muscles tendus à l'extrême.
Son maître n'était pas loin : après s'être entretenu avec ses officiers - ou ceux d(Hubert -, il regagnait son propre chariot d'un pas tranquille. Les entendant venir, il se retourna et une expression alarmée se peignait instantanément sur ses traits.
-Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-il d'une voix néanmoins très calme.
Autour d'eux, la neige tombait, poussée par des bourrasque de vent glaciales.

" Nous devons aller au dispensaire et réveiller les clercs, dit Hubert sans se perdre en circonvolutions. Je pense que la liche a laissé une trace à l'intérieur d'Alban. J'ai détecté une aura maléfique... Je ne suis pas complètement certain qu'elle émane de lui mais... j'aimerais avoir du soutien avant de retenter la chose."
Il serra doucement le petit garçon contre lui.
" A part les cauchemars, je pense que cette... empreinte n'a pas d'effet sur lui, pour l'instant, mais nous ne pouvons pas tergiverser."
Il demeurait possible qu'il ait détecté quelque chose hors du chariot, quelque chose qui s'était ensuite éteint ou déplacé, mais il préférait penser qu'il tenait la source du maléfice entre ses bras. S'il devait le traquer dans le campement, les choses seraient nettement plus compliquées.

Angoisse et tristesse se reflètèrent sur le visage du chevalier. Ses yeux revinrent sur Alban, qui tournait sciemment la tête pour ne pas le regarder, et il lâcha un bref soupir.
-Très bien, allons-y, se contenta-t-il de dire.
Peu après, ils pénétraient à l'intérieur du dispensaire. Agnès et Barthélémy étaient couchés mais ils se redressèrent aussitôt et ne tardèrent pas à s'arracher à leurs couches respectives : manifestement, ici, on se tenait prêt à recevoir des visiteurs à toute heure du jour ou de la nuit.
-Qu'arrive-t-il à Alban ? demanda l'Ilmate, d'un ton très doux, apaisant.

" Je crois que la liche a laissé quelque chose en lui." dit Hubert.
Il assit le petit garçon sur une des couches réservées aux malades et blessés.
" Je vais à nouveau sonder son aura, plus longuement, cette fois."
Il sourit au gosse, apaisant.
" Courage. Tu as bien fait d'insister pour que je vérifie... Nous allons régler ça une bonne fois pour toutes, à présent."
Il ne recula pas vraiment, pour pouvoir intervenir rapidement au besoin, et se remit à incanter. Cette fois, il avait l'intention de maintenir son sortilège le temps de retirer un maximum d'informations de la possession dont était victime le gosse.

L'écuyer, le visage fermé, inexpressif, demeura parfaitement immobile tout le temps que dura l'opération.
Et tout le temps qu'elle dura, Hubert ne décela rien : pas la moindre aura maléfique, pas la moindre trace. Ce ne fut pourtant pas faute de se concentrer, de chercher à repérer ne serait-ce qu'un infime écho...
Près de lui, les trois autres adultes attendaient, silencieux, attentifs, également prêts à intervenir si nécessaire.

Hubert demeura stupéfait. Il sentit l'adrénaline le secouer tout entier, comme il prenait conscience de ce que cela signifiait. Peut-être le maléfice présent dans le gosse était-il capable de se révéler puis de s'éteindre... Mais il n'avait jamais entendu parler d'une telle chose.
Où est mon épée ? songea-t-il, confusément.
" Ce n'est pas lui. C'est autre chose, quelqu'un d'autre..."
Sans attendre, il fila hors de la tente. Il y avait une aura maléfique dans le campement, et il fallait la trouver. Son sortilège ne portait pas à plus de soixante pieds, le périmètre n'était pas immense, il fallait qu'il incante à nouveau et qu'il balaie l'intégralité du campement. Et qu'il se trouve une arme. Il se mit à courir en direction de son chariot pour y récupérer son épée. Ensuite, il scruterait les environs et il trouverait.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée